L`œuvre et la vie de Spinoza comme paradigme scientifique et

Revue germanique internationale
17 | 2002
Références juives et identités scientifiques en
Allemagne
L’œuvre et la vie de Spinoza comme paradigme
scientifique et fondement d’une identité juive
sécularisée chez Heinrich Graetz et Jacob
Freudenthal
Carsten Schapkow
Traducteur : Laure Bemardi
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/897
DOI : 10.4000/rgi.897
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 janvier 2002
Pagination : 193-202
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Carsten Schapkow, « Lœuvre et la vie de Spinoza comme paradigme scientique et fondement d’une
identité juive sécularisée chez Heinrich Graetz et Jacob Freudenthal », Revue germanique internationale
[En ligne], 17 | 2002, mis en ligne le 21 juillet 2011, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://
rgi.revues.org/897 ; DOI : 10.4000/rgi.897
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L'œuvre et la vie de Spinoza
comme paradigme scientifique
et fondement d'une identité juive sécularisée
chez Heinrich Graetz et Jacob Freudenthal
CARSTEN SCHAPKOW
Baruch Spinoza passe pour l'un des penseurs hétérodoxes les plus
éminents de la modernité commençante. Cependant, son importance
déborde largement le cadre de cette époque. Le début de la réception de
Spinoza est caractérisé par le rejet de sa philosophie, que l'on considéra
comme un athéisme et qui valut à l'auteur d'être mis au ban de la com-
munauté juive avant même la parution de ses écrits. Spinoza s'en était
pris aux fondements établis de l'ordre de la tradition, et il avait suggéré
dans le Traité théologico-politique que l'État, s'il voulait se maintenir,
ne devait exercer aucun contrôle sur les pensées et les idées de ses
habitants.
L'image d'un Spinoza métaphore de la liberté philosophique de pensée
s'est
largement imposée dans le discours des spécialistes comme dans le
discours populaire. On a vu dans le postulat de Spinoza selon lequel on ne
peut philosopher sans liberté, la quintessence de la pensée indépendante et
de la conservation de soi qui caractérisent l'humanité. Pourtant, les diffé-
rentes lectures que l'on a faites de son œuvre échappent à ce catalogage
simpliste, et jouent notamment un rôle important dans la constitution de
l'identité des Juifs allemands1.
Au cours du
XIXe
siècle, on a vu se développer sous la dénomination
globale de
science
du
judaïsme
un grand nombre de modèles qui envisa-
geaient comment le judaïsme pourrait sortir de son isolement social et
culturel pour accéder à la « lumière de la science »2. L'enjeu était égale-
ment d'opposer à l'assimilation menaçante des Juifs un potentiel
créatif,
de
1.
Voir Carsten Schapkow, « Die Freiheit zu philosophieren », Jüdische Identität in
der
Moderne
im Spiegel der Rezeption Baruch de Spinozas in der
deutschsprachigen
Literatur, Bielefeld, 2001.
2.
Cf. Michael A. Meyer, Von Moses Mendelssohn zu Leopold Zunz. Jüdische Identität in Deutschland.
1749-1824, Munich, 1994, p. 201.
Revue germanique internationale, 17/2002, 193 à 202 7
doter le judaïsme d'un fondement scientifique qui permette d'initier une
« sécularisation de l'existence juive »1. Les représentations de l'histoire
juive en Espagne constituent un très bon exemple de ces procédés qui
donnaient une place centrale à la vie de la culture ibéro-séfarade évoluant
entre intégration et exclusion, et en faisaient un modèle idéal de
l'émancipation et de l'accession à l'égalité sociale des Juifs en Allemagne2.
En se focalisant sur la figure de Spinoza, ses lecteurs juifs pouvaient élabo-
rer quantité de modèles d'identification qui tous pouvaient être interprétés
à partir de son origine séfarade. L'institutionnalisation de la pensée de Spi-
noza permet de mettre en place un paradigme scientifique qui a pour ses
lecteurs un double avantage : on échappe à la pression sociale liée aux
champs de tension que sont l'hostilité au judaïsme, les projets de civilisa-
tion et le modèle de l'assimilation, tout en répondant au besoin de main-
tien de l'indépendance juive.
Je voudrais ici illustrer cette réception spécifique de l'œuvre de Spi-
noza en prenant pour exemple le cas de deux scientifiques juifs du
XIXe siècle, Heinrich Graetz et Jacob Freudenthal. L'Histoire des Juifs
[Geschichte der Juden] de Graetz (1853-1876), et sa version abrégée, la
Volkstümliche Geschichte der Juden se proposent de bâtir une conscience juive
contemporaine qui soit fondée sur l'histoire juive. L'ouvrage était censé
permettre aux lecteurs de faire connaissance avec le judaïsme sur une
base historique, et de l'appréhender comme une communauté réelle, véri-
tablement juive3, dont le peuple « créateur d'une culture religieuse
durable » constituerait le centre4.
