Méthodologie du travail intellectuel Département de philosophie de l’UQAM Reconnaissance de procédés discursifs 1. Caractères généraux des procédés discursifs Lorsqu’elle produit du discours, la pensée agit ; elle accomplit des actes. Ce sont des actes de discours ou actes discursifs. Nous les nommons « procédés discursifs ». Procédé discursif Action accomplie par un auteur au moyen d'une unité de discours dont l’extension et la place dans un texte sont déterminées. On identifie un procédé discursif en se demandant ce que fait un auteur dans, et par, cette unité de discours. Notre objectif est d'analyser la structure fonctionnelle du discours et de produire une représentation détaillée 1) de l'ensemble des procédés discursifs qu'exécute la pensée au moyen de ce qu'elle dit; 2) des liens unissant ces procédés et ce, dans les deux dimensions de l'espace dans lequel le discours est construit: linéarité et profondeur. La dernière partie de la phrase précédente rappelle que nous nous intéresserons (1) à la concaténation de même (2) qu'à l'emboîtement des procédés discursifs. En temps et lieu, nous produirons donc des structures dont la forme générale est montrée dans la figure 3.1, où Pr1, Pr2, etc., sont des intervalles de texte dont l'unité est déterminée par un procédé discursif. Lorsque nous aurons produit notre analyse, nous pourrons donc saisir en un coup d'oeil tout ce qu'a fait l'auteure dans son texte au moyen de ce qu'elle y dit. Pr1 Pr1.1 Pr2 Pr1.2 Pr1.1.2 Pr2.1 Pr3 Pr2.2 Pr3.1 et ainsi de suite Figure 1. Forme générale que prendra la représentation de la structure fonctionnelle d’un discours: concaténation et emboîtement des procédés discursifs. 1.1 Une difficulté : La relation plusieurs-à-plusieurs entre les actions et les mouvements On reconnaît depuis longtemps en théorie de l'action qu'on fait généralement plusieurs actions à la fois; par exemple, un certain mouvement de mon corps peut à la fois: 1) ouvrir la fenêtre, 2) aérer la pièce, et 3) faire sortir la mouche. Nous devons nous attendre à ce qu’il en soit ainsi pour les actions accomplies au moyen du discours: en disant “Le temps est pourri”, on peut à la fois affirmer quelque chose, se plaindre et offrir une excuse. On peut accomplir plusieurs procédés discursifs par l'énonciation d'une unité de discours donnée (que ce soit une proposition ou une section de plusieurs paragraphes). En disant: “Tiens, tu as changé de coiffeur?", on peut, par exemple, à la fois poser une question, faire une constatation, taquiner l’interlocuteur (ironiser), exprimer de l’étonnement, faire un compliment, etc. Bien qu’il soit normal d’accomplir plusieurs procédés discursifs au moyen d’une certaine unité de discours (laquelle peut, éventuellement, être aussi petite qu’une unique proposition), il est non moins normal qu’un procédé discursif donné requière plusieurs unités de discours, par exemple l'énonciation de plusieurs propositions. Par exemple, je dis "Aline est une policière à l'emploi de la communauté urbaine. Et puisque les membres de ce corps policier sont bien payés, j'en conclus qu'elle fait un bon salaire." Par l'énonciation de cet ensemble de propositions, j'accomplis un procédé discursif: j'argumente (plus spécifiquement: je fais un raisonnement). L’organisation des procédés discursifs n’est rien d‘autre que ce qu’on appelle plus couramment la “démarche” de la pensée dans un texte, la “démarche” d’un auteur; et cette métaphore de la démarche est celle que l’on retrouve aussi dans les autres appellations qui évoquent le mouvement de la pensée, le cheminement de l’auteur, etc. 1.2 Une autre difficulté : La spécificité des niveaux de description La manière de désigner une action est plus ou moins spécifique. D’un étudiant qui fait, par écrit, un exercice de méthodologie on peut dire - qu’il travaille - qu’il étudie - qu’il applique la notion théorique NT (celle de niveau d’articulation, par exemple). Chacune de ces désignations peut être employée pour désigner la même action; mais la deuxième désignation est plus spécifique que la première; et la troisième plus spécifique que la deuxième. Il en est de même pour nos actions linguistiques (ou discursives). D’une personne qui utilise le discours, on peut bien dire - qu’elle parle (plutôt que de taire); - qu’elle dit “Le temps est pourri” plutôt que “Ma fille a deux ans”; - qu’elle décrit un état de choses (en disant que le temps est pourri; en disant que sa fille a deux ans). Ces désignations n’ont pas le même degré de spécificité. La deuxième est plus spécifique que la première; la troisième plus spécifique que la deuxième. D'une manière générale, 2 les actions que nous allons considérer comme des procédés discursifs sont celles qui correspondent au troisième type de désignation ci-dessus. Bien que parler (tout comme écrire) et dire que P soient, à strictement parler, des actions accomplies au moyen du discours, elles ne présentent aucun intérêt pour la personne qui interroge un texte du point de vue de l’organisation des actions discursives de l’auteur; en effet, “parler” et “dire que P” sont des actions que l’auteur accomplit sans cesse, du début à la fin du texte, de sorte qu’aucune structure pragmatique ne peut résulter de l’identification d’une telle action. Quant à la variation de P (variable qui peut prendre la valeur des diverses propositions telles que “Le temps est pourri” et “Ma fille a deux ans”) elle a de l’intérêt pour une autre sorte d’analyse: non plus l’analyse des actions mais celle des propositions d’un texte; nous en reparlerons lorsque nous traiterons d’analyse logique et que nous chercherons à identifier, pour un texte donné, l’organisation de ses propositions et de ses idées, plutôt que celle de ses actions. Il est aisé de reconnaître les noms de procédés discursifs: ce sont des noms d’actions. Pour désigner des actions, le français possède deux moyens distincts, chacun étant assortis de sa propre syntaxe: 1) soit le verbe d’action, employé absolument ou avec un complément, à l’infinitif si le sujet est sous-entendu, aux autres modes si le sujet est mentionné; 2) soit le substantif verbal dérivé du verbe d’action, employé absolument ou avec un complément de nom. Verbe d’action employé absolument employé avec un complément Forme impersonnelle: Introduire; décrire; recourir au métadiscours. Forme personnelle: vous introduisez; vous décrivez; vous recourez au métadiscours. Forme impersonnelle: Introduire telle partie, tel problème, telle description; écrire telle partie en métadiscours Décrire un événement. Forme personnelle: vous introduisez telle partie; vous donnez une introduction à; vous écrivez telle partie en métadiscours vous décrivez un événement. Substantif verbal dérivé du verbe d’action Introduction; description; recours au métadiscours. Introduction de telle partie, de tel problème, de telle description; écriture de telle partie en métadiscours. Description d’un événement. Tableau 1. Les formes syntaxiques servant à désigner des procédés discursifs. 3 2. Esquisse d’une typologie des procédés discursifs Avant de pouvoir construire des structures comme celle montrée dans la figure 3.1, nous devons développer notre habileté à reconnaître des procédés discursifs dans les textes, et, plus précisément, à associer des procédés à des intervalles de telle manière que l’intervalle soit justement celui qui exécute le procédé et que le procédé soit justement celui qui unifie cet intervalle. Puisqu'il existe, malheureusement, un nombre infini de procédés discursifs, il nous faut développer une manière d’en circonscrire l'ensemble. Pour ce faire, nous développerons une typologie qui nous permettra - d'apprécier la variété des procédés discursifs, et l'extension relative des diverses classes de procédés que nous parviendrons à distinguer; - d’introduire un ordre dans notre manière de concevoir la multitude des procédés discursifs, conception qui resterait autrement dans l’état de confusion où elle se trouve, de fait, initialement. (Le cadre conceptuel mentionné ici constitue le bénéfice proprement théorique de la typologie des procédés.) - d’élaborer une terminologie pour désigner avec efficacité, souplesse et précision, les procédés dont l’exécution peut être améliorée par des connaissances de type méthodologique. A. Procédés caractérisé par les changements de niveau de discours A.1 User du métadiscours vs user du discours-objet. Discours-objet Dans un texte à visée objective, portion du message explicite portant sur l'objet de la visée du discours (un état de choses, un événement, un phénomène, la pensée d'un autre auteur, etc.). On utilise le discours-objet lorsqu’on veut parler de l'objet sur lequel on entend fair porter une unité discursive. Métadiscours Dans un texte à visée objective, portion du message explicite portant sur le discours-objet du texte. On utilise le métadiscours lorsqu‘on veut parler du discours qu'on utilise (utilisera ou a utilisé) dans une unité discursive pour parler de l'objet sur lequel on entend faire porter cette unité. Une caractérisation plus fine du métadiscours distinguera le métadiscours orienté texte du métadiscours orienté langage: Métadiscours orienté langage: où l'auteure utilise le métadiscours pour expliciter le langage qu'elle utilise. Métadiscours orienté texte: où l'auteure utilise le métadiscours pour expliquer un aspect de son texte: 4 Exemples User • • • • du métadiscours orienté langage Expliquer le sens d'une expression qu'on introduit Définir des termes Avertir le lecteur d'une embûche lexicale (ex.: un mot ambigu ou portant à confusion) Convenir du sens d'un terme (établir une convention pour l'utilisation d'un terme dans un texte), etc. User du métadiscours orienté texte • Annoncer une subdivision thématique, • Mettre le lecteur en garde... o ...à propos d'un passage difficile ou mal traité par l'auteur, o ...à propos d'un passage où le sens commun fait défaut, o ...à propos d'un passage traitant d'une question controversée, etc. • Faire une transition, etc. User • • • • • • du discours-objet Décrire un objet (événement, etc.) Traiter d'un thème Argumenter une position Résumer un propos Développer un propos Commenter, etc. A.2 Recourir au discours d'autrui vs recourir au discours propre Discours propre Dans un texte à visée objective, portion du message explicite où un auteur parle en son nom propre. Discours d'autrui Dans un texte à visée objective, portion du message explicite où l'auteur rapporte les paroles (la pensée, le texte) d'un autre auteur. Exemples Recourir au discours d'autrui: • Identifier une objection formulée à l'encontre de sa position, • Appuyer sa position par celle d'un autre, • Contraster sa position avec celle d'un autre, • Illustrer une position adverse (ou simplement différente), • etc. Recourir au discours propre: • Réfuter une objection, • Argumenter, • Décrire • etc. A.3 Recourir au discours principal vs recourir au discours secondaire 5 Discours principal Dans un texte à visée objective, portion du message explicite où l'auteur exprime directement sa pensée Discours secondaire Dans un texte à visée objective, portion du message explicite où, pour quelque raison que ce soit, l'auteur complémente sa pensée au moyen d'unités discursives qui, strictement parlant, pourraient être éliminées. Exemples Recourir au discours secondaire: • Résumer un propos précédent, • Synthétiser un point à venir, • Expliciter un point difficile, • Redire en d'autres mots, • Illustrer une idée abstraite, • Commenter, • Replacer une idée dans un contexte plus large ou simplement différent, • Faire une digression, • Poser une question-commentaire (ou question rhétorique), etc. Recourir au discours principal: • Décrire un objet (etc.), • Traiter d'un thème, • Argumenter une position, • Donner de l'information, • Développer une position, etc. B. Procédés caractérisés par des types d'enchaînement entre des propositions B.1 Décrire Une auteure décrit des objets (événements, états de choses, etc.) afin de renseigner ses lecteurs au sujet des propriétés de ces objets (etc.). Si on ignore les questions de style, la description a essentiellement la forme suivante: 1) "Tel objet est comme ceci, puis comme cela, puis comme cela, puis comme cela, ..., et enfin il est comme cela.", ou 2) "Tels objets entretiennent telle relation, puis telle autre, ..., puis enfin telle relation", ou encore une combinaison des deux. B.2 Argumenter Une auteure argumente afin de convaincre ses lecteurs de la vérité d'une proposition. Si on oublie les questions de style, une argumentation a la forme suivante: "Ceci est vrai, puisque cela, cela, ..., et cela est vrai.", ou, à l'inverse "Ceci est vrai, ceci est vrai, ..., et ceci est vrai alors cela est vrai 6 B.3 Développer et Résumer Un auteur développe afin de détailler une ou quelques propositions qu'il vient d'introduire. Ce développement peut être composé de descriptions, d'arguments, de métadiscours, de discours d'autrui, de discours secondaire, etc. A l'inverse, un auteur résume afin de synthétiser en une ou quelques propositions le développement qu'il vient de ou entend produire. Un auteur peut développer de différentes manières: 1) Il pourra annoncer qu'il traitera d'une proposition. Cette proposition acquiert dès lors le statut pragmatique de "synthèse". Il pourra ensuite développer celleci en plus ou moins de détails (soit en argumentant, soit en décrivant, etc). Ce dernier ensemble de propositions acquiert dès lors le statut de "développement". Les propositions du développement sont articulées à la synthèse par une relation d'expansion; ou encore 2) Il pourra poser une question puis y répondre. La question servira alors à lancer le développement que sera la réponse à la question. Dans ce cas, le procédé "développement" est lui-même constitué de procédés distincts: Poser une question et Répondre à une question. Pour résumer, l'auteur condense en une ou quelques propositions le propos d'un développement en centrant son attention uniquement sur les propositions les plus importantes du développement ou en traitant du développement à un niveau de généralité plus grand. Les propositions de la synthèse sont liées à celle du développement par la relation de condensation Une synthèse peut se situer soit avant un développement, soit après. Dans le premier cas, elle annonce généralement ce dont il sera question dans le développement. Dans le second, elle résume ce dont il a été question dans le développement. On peut nommer la première forme de synthèse "synthèse prospective" et la seconde "synthèse rétrospective" 7