Suite de la page 101 tence est comme tissée avec la leur, les approuvent d'avoir, par-dessus tout, voulu sauver leur dignité: Que sont donc ces hommes, ces femmes sovié_ tiques qui ont l'héroïsme des êtres tout simples, des gens du commun quand ils sont habités par une certitude qui les dépasse ? Pierre Pachet s'en est allé à Moscou pour le savoir. Son témoignage n'a pas seulement valeur de doctiment, criant de vérité. C'est un livre, une oeuvre. On y perçoit sa présence, discrète et sensible, en même temps qu'on y rencontre avec lui ceux vers lesquels il est parti à la découverte. De ces quatre êtres, aux destins parallèles, de la vie dans les camps, ou à Moscou et à Kiev, vous Saurez tout ce qu'on peut savoir. Sous la croûte des apparences officielles vous discernerez un peu de la réalité soviétique._ Plus que dans un gros livre de théorie, é éSt ici, au fil d'existences singulières, exemplaires dans la banalité des épreuves quotidiennes, des tracasseries, de l'arbitraire, de la brutalité dissimulée sous le légalisme des règlements, que cette société vous livrera un peu de son secret, vous laissant entrevoir des bribes de sa dure vérité pratique. Sr vous aimez les Russes et la Russie, vous aurei mal. Il le faut. Vous devez crier, vous aussi, mêler vôtre voix à toutes celles que ce livre; va susciter, mobiliser pour que l'écho en vienne jusque sur la place Rouge, là où s'est déroulée l'impeccable, l'implacable machinerie des Obsèques de celui qui n'est plus le Petit Père des Peuples mais le grand Patron de la Nomenklatura —, ballet, tiré au cordeau, de soldats mécaniques et .de bureaucrates en complet,I, seule la foule des simples gens ne figurant pas au programme. S'il existe, derrière les mûrs du Kremlin, comme certains le disent, une oreille humaine, qu'elle ecoute, qu'elle entende l'apPel venu du ccein, le cri de tous ceux, par le monde, que blesse l'injuStice. Le moment est venu maintenant. Libérez Fiodorov et Mourjenko ! JEAN-PIERRE VERNANT conclu,sions de l'exégèse de l'Ecriture pratiquée par Spinoza, selon lesquelles Moïse n'est pas l'auteur du Pentateuque, les prophètes n'ont pas écrit leurs livres. L'application de la philologie aux textes sacrés se Pratiquait depuis la Renaissance, l'idée d'rine •rédaction des livres Saints postérieure à l'action qu'ils rapportent se trouvait déjà dans Hobbes. Non, le scandale provoqué par Spinoza vient de l'alternative qu'il pose entre la critique et, les scolastiques, de-la séparation tranchée qu'il établit entre la raison et la foi, de l'acharnement qu'il rnet à 0humilier tous les précédés propres à .1a religion, prophétie, cérémonieS, miracles. 'Airssi, malgré Richard Simon, qui tente d'accueillir en lanuançant et en Papprofôndissant la lecture spinoziste du texte sacré; Bossuet et tous les théologiens autorisés, s'estimant sommés de choisir entre la critique 'et la piété, préfèrent renoncer à la critique. Une telle attitude aura pour conséquence d'affaiblir la place dévolue à la recherche érudite dans le catholicisme français. « On n'avait . pas voulu de la science religieuse libre et grave — a dit Renan on eut la bouffonnerie, l'incrédulité railleuse et superficielle. Le succès de Voltaire vengera Richard Simon. » « PHILOSOPHIE La faute Spinoza Montesquieu, Rousseau, Voltaire: tous les champions des Lumières l'ont lu ! - les adultes. Le goût forcené du détail, l'effort de redéploiement des particularités n'est pas inévitablement le bâillon de la vie mais aussi l'art de ressitsciter les choses abolies ét de réveiller les bibliothèques en bois dormant. C'est pourquoi il n'est pas de grand livré français d'histoire des idées qui ne soit tourmenté par cette question que ; nous est-il arrivé, pour que nous nous tenions si éloignés dés docteurs Faustus ? Telle était hier la préoccupation de Taine, de Renan, de Paul Hazard. Tel est aujourd'hui le souci de Paul Vernières, dont l'ouvrage fondamental, « Spinoza et la Pensée française avant la RévolutiOn », reparaît actuellement (1). Paul Vernières part d'une •idée féconde et paradoxale :• le destin français du spinozisme ne fut 1:)à.s celui d'une réception mais celui d'une relégation. Làccueil fait à la philosophie du republicain hollandais ne fut pas celui d'une influence bien vernie mais d'une :résistance opposée. Au lieu de nier ce « malentendu durable », Paul Vernières en fait un point d'appui, un moyen d'investigation et promène le spinozisme comme une lampe-torche sur ce que nous avons pensé. . La critique ou la piété Baruch Spinoza Un dangereux libre-penseur MI En France, l'érudition n'a pas, bonne réputation. Le mot sent la poussière, l'os, le bibliothèque qu'un jour terne rancit. Anatole Fiance et Marcel Proust ont fixé sous les traits de Monsieur d'Astarac ou de Saniette la caricature de petits hommes recrus de références et d'ennui, que les autres, effrayés et condescendants, tiennent justement à distance. Et pourtant, comme le savent mieux les écrivains allemands ou italiens — lisez Thomas Mann, lisez Umberto Eco ! l'érudition n'est pas nécessairement la prothèse disgracieuse de scolastiques élimées mais aussi le résultat allègre d'un instinct vivace et puissant, la curiosité„auquel les- enfants - s'adonnent_avant 102 Samedi 11 décembre 1982 Tout commence par une irruption, Le Grand Condé, l'un des derniers libertins français, voulut, à la tête des armées de Hollande, rencontrer celui qu'un pamphlet avait dénoncé comme un dangereux libre penseur. La seule nouvelle de son, caprice suffit à répandre en France Sur toutes les lèvres le nom de Spinoza, la veille ignoré. Quelques curieux se jettent sur le « Traité des autorités théologiques et politiques ». Ils liront bientôt « l'Ethique » mais ignoreront encore prèS d'un siècle et demi le « Traité politique ». Les premiers lecteurs sont, des doctes. En 1670, dans le cercle des correspondants de l'Académie des. Sciences, qui réunit Christian Huyghens et Leibniz, Spinoza fait son chemin jusqu'aux deux frères Perrault, Charles et Claude. Leibniz, dont la perspicacité suffisait à deviner l'himalaya soudainement dressé devant la réflexion, ne cesSe de recommander : « A lire et à critiquer de toute urgence. » _ Tout continue par une opposition. La première offensive est celle des théologiens protestants et 'catholiques. Elle ne se réduit pas, comme on le croit trop volontiers, au reflet des (1) P.U.F., 776 pages, 220 P. Tout se poursuit par des ruminations. Viennent les philosophés, les étoiles de la république des Lettres, Bayle, Boulaiflvilliers ,Montesuieu, Diderot, Voltaire, Roirsseau. Pas un qui, à sa manière, n'ait été un lecteur assidu et choqué, par un qui n'ait assimilé et subverti le spinozisme. Lé fil qui 'rattache les hommes des Lumières au philosophe juif n'est pas seulement d'émanciper la raison de la superstition mais de rendre la politique indépendante de la théologie: Boulainvilliers, l'introducteur du spinozisme à l'usage des philosophes, est fasciné par l'idée d'une laïcisation absolue de la politique. Effets pervers Aussi la leçon la plus forte de l'investigation de Paul Vernières est de mettre -en évidence que le spinozisme a provoqué deux «- effets pervers » dans la pensée française. Le premier a été de contribuer à là défaite de l'érudition classique. L'intreduction du spinozisme én: France a tranché le lien pratiqué par les congrégations érudites, les bénédictins, les bollandistes, entre la science et la religion. Des catastrophes, des effondrements s'annonçaient : rendre difficile, voire impossible, la place du parti des Lumières dans l'Eglise. Le second — l'auteur note avec justesse que Rousseau en fut exempt, lui qui Maintenait l'idée d'une morale-indispensable' à la politique — a été de casser l'union du théologique et du politique qui est la càractéristique de la déctrine classique. En laïcisant à outrance la politique, la philosophie française du xvirp de Oubliait que le philosophe „hollandais avait fait dé l'Etat 'des Hébreux le modèle d'une politique meilleure différente des empires antiques et médiévaux. Des obscurcissements et des déplacemense-préparaient : oublier la place de la théologie;Aans la politique; refouler spi. noziste du développement politique. Ainsi, face à Spinoza, théologiens et philosophes français se sont montrés différemment mais uniment mal à l'aise. Venue trop tôt ou trop tard, sa philosophie a plus détruit et dévasté que construit el conforté. Pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire culturelle du xvine siècle, la réédition du liVre de Paul Vernières est un événement. Puisse-t-il, maintenant qu'il est de nouveau disponible, redonner à ceux qui aiment la pensée française le goût de l'étude, que l'étrange infiltration du spinozisme a, chez nous, si longtemps tari... - - - - BLANDINE BARRET-KRIEGEL