Le grand âge pose-t-il des questions éthiques spécifiques

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LE GRAND ÂGE POSE-T-IL DES
QUESTIONS ÉTHIQUES SPÉCIFIQUES ?
Elie Zogheib, Sadek Beloucif
Pôle d’Anesthésie-Réanimation, CHU Amiens, avenue René Laënnec,
80054 AMIENS CEDEX
INTRODUCTION
Qu’est-ce que le grand âge ? Les spécificités médicales du grand âge ont-elles
une influence directe sur la prise en charge ? Une différence spécifique existe-telle et si oui est-elle de nature éthique ou simplement de nature médicale ? Nous
sommes bien avec cette question à l’interface entre des considérations médicales
et philosophiques touchant à la compétence, à l’autonomie, à la dignité, à la liberté,
au devoir (ou au droit) à agir pour autrui. Plus simplement, on pourrait imaginer
que les soins en gériatrie peuvent comporter des spécificités éthiques comme
les problèmes d’autonomie, de consentement, de compétence, de traitements
devenus vains, ou la question de la mort choisie. Mais indépendamment de ces
questionnements, il serait tout à fait injuste de considérer qu’une personne âgée
soit, en tant que telle, exclue de soins coûteux ou d’une ressource rare sous le
prétexte fallacieux que ces vieux « ont déjà vécu » [1].
En 2001, une enquête d’Edouard Ferrand et al. parue dans le Lancet sur les
décisions de limitation ou d’arrêt de thérapeutiques actives en réanimation [2]
recensait les raisons données par les médecins. Parmi celles-ci, l’âge des
patients était cité pour 34 % des médecins, avec une incidence assez forte en
comparaison au caractère devenu « vain » des traitements (69 % des cas), et
la qualité de vie, future (56 % des cas) ou passée (27 % des cas). Deux ans
plus tard, un article original incluant les mêmes auteurs principaux [3] comparait
les différences de perceptions de ces procédures de limitation ou retrait des
thérapeutiques entre médecins et soignants. A la question de savoir quel était
le critère majeur utilisé pour poser une telle décision, le caractère « vain » des
thérapeutiques était encore prédominant (72 % des médecins), suivi du critère
« qualité de vie » (la somme d’une mauvaise qualité de vie passée et à venir
atteignant 19 %), tandis que l’âge en tant que tel ne représentait plus que 0,8 %
des réponses des médecins et 3 % des réponses des soignants. On pourrait
interpréter ces résultats en imaginant que l’importante médiatisation liée à la
première publication a pu entraîner une certaine prise de conscience face à la
prise en compte du critère de l’âge des patients. La constatation initiale que
l’âge soit considéré comme un élément pertinent d’arrêt ou de limitation des
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traitements dans près d’un tiers des cas n’est-elle pas excessive, signe d’une
sorte de discrimination « anti-vieux » ? Si tel est le cas, on pourrait émettre
l’hypothèse que le fait de mettre ce point en lumière a induit une prise de
conscience amoindrissant notablement ce critère deux ans plus tard.
1. UNE QUESTION D’ACTUALITÉ CROISSANTE
Une personne est habituellement définie comme « âgée » pour un âge
supérieur à 65 ans, mais la tendance actuelle dans les études médicales ou
sociologiques, est maintenant d’utiliser ce critère pour un âge supérieur à 75
ans devant l’amélioration des conditions médicales des âges « physiologiques ».
Une personne qui était considérée comme un « vieux retraité de 68 ans » en
1975 est devenue, 30 ans plus tard, un « senior actif »… Selon des données
de l’Organisation Mondiale de la Santé, 600 millions de personnes qui avaient
plus de 65 ans vivaient dans le monde en 2000, avec une extrapolation pour
l’avenir évaluée à plus de 1,5 milliard de personnes pour l’année 2050, ce qui
représentera alors 15 % de la population mondiale. Si l’on considère notre pays,
pris comme modèle de pays développé et à système de santé efficient, selon
le bilan démographique de l’INSEE, nous aurons, en 2010, plus de personnes
de plus de 60 ans que de personnes de moins de 20 ans. En 2025, les plus
de 60 ans représenteront 25 % de la population française ; les plus de 50 ans
représentant alors 40 % de la population.
