La publicité tentaculaire Jean-Claude Ravet La guerre, c'est la paix. La liberté, c'est l'esclavage. L'ignorance, c'est la force - George Orwell, 1984 La publicité conquiert sans cesse de nouveaux espaces. Insatiablement. Elle tend à coloniser le moindre recoin de l'espace public. L'homme-sandwich d'antan s'est policé et généralisé. Il est devenu homme de la rue, citoyen consommateur. Les écoles ouvrent leurs portes et leurs cahiers aux commandites. Les lieux publics sont rebaptisés de noms de compagnies. Les publicitaires sont les nouveaux mécènes de l'art, du sport, des universités, de l'information. Les politiciens se forment à l'école du marketing, tandis que les publicitaires sont invités tout naturellement dans les médias à commenter les affaires publiques, à expliquer pourquoi tel politicien se vend bien et tel autre pas. Un expert en publicité affirmait récemment: «Vendre un politicien c'est comme vendre du dentifrice, à la seule exception que le dentifrice ne parle pas»! L'espace privé est tout autant ciblé. Celui des enfants et ados ne fait pas exception, au contraire. Il fait l'objet d'une intense convoitise - et on s'étonne qu'ils se modèlent à l'image que la pub projette d'eux. Sur Internet, les communications peuvent être gratuites à condition de visionner un certain nombre de pubs. Le cellulaire n'est pas en reste: certains offrent la gratuité si la conversation est entrecoupée de spots publicitaires aux deux minutes. La pieuvre publicitaire étend ses tentacules. Et nous sommes ses proies. Souvent dociles. Consentantes ou non. Nous devons nous déprendre, rivaliser d'astuce pour lui échapper encore. Mais combien ont abandonné le combat. Elle gruge nos résistances. Elle apprivoise nos répulsions. Elle devient art, savoir, beauté, nature. Patrimoine à préserver du temps qui passe, dans des musées, et même mémoire «de nos rapports sociaux» (sic), selon les propos du président de l'Association des agences de publicité du Québec, Yves Saint-Armand, rapporté par Fabien Deglise (Le Devoir, 21 février 2006). L'industrie publicitaire, quant à elle, montre patte blanche. Elle est dans son droit, et nous, libres de la regarder ou non - on calcule en milliers le nombre de pubs qui nous assaillent par jour! Faudrait-il marcher à tâtons, ne plus lire les journaux? C'est ce phénomène envahissant - si peu remis en cause - dont nous voulons prendre la mesure. Pourquoi la pub est-elle l'air que nous respirons? Pourquoi s'immisce-t-elle dans notre existence entière, tout naturellement? Pourquoi laisse-t-on la société se modeler à la pub - médias, politique, culture? Pourquoi la dit-on inoffensive alors qu'on dépense des sommes faramineuses pour la produire et la diffuser? Pourquoi les sciences neuronales, psychologiques, comportementales y sontelles mises à contribution - tout en en appelant à la liberté individuelle? Pourquoi cette insouciance envers elle... quand elle fait vivre de plus en plus nos journaux, nos médias, notre pensée? Une voiture longe une route bordée de chaque côté de hauts panneaux-réclames représentant un horizon azuré et campagnard - au-delà, invisible aux yeux des automobilistes, s'étend le désert du réel, lugubre, désolé. Ce plan célèbre du film futuriste des années 1980 Brazil, de Terry Gilliam, en dit plus sur la société contemporaine qu'il n'y paraît. Non que la publicité nous cacherait la vue, même si elle est de plus en plus omniprésente. Son jeu n'est pas de boucher l'horizon, c'est de se substituer à lui. Elle ne cache pas, elle montre, et montre tant et tellement qu'elle aveugle. Elle fait rêver les yeux ouverts. Au lieu de la réalité elle projette l'image de la réalité. [début de la p. 11 du texte original] La pub n'est pas un mur mais un filet qui piège notre existence, l'arrache du monde - constitué de mémoire, de paroles, de désirs autant que d'êtres et de choses. Elle met à la place, au moyen de désirs succédanés et d'images prédigérées, dans le seul but de vendre, un univers fabuleux de marchandises où les être humains dorénavant se meuvent. Mais elle le fait de telle manière qu'elle efface le caractère marchand des choses et met en scène leur vie extraordinaire, source de bonheur et de jouissance dans laquelle notre pauvre et terne existence a l'occasion enfin de s'épanouir. Le bonheur a désormais un visage que tous voudraient presser contre soi: le capitalisme. La pub y a une valeur thérapeutique indéniable: elle nourrit le désir dans une société inégalitaire. Car le but de la publicité n'est pas tant de vendre tel ou tel produit. C'est là une fonction bien secondaire en regard de celle de domestiquer l'existence, de rendre naturelle et désirable la production déchaînée de marchandises en quête de clients. Celle-ci traque sa proie, elle en a besoin pour vivre. L'achat boulimique est l'autre face de la croissance continue de la production sur laquelle le capitalisme repose. Il s'agit de nourrir sans relâche cette grande bouche dévastatrice qui gère et digère le réel. Chacun doit accepter de se vendre et de négocier ses conditions d'élevage. Il ne faut pas s'étonner que cette manière de vivre sous le signe de la marchandise fasse fleurir la marchandisation des corps. La multitude de corps esthétisés, irréellement beaux, sans défaut, érotisés, insatiables de désir à fleur de peau virtuelle - banalement projetés tous azimuts -, représentent à merveille le rêve sans merci du capitalisme: une marchandise humaine si étrangère à son humanité «qu'elle vit sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre» (Walter Benjamin). Cet humble dossier contribuera peut-être à en crever l'écran. [début de la p. 12 du texte original] L'air publicitaire Nicolas Renaud, rédacteur au webzine Hors champ Au-delà de chaque publicité qui glorifie un bien de consommation quelconque, c'est l'ensemble de la logique publicitaire qui investit tous les recoins de la société, assurant ainsi une fonction de reproduction idéologique. Parler de publicité implique généralement une opinion: on l'aime ou on ne l'aime pas. On l'aime parce qu'elle amuse, qu'elle informe, qu'elle est «bien faite»; on ne l'aime pas parce qu'on la trouve stupide, insidieuse ou «mal faite». Par-delà ces critiques, nous serions finalement tous libres de la regarder ou pas, et d'être ou non influencés par ses messages. Nous serions «libres de choisir». Ces arguments demeurent à la surface de la réalité publicitaire et jouent même son jeu jusqu'à un certain point. En effet, plus qu'une «réclame» pour un produit ou un autre, la publicité répond d'une logique plus vaste et déterminante: celle de s'imposer en tant que partie intégrante et légitime de la culture et, par le fait même, d'assurer la représentation idéologique de la société capitaliste, consumériste, individualiste et médiatique. La publicité cherche à s'étendre dans l'espace, sur tous les supports de diffusion, dans diverses formes de mise en scène, pour normaliser la logique marchande et auréoler le pouvoir économique d'un «rôle social». La liberté de choisir? Dès lors, l'argument de la «liberté de choisir» n'a de sens que dans une discussion qui se limite à l'impact de la publicité sur les esprits. Il est vrai que cet effet est variable selon les individus. Pour plusieurs, la publicité joue certainement un rôle dans l'orientation de leurs désirs, de leurs comportements et de leurs dépenses. C'est donc à l'égard des intentions persuasives de la publicité que s'affirmerait la liberté du spectateur consommateur. Le point de vue critique se résume alors à dénoncer la manipulation des esprits par la publicité. C'est là donner beaucoup de crédit aux publicitaires, comme s'ils parvenaient à «programmer» les êtres humains. Même dans l'éventail de leurs tactiques «subliminales», nous sommes loin de pouvoir croire qu'ils détiennent réellement