Le grand âge pose-t-il des questions éthiques spécifiques

LE GRAND ÂGE POSE-T-IL DES
QUESTIONS ÉTHIQUES SPÉCIFIQUES ?
Elie Zogheib, Sadek Beloucif
Pôle d’Anesthésie-Réanimation, CHU Amiens, avenue René Laënnec,
80054 AMIENS CEDEX
INTRODUCTION
Qu’est-ce que le grand âge ? Les spécificités médicales du grand âge ont-elles
une influence directe sur la prise en charge ? Une différence spécifique existe-t-
elle et si oui est-elle de nature éthique ou simplement de nature médicale ? Nous
sommes bien avec cette question à l’interface entre des considérations médicales
et philosophiques touchant à la compétence, à l’autonomie, à la dignité, à la liberté,
au devoir (ou au droit) à agir pour autrui. Plus simplement, on pourrait imaginer
que les soins en gériatrie peuvent comporter des spécificités éthiques comme
les problèmes d’autonomie, de consentement, de compétence, de traitements
devenus vains, ou la question de la mort choisie. Mais indépendamment de ces
questionnements, il serait tout à fait injuste de considérer qu’une personne âgée
soit, en tant que telle, exclue de soins coûteux ou d’une ressource rare sous le
prétexte fallacieux que ces vieux « ont déjà vécu » [1].
En 2001, une enquête d’Edouard Ferrand et al. parue dans le Lancet sur les
décisions de limitation ou d’arrêt de thérapeutiques actives en réanimation [2]
recensait les raisons données par les médecins. Parmi celles-ci, l’âge des
patients était cité pour 34 % des médecins, avec une incidence assez forte en
comparaison au caractère devenu « vain » des traitements (69 % des cas), et
la qualité de vie, future (56 % des cas) ou passée (27 % des cas). Deux ans
plus tard, un article original incluant les mêmes auteurs principaux [3] comparait
les différences de perceptions de ces procédures de limitation ou retrait des
thérapeutiques entre médecins et soignants. A la question de savoir quel était
le critère majeur utilisé pour poser une telle décision, le caractère « vain » des
thérapeutiques était encore prédominant (72 % des médecins), suivi du critère
« qualité de vie » (la somme d’une mauvaise qualité de vie passée et à venir
atteignant 19 %), tandis que l’âge en tant que tel ne représentait plus que 0,8 %
des réponses des médecins et 3 % des réponses des soignants. On pourrait
interpréter ces résultats en imaginant que l’importante médiatisation liée à la
première publication a pu entraîner une certaine prise de conscience face à la
prise en compte du critère de l’âge des patients. La constatation initiale que
l’âge soit considéré comme un élément pertinent d’arrêt ou de limitation des
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traitements dans près d’un tiers des cas n’est-elle pas excessive, signe d’une
sorte de discrimination « anti-vieux » ? Si tel est le cas, on pourrait émettre
l’hypothèse que le fait de mettre ce point en lumière a induit une prise de
conscience amoindrissant notablement ce critère deux ans plus tard.
1. UNE QUESTION D’ACTUALITÉ CROISSANTE
Une personne est habituellement définie comme « âgée » pour un âge
supérieur à 65 ans, mais la tendance actuelle dans les études médicales ou
sociologiques, est maintenant d’utiliser ce critère pour un âge supérieur à 75
ans devant l’amélioration des conditions médicales des âges « physiologiques ».
Une personne qui était considérée comme un « vieux retraité de 68 ans » en
1975 est devenue, 30 ans plus tard, un « senior actif »… Selon des données
de l’Organisation Mondiale de la Santé, 600 millions de personnes qui avaient
plus de 65 ans vivaient dans le monde en 2000, avec une extrapolation pour
l’avenir évaluée à plus de 1,5 milliard de personnes pour l’année 2050, ce qui
représentera alors 15 % de la population mondiale. Si l’on considère notre pays,
pris comme modèle de pays développé et à système de santé efficient, selon
le bilan démographique de l’INSEE, nous aurons, en 2010, plus de personnes
de plus de 60 ans que de personnes de moins de 20 ans. En 2025, les plus
de 60 ans représenteront 25 % de la population française ; les plus de 50 ans
représentant alors 40 % de la population.