A côté de ces différentes prévisions purement démographiques, nous savons
que l’amélioration de la prise en charge médicale des personnes modifie la définition du grand âge. Celle-ci n’existe plus en tant que nombre d’années, mais
devient synonyme de fragilité et de vulnérabilité. L’augmentation quantitative
des personnes âgées de plus de 65 ans fait poser la question de l’amélioration
qualitative de l’espérance de vie des personnes. Ainsi, on comprend que l’on ne
doit pas considérer seulement l’âge en tant que tel, mais les éventuelles incapacités liées au vieillissement, incapacités physiques mais aussi psychiques, liées
à l’isolement, la solitude, la dépendance financière, la dépression, la maladie et
le handicap, dont témoigne malheureusement le taux de suicide des personnes
âgées. La prise en compte des personnes ne peut donc se limiter à des considérations médicales purement « techniques » et doit inclure la situation globale de
la personne. Une telle approche rejoint la définition de la santé selon l’OMS, non
modifiée depuis 1946, qui s’inscrit au-delà du bien-être physique. Selon cette
définition, la santé « est un état de complet bien-être physique, mental et social,
et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
2. LES PERSONNES ÂGÉES SONT-ELLES DIFFÉRENTES ?
Le médecin doit donc avoir une approche globale de la santé physique,
mentale et sociale de son patient. Il doit également lutter contre toute forme de
discrimination, le Code International d’Ethique Médicale de l’Association Médicale
Mondiale citant en premier les discriminations liées à l’âge en stipulant : « je
ne permettrai pas que des considérations d’âge, de maladie ou d’infirmité, de
croyance, d’origine ethnique, de sexe, de nationalité, d’affiliation politique, de
race, d’inclinaison sexuelle, de statut social ou tout autre critère s’interposent
entre mon devoir et mon patient » [4].
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Dans quelle mesure, les sujets âgés sont-ils « différents » ou possèdent-ils
« certaines spécificités » par rapport à l’ensemble des patients ? Les principes
éthiques cardinaux valables pour tout patient sont :
• la bienfaisance (ou obligation de faire le bien), qui s’étend à l’obligation de juger
des bénéfices et des risques d’une action ;
• la non malfaisance, c’est-à-dire de ne pas causer de mal intentionnellement,
base du principe hippocratique de « primum non nocere » ;
• le respect pour l’autonomie, imposant de respecter et garantir l’indépendance
du patient d’influences extérieures, en promouvant la compréhension des
termes et implications des choix proposés, et sa capacité d’agir (c’est-à-dire
sa compétence) ;
• et la justice distributive, ce qui impose une attitude juste, honnête, et équitable
envers le patient ou les différents acteurs du possible conflit éthique.
Ce dernier point pourrait trouver une correspondance par rapport à la nécessaire équité de notre pratique médicale. Si nous devons, par justice, être attentif
au fait « qu’une vie vaut une vie », nous pouvons/devons parfois traiter différemment des individus différents. Mais cette attention médicale particulière, par le
degré de « discrimination positive » qu’elle implique parfois, tente d’atténuer la
vulnérabilité des plus faibles ou soulager les plus démunis par rapport au reste
de la population. Cette notion d’équité « verticale » atténuant ou corrigeant une
inégalité, complète la classique notion d’équité « horizontale ». Cette dernière
représente la justice distributive, au nom de laquelle le médecin doit traiter de
la même manière des cas identiques, seuls des cas légitimement différents
devant être traités différemment [5].
Pour tous les patients, les hôpitaux se doivent de respecter la « charte du
patient hospitalisé » (annexée à la circulaire ministérielle n° 95-22 du 6 mai 1995
et actualisée conformément à la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002) et dont une
version simplifiée est maintenant affichée dans les établissements de santé
(Tableau I). Sous l’impulsion de la Fondation Nationale de gérontologie, fondation reconnue d’utilité publique, une « charte de la personne âgée hospitalisée »
est également mise en place dans certains établissements (Tableau II). Selon
cette fondation, « lorsqu’il sera admis par tous que les personnes âgées dépendantes ont droit au respect absolu de leurs libertés d’adulte et de leur dignité
d’être humain, cette charte sera appliquée dans son esprit ». En comparant les
deux textes, si tant est qu’une personne âgée hospitalisée doit de fait pouvoir
bénéficier des obligations réglementaires énoncées dans la charte du patient
hospitalisé, on note que les éléments purement médicaux énoncés dans la charte
de la personne âgée sont bien présents dans la circulaire ministérielle. Les
spécificités, par contre pourraient être essentiellement d’ordre organisationnel
ou social, encore que la circulaire ne fait pas l’impasse sur ces éléments. Les
problèmes éthiques, qui concernent tous les médecins, concernent également
tous les patients, et ce quel que soit leur âge [6].
