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tence est comme tissée avec la leur, les approu-
vent d'avoir, par-dessus tout, voulu sauver leur
dignité:
Que sont donc ces hommes, ces femmes sovié-
_ tiques qui ont l'héroïsme des êtres tout simples,
des gens du commun quand ils sont habités par
une certitude qui les dépasse ? Pierre Pachet
s'en est allé à Moscou pour le savoir. Son
témoignage n'a pas seulement valeur de docti-
ment, criant de vérité. C'est un livre, une
oeuvre. On y perçoit sa présence, discrète et sen-
sible, en même temps qu'on y rencontre avec lui
ceux vers lesquels il est parti à la découverte.
De ces quatre êtres, aux destins parallèles, de
la vie dans les camps, ou à Moscou et à Kiev,
vous Saurez tout ce qu'on peut savoir. Sous la
croûte des apparences officielles vous discerne-
rez un peu de la réalité soviétique._ Plus que
dans un gros livre de théorie, é éSt ici, au fil
d'existences singulières, exemplaires dans la
banalité des épreuves quotidiennes, des tracasse-
ries, de l'arbitraire, de la brutalité dissimulée
PHILOSOPHIE
La
faute
Spinoza
Montesquieu, Rousseau,
Voltaire: tous les champions
-
des Lumières l'ont lu !
Baruch Spinoza
Un dangereux libre-penseur
MI En France, l'érudition n'a pas, bonne
réputation.
Le mot sent la poussière, l'os, le bibliothèque
qu'un jour terne rancit. Anatole Fiance et Mar-
cel Proust ont fixé sous les traits de Monsieur
d'Astarac ou de Saniette la caricature de petits
hommes recrus de références et d'ennui, que les
autres, effrayés et condescendants, tiennent jus-
tement à distance. Et pourtant, comme le savent
mieux les écrivains allemands ou italiens — lisez
Thomas Mann, lisez Umberto Eco ! l'érudi-
tion n'est pas nécessairement la prothèse disgra-
cieuse de scolastiques élimées mais aussi le résul-
tat allègre d'un instinct vivace et puissant, la
curiosité„auquel les- enfants - s'adonnent_avant
sous le légalisme des règlements, que cette
société vous livrera un peu de son secret, vous
laissant entrevoir des bribes de sa dure vérité
pratique.
Sr vous aimez les Russes et la Russie, vous
aurei mal. Il le faut. Vous devez crier, vous
aussi, mêler vôtre voix à toutes celles que ce
livre; va susciter, mobiliser pour que l'écho en
vienne jusque sur la place Rouge, là où s'est
déroulée l'impeccable, l'implacable machinerie
des Obsèques de celui qui n'est plus le Petit Père
des Peuples mais le grand Patron de la
Nomenklatura —, ballet, tiré au cordeau, de
soldats mécaniques et .de bureaucrates en com-
plet,I, seule la foule des simples gens ne figurant
pas au programme. S'il existe, derrière les mûrs
du Kremlin, comme certains le disent, une
oreille humaine, qu'elle
ecoute,
qu'elle entende
l'apPel venu du ccein, le cri de tous ceux, par le
monde, que blesse l'injuStice. Le moment est
venu maintenant. Libérez Fiodorov et
Mourjenko ! JEAN-PIERRE VERNANT
les adultes. Le goût forcené du détail, l'effort de
redéploiement des particularités n'est pas inévi-
tablement le bâillon de la vie mais aussi l'art de
ressitsciter les choses abolies ét de réveiller les
bibliothèques en bois dormant. C'est pourquoi il
n'est pas de grand livré français d'histoire des
idées qui ne soit tourmenté par cette question
que ; nous est-il arrivé, pour que nous nous
tenions si éloignés dés docteurs Faustus ? Telle
était hier la préoccupation de Taine, de Renan,
de Paul Hazard. Tel est aujourd'hui le souci de
Paul Vernières, dont l'ouvrage fondamental,
« Spinoza et la Pensée française avant la Révo-
lutiOn », reparaît actuellement (1).
Paul Vernières part
.
d'une •idée féconde et
paradoxale :• le destin français du spinozisme ne
fut 1:)à.s celui d'une réception mais celui d'une
relégation. Làccueil fait à la philosophie du
republicain hollandais ne fut pas celui d'une
influence bien vernie mais d'une :résistance
opposée. Au lieu de nier ce «
malentendu dura-
ble »,
Paul Vernières en fait un point d'appui,
un moyen d'investigation et promène le spino-
zisme comme une lampe-torche sur ce que nous
avons pensé.
La
critique ou
la
piété
Tout commence par une irruption, Le Grand
Condé, l'un des derniers libertins français, vou-
lut, à la tête des armées de Hollande, rencontrer
celui qu'un pamphlet avait dénoncé comme un
dangereux libre penseur. La seule nouvelle de
son, caprice suffit à répandre en France Sur tou-
tes les lèvres le nom de Spinoza, la veille ignoré.
Quelques curieux se jettent sur le « Traité des
autorités théologiques et politiques ». Ils liront
bientôt « l'Ethique » mais ignoreront encore
prèS d'un siècle et demi le « Traité politique ».
Les premiers lecteurs sont, des doctes. En 1670,
dans le cercle des correspondants de l'Académie
des. Sciences, qui réunit Christian Huyghens et
Leibniz, Spinoza fait son chemin jusqu'aux
deux frères Perrault, Charles et Claude. Leibniz,
dont la perspicacité suffisait à deviner l'hima-
laya soudainement dressé devant la réflexion, ne
cesSe de recommander : «
A lire et à critiquer de
toute urgence. »
_
Tout continue par une opposition. La pre-
mière offensive est celle des théologiens protes-
tants et 'catholiques. Elle ne se réduit pas,
comme on le croit trop volontiers, au reflet des
(1)
P.U.F., 776 pages, 220
P.
conclu,sions de l'exégèse de l'Ecriture pratiquée
par Spinoza, selon lesquelles Moïse n'est pas
l'auteur du Pentateuque, les prophètes n'ont pas
écrit leurs livres. L'application de la philologie
aux textes sacrés se Pratiquait depuis la Renais-
sance, l'idée d'rine •rédaction des livres Saints
postérieure
.
à l'action qu'ils rapportent se trou-
vait déjà dans Hobbes. Non, le scandale provo-
qué par Spinoza vient de l'alternative qu'il pose
entre la critique et, les scolastiques, de-la sépara-
tion tranchée qu'il établit entre la raison et la
foi, de l'acharnement qu'il rnet à 0humilier tous
les précédés propres à .1a religion, prophétie,
cérémonieS, miracles. 'Airssi, malgré Richard
Simon, qui tente d'accueillir en lanuançant et
en Papprofôndissant la lecture spinoziste du
texte sacré; Bossuet et tous les théologiens auto-
risés, s'estimant sommés de choisir entre la criti-
que 'et la piété, préfèrent renoncer à la critique.
Une telle attitude aura pour conséquence
d'affaiblir la place dévolue à la recherche éru-
dite dans le catholicisme français. «
On n'avait
pas voulu de la science religieuse
«
libre et grave
— a dit Renan
on eut la bouffonnerie,
l'incrédulité railleuse et superficielle. Le succès
de Voltaire vengera Richard Simon. »
Tout se poursuit par des ruminations. Vien-
nent les philosophés, les étoiles de la république
des Lettres, Bayle, Boulaiflvilliers ,Montesuieu,
Diderot, Voltaire, Roirsseau. Pas un qui, à sa
manière, n'ait été un lecteur assidu et choqué,
par un qui n'ait assimilé et subverti le spino-
zisme. Lé fil qui 'rattache les hommes des
Lumières au philosophe juif n'est pas seulement
d'émanciper la raison de la superstition mais de
rendre la politique indépendante de la théologie:
Boulainvilliers, l'introducteur du spinozisme à
l'usage des philosophes, est fasciné par l'idée
d'une
laïcisation absolue de la politique.
Effets pervers
Aussi la leçon la plus forte de l'investigation
de Paul Vernières est de mettre -en évidence que
le spinozisme a provoqué deux «-
effets pervers »
dans la pensée française. Le premier a été de
contribuer à là défaite de l'érudition classique.
L'intreduction du spinozisme én:
-
France a tran-
ché le lien pratiqué par les congrégations érudi-
tes, les bénédictins, les bollandistes, entre la
science et la religion. Des catastrophes, des
effondrements s'annonçaient : rendre difficile,
voire impossible, la place du parti des Lumières
dans l'Eglise. Le second — l'auteur note avec
justesse que Rousseau en fut
-
exempt, lui qui
Maintenait l'idée d'une morale-indispensable' à
la politique — a été de casser l'union du théolo-
gique et du politique qui est la càractéristique de
la déctrine classique. En laïcisant à outrance la
politique, la philosophie française du xvirp
de Oubliait que le philosophe „hollandais avait
fait dé l'Etat 'des Hébreux le modèle d'une poli-
tique meilleure différente des empires antiques
et
médiévaux.
Des obscurcissements et des
déplacemense-préparaient : oublier la place de
la théologie;Aans la politique;
-
refouler spi.
noziste du développement politique. Ainsi, face
à Spinoza, théologiens et philosophes français se
sont montrés
différemment
mais uniment mal à
l'aise. Venue trop tôt ou trop tard, sa philoso-
phie a plus détruit et dévasté que construit el
conforté.
Pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire
culturelle du xvine siècle, la réédition du liVre de
Paul Vernières est un événement. Puisse-t-il,
maintenant qu'il est de nouveau disponible,
redonner à ceux qui aiment la pensée française
le goût de l'étude,
-
que l'étrange infiltration du
spinozisme a, chez nous, si longtemps tari...
BLANDINE BARRET-KRIEGEL
102
Samedi 11 décembre 1982