les secrets de l'inconscient et des ondes vibratoires du désir. Certes, l'impact psychologique et commercial de la publicité est une donnée réelle - davantage dans certains cas, par exemple auprès des enfants. Cet impact demeure néanmoins une notion vague et incertaine. Les ventes de Honda sont en hausse alors que celles de Ford stagnent. Rien ne permet de croire que la situation s'inverserait si Honda cessait toute publicité ou que Ford en diffusait deux fois plus. Le véritable enjeu est le suivant: de la même manière que nous sommes libres de vivre en ville mais pas de l'air qu'on y respire, personne n'est libre à l'égard de l'omniprésence publicitaire qui contamine tout «l'oxygène social». Nous pouvons bien décider qu'elle ne nous dérange pas et affirmer que nous avons le choix de regarder ailleurs. Il est toutefois impossible de s'affranchir de ce qui apparaît partout dans notre champ visuel, qui fragmente la pensée devant un film ou les nouvelles télévisées, qui est devenu la condition d'existence des événements sportifs et culturels... Du reste, cette idée de la liberté de choisir est elle-même produite en partie par l'idéologie. Elle est essentielle à la société capitaliste, l'individu doit être fondé comme sujet libre de ses désirs, de ses pulsions, de son expression et de ses choix. Une part de cette liberté n'est qu'une nouvelle «contrainte», une sommation de choisir librement dans l'abondance offerte. Si la société de consommation exalte la liberté de choisir, elle s'appuie sur la contrainte d'affirmer cette liberté dans la consommation (voir: Jean Baudrillard, La société de consommation). La conquête de l'espace public La publicité occupe de manière stratégique le champ de la perception dès que l'on s'avance dans l'espace social, que ce soit en prenant l'autobus, en allant au cinéma, en roulant sur l'autoroute ou en consultant ses courriels. Son expansion est constante dans l'espace physique et médiatique (en 2005, les télédiffuseurs ont demandé au CRTC la permission d'augmenter de deux minutes par heure le temps pouvant être consacré à la publicité). Elle se fixe sur tout nouveau moyen de communication, comme Internet et les téléphones portables. À la télévision, la publicité exerce indirectement une certaine censure. Toutes les minutes occupées par les pauses commerciales au cours d'un bulletin de nouvelles condensent davantage l'information - pourtant déjà limitée et trop souvent traitée de manière superficielle. De nombreux réseaux privés ne diffusent, après minuit, que des infopublicités. Il n'y a pas si longtemps, à la même heure, ces [début de la p. 13 du texte original] réseaux diffusaient des films. Les possibilités sont infinies quant à ce qu'on pourrait choisir de présenter, au lieu d'abandonner les ondes à de longues émissions publicitaires vantant les mérites de toutes sortes de gadgets, quand ce n'est pas de produits et de services à caractère sexuel. Désormais, une grande part du petit écran appartient principalement à un vaste et croissant marché du sexe - et pour que ce marché fleurisse et que les médias en profitent, il faut bien que la sexualité soit «libérée». Un autre espace public particulièrement remodelé par l'empire publicitaire est celui des enceintes de sports professionnels. Les nouveaux amphithéâtres de hockey doivent permettre d'accroître les revenus en augmentant le nombre de sièges et de loges corporatives, ainsi que l'espace vendu à la publicité. L'amphithéâtre sportif est ainsi devenu un prototype de médium publicitaire total, un immense dispositif technologique pouvant à tout moment capter l'attention des spectateurs et diffuser un maximum de messages publicitaires dans une variété de formes. Rappelons que ce n'est qu'à la fin des années 1980 que la publicité a commencé à tapisser le pourtour des bandes et les gradins. Aujourd'hui, des logos sont même imprimés sur la glace et, surtout, une multitude d'écrans saturent le champ visuel et diffusent sans cesse de la publicité. Depuis quelques années, lors d'un certain nombre d'arrêts de jeu, l'arbitre doit laisser s'écouler 90 secondes afin que l'on diffuse davantage de commerciaux à la télévision. Pendant ce temps, les spectateurs sur place regardent d'autres publicités sur les écrans, accompagnées d'un volume sonore aussi démesurément élevé qu'au cinéma. Évidemment, cette fragmentation du match soumis aux exigences publicitaires affecte le spectacle sportif - si bien que les amateurs présents dans l'amphithéâtre sont soumis à autant, sinon à plus d'agressions publicitaires que ceux qui regardent le match à la télévision. Montréal n'a pas échappé à ce délire. Le légendaire Forum fut abandonné pour construire le Centre Molson, devenu par la suite le Centre Bell. Le nom des édifices [début de la p. 14 du texte original] devient lui-même un affichage publicitaire. On ne peut plus nommer un lieu pour désigner sa particularité, reconnaître son histoire ou énoncer sa situation géographique... Finis les Forum de Montréal, Colisée de Québec, Maple Leaf Gardens de Toronto, Pacific Coliseum de Vancouver, etc. Place aux Centre Bell, Colisée Pepsi, Air Canada Center, General Motors Place... (voir: Les nouveaux amphithéâtres de hockey: dispositif totalitaire de la publicité, au ). L'intégration sociale de la publicité La publicité cherche à s'intégrer à la vie sociale, à la culture et à être ainsi reconnue elle-même comme une «production culturelle» - pensons aux festivals de publicité, aux discours sur notre «industrie distincte» de la publicité, au Super Bowl où elle constitue en elle-même un événement médiatique. On entend parfois dire que les publicités télévisées sont de «petits films»: une aberration qui démontre que la publicité a réussi à se faire passer pour autre chose que ce qu'elle est. Un autre de ses déguisements est celui du «mécénat». La publicité fonde sa légitimité et, du même coup, celle du pouvoir économique privé comme «acteur social», par l'entremise de la commandite. Elle est ainsi parvenue à se rendre essentielle à une multitude d'événements sportifs et culturels, à des fondations pour les enfants malades (McDonald's), voire à des départements universitaires. Par exemple, on ne pourrait plus imaginer, à Montréal, la tenue des grands festivals de musique sans que le centre-ville ne soit transformé en parc thématique de la compagnie Bell. Si faire connaître un produit et le vendre est l'objectif commercial de la publicité, sa «fonction sociale» est de voiler cette logique marchande, de maquiller l'intégration aux principes économiques de toutes les sphères de la vie et de l'activité sociale. Car cette logique serait sans doute insupportable si elle se présentait comme telle. C'est précisément en ce sens qu'il est possible d'affirmer qu'elle est un médium idéologique et non strictement commercial. On voit bien d'ailleurs que dans son contenu, la publicité informe très peu et que, dans sa forme, les méthodes de persuasion ne sont pas l'élément dominant. Au lieu de mettre le produit à l'avant-plan, elle s'habille plutôt des parures de l'émotion, du ludique, du divertissement, de la mise en scène d'histoires, de personnages, de messages aux accents de vérités existentielles... Elle utilise un ton empreint d'émotion ou encore des formules «philosophiques». La majorité des slogans commerciaux des entreprises de services financiers sont de ce type: «La tranquillité [début de la p. 15 du texte original] d'esprit», «Avant l'argent il y a les gens» (Banque de Montréal), «Conjuguer avoirs et êtres» (Desjardins)... Reprenant des figures populaires, jouant sur les codes du langage, sur l'humour, les sentiments, des allusions érotiques, invitant à des jeux d'esprit et des histoires à suivre: on cherche bien moins à convaincre qu'à créer de la collusion, de la relation, du consensus. L'offre marchande se présente comme sollicitude. Elle s'adresse aux gens sous les auspices d'une relation attentionnée et personnelle. Si elle est parfois criarde, la publicité nous parle le plus souvent sur un ton attendri, compréhensif et bienveillant. Elle injecte ainsi de «l'humain» et du «relationnel» dans le système. Les publicités de téléphones et autres moyens de communication ne nous vendent pas tant l'appareil et le service, qu'elles nous rappellent l'importance d'être en contact avec nos proches. Récemment, les cabines téléphoniques de Bell, au coin des rues, étaient ainsi devenues selon les panneaux publicitaires qu'on y avait apposés - des «aires de rapprochement»... La reproduction idéologique Lors d'un sondage qui indiquait une légère augmentation de la «méfiance» des gens envers la publicité, le président de la firme CROP s'inquiétait: «On risque d'avoir une pub désincarnée, ayant perdu ses références et sa pertinence dans la vie des gens [...]