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MAPAR 2006
Tableau I
La charte de la personne hospitalisée - Principes généraux
(annexée à la circulaire ministérielle n° 95-22 du 6 mai 1995 et actualisée
conformément à la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002) Actualisée en Avril 2006,
disponible sur http://www.sante.gouv.fr/htm/dossiers/
1 Toute personne est libre de choisir l’éta- 7. La personne hospitalisée peut, sauf
blissement de santé qui la prendra en
exceptions prévues par la loi, quitter à tout
charge, dans la limite des possibilités
moment l’établissement après avoir été
de chaque établissement. Le service
informée des risques éventuels auxquels
public hospitalier est accessible à tous,
elle s’expose.
en particulier aux personnes démunies
et, en cas d’urgence, aux personnes
sans couverture sociale. Il est adapté
aux personnes handicapées.
2 Les établissements de santé garan- 8. La personne hospitalisée est traitée avec
tissent la qualité de l’accueil, des
égards. Ses croyances sont respectées.
traitements et des soins. Ils sont
Son intimité est préservée ainsi que sa
attentifs au soulagement de la douleur
tranquillité.
et mettent tout en oeuvre pour assurer
à chacun une vie digne, avec une attention particulière à la fin de vie.
3. L’information donnée au patient doit 9. Le respect de la vie privée est garanti à
être accessible et loyale. La personne
toute personne ainsi que la confidentialité
hospitalisée participe aux choix thérades informations personnelles, admipeutiques qui la concernent. Elle peut
nistratives, médicales et sociales qui la
se faire assister par une personne de
concernent.
confiance qu’elle choisit librement.
4. Un acte médical ne peut être pratiqué 10.La personne hospitalisée (ou ses repréqu’avec le consentement libre et
sentants légaux) bénéficie d’un accès
éclairé du patient. Celui-ci a le droit de
direct aux informations de santé la conrefuser tout traitement. Toute personne
cernant. Sous certaines conditions, ses
majeure peut exprimer ses souhaits
ayants droit en cas de décès bénéficient
quant à sa fin de vie dans des directives
de ce même droit.
anticipées.
5. Un consentement spécifique est prévu, 11. La personne hospitalisée peut exprimer
notamment, pour les personnes particides observations sur les soins et sur
pant à une recherche biomédicale, pour
l’accueil qu’elle a reçus. Dans chaque étale don et l’utilisation des éléments et
blissement, une commission des relations
produits du corps humain et pour les
avec les usagers et de la qualité de la prise
actes de dépistage.
en charge veille, notamment, au respect
des droits des usagers. Toute personne
dispose du droit d’être entendue par un
responsable de l’établissement pour exprimer ses griefs et de demander réparation
des préjudices qu’elle estimerait avoir
subis, dans le cadre d’une procédure de
règlement amiable des litiges et/ou devant
les tribunaux.
6 Une personne à qui il est proposé de
participer à une recherche biomédicale
est informée, notamment, sur les bénéfices attendus et les risques prévisibles.
Son accord est donné par écrit. Son
refus n’aura pas de conséquence sur
la qualité des soins qu’elle recevra.
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Tableau 2
La charte de la personne âgée hospitalisée
(ou Charte des Droits et Libertés de la Personne Agée dépendante, Fondation
Nationale de gérontologie - 1996)
1. Choix de vie. Toute personne
âgée dépendante garde la liberté de
choisir son mode de vie.
8. Préserver l’autonomie et
prévenir. La prévention de la
dépendance est une nécessité pour
l’individu qui vieillit.
