T EC H N I Q U E Décubitus ventral et kinésithérapie en réanimation Aurélie BINET*, Laurent SUN**, Philippe Le Masson*** “ Le recours au décubitus ventral, qui reste une technique peu onéreuse, semble réservé aux patients en hypoxie sévère réfractaire, caractéristique du syndrome de détresse respiratoire aiguë, et ne doit pas être utilisé de façon routinière en raison de ses multiples complications potentielles. * ” Kinésithérapeute Service de réanimation chirurgicale (Pr J.-M. Desmonts) ** Kinésithérapeute Service de réanimation cardiochirurgicale (Pr U. Hvass) *** Kinésithérapeute Service de réanimation des maladies infectieuses (Pr B. Régnier) Service de médecine physique et de réadaptation (Pr C. Hamonet) CHU Bichat-Claude Bernard Paris La défaillance respiratoire aiguë (IRA) impose souvent l’intubation trachéale et le recours à la ventilation mécanique (VM) du patient qui en est atteint. Dans certains cas, tel le syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA), les limites de la VM conventionnelle peuvent être atteintes sans que la restauration des échanges gazeux atteigne un niveau suffisant pour prévenir la survenue de complications graves liées à l’hypoxie persistante. Ainsi depuis plus de 25 ans [1], ces patients sont traités transitoirement par la mise en décubitus ventral (DV). Plusieurs hypothèses physiopathologiques [2, 3, 4] tentent d’expliquer les mécanismes du DV. De plus, de récents travaux comparent les effets du DV et ceux du positionnement alterné [5] (décubitus latéral gauche, droit ou dorsal) pratiqué depuis longtemps par les masseurs-kinésithérapeutes (MK) de réanimation en France et en Europe et les respiratory therapists anglo-saxons [6]. Après quelques brefs rappels, cette communication expose les principales hypothèses visant à expliquer les effets du DV. Nous préciserons ensuite les modalités de réalisation et le rôle que le MK de réanimation, à l’instar des autres paramédicaux, peut tenir dans sa mise en œuvre et dans la surveillance du patient qui y est soumis. Rappels L’IRA traduit l’incapacité de l’appareil respiratoire à assurer la circulation des gaz respiratoires (ventilation) et/ou à assurer leur transfert à travers la membrane alvéolo-capillaire (diffusion) vers le sang veineux mêlé. MOTS CLÉS • Décubitus ventral • Kinésithérapie • Rapport ventilation/ perfusion • Réanimation • SDRA • Ventilation mécanique Syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA) Le SDRA représente une forme grave d’œdème pulmonaire lésionnel, consécutive à une altération de la membrane alvéolo-capillaire par un mécanisme inflammatoire intense produit in situ (pneumopathie) ou bien KS n° 440 janvier 2004 33 Décubitus ventral et kinésithérapie en réanimation amorcé à distance (choc septique, circulation extra-corporelle en chirurgie cardiaque, etc.). pulmonaires ventrales), et une alvéole dorsale (représentative des régions pulmonaires dorsales). D’après la récente conférence de consensus euro-américaine sur le sujet [7], le SDRA est défini par : Au cours du SDRA, en DD (fig. 4), l’alvéole dorsale est inondée (œdème lésionnel) et collabée (donc non ventilée). Ainsi, son rapport VA/Q diminue, étant alors responsable d’une hypoxie. La ventilation se dirige préférentiellement vers l’alvéole ventrale et la surdistend [8, 9]. 1- PaO2/FIO2 < 200 2- Pression artérielle pulmonaire d’occlusion (PAPO) < 18 mmHg ▲ Figure 1 Distribution de la ventilation (VA) et du débit sanguin (Q) du sommet à la base, dans un poumon sain vertical VA/Q diminue de haut en bas (d’après J.-B. West [8]) ▲ Figure 2 Distribution des rapports VA/Q dans le SDRA Shunt droit-gauche à 15 % (VA/Q = 0) Trait noir : Q (perfusion) Zone grisée : VA (ventilation alvéolaire) Shunt et troubles de VA/Q expliquent l’importance de l’hypoxémie dans le SDRA (d’après M. Grippi [9]) 3- Infiltrats pulmonaires bilatéraux à la radiographie thoracique de face. Rapport ventilation-perfusion (VA/Q) Mécanismes d’action du décubitus ventral Parmi les nombreuses causes d’hypoxie (hypoventilation alvéolaire, troubles de la diffusion, etc.), les troubles du rapport VA/Q (fig. 1 et 2) sont sans nul doute la cause la plus difficile à saisir. L’objectif du DV est l’amélioration de l’oxygénation lorsque celle-ci ne peut plus être assurée par les autres thérapeutiques (VM, FIO2 élevées – ventilation en O2 pur : FiO2 = 100 % ou 1–, sédation et curarisation optimisées, monoxyde d’azote (NO) administré par voie inhalée, almitrine (Vectarion®) administrée par voie générale). Pour illustrer ces troubles dans le SDRA, nous avons délibérément choisi un modèle pulmonaire simplifié bialvéolaire (fig. 3), avec une alvéole ventrale (représentative des régions ▲