Chez Graetz, les Juifs séfarades sont les « princes des Juifs »5, et ils
jouent le rôle de « facteurs de civilisation pour l'Europe »6. Graetz voit
dans l'histoire des Juifs sur la péninsule Ibérique une symbiose productive,
en particulier sur le plan culturel, et il enchaîne sur l'aspiration des Juifs à
une terre d'asile juive, aspiration qui ne se résume pas à l'attente religieuse
du salut, mais est pensée concrètement, politiquement. Il observe par
exemple : « En participant activement à la vie du pays qu'ils aiment
comme on n'aime jamais qu'une patrie dont on a hérité, les habitants juifs
1.
Cf. Ismar Elbogen, « Wissenschaft des Judentums », in Jüdisches Lexikon, t. IV/2, 2e éd.,
Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 1461-1465. Ici, p. 1462.
2.
L'auteur prépare actuellement un projet sur la réception de la culture ibérique séfarade
dans le judaïsme allemand du XIXe siècle.
3.
Cf. Michael Graetz, Jüdische
Geschichtsschreibung hundert
Jahre nach Heinrich Graetz, Wiesbaden,
1992.
4.
Michael A. Meyer, «Jüdische Identität in den Jahrzehnten nach 1848 », in Deutsch-Jüdische
Geschichte
in der Neuzeit, t. 2, p. 326-355. Ici, p. 345.
5.
Heinrich Graetz,
Geschichte der
Juden, t. 9 : Von der
Verbannung der
Juden aus Spanien und Portu-
gal (1494) bis zur
dauernden
Ausiedlung der Marranen in Holland (1618), reprint éd. Leipzig, 1907, Ber-
lin, 1998, p. 2.
6. Margarete Schlüter, « Heinrich Gretzens "Konstruktion der jüdischen Geschichte"
Ein
Gegenentwurf zum Begriff einer "Wissenschaft des Judentums" », in
Frankfurter
Judaistische Beitrage,
24 (1997), p. 107-127.
de cette heureuse péninsule ont contribué à sa grandeur et se sont inscrits
ainsi dans l'histoire universelle. »1
Après la perte de l'autonomie étatique en Palestine, Graetz fait de
l'Espagne un pays d'ancrage important pour
les
Juifs par le passé. Comme
ils pouvaient y vivre heureux, il leur fut possible de s'épanouir et d'aider
l'Espagne à occuper une place importante dans l'histoire universelle : « En
Espagne, après avoir été inactif et affaibli par son âge en Orient,
le
judaïsme
a retrouvé la fraîcheur de la jeunesse, et il a eu une influence productive sur
un large cercle. L'Espagne devait devenir un nouveau centre dans lequel
ceux qui se sont dispersés pourraient se réunir intellectuellement. »2 Parce
qu'ils ont été expulsés de leur pays et exposés aux souffrances de l'exil, les
Juifs,
séfarades ont même accédé à une dignité particulière. Graetz écrit :
C'est justement l'ampleur terrible du malheur qu'ils endurèrent qui éleva la cons-
cience
des Juifs
séfarades jusqu'à une hauteur qui touchait à l'arrogance. Pour être
touché si profondément, si durablement par la main de Dieu, pour souffrir à ce
point, il faut occuper une position spéciale, il faut être élu
;
cette pensée ou ce sen-
timent était présent de façon plus ou moins claire dans le cœur de tous les survi-
vants.
Ils considéraient leur expulsion de la péninsule pyrénéenne comme un troi-
sième exil et se considéraient eux-mêmes comme des favoris de Dieu qu'il avait
accablés aussi durement en raison même de son plus grand amour pour eux3.
Bien que n'ayant jamais profité de la « douceur d'une patrie »4, les
Juifs séfarades conservèrent leur dignité, et firent même de leur expérience
de l'altérité l'origine de leur supériorité sur les autres Juifs :
Ils avaient tout perdu, excepté leur grandezza espagnole, leur nature distinguée.
Quelque humiliés qu'ils puissent avoir été, ils ne perdirent pas leur fierté, et la
firent valoir partout où leurs pieds errants trouvaient à se poser. Ils en avaient
aussi en quelque sorte le droit (...), tant ils étaient supérieurs aux autres Juifs de
tous les pays par leur culture, leur attitude et aussi leur valeur interne qui
s'exprimait dans leur apparence extérieure et leur langage5.