2. Domicile et environnement.
Le lieu de vie de la personne âgée
dépendante, domicile personnel ou
établissement, doit être choisi par elle
et adapté à ses besoins.
9. Droits aux soins. Toute personne âgée dépendante doit avoir,
comme tout autre personne, accès
aux soins qui lui sont utiles.
3. Une vie sociale malgré les
handicaps. Toute personne âgée
dépendante doit conserver la liberté
de communiquer, de se déplacer et de
participer à la vie de la société.
10. Qualification des intervenants. Les soins que requiert une
personne âgée dépendante doivent
être dispensés par des intervenants
formés, en nombre suffisant.
4. Présence et rôle des proches.
Le maintien des relations familiales et
des réseaux amicaux est indispensable
aux personnes âgées dépendantes.
11. Respect de la fin de vie.
Soins et assistance doivent être procurés à la personne âgée en fin de
vie et à sa famille.
5. Patrimoine et revenus. Toute
personne âgée dépendante doit
pouvoir garder la maîtrise de son patrimoine et de ses revenus disponibles.
12. La recherche : une priorité
et un devoir. La recherche multidisciplinaire sur le vieillissement et la
dépendance est une priorité.
6. Valorisation de l’activité.
Toute personne âgée dépendante
doit être encouragée à conserver des
activités
13. Exercice des droits et
protection juridique de la personne. Toute personne en situation
de dépendance devrait voir protégés
non seulement ses biens mais aussi
sa personne.
7. Liberté de conscience et
pratique religieuse. Toute personne âgée dépendante doit pouvoir
participer aux activités religieuses ou
philosophiques de son choix.
14. L’information, meilleur
moyen de lutte contre l’exclusion. L’ensemble de la population
doit être informé des difficultés
qu’éprouvent les personnes âgées
dépendantes.
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MAPAR 2006
3. NOTRE REGARD EST-IL DIFFÉRENT ?
Sur un plan général, les services de santé doivent pouvoir soigner les patients
de manière efficace (être bienfaisant), en minimisant au maximum les détresses, l’anxiété, la douleur (ne pas être malfaisant), tout en préservant la dignité,
l’autonomie des personnes et la justice distributive. De telles considérations,
qui sont bien évidemment valables pour tous, devraient être, si l’on considère
une quelconque spécificité de la personne âgée, l’objet d’une attention encore
plus grande du personnel de soins.
Au delà de l’apparente façade de « groupe homogène », il convient de considérer les personnes âgées comme des individus uniques [7]. L’attention que
doivent porter les soignants vis-à-vis des personnes âgées, vulnérables parmi
les plus vulnérables est d’une importance majeure. Cette fragilité impose une
attitude de douceur et de gentillesse toute particulière. Un article didactique
faisant le point après le rapport par la presse de comportements abusifs cite
ainsi certains commentaires négatifs des proches de personnes âgées lors de
leur séjour hospitalier : « pourquoi l’avoir laissé tremper dans ses excréments et
son urine ? », « j’ai été choqué par l’attitude hautaine du personnel soignant »,
« il me semblait que la dignité de ma mère n’existait pas à leurs yeux » [7]...
En contrepoint, certains commentaires tout à fait positifs et pleins d’humanité
étaient également rapportés dans ce même travail (« mon médecin était excellent, il est venu le samedi faire une opération chirurgicale qui avait été annulée le
vendredi », « le service était d’une propreté remarquable, l’équipe attentionnée
et attentive », « les docteurs et le chirurgien qui a fait cette opération l’ont bien
entouré et ont pris du temps pour expliquer les détails de l’intervention » [7].
Mais l’impression de malaise demeure face à des comportements outranciers, à
la limite de l’abus, qui peuvent malheureusement exister avec une sorte d’autojustification de ce qu’il faut bien appeler une méchanceté.