. Il faudrait pouvoir rejoindre les gens dans leur singularité, leur humanité. La publicité doit essayer d'arrêter de convaincre, il lui faut émouvoir» (Le Devoir, 19 janvier 2006). Ces propos expriment exactement le motif publicitaire. Si les gens manifestent un esprit plus critique, les publicitaires ne feront qu'aller toujours plus loin dans l'émotion, le «vécu» et la personnalisation, bref dans le maquillage humaniste d'une logique froide et abstraite. Du côté des grandes compagnies, on constate que leurs vastes et permanentes campagnes publicitaires misent assez peu sur la promotion détaillée de produits précis. Il s'agit plutôt de la construction d'un «imaginaire», du faire-valoir d'une raison sociale sur la place publique. Ces campagnes publicitaires ne sont pas qu'un jeu symbolique dans la virtualité médiatique. La reproduction plus ou moins consciente d'une idéologie dominante profite à la classe dominante des cadres du monde financier et industriel, dont les salaires ne cessent d'accroître leur écart avec ceux des classes moyennes et inférieures. Cette classe dominante a fait de la publicité une activité majeure des grandes compagnies. C'est aussi par la publicité qu'elle répond aux critiques pouvant s'élever à son endroit dans la société. À l'heure des préoccupations sur la «malbouffe», un géant des aliments industriels comme McCain s'engage dans une campagne de messages portant sur la saine alimentation. Dans la controverse entourant Wal-Mart et sa lutte anti-syndicale, la multinationale annonçait son programme d'aide à des fondations pour les enfants pauvres. En même temps que s'élargissait la discussion sur les changements climatiques, lors de la signature du Protocole de Kyoto, la pétrolière Shell produisait une série de commerciaux à saveur «environnementale» et Petro-Canada mettait des ours polaires sur de grands panneaux à l'entrée de ses stations-service. On dénonce l'aliénation des jeunes filles par les standards de beauté de l'industrie du divertissement, de la mode et des cosmétiques: dans une nouvelle publicité, Dove invite celles qui sont complexées à visiter un site Internet proposant des ressources pour les aider à s'accepter... Ainsi, la publicité est l'incessant «blanchiment» du pouvoir économique qui se «socialise». Publicité et contenus médiatiques Maxime Ouellet, étudiant au doctorat en science politique à l'Université d'Ottawa Certains critiques des médias ont déjà traité de l'influence directe que peut exercer la publicité sur les contenus médiatiques. L'activiste et linguiste américain Noam Chomsky soutient d'ailleurs que les médias fonctionnent comme un instrument de propagande. Ils seraient utilisés par les intérêts privés et ceux du gouvernement pour «produire du consentement». Le modèle de la propagande que propose Chomsky est construit autour de cinq filtres qui orienteraient la production d'information dans les médias. La publicité compte parmi ces filtres. De fait, la publicité constitue la principale source de revenus des médias de masse. On peut certes se questionner, comme le fait Chomsky, sur le degré d'autonomie que possèdent les médias par rapport à leurs principaux annonceurs. D'ailleurs, contrairement aux États-Unis et à la France, il n'existe aucun groupe, au Québec, qui se consacre à l'observation critique des médias et qui révèle des exemples de censure exercés par les intérêts financiers. Ce n'est pas parce que les cas d'influence directe des annonceurs sur l'information sont rarement dévoilés publiquement que de telles situations ne se présentent pas. La marchandisation de l'information constitue une autre forme d'influence plus indirecte de la publicité sur les médias de masse sur laquelle il faut aussi s'interroger. Théoriquement, en démocratie, l'information devrait posséder une valeur en soi, en ce qu'elle permet aux citoyens de discuter rationnellement des enjeux de la cité à l'intérieur de ce que Jürgen Habermas appelle l'espace public. Par marchandisation de l'information, on fait généralement référence à la transformation de sa valeur d'usage en une valeur d'échange - c'est-à-dire en objet de consommation au même titre que n'importe quelle autre marchandise. Déjà, dans les années 1940, les théoriciens de l'école de Francfort introduisaient le concept d'industries culturelles pour critiquer la marchandisation de la culture. Selon ces derniers, les industries culturelles contribuent à la massification, à l'aliénation et à la reproduction symbolique des rapports de domination. Dans La société du spectacle, Guy Debord soutient que la publicité, maintenant au centre de la production capitaliste, transforme la vie entière en un immense spectacle qui colonise l'ensemble des secteurs de la vie sociale. Ce spectacle, selon Debord, est un outil de dépolitisation et de pacification des masses. Les médias constituent un des moteurs de cette société du spectacle. L'information, soumise aux critères de la rationalité marchande, devient information-spectacle. Elle se fait plus attrayante, divertissante, et vidée de contenus controversés afin que les entreprises médiatiques attirent un plus grand nombre d'auditeurs. Car, comme l'a démontré le théoricien des communications Dallas Smythe, le fonctionnement économique des médias procède d'une relation inversée entre la distribution de la marchandise et sa consommation. En effet, lorsque la publicité est le principal mode de financement des médias, c'est le consommateur qui devient la marchandise qu'on vend à des entreprises qui désirent obtenir leur attention. D'ailleurs, Patrick Lelay, PDG de la chaîne française TFI, avoue candidement que le rôle de la télévision est de «vendre à Coca-Cola du temps de cerveau disponible». Nous serions, selon certains, entrés dans l'ère de l'information. Dans cette nouvelle société, l'information engendre la productivité, ce qui consacre son statut de marchandise. Les réseaux mondiaux, propulsés par les grands conglomérats de communications, ont transformé la logique culturelle du capitalisme à l'aide de stratégies commerciales qu'on nomme convergence. Désormais, on retrouve une abondance d'informations conçues en fonction des intérêts et des désirs spécifiques des consommateurs. Mais de quelle information s'agit-il? Les médias ne propagent plus de l'idéologie; on consomme de l'idéologie. La radio et la télé-poubelle gagnent en popularité en vendant des concepts vidés de leur sens tels ceux de liberté et de choix. Les idéaux démocratiques d'accès, d'inclusion et de discussion ont été colonisés par les médias de masse. Les nouvelles technologies de l'information, grâce à leurs dispositifs d'interactivité, ont transformé l'information-spectacle en un immense spectacle interactif qui évolue en temps réel. Dans ce contexte de l'information devenue marchandise, le citoyen ne se distingue plus