Cette conception particulière de l'existence prédestine les Juifs séfara-
des à être des facteurs de civilisation, ils ont transmis la « langue espa-
gnole, la dignité espagnole et la noblesse espagnole » « en Afrique, dans la
Turquie européenne, la Syrie et la Palestine », et « où qu'ils soient précipi-
tés,
[ils] prirent soin de cet être espagnol avec un amour d'une intensité
telle qu'il
s'est
maintenu vivant parmi leurs descendants jusqu'au jour
d'aujourd'hui »6. Ce qui s'esquisses les modèles d'attribution culturelle-
ment établis, Graetz l'étend à la situation politique des Juifs sur la pénin-
1.
Cf. Heinrich Graetz,
Volkstümliche Geschichte der
Juden in
drei
Bänden, t. 2, 2e éd., Leipzig, s.d.,
p.
196-197. C'est cette version, plus courte et simplifiée, qui a été traduite en français : Histoire des
Juifs, trad. de l'allemand par M. Wogne et Moïse Bloch, Paris, 1882-1897.
2.
Ibid.
3.
Cf. Graetz,
Geschichte,
t. 9, p. 11-12.
4.
Ibid.,
p. 2.
5.
Ibid.,
p. 12.
6.
Ibid.
sule Ibérique.s l'époque du royaume wisigothique, soit bien avant tou-
tes les périodes qualifiées plus tard d'« âges d'or », il s'était trouvé de
nombreux guerriers juifs pour défendre les défilés aux pieds des Pyrénées,
et « leur courage guerrier leur valut une distinction particulière »1.
Sous la domination arabe, certains Juifs seraient devenus des « chefs de
tribus arabes » et des « instructeurs du peuple arabe »2. Ils auraient été
prédestinés à cette tâche par la grande culture propre au « peuple du
Livre », et auraient fait fonction d'intermédiaires entre la majorité des
arabes analphabètes et leurs dirigeants3. Dans le cas des Pays-Bas, cette
perspective de médiation
s'est
maintenue et joue un rôle important dans
tous les aspects qui entrent en jeu quand il
s'agit
d'établir un paradigme
scientifique en adoptant la grille de lecture d'une histoire séfarade, ce que
l'on peut résumer en ces termes : « Les instructeurs de l'Europe enfoncée
dans la barbarie »4 étaient les Juifs séfarades. Pour Graetz, l'existence des
Juifs à Amsterdam est une forme particulière d'identité juive dans laquelle
les Juifs ayant traversé l'Inquisition et dépassé le stade de l'identité mar-
rane ont pu renouer avec leurs racines juives. Graetz voit dans la « Jérusa-
lem hollandaise » « la première émergence vacillante d'un jour nouveau
après les ténèbres nocturnes »5. L'évolution d'Amsterdam entre 1620
et 1660 est caractérisée par les activités des « agitateurs »6 marranes, qui
trouvent leur apogée dans la figure de Spinoza. Graetz esquisse un portrait
des « membres semi-catholiques de la communauté »7 qui joue un rôle
important dans sa perception de Spinoza, comme on le voit aussi dans la
situation géographique d'Amsterdam, définie comme « Venise nordique »
et « nouvelle, grande Jérusalem »8.
La fonction modélisatrice de la figure de Spinoza repose, selon
Graetz, sur l'association des principes talmudiques avec les axiomes
mathématiquement fondés sur la philosophie de Descartes. Graetz recon-
naît Spinoza comme un scientifique doué d'une « architectonique des
enchaînements d'idées qu'aurait pu lui envier Aristote »9. Contrairement
à Menasseh ben Israël qui s'inscrit dans une perspective messianique,
Spinoza a adopté une optique scientifique, et ne semble pas avoir été
influencé par Sabbatai Zwi. Graetz reprend la métaphore qu'utilise Her-
der dans les
Gespräche
über
Gott :
« Il semblait un orage, assourdissant et
destructeur, mais aussi purificateur et rafraîchissant. »10 Spinoza aurait
1.
Graetz,
Geschickte,
t. 9, p. 199.
2.
Ibid.,
p. 203.
3.
Ibid.,
p. 208.
4.
Graetz,
Geschichte
des Juden, t. 10 : Von der
dauernden
Ansiedlung der Marranen in Holland
(1618) bis zum Beginn
der Mendelssohnschen
Zeit (1750), reprint éd. Leipzig, 1897, Berlin, 1998, p. 1.
5.
Ibid., p. 1-2.
6. Ibid., p. 114-154.
7.
Graetz,
Geschichte,
t. 9, p. 523.
8. Graetz,
Geschichte,
t. 10, p. 2.
9.
Ibid.,
p. 166.
10.
Ibid.,
p. 155.
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