Il est bien sûr toujours possible de multiplier les commentaires d’éléments
négatifs ou positifs, mais l’essentiel de l’effort à porter semble bien être par
rapport au point de vue du soignant lui-même. Le risque est de voir des attitudes et comportements inappropriés se traduire très vite vis-à-vis des personnes
les plus âgées par une perte de considération, de non-respect de leur dignité,
avec des prises de décisions parfois délétères. De fait, de multiples données
suggèrent qu’une proportion considérable de professionnels de santé ont des
points de vue relativement pessimistes vis-à-vis des personnes âgées, cet a priori
pouvant avoir une traduction médicale directe [7]. Pourtant, en ce qui concerne
par exemple le cas de la ressuscitation de l’arrêt cardiaque [8], si la présence de
co-morbidités tels antécédents de cancer, de sepsis, d’insuffisance rénale, de
traumatisme, sont impliqués dans les mauvais résultats après réanimation de
l’arrêt cardiaque [9], l’âge en tant que tel n’est pas le seul caractère prédictif ni
de l’efficacité de la survie [10], ni de la décision d’instituer la réanimation de cet
arrêt cardiaque [11]. Les données médicales rejoignent ainsi les considérations
éthiques de ne pas considérer les personnes âgées comme une sorte de groupe
homogène et indistinct, mais plutôt de considérer chaque individu comme une
personne unique.
Le fait de pouvoir bénéficier lors de ses études d’un stage en gériatrie
modifie également l’attention et la vision que les soignants et médecins ont
des personnes âgées [7]. Ainsi, au Royaume-Uni, un tel parcours professionnel
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d’éducation est rendu quasiment obligatoire pour tous les professionnels de santé
(infirmières et médecins), et pas simplement aux personnes qui travailleront en
gériatrie [12]. En France, une volonté similaire d’amélioration des moyens médicaux et de formation universitaire est récemment réaffirmée [13]. On peut ainsi
raisonnablement penser que les personnes ayant pu bénéficier d’une formation
spécifique en milieu gériatrique seront non seulement bien mieux armées pour
traiter les personnes âgées mais aussi bien plus sensibles aux questions les
touchant, comme celles du respect de leur dignité et de leur autonomie.
4. QUELQUES SITUATIONS PARTICULIÈRES EN RÉANIMATION OU
EN ANESTHÉSIE
Dans le cas d’une personne âgée, la question de la réanimation renvoie
presque inévitablement à celle de la fin de la vie. Dans la logique de la fin de
la vie, existe-t-il une spécificité particulière de la situation âgée par rapport à la
fin de vie ? La récente loi Léonetti concerne le droit des patients et la fin de vie
et non pas les droits des patients en fin de vie, les situations de limitation ou
d’arrêt des traitements chez des patients qui ne sont pas en fin de vie sont évoqués. Cependant, il est évident que les personnes d’âge avancé sont bien plus
proches de la fin que du début de leur vie ! Deux détresses particulières sont
cependant d’acuité accrue chez la personne âgée : la sensation d’un abandon
thérapeutique, et le risque de se voir imposer une obstination thérapeutique.
Comme l’indique le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) dans un rapport sur le vieillissement [14], la première de ces attitudes, l’abandon, fait courir
le risque de « renoncer à traiter même les maladies curables dont la guérison
est susceptible d’améliorer la qualité de vie. Cette attitude négative peut certes
conduire à des fins prématurées, mais plus encore à l’aggravation de la pénibilité de la fin de vie ». Il doit donc avoir de notre part, compte tenu de la fragilité
même des personnes, une attention toute particulière à pouvoir maintenir les
personnes dans une réalité médicale qui puisse reculer au maximum le moment
de la dépendance ou de l’institutionnalisation.
L’acharnement thérapeutique, deuxième face de la mauvaise pièce qu’est
l’abandon thérapeutique, était tout autant condamné. S’il devrait disparaître au
profit de logiques de soins palliatifs et d’accompagnement, la juste mesure d’une
prise en compte éthique impose une parfaite expertise médicale de situations
polypathologiques souvent difficiles, délicates et pour lesquelles la difficulté
des stratégies de prise en compte thérapeutiques est encore trop souvent
insuffisamment reconnue. Ce n’est qu’après une phase complète et sérieuse
d’évaluation médicale avec ses bénéfices attendus et ses fardeaux possibles
qu’une éventuelle alternative thérapeutique pourra être envisagée, afin d’éviter
les risques d’une « froideur » trop « automatique ». Comme le rappelle le texte
du CCNE [14], « Si le « refus de soin » doit être respecté, il convient d’être conscient que la solitude, un climat d’accueil trop impersonnel ou trop rude - bien
éloigné des exigences aujourd’hui reconnues de l’accueil et de l’environnement
en milieu gérontologique - peut lui aussi conduire à l’expression d’un refus de
soin-suicide ».
Nous avons vu plus haut l’obligation morale, éthique et déontologique du
médecin à toujours se comporter de manière équitable et juste vis-à-vis de son
patient, quel que soit son âge ou telle ou telle caractéristique. La question du
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MAPAR 2006
refus de traitements peut également être envisagée tant du point de vue du
médecin (considérant que la situation médicale rend tel ou tel traitement inutile
ou « devenu vain »), que du point de vue du patient. Elle est dans ce cas le
plus souvent le fait d’un patient qui a peur d’une médecine déshumanisée qui le
transformerait en un simple objet, sans le considérer en tant que personne. Dans
ce cadre, avant de considérer le refus mis en avant par le patient, le médecin
doit analyser de manière approfondie cette expression de refus de traitement
par le patient. S’agit-il d’un trouble de la compréhension ou de l’appréciation par
le malade ? Existe-t-il un trouble du raisonnement ? ou s’agit-il de l’expression
d’une attitude d’opposition aux personnes des soignants?
C’est bien parce que la médecine est devenue de plus en plus scientifique
que le médecin doit intégrer plus de doutes qu’auparavant et apprendre à mieux
considérer le point de vue du patient et maîtriser les nouvelles formes de consentement qu’il lui demande [15]. Ces considérations montrent le nécessaire
partage d’attentions qui doit caractériser les relations entre soignants et soignés,
ce d’autant que la vulnérabilité du patient est plus grande. En étudiant les situations de refus de traitements, le CCNE a ainsi « mis en miroir » l’impératif de
bienveillance pour le patient avec le respect de son autonomie. Il recommandait
ainsi au médecin de ne pas profiter de la situation de vulnérabilité du patient pour
lui imposer un traitement qu’il aurait refusé. Il s’agit proprement de « respecter
cette personne vulnérable en l’informant de façon telle qu’elle comprenne les
enjeux sans chantage ni indifférence. On ne peut vouloir faire toujours le bien
d’une personne contre son gré au nom d’une solidarité humaine et d’une obligation d’assistance à personne en péril », même si l’on peut aussi « accepter
de passer outre un refus de traitement dans des situations exceptionnelles tout
en gardant une attitude de modestie et d’humilité susceptible d’atténuer les
tensions et de conduire au dialogue » [15].
Chez les personnes âgées plus que chez tout autre, la conscience de la
possibilité d’une dégradation psycho-intellectuelle est également une caractéristique essentielle renforçant la crainte de la perte d’autonomie. Là encore, le
soignant doit connaître le risque pour lui qu’entraîne la constatation de cette
épreuve chez l’autre. A l’occasion de l’observatoire de la douleur le Dr Régis
Aubry a bien montré que la démence d’une personne âgée peut en elle-même
être vécue comme une agression : « elle décourage, culpabilise et épuise les
proches, les interroge sur le sens, les obligeant à un surinvestissement ; elle
échappe à toute logique socio familiale et elle est une perte de cohérence et de
cohésion ; elle est une menace pour l’équilibre de l’environnement du dément.
Elle interroge les soignants sur leur impuissance, sur le sens de la vie des
malades, sur le sens du soin » [16]. Il s’agit là, de manière quasi obligée, d’une
mise en tension par rapport à la culpabilité potentielle des soignants et des
proches risquant de s’entourer d’une « coque protectrice » somme toute rude.
Le constat de cet auteur est extrêmement dur. Il indique : « le risque est dans
la mobilisation de mécanismes de protection et de défense individuels contre
cette agression sans accompagnement. Le rejet, l’exacerbation des égoïsmes,
la violence et pour finir la transformation du désir normal de « mort de la souffrance » en demande d’euthanasie, sont les résultantes de ces souffrances
croisées, réitérées… » [16].
La souffrance est bien évidemment au premier rang pour la personne malade
(« on vit trop vieux… je voudrais qu’un jour ils m’endorment et qu’on n’en parle
Anesthésie du grand vieillard
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plus »… [16]), mais également pour les soignants et l’entourage. C’est en effet
en n'étant pas dupe de ces risques que l’on pourra transformer des services
hautement techniques d’anesthésie ou de réanimation en des lieux d’humanité
permettant de prévenir la survenue de tensions ou de conflits par une juste et
douce écoute de l’autre.
En anesthésie, le traitement de la douleur peut être utilisé comme un
exemple de la considération à apporter au terrain pour une prise en charge périopératoire efficace. Les personnes âgées sont une population particulièrement
à risque car présentant une incidence accrue de douleurs, alors que leur prise
en charge est de moins bonne qualité que celle de patients plus jeunes [17]. De
multiples causes peuvent expliquer ce constat : estimation que les personnes
âgées sont moins sensibles à la douleur, que l’utilisation de morphiniques ou
d’autres analgésiques par des personnes âgées comportent des risques inacceptables, et que, de toutes façons, « la douleur est une conséquence inévitable
du vieillissement » [18]. Aucune de ces raisons n’est confortée par des données
fiables, alors que les patients eux-mêmes ont tendance à minorer leur douleurs
ou à avoir plus de difficultés à les exprimer. Ces difficultés d’expression (et donc
de reconnaissance par les soignants) de la douleur sont particulièrement nettes
chez la personne âgée. Les soignants doivent connaître ce fait, l’anticiper et
aller à la recherche des manifestations subjectives de la douleur sur ce terrain
particulier. Ainsi, et notamment chez les personnes présentant des troubles
de la communication verbale, des échelles d’évaluation comportementale de
la douleur ont été développées chez la personne âgée. Basées sur la mesure
du retentissement somatique, psychomoteur ou psychosocial, l’existence de
plaintes somatiques, de positions antalgiques, de modifications de la mimique,
de troubles du sommeil, ou de troubles de la toilette, du langage, de la communication, de la vie sociale ou du comportement sont autant d’éléments qui
doivent alerter et pousser à demander un avis spécialisé.
Lors d’une conférence de presse présentant le lancement de formations et
d’actions en faveur de la douleur des personnes âgées, le directeur général de
la Santé, le Professeur Didier Houssin pouvait ainsi résumer l’effort à apporter :
« Chez les personnes âgées, la plainte est rare, négligée et méprisée » [19]. La
prise en charge globale du patient doit inclure l’ensemble partant de l’évaluation
et la mesure de la douleur (par le patient lui-même, s’il en est capable, ou par
le soignant dans le cas de troubles cognitifs) à la vérification d’une efficacité de
la thérapeutique donnée.
CONCLUSION
A la lumière de ces quelques éléments généraux, on comprend bien que
si la prise en charge des personnes âgées peut comporter des spécificités particulières, notre regard se doit d’être exempt d’a priori. Il s’agit en fait du cadre
beaucoup plus général de la prise en compte de la vulnérabilité des personnes.
La personne âgée devient ici emblématique d’une vulnérabilité particulière où
elle risque de se trouver prise en tenailles entre les risques d’un paternalisme
médical excessif et les risques d’abandon médical au nom d’une conception
dévoyée de l’autonomie.
La question des éventuelles considérations spécifiques aux sujets âgés
retrouve une portée médicale générale, même si, comme lors de telle ou telle
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MAPAR 2006
réflexion sur une question éthique difficile, la discussion doit se faire au cas par
cas, de manière individuelle. La réponse à la situation particulière qui concerne
cette personne particulière se fera ainsi, comme dans d’autres cas difficiles, par
l’analyse du poids spécifique à apporter aux considérations liées :
• à l’acte en question, en considérant certains actes (ou omissions) comme
bons indépendamment de leurs conséquences ;
• à ses conséquences attendues, les actes n’étant considérés comme bons
que s’ils ont des conséquences bénéfiques (théorie « utilitariste ») ;
• à ses motifs, la bienfaisance du motif devenant l’élément essentiel, même si
l’acte est accompli de mauvaise manière ou que les conséquences bénéfiques
attendues ne sont pas survenues ;
• et enfin à la situation particulière du patient. C’est alors le contexte ou
les circonstances qui permettront de distinguer les bonnes des mauvaises
actions.
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