du consommateur. Puisque l'écologie semble une valeur primée ces jours-ci, peut-être serait-il temps de penser à dépolluer aussi notre environnement mental en appliquant le principe du pollueur-payeur? C'est-àdire en taxant la publicité - véritable déchet culturel, selon l'ex-publicitaire Claude Cossette - pour réinvestir l'argent dans l'information de qualité. [début de la p. 16 du texte original] La manipulation marchande Claude Cossette, professeur titulaire de publicité sociale au Département d'information et de communication de l'Université Laval et fondateur de Cossette Communication Marketing La publicité est une communication persuasive. Informer n'entre pas dans les préoccupations des publicitaires; ce que ceux-ci recherchent par tous les moyens, c'est d'infléchir les perceptions, les attitudes ou les comportements des individus pour satisfaire les objectifs que leur ont fixés les entreprises qui les paient. En 1958, paraissait La persuasion clandestine, le premier best-seller à dénoncer la publicité. Dans ce livre, Vance Packard, un journaliste formé en droit, présentait sous un aspect sensationnaliste les procédés habituels de la publicité. Il décrivait les publicitaires comme «ceux qui sont doués dans l'art d'exploiter l'intelligence des savants pour nous inciter à acheter». Le profane découvrait que la publicité fait appel à des sciences comme la psycholinguistique, la neurophysiologie, la psychobiologie, la psychanalyse, etc. Toutefois «les faits scientifiques» les plus médiatisés sont parfois le résultat de simples opérations de relations publiques orchestrées pour appâter des clients - ou de recherches d'universitaires en mal de notoriété et en quête de contrats avec l'industrie publicitaire elle-même. Une chose est sûre, comme la publicité finance les médias électroniques et les médias imprimés à 70%, elle peut les censurer. Surprise? The Missing News, une enquête commandée par CBC, révèle que 43% des journalistes avouent être soit «souvent» soit «occasionnellement» victimes de pressions exercées par les annonceurs qui investissent en publicité dans leur journal. Le philosophe Jacques Dufresne rapporte un exemple de cet ordre, dans Après l'homme, le cyborg, alors qu'il était engagé dans une station de radio pour commenter l'actualité. Un jour, scandalisé de voir qu'une chaîne de fast food s'associait à la recherche sur le cancer, il avait posé en ondes la question suivante: «Ne serait-il pas plus approprié que cette compagnie finance les recherches sur les rapports possibles entre le cancer et le fast food»? Or, cette station était en train de négocier un contrat de publicité avec la chaîne. Quelques minutes après l'émission, le propriétaire, qui était pourtant un ami, le priait de quitter: l'agence de publicité avait signifié que la station devait d'abord se débarrasser du commentateur qui avait osé évoquer l'hypothèse d'un lien entre hamburger/frites et le cancer. Des scientifiques eux-mêmes sont complices; ils ont besoin d'argent. Les scanners sont occupés et ne sont pas disponibles pour examiner un enfant atteint d'un mal mystérieux, mais le monde de l'argent peut les utiliser pour ses recherches... avec la complicité des savants. Ainsi, le laboratoire de neuropsychologie de la célèbre Harvard Business School cherche à savoir comment la publicité agit sur le cerveau des consommateurs. «Notre intention n'est pas de manipuler les goûts de nos semblables, affirme sans sourciller le professeur Stephen Kosslyn; nous sommes simplement les premiers à mettre au service des entreprises toutes les connaissances fondamentales sur le rôle des zones cérébrales dans les émotions et le comportement. Notre travail, encore très préliminaire, devrait à terme changer radicalement les techniques de marketing» (Sciences et Avenir, septembre 1999). Miser sur les instincts La façon d'éveiller le désir, c'est de solliciter ce que les publicitaires appellent une «motivation», c'est-à-dire un ensemble d'influences physiologiques ou psychologiques qui guident l'attention et le comportement vers un but qui satisfait l'individu. Les motivations humaines primaires sont toujours les mêmes: la faim, la soif, le sexe, la sécurité... [début de la p. 17 du texte original] Une fois seulement ces besoins comblés pourra-t-on invoquer des motivations «plus nobles» comme la soif de connaître ou l'amour altruiste. Une bonne campagne de publicité s'appuie toujours sur ces motivations. Dans une campagne prenant pour cible les pères de famille, la compagnie d'assurance Ciel Vie titre en montrant la photo de jeunes enfants s'amusant: «Les laisseriez-vous sans toit»? Le publicitaire mise alors sur les motivations d'amour et de dévouement pour intéresser les cibles au produit... mentionnant au passage seulement le «coût minime». Dans la plupart des cas, surtout quand il s'agit de jeunes publics, la publicité ne fait qu'exacerber les besoins instinctuels qui sont toujours présents ou en latence. Un problème moral et social survient quand les riches se servent de leurs puissants moyens financiers pour emplir leurs coffres au détriment de la santé et de la vie même de leurs clients cibles. Les annonceurs des produits nocifs mais légaux se défendent toujours avec le même argument: «La publicité ne fait pas consommer davantage, elle ne fait que faire zigzaguer les consommateurs d'une marque à l'autre». Or, les chercheurs ont prouvé le contraire. La professeure Leslie Snyder de l'Université du Connecticut présente les résultats d'une recherche réalisée au sujet de la consommation d'alcool auprès de 1872 jeunes de 15 à 26 ans. Selon l'étude, à chaque annonce de plus que la moyenne mensuelle qu'un jeune visionne, sa consommation d'alcool augmente de 1%. Cela devient de l'argent bien investi pour les grands distillateurs. Un monde d'argent Pourtant, quand on interroge un citoyen sur l'influence que peut avoir la publicité sur ses comportements d'achat, la réponse que l'on entend le plus souvent est: «Non, moi, la publicité ne m'influence pas. J'achète quand j'ai besoin et seulement les choses que je veux». Néanmoins, si on regarde les vêtements qu'il porte, il y a des chances que ce soit ceux des plus grands annonceurs: une chemise Gap, un chandail Hilfiger, des souliers Aldo. Et s'il est trop pauvre pour se les payer, il rêvera d'acquérir des contrefaçons pour en afficher la marque. Les annonceurs qui consacrent à leurs produits des budgets supérieurs à la moyenne dans un secteur d'activité donné sont ceux qui sont les premiers dans leur marché. Et cela finit par faire beaucoup d'argent. Le grand groupe d'agences de publicité de New York Omnicom a un chiffre d'affaires annuel de 9,74 milliards$. WPP, un grand groupe de Londres, en a un de 9,37 milliards$. Celui de Publicis de Paris est de 4,78 milliards$. Les entrepreneurs nord-américains ne se privent pas pour stimuler les désirs. On dépense ici deux fois plus par habitant qu'en Europe: 400$ par habitant par année; en France, 160$. Et ça marche! Selon des recherches [début de la p. 18 du texte original] rapportées par Juliet Schor dans The Overspent American, le Nord-Américain consomme, en moyenne quatre fois plus de marchandises que l'Européen moyen. Le but de la publicité commerciale est de produire des retombées pour les seules organisations qui ont les moyens financiers d'en payer les coûts, c'est-à-dire pour leurs actionnaires. En ce sens, la publicité est un moyen de persuasion réservé aux riches... et qui sert à les enrichir encore. Qui d'autre a les moyens de se payer un seul message de 30 secondes dans Star Académie au coût de 35.000$? Et les marchands en profitent. Nos paysages champêtres sont de plus en plus oblitérés par des affiches de 4 sur 8 mètres; les émissions de télévision sont coupées aux dix minutes; la moitié seulement des magazines