A côté de ces différentes prévisions purement démographiques, nous savons
que l’amélioration de la prise en charge médicale des personnes modifie la défi-
nition du grand âge. Celle-ci n’existe plus en tant que nombre d’années, mais
devient synonyme de fragilité et de vulnérabilité. L’augmentation quantitative
des personnes âgées de plus de 65 ans fait poser la question de l’amélioration
qualitative de l’espérance de vie des personnes. Ainsi, on comprend que l’on ne
doit pas considérer seulement l’âge en tant que tel, mais les éventuelles incapa-
cités liées au vieillissement, incapacités physiques mais aussi psychiques, liées
à l’isolement, la solitude, la dépendance financière, la dépression, la maladie et
le handicap, dont témoigne malheureusement le taux de suicide des personnes
âgées. La prise en compte des personnes ne peut donc se limiter à des considé-
rations médicales purement « techniques » et doit inclure la situation globale de
la personne. Une telle approche rejoint la définition de la santé selon l’OMS, non
modifiée depuis 1946, qui s’inscrit au-delà du bien-être physique. Selon cette
définition, la santé « est un état de complet bien-être physique, mental et social,
et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
2. LES PERSONNES ÂGÉES SONT-ELLES DIFFÉRENTES ?
Le médecin doit donc avoir une approche globale de la santé physique,
mentale et sociale de son patient. Il doit également lutter contre toute forme de
discrimination, le Code International d’Ethique Médicale de l’Association Médicale
Mondiale citant en premier les discriminations liées à l’âge en stipulant : « je
ne permettrai pas que des considérations d’âge, de maladie ou d’infirmité, de
croyance, d’origine ethnique, de sexe, de nationalité, d’affiliation politique, de
race, d’inclinaison sexuelle, de statut social ou tout autre critère s’interposent
entre mon devoir et mon patient » [4].
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Dans quelle mesure, les sujets âgés sont-ils « différents » ou possèdent-ils
« certaines spécificités » par rapport à l’ensemble des patients ? Les principes
éthiques cardinaux valables pour tout patient sont :
la bienfaisance (ou obligation de faire le bien), qui s’étend à l’obligation de juger
des bénéfices et des risques d’une action ;
la non malfaisance, c’est-à-dire de ne pas causer de mal intentionnellement,
base du principe hippocratique de « primum non nocere » ;
le respect pour l’autonomie, imposant de respecter et garantir l’indépendance
du patient d’influences extérieures, en promouvant la compréhension des
termes et implications des choix proposés, et sa capacité d’agir (c’est-à-dire
sa compétence) ;
et la justice distributive, ce qui impose une attitude juste, honnête, et équitable
envers le patient ou les différents acteurs du possible conflit éthique.
Ce dernier point pourrait trouver une correspondance par rapport à la néces-
saire équité de notre pratique médicale. Si nous devons, par justice, être attentif
au fait « qu’une vie vaut une vie », nous pouvons/devons parfois traiter différem-
ment des individus différents. Mais cette attention médicale particulière, par le
degré de « discrimination positive » qu’elle implique parfois, tente d’atténuer la
vulnérabilité des plus faibles ou soulager les plus démunis par rapport au reste
de la population. Cette notion d’équité « verticale » atténuant ou corrigeant une
inégalité, complète la classique notion d’équité « horizontale ». Cette dernière
représente la justice distributive, au nom de laquelle le médecin doit traiter de
la même manière des cas identiques, seuls des cas légitimement différents
devant être traités différemment [5].
Pour tous les patients, les hôpitaux se doivent de respecter la « charte du
patient hospitalisé » (annexée à la circulaire ministérielle n° 95-22 du 6 mai 1995
et actualisée conformément à la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002) et dont une
version simplifiée est maintenant affichée dans les établissements de santé
(Tableau I). Sous l’impulsion de la Fondation Nationale de gérontologie, fonda-
tion reconnue d’utilité publique, une « charte de la personne âgée hospitalisée »
est également mise en place dans certains établissements (Tableau II). Selon
cette fondation, « lorsqu’il sera admis par tous que les personnes âgées dépen-
dantes ont droit au respect absolu de leurs libertés d’adulte et de leur dignité
d’être humain, cette charte sera appliquée dans son esprit ». En comparant les
deux textes, si tant est qu’une personne âgée hospitalisée doit de fait pouvoir
bénéficier des obligations réglementaires énoncées dans la charte du patient
hospitalisé, on note que les éléments purement médicaux énoncés dans la charte
de la personne âgée sont bien présents dans la circulaire ministérielle. Les
spécificités, par contre pourraient être essentiellement d’ordre organisationnel
ou social, encore que la circulaire ne fait pas l’impasse sur ces éléments. Les
problèmes éthiques, qui concernent tous les médecins, concernent également
tous les patients, et ce quel que soit leur âge [6].
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Tableau I
La charte de la personne hospitalisée - Principes généraux
(annexée à la circulaire ministérielle n° 95-22 du 6 mai 1995 et actualisée
conformément à la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002) Actualisée en Avril 2006,
disponible sur http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/
1 Toute personne est libre de choisir l’éta-
blissement de santé qui la prendra en
charge, dans la limite des possibilités
de chaque établissement. Le service
public hospitalier est accessible à tous,
en particulier aux personnes démunies
et, en cas d’urgence, aux personnes
sans couverture sociale. Il est adapté
aux personnes handicapées.
7. La personne hospitalisée peut, sauf
exceptions prévues par la loi, quitter à tout
moment l’établissement après avoir été
informée des risques éventuels auxquels
elle s’expose.
2 Les établissements de santé garan-
tissent la qualité de l’accueil, des
traitements et des soins. Ils sont
attentifs au soulagement de la douleur
et mettent tout en oeuvre pour assurer
à chacun une vie digne, avec une atten-
tion particulière à la fin de vie.
8. La personne hospitalisée est traitée avec
égards. Ses croyances sont respectées.
Son intimité est préservée ainsi que sa
tranquillité.
3. L’information donnée au patient doit
être accessible et loyale. La personne
hospitalisée participe aux choix théra-
peutiques qui la concernent. Elle peut
se faire assister par une personne de
confiance qu’elle choisit librement.
9. Le respect de la vie privée est garanti à
toute personne ainsi que la confidentialité
des informations personnelles, admi-
nistratives, médicales et sociales qui la
concernent.
4. Un acte médical ne peut être pratiqué
qu’avec le consentement libre et
éclairé du patient. Celui-ci a le droit de
refuser tout traitement. Toute personne
majeure peut exprimer ses souhaits
quant à sa fin de vie dans des directives
anticipées.
10.La personne hospitalisée (ou ses repré-
sentants légaux) bénéficie d’un accès
direct aux informations de santé la con-
cernant. Sous certaines conditions, ses
ayants droit en cas de décès bénéficient
de ce même droit.
5. Un consentement spécifique est prévu,
notamment, pour les personnes partici-
pant à une recherche biomédicale, pour
le don et l’utilisation des éléments et
produits du corps humain et pour les
actes de dépistage.
11. La personne hospitalisée peut exprimer
des observations sur les soins et sur
l’accueil qu’elle a reçus. Dans chaque éta-
blissement, une commission des relations
avec les usagers et de la qualité de la prise
en charge veille, notamment, au respect
des droits des usagers. Toute personne
dispose du droit d’être entendue par un
responsable de l’établissement pour expri-
mer ses griefs et de demander réparation
des préjudices qu’elle estimerait avoir
subis, dans le cadre d’une procédure de
règlement amiable des litiges et/ou devant
les tribunaux.
6 Une personne à qui il est proposé de
participer à une recherche biomédicale
est informée, notamment, sur les béné-
fices attendus et les risques prévisibles.
Son accord est donné par écrit. Son
refus n’aura pas de conséquence sur
la qualité des soins qu’elle recevra.
Anesthésie du grand vieillard 51
Tableau 2
La charte de la personne âgée hospitalisée
(ou Charte des Droits et Libertés de la Personne Agée dépendante, Fondation
Nationale de gérontologie - 1996)
1. Choix de vie. Toute personne
âgée dépendante garde la liberté de
choisir son mode de vie.
8. Préserver l’autonomie et
prévenir. La prévention de la
dépendance est une nécessité pour
l’individu qui vieillit.
2. Domicile et environnement.
Le lieu de vie de la personne âgée
dépendante, domicile personnel ou
établissement, doit être choisi par elle
et adapté à ses besoins.
9. Droits aux soins. Toute per-
sonne âgée dépendante doit avoir,
comme tout autre personne, accès
aux soins qui lui sont utiles.
3. Une vie sociale malgré les
handicaps. Toute personne âgée
dépendante doit conserver la liberté
de communiquer, de se déplacer et de
participer à la vie de la société.
10. Qualification des interve-
nants. Les soins que requiert une
personne âgée dépendante doivent
être dispensés par des intervenants
formés, en nombre suffisant.
4. Présence et rôle des proches.
Le maintien des relations familiales et
des réseaux amicaux est indispensable
aux personnes âgées dépendantes.
11. Respect de la fin de vie.
Soins et assistance doivent être pro-
curés à la personne âgée en fin de
vie et à sa famille.
5. Patrimoine et revenus. Toute
personne âgée dépendante doit
pouvoir garder la maîtrise de son patri-
moine et de ses revenus disponibles.
12. La recherche : une priorité
et un devoir. La recherche multi-
disciplinaire sur le vieillissement et la
dépendance est une priorité.
6. Valorisation de l’activité.
Toute personne âgée dépendante
doit être encouragée à conserver des
activités
13. Exercice des droits et
protection juridique de la per-
sonne. Toute personne en situation
de dépendance devrait voir protégés
non seulement ses biens mais aussi
sa personne.
7. Liberté de conscience et
pratique religieuse. Toute per-
sonne âgée dépendante doit pouvoir
participer aux activités religieuses ou
philosophiques de son choix.
14. L’information, meilleur
moyen de lutte contre l’exclu-
sion. L’ensemble de la population
doit être informé des difficultés
qu’éprouvent les personnes âgées
dépendantes.
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