doter le judaïsme d'un fondement scientifique qui permette d'initier une
« sécularisation de l'existence juive »1. Les représentations de l'histoire
juive en Espagne constituent un très bon exemple de ces procédés qui
donnaient une place centrale à la vie de la culture ibéro-séfarade évoluant
entre intégration et exclusion, et en faisaient un modèle idéal de
l'émancipation et de l'accession à l'égalité sociale des Juifs en Allemagne2.
En se focalisant sur la figure de Spinoza, ses lecteurs juifs pouvaient élabo-
rer quantité de modèles d'identification qui tous pouvaient être interprétés
à partir de son origine séfarade. L'institutionnalisation de la pensée de Spi-
noza permet de mettre en place un paradigme scientifique qui a pour ses
lecteurs un double avantage : on échappe à la pression sociale liée aux
champs de tension que sont l'hostilité au judaïsme, les projets de civilisa-
tion et le modèle de l'assimilation, tout en répondant au besoin de main-
tien de l'indépendance juive.
Je voudrais ici illustrer cette réception spécifique de l'œuvre de Spi-
noza en prenant pour exemple le cas de deux scientifiques juifs du
XIXe siècle, Heinrich Graetz et Jacob Freudenthal. L'Histoire des Juifs
[Geschichte der Juden] de Graetz (1853-1876), et sa version abrégée, la
Volkstümliche Geschichte der Juden se proposent de bâtir une conscience juive
contemporaine qui soit fondée sur l'histoire juive. L'ouvrage était censé
permettre aux lecteurs de faire connaissance avec le judaïsme sur une
base historique, et de l'appréhender comme une communauté réelle, véri-
tablement juive3, dont le peuple « créateur d'une culture religieuse
durable » constituerait le centre4.
Chez Graetz, les Juifs séfarades sont les « princes des Juifs »5, et ils
jouent le rôle de « facteurs de civilisation pour l'Europe »6. Graetz voit
dans l'histoire des Juifs sur la péninsule Ibérique une symbiose productive,
en particulier sur le plan culturel, et il enchaîne sur l'aspiration des Juifs à
une terre d'asile juive, aspiration qui ne se résume pas à l'attente religieuse
du salut, mais est pensée concrètement, politiquement. Il observe par
exemple : « En participant activement à la vie du pays qu'ils aiment
comme on n'aime jamais qu'une patrie dont on a hérité, les habitants juifs
1.
Cf. Ismar Elbogen, « Wissenschaft des Judentums », in Jüdisches Lexikon, t. IV/2, 2e éd.,
Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 1461-1465. Ici, p. 1462.
2.
L'auteur prépare actuellement un projet sur la réception de la culture ibérique séfarade
dans le judaïsme allemand du XIXe siècle.
3.
Cf. Michael Graetz, Jüdische
Geschichtsschreibung hundert
Jahre nach Heinrich Graetz, Wiesbaden,
1992.
4.
Michael A. Meyer, «Jüdische Identität in den Jahrzehnten nach 1848 », in Deutsch-Jüdische
Geschichte
in der Neuzeit, t. 2, p. 326-355. Ici, p. 345.
5.
Heinrich Graetz,
Geschichte der
Juden, t. 9 : Von der
Verbannung der
Juden aus Spanien und Portu-
gal (1494) bis zur
dauernden
Ausiedlung der Marranen in Holland (1618), reprint éd. Leipzig, 1907, Ber-
lin, 1998, p. 2.
6. Margarete Schlüter, « Heinrich Gretzens "Konstruktion der jüdischen Geschichte"
—
Ein
Gegenentwurf zum Begriff einer "Wissenschaft des Judentums" », in
Frankfurter
Judaistische Beitrage,
24 (1997), p. 107-127.