est du contenu éditorial; même les toilettes sont envahies par la publicité. Pourtant, aussitôt que l'État prétend légiférer contre les excès de cette persuasion à tous crins, les publicitaires se débattent comme des diables dans l'eau bénite pour contrer cette volonté citoyenne. «Et la liberté de parole»? Pour faire bonne figure, ils «s'autoréglementent» avec leur Code canadien des normes de la publicité... qui ne les contraint finalement en rien. Quand on regarde un message de bière à la télé, avons-nous vraiment l'impression qu'il est interdit de viser les jeunes avec la publicité de boissons alcoolisées? Il est vrai que l'État québécois, a réussi à promulguer, dans ses années sociales-démocrates, la loi interdisant la publicité destinée aux enfants de moins de 13 ans. Les lobbies des grandes entreprises ont tout fait pour l'affaiblir, en vain... Les annonceurs font désormais tout ce qu'ils peuvent pour la contourner. Les entreprises de publicité vont jusqu'à détourner le sens de la publicité sociale. Ils prétendent, par exemple, que financer des équipements sociaux (une résidence-hôtel, par exemple, pour les parents des enfants hospitalisés), c'est faire un déboursé altruiste. Il n'en est rien. On ne trouve là ni geste gratuit ni générosité citoyenne: le seul fait d'identifier ce «don» au nom de l'entreprise leur assure des retombées. C'est pour cette raison que Wal-Mart publicise ses gestes philanthropiques... financés à même les poches de leurs employés sous-payés. Un culte démystifié Aux époques précédentes, seuls les riches disposaient de temps et de revenus suffisants pour magasiner. Aujourd'hui, aiguillonnés par une publicité envahissante, les consommateurs fréquentent les centres commerciaux le «jour du Seigneur» comme s'il s'agissait d'une cathédrale... Si bien que désormais, nos lieux d'enfouissement ne suffisent plus à absorber les déchets que nous produisons par notre surconsommation. La croissance désordonnée stimulée par une publicité qui croît plus vite que le PIB produit un effet rebond: les Québécois commencent à se méfier de cette persuasion affriolante. Peu de gens veulent en effet voir de la publicité dans leur soupe. Il y a une génération, les trois-quarts de nos concitoyens aimaient la publicité, mais ce nombre décroît chaque année. Dans une conférence présentée aux [début de la p. 19 du texte original] publicitaires de Montréal, Alain Giguère, président de la firme de recherche CROP, dévoilait quelques chiffres révélateurs. Alors qu'en 1995, 40% des Québécois aimaient encore regarder des messages publicitaires, ils n'étaient que 37% en 2000 et ne sont plus que 32% en 2005. Les publicitaires aiment les gens qui aiment la publicité, mais «qui trop embrasse mal étreint», dit l'adage. Plusieurs réalisent désormais que consommer rime avec gaspiller - et non avec bonheur comme les marchands voudraient nous le faire croire. Comme le chante Michel Rivard: «Vous n'êtes pas méchants, juste un peu menteurs Comme tous les marchands, comme tous les vendeurs Vous voulez votre argent, moi je veux mon bonheur». Un marché lucratif La publicité est de plus en plus envahissante. Chaque jour, nous voyons plus de 1500 messages publicitaires tous médias confondus: journaux, télévision, radio, dépliants, panneaux, etc. Cela représente plus de 40.000 publicités par année. Les entreprises publicitaires multiplient les stratégies afin de contrer la versatilité des consommateurs et de cibler des clientèles captives. Depuis 1950, le nombre de messages a été multiplié par sept. Les cinq plus grandes entreprises de marketing au monde sont Omnicom (New York), Wpp (Londres), Interpublic (New York), Publicis (Paris) et Dentsu (Tokyo). Leur chiffre d'affaires varie de 9 à 3 milliards$ (source: Ad barometer). Au Québec, il y a une centaine d'agences. Parmi les plus importantes: Cossette Communication-Marketing, Publicis Montréal, BCP, Marketel, BBDO Montréal et Palm Publicité Marketing. Il existe aussi des cabinets de relations publiques, des entreprises de placements médias, des agences de promotion et de marketing, des firmes de recherche et des services interactifs. L'ensemble de leur chiffre d'affaires représente plus de 600 millions$ (source: ministère de la Culture et des Communications du Québec, 2002). D'importantes sommes sont investies par les entreprises afin de rejoindre les consommateurs. Les coûts d'une publicité varient selon la forme et le média. Ils peuvent atteindre plus d'un million de dollars pour la production d'un message télévisé de 30 secondes, auxquels s'ajoutent les frais de diffusion tels que ceux du Super Bowl, qui sont de 2,6 millions$ ou ceux des jeux olympiques, à 700.000$. Pour les médias comme la radio et la télévision privées, la publicité est souvent la seule source de revenus. Pour la presse écrite, elle représente environ 70% des revenus. Les revenus de la publicité sur Internet sont en croissance constante au Québec et au Canada. Pour l'année 2005, ils atteignent 519 millions$. Toutes les grandes entreprises ont un budget publicitaire. Sur le marché mondial, les investissements publicitaires dépassaient 450 milliards$ en 2004, soit environ 1% du PIB mondial - aux États-Unis, il atteint déjà 2%. Au Québec, en 2001, ce chiffre s'élevait d'un peu plus d'un milliard de dollars. Les principaux annonceurs sont les gouvernements du Québec (40,9 millions$) et du Canada (39 millions$). Les communications et l'industrie de l'automobile sont les secteurs les plus importants: Quebecor (36 millions$), BCE (Bell) (28 millions$), Toyota (21,7 millions$), Chrysler (21,6 millions$) et GM (20,7 millions$). Les quotidiens sont le véhicule privilégié des publicitaires (44,18%), suivis de la télévision (38,9%). Louise Dionne L'érotisation de l'espace public Jean Pichette, professeur à l'École des médias de l'UQAM Notre époque est cool. Repue de bons sentiments trempés dans une sauce démocrate-libéralerespectueuse-des-droits-et-des-différences et horrifiée par la seule idée du totalitarisme, jusqu'à en voir des formes tapies derrière la moindre parcelle d'affirmation collective. «Attention: danger», ose-t-elle clamer avec courage (sic) quand le Mal ose se pointer. Heureusement, les tribunes ne manquent pas pour affirmer notre amour inconditionnel de la liberté. Ainsi, des spectres qui nous hantent, Tout le monde en parle, en couleurs, en souriant, en riant (bien sûr!), idéalement avec un verre de vin à la main. Vraiment cool, ce XXIe siècle naissant, qui a réussi à hisser la jouissance au statut de seule injonction universalisable, au point où démocratie semble aujourd'hui devoir (quel vilain mot!) rimer avec plaisir. Autre temps, autres moeurs. Marx avait en son temps dénoncé le fétichisme de la marchandise, qui dissimulait les rapports sociaux derrière la soi-disant «naturalité» des rapports économiques. Son cadavre s'était à peine refroidi que le fondement de l'idéologie libérale-capitaliste, le «besoin», celui-là même qui était réputé motiver toute action humaine, sombrait dans les sables mouvants du «désir». On peine en effet aujourd'hui à prendre la mesure de ce qu'annonçait déjà la publicité naissante de la fin du XIXe siècle: dans la société de consommation de masse qui se profilait, il devenait incongru de continuer à parler de l'objectivité du besoin, jusque-là gage de la capacité du sujet à ne pas être trompé sur ses véritables intérêts. Qu'on y songe: la publicité inaugurait une ère où les individus se faisaient dire ce dont ils avaient «besoin». Extraordinaire virage à 180 degrés de l'anthropologie sur laquelle se fondaient les rapports marchands, désormais soumis aux aléas d'une appréhension subjective - malléable à souhait - de ce qu'il faut posséder pour mener une «bonne» vie. L'économie pouvait ainsi se faire fondamentalement libidinale: dans cette logique consumériste, il fallait d'abord jouir. Jouir à tout prix: jouir de la chose, de toutes choses, au point de faire de l'autre lui-même une chose à consommer. Je consomme l'autre, qui me consomme lui aussi: terrifiante logique collective de consommation de soi. Cela porte un nom: l'autophagie. C'est précisément en ce lieu que nous sommes maintenant conviés à consommer des «programmes politiques» ou des individus en qui nous pourrions placer notre confiance. Transformés peu à peu en consommateurs du lien social, nous consumons ainsi notre capacité collective de prendre en main de façon réfléchie et critique l'avenir de notre monde. Sur la grande scène de la séduction généralisée, l'espace public s'efface derrière une logorrhée publicitaire qui, à coups de slogans et de clichés, nourrit tous les fantasmes de jouissance et de toute-puissance individuelle. Faut-il s'étonner que cette érotisation généralisée se conjugue au temps d'une impuissance collective à agir sur notre histoire et nourrisse en retour une frustration croissante que les plus grands jouisseurs, revenus de toutes leurs «illusions», couvrent de leur cynisme? L'espace public moderne conviait les citoyens à être des acteurs dans le monde; l'espace publicitaire nous réduit en spectateurs gavés de pornographie plus ou moins hard et sommés de jouir, fut-ce par procuration. Aussi, quand la démocratie devient un spectacle en forme de partouze, ne faut-il pas s'étonner que des gens s'affairent à nous la vendre. Tout n'est pourtant pas joué. Les mots ne sont pas encore tombés dans une totale insignifiance: il nous incombe de préserver leur pouvoir d'agir sur le monde. Cela suppose de reconnaître que l'être humain habite dans la fiction. Autre façon de dire que le désir ne peut que s'épuiser - et l'individu avec lui - à passer d'un objet de consommation à l'autre. Le terreau du désir est celui de l'absence, du manque. Le désir porte en creux l'autre, avec qui je peux ériger quelque chose de commun sur ce vide, qui n'est pas un néant mais la condition rendant imaginable un autre monde, qui devient du coup possible. Le désir, parce qu'il lie les individus entre eux, est ainsi éminemment politique: il nous appelle à écrire l'histoire, de façon réfléchie, avec des mots. C'est moins sexy que l'ordre de la séduction promue par la publicité, mais ça évite de faire du citoyen un consommateur éternellement insatisfait. [début de la p. 20 du texte original] Mise en scène sexiste Francine Descarries, professeure au Département de sociologie et à l'Institut de recherches et d'études féministes de l'UQÀM Pour vendre, le monde de la publicité fait plus que recourir aux stéréotypes sexistes; il impose une image corporelle fictive qui fait du corps un objet de jouissance offert à tous les regards. Je suis la femme, l'éternelle, celle dont on voit tant et plus le soutien gorge de dentelle passer sur tous les autobus. Mon collant va bientôt vous plaire. Mes fesses au niveau de vos yeux, quant à mon slip il prolifère dans le métro c'est merveilleux. - Mes Mystères, Anne Sylvestre, 1978 Corps morcelé, formaté, chosifié, objectivé, femmes caricaturées, instrumentalisées, pornographiées ou réduites en super ménagères obsédées par la propreté, voilà les images qu'utilisent chaque jour, et de manière de plus en plus provocante, les publicitaires pour retenir l'attention des consommateurs et des consommatrices. Le sexe vend et se vend bien, alors que le sexisme s'étale sans retenue à travers les innombrables messages publicitaires auxquels nous sommes exposés tous les jours. Véritable «pieuvre» de la société de consommation, aucun lieu n'est épargné, aucun regard ne parvient à lui échapper. Actrice incontournable du quotidien, la publicité sexiste tire ses images et ses messages des préjugés comme des «grands mythes de notre temps», observe Ignacio Ramonet, «modernité, jeunesse, bonheur, loisirs, abondance» pour émousser nos désirs et forger nos attitudes, nos attentes et nos besoins. Stratégie de communication et de propagande commerciale et, d'autres diront, pure manipulation qui s'attaque à notre inconscient, la publicité vise à persuader, à marquer les esprits et à canaliser l'attention pour promouvoir une image de marque ou stimuler la demande d'un produit ou d'un service. Comme le souligne le collectif Antisexisme-(pro)féminisme, elle communique indistinctement à tous et à toutes et «de la manière la plus séduisante possible» une seule et même idée: «Achetez». Selon la spécialiste des médias Jean Kilbourne, la publicité est l'un des agents de socialisation les plus puissants de la société pour nous dire qui nous sommes, qui nous devrions être et comment trouver le bonheur. Autrement dit, pour attiser la convoitise et influer sur nos façons de penser et de vivre, elle impose ses visions du monde, des individus et des rapports sociaux. Ainsi, la publicité participe de la construction des genres féminin et masculin. Elle rend publique «une certaine vision, un certain regard porté sur les femmes» (Anne Dao, ). Elle devient sexiste dès lors qu'elle reproduit des «préjugés à l'égard des femmes, à l'égard de leurs traits de caractère ou de leur rôle dans la société», stipulait le Conseil du statut de la femme (CSF) en 1979, à l'occasion du lancement d'une première campagne québécoise contre la publicité sexiste. À l'époque, les femmes se retrouvaient surtout représentées comme des ménagères toujours à la recherche du produit pour faire plus blanc que blanc, plus brillant que brillant. Et bien qu'alors moins explicitement orientée vers la sexualité et plus systématiquement dédiée à la représentation des rôles traditionnellement dits féminins, aujourd'hui comme hier, la publicité sexiste fait peu de cas de l'intelligence des femmes et de la diversité de leurs expériences et de leurs [début de la p. 21 du texte original] compétences réelles. Leur apparence physique, leur jeunesse et leur élégance y tiennent lieu d'identité et de personnalité. Aujourd'hui, la blonde anorexique, toujours superficielle par ailleurs, remplace la blonde «capiteuse» des publicités d'automobiles et de bière d'hier; la femme à la plastie parfaite, obsédée par son âge, évince la femme boniche, alors que la séductrice à la sexualité vibrante supplante la femme séduite et passive. L'hypersexualisation du corps Changement de temps, changement de moeurs; il est intéressant de voir que la définition originalement proposée par le CSF n'intègre pas les dimensions qui aujourd'hui soulèvent davantage malaise et indignation, soit l'usage abusif et hors de propos de la nudité et d'une érotisation inappropriée en regard des produits mis en vente. Car si la publicité véhicule encore aujourd'hui des clichés sexuels qui font référence à la division des rôles et des attitudes, la tendance qui domine actuellement en publicité est de construire explicitement le corps des femmes en objet de jouissance offert à tous les regards et de sexualiser à outrance n'importe quelle situation de la vie quotidienne. [début de la p. 22 du texte original] «Les normes véhiculées par la publicité ancrent les hommes dans l'agir et le paraître, les femmes étant cantonnées uniquement dans le paraître et le désir de l'autre» (AntiSexisme-[Pro]Féminisme). Cela est particulièrement frappant dans certaines publicités de parfum où les femmes sont représentées soumises, disponibles, voire au pied de l'homme, insensibles ou consentantes à la domination dont elles font l'objet. Depuis les travaux de Goffman, il est reconnu que les postures et la disposition des personnages féminins et masculins en publicité sont organisées de telle manière à donner un indice de leur position sociale relative: dominante, subordonnée ou égalitaire. Femmes au regard vague ou détourné, à la tête inclinée ou renversée en signe de soumission ou d'abandon, au corps dénudé ou aux jambes écartées en signe d'offrande, femmes allongées ou accroupies suggérant la fellation; voilà quelques-unes des postures qu'utilisent les publicitaires pour «ritualiser la subordination». De même, du détergent à l'ordinateur, en passant par les sous-vêtements, les femmes servent de présentoir à différents produits. En tels cas, les publicitaires n'hésitent pas à représenter le corps des femmes en images morcelées, où jambes, seins ou cuisses découpées ne font que renforcer l'idée des femmes comme objets sexuels. De fait, la publicité sexiste met en scène l'inégalité et elle enferme les femmes dans les carcans d'identité et de rôles sociaux préétablis et stéréotypés dans un cadre, nous dit Anne Dao, saturé de sexualité et récalcitrant au vieillissement, allant même souvent jusqu'à transformer «le corps féminin en corps de prostituée, mettant à l'épreuve la pudeur des femmes». Jour après jour, la publicité sexiste donne tout en spectacle et va même, dans certains cas, jusqu'à banaliser et à renforcer la violence machiste. De la séductrice consentante à la femme totalement passive en [début de la p. 23 du texte original] passant par la ménagère ou la femme d'affaires provocante, elle impose l'image de femmes dont la personnalité se limite presque toujours à leur pouvoir de séduction. Même lorsqu'elle met en scène des femmes actives, productives, sportives ou leaders, le message ou l'image demeure le même et laisse sous-entendre que cette nouvelle femme doit encore son succès à son apparence, au recours à un quelconque produit de beauté ou encore à ses capacités de séduction. Qui plus est, pour magnifier leur effet, l'esthétique de certains messages publicitaires rejoint celle de la pornographie, porno chic, il va sans dire, mais dont l'effet ne peut que pervertir les rapports fondamentaux de l'individu à son corps, au corps de l'autre et à la sexualité et induire des modèles de comportement au détriment des femmes. Alors que la publicité sexiste formate le corps des femmes en celui d'une mannequin fantasmée à la minceur excessive et refusant tout signe de vieillissement, le monde médical s'inquiète des ravages que les problèmes reliés à l'alimentation entraînent de plus en plus tôt chez des jeunes filles, «encore à l'âge de jouer à la marelle»: «L'anorexie frappe au primaire» titre Le Devoir du 18 février 2006. La publicité sexiste formate le corps des femmes en celui d'une mannequin fantasmée à la minceur excessive et refusant tout signe de vieillissement. L'impossibilité de correspondre à une telle image peut être source de honte, de culpabilité voire d'inhibition sexuelle pour les femmes et les adolescentes. Outre les conséquences tragiques susceptibles de résulter des troubles de comportement alimentaire et de régimes à répétition, un tel diktat peut générer une absence d'estime de soi, des comportements relationnels irrationnels et une conception irréaliste du sexe et de l'amour. Il est évident qu'une femme complexée est une proie facile pour les marchands de minceur et pour la toute puissante industrie de la beauté. En 2003, le magazine américain Teen rapportait que 35% des jeunes filles de 6 à 12 ans avaient déjà suivi au moins un régime et que 50 à 70% d'entre elles croyaient souffrir d'embonpoint alors que leur poids était tout à fait normal. Certes, ce n'est pas la publicité qui crée le problème, mais elle y contribue en relayant une image stéréotypée, chimérique et réductrice des femmes. Boycottez, manifestez, refusez! Que s'est-il passé, au Québec, pour qu'après une ou deux décennies de relative accalmie, la publicité sexiste et sexuelle prenne une ampleur aussi grande sans que cela ne soulève une grogne populaire? Pendant plusieurs années, le Québec a été cité en exemple en tant que société proactive dans sa lutte à la publicité sexiste. «Les publicitaires changeront s'ils sentent une pression des consommatrices», était le mot d'ordre de la vaste offensive lancée en 1979 par le Conseil du statut de la femme. De fait, les revendications du mouvement des femmes soutenues par l'action pionnière d'une Jeanne Maranda, fondatrice de MédiaAction, et reflétées sur la scène publique par l'attribution, au cours des années 1980, des prix Méritas et Déméritas avaient contribué à réduire de façon significative, sinon à éliminer, la diffusion de publicités sexistes. De toute évidence, cette vigilance a été abandonnée beaucoup trop tôt. La société québécoise a cru naïvement s'être débarrassée des schémas identitaires stéréotypés et sexistes. Or, aujourd'hui, un constat s'impose: la manipulation et l'hypersexualisation du corps des femmes, et particulièrement des jeunes femmes même prépubères, la surexploitation des stéréotypes de beauté féminine et l'insensibilité des publicitaires à la réalité plurielle et diversifiée des femmes n'ont jamais été aussi outrancières. En plus des actions concertées et collectives en cours, la résistance au quotidien est nécessaire. Les consommateurs et les consommatrices ont le pouvoir de changer les choses par leur comportement d'achat. Tous et toutes doivent d'emblée refuser le sexisme comme mode d'organisation des relations sociales et récuser tout message publicitaire qui constitue un espace pour exprimer et reproduire le sexisme. Boycottez, manifestez, refusez! pour reprendre le slogan du collectif étudiant français des Sciences potiches. Cibler les jeunes Louise Dionne Les jeunes sont dans la mire des publicitaires, d'une part, parce qu'ils ont de plus en plus d'argent de poche - les adolescents québécois dépenseraient plus d'un milliard$ par année -, d'autre part, et surtout, parce qu'ils sont des consommateurs en devenir. Selon l'American Psychological Association, plus de 12 milliards$ par année sont dépensés en publicité s'adressant aux enfants aux États-Unis. Les publicitaires les étudient, les catégorisent et développent différentes stratégies selon leurs sexes, leurs âges et leurs styles. Les jeunes sont classés par types: les hédonistes, les nihilistes, les matérialistes, les explorateurs, les conservateurs et les critiques. Les messages recourent à la psychologie et visent à imposer des liens entre l'estime de soi, la reconnaissance des pairs et les produits. Les tactiques classiques demeurent courantes tels le recours à l'image corporelle pour les filles - qui rejoint de plus en plus de garçons - et l'attitude rebelle et la force physique pour les garçons. Les messages sont développés en fonction de la clientèle ciblée. Tous les moyens sont bons pour les rejoindre: un langage spécifique tel que celui de la campagne Couche-tard pour leurs barbotines, avec des slogans comme «la sloche cause la coloration de la bouche», «la sloche gèle momentanément le cerveau», et des noms comme «goudron sauvage», «poussin frappé» et «winchire wacheur»; le placement de produit dans les films et les émissions ne s'adressant pas nécessairement à eux mais diffusées en début de soirée; les athlètes couverts des pieds à la tête de logos; le recours aux porte-parole tels que les humoristes; l'identification à la marque et la publicité présente dans tous les espaces publics. Cela ne suffit pas. D'autres tactiques sont utilisées pour rejoindre les adolescents - et souvent, par ricochet, les enfants de moins de 13 ans, contournant ainsi l'interdit de publicité. L'utilisation de la commandite est la plus fréquente. En échange du financement d'activités sportives et de loisirs, les entreprises obtiennent le droit d'afficher leur logo ou procèdent à la distribution gratuite de produits lors d'activités parascolaires. Une nouvelle tendance consiste à offrir des outils pédagogiques. Il y a quelques années, Danone a distribué des trousses de bricolage aux 4400 garderies du Québec. Elles incluaient des cahiers d'activités à remettre aux parents. La trousse ne comportait aucun logo toutefois les pots de yogourt, bien que non identifiés, étaient reconnaissables -, les cahiers d'activités, eux, relevaient davantage du catalogue publicitaire que de l'outil pédagogique. Pizza Hut a proposé aux élèves du primaire des cahiers pour les inciter à la lecture. Les cahiers comprenaient des récompenses: des coupons-rabais pour l'achat de produits dans leurs succursales. Pour créer des groupes, les publicitaires dressent des banques de données à partir de concours. De plus en plus de campagnes demandent aux jeunes de s'inscrire sur Internet pour obtenir des prix. Ainsi, les agences ont à leur disposition des listes de jeunes auxquels ils peuvent faire parvenir de la publicité. Des produits sont distribués auprès de ces jeunes qui sont encouragés à les recommander à leurs amis. Cette tactique appelé «marketing viral» s'inspire du principe du bouche-à-oreille, où il est fait appel à la confiance entre amis pour promouvoir un produit. Tout comme le cellulaire, Internet est aussi un espace publicitaire en plein développement. Des personnes payées s'insèrent dans les forums de discussion pour vanter un produit. Il existe aussi des forums portant sur des produits auxquels les jeunes sont invités à participer. Des secteurs sont toutefois sous surveillance. Des organismes dont la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants, le Centre pour la science dans l'intérêt public et le Réseau canadien pour la santé des femmes font le lien entre les problèmes d'obésité en croissance et les messages transmis dans les messages publicitaires. Ils font valoir que la publicité destinée aux enfants propose généralement des aliments dont la valeur nutritive est faible, ainsi que des produits tels que les jeux vidéo, les films et les émissions de télévision, qui sont toutes des formes sédentaires de jeu. Il n'y a cependant aucune volonté politique de légiférer et l'industrie fait des pieds et des mains pour maintenir le statu quo. Des lois sur mesure Les agences de publicité, sous couvert de la liberté d'expression, bénéficient d'une grande marge de manoeuvre. D'autant plus que peu de lois réglementent la publicité: la Loi sur la protection du consommateur (LPC) et la Loi fédérale sur la concurrence l'encadrent en interdisant la publicité trompeuse et les pratiques déloyales; de même que quelques lois et règlements concernant le tabac et d'autres produits interdits aux mineurs. Outre ces lois, ce sont plutôt les normes canadiennes de la publicité (NCP), soit les règles dont l'industrie publicitaire s'est dotée, qui posent des garde-fous aux publicitaires. Les articles de la Loi québécoise sur la protection du consommateur concernant les enfants sont les plus contraignants pour l'industrie, car la publicité qui s'adresse aux enfants y est interdite. Quelques exemptions sont accordées dans le cas de messages d'intérêt ou de spectacles. Toutefois, l'interdiction ne touche que les publicités diffusées par les médias québécois. Irwin Toy a tenté de faire valoir une atteinte à sa liberté d'expression, mais sans succès. La Cour suprême a jugé que cette limitation répondait à l'objectif de protéger les enfants contre des manipulations publicitaires. Kellogg's a contesté, pour sa part, la compétence provinciale en cette matière, mais là encore les juges ont tranché en faveur de la loi: la réglementation des publicités qui visent à promouvoir la vente de marchandises relève des provinces. À la suite de ces décisions, les entreprises ont cherché à éviter que d'autres autorités s'inspirent du modèle québécois. Depuis 1990, les entreprises canadiennes qui commercialisent des produits destinés aux enfants et qui en font la publicité auprès de ces derniers se sont regroupées afin de maintenir le statu quo et ont créé, en lien avec les NCP, le Code de la publicité radiotélévisée destinée aux enfants. Les NCP s'inscrivent dans une approche d'autorégulation par la création de 14 normes qui constituent le code de déontologie de l'industrie canadienne de la publicité. L'organisme évalue les plaintes et invite l'industrie à rectifier la publicité, voire à la retirer des ondes, le cas échéant. Il offre aussi un service de pré-autorisation, c'est-à-dire qu'il confirme, avant diffusion, que le message publicitaire est conforme aux normes. En 2005, seules 58 des 1271 plaintes déposées ont été retenues. La plupart des plaintes portent sur l'exactitude de l'information, les messages qui incitent à la violence et ceux dont le contenu est discriminatoire. Deux normes concernent les jeunes. L'une vise à interdire toute exploitation de la crédulité et de l'inexpérience des enfants; l'autre porte sur l'interdiction de rendre attrayant aux enfants un produit interdit aux mineurs. Les publicités destinées aux jeunes reçoivent peu de plaintes, car la plupart ont été pré-autorisées par les NCP. Certains médias dont Radio-Canada ne diffusent que les publicités qui ont reçu cette préautorisation. D'autres lois viennent limiter la publicité, dont la Loi sur l'instruction publique qui interdit toute sollicitation commerciale dans les établissements scolaires. Finalement, les conseils d'administration peuvent voter des règlements interdisant la publicité. L.D. Merci à Me Patricia Lefebvre et Me Marie-Hélène Beaulieu d'Option-consommateur pour leurs précieuses collaborations. [début de la p. 24 du texte original] Les mots au service de l'immuable La publicité et le fondamentalisme religieux ont en commun d'instrumentaliser le langage, pour contraindre l'existence à la passivité et au conformisme. Dans un cas, c'est au nom d'une volonté divine immuable et intransigeante; dans l'autre, en vue de reproduire la société de consommation. Dans le fondamentalisme, la Parole divine indiscutable impose un bâillon à la parole humaine. Ce qui est dit est dit. Il ne s'agit pas de comprendre, d'interpréter, de dialoguer, mais d'exécuter et d'obéir. Les mots ne constituent plus l'espace libre où les hommes et les femmes, en révolte contre le destin, se rassemblent pour édifier le monde qui leur soit commun dans la diversité de leurs regards. Le monde n'a d'autre signification que d'être le lieu de l'application, de l'exécution de la Loi. La pluralité des voix se tait. Le monde s'aplatit. La pub agit de même. Mais alors que le fondamentalisme le fait en niant la puissance innovatrice de la parole humaine, au nom d'une Parole divine désincarnée, la pub met en scène, au contraire, cette parole plurielle, créatrice, mais de telle sorte qu'elle la neutralise et convainc de son inanité. Elle est comme ce tyran qui expose, à la vue du peuple, le chef des séditieux, devenu loque humaine à la suite de longues tortures, et ce, pour assurer que celui-ci n'est rien, qu'il n'y a rien à craindre de lui et que le monde qu'il contestait reste inébranlable. Ainsi la pub pavane les mots évidés - le vrai est un moment du faux, disait Guy Debord. Ils peuvent tout dire et ne rien dire à la fois, signifier quelque chose et son contraire, parler d'amour, de bonté, de bonheur, et du même jet inciter à l'égoïsme et au mépris de l'autre. Ainsi le langage polysémique perd son pouvoir de dire le monde, de le subvertir; les mots ne participent plus à la réalité, ne la façonnent plus; ils n'ont qu'un sens, celui de vendre. Clichés, slogans, ils ne donnent plus à penser, ils ne permettent pas de comprendre ni d'agir. Ils deviennent un jeu puéril, sans consistance, au service d'une unique réalité, la dictature de ce qui est: le monde des marchandises, autant implacable que la volonté de Dieu dans le fondamentalisme. Les mots cessent d'être la chair du monde habité de sens, d'histoire, de mémoire, d'imaginaire, de rêve, pour n'être qu'une aguichante carcasse, une chair morte. Jean-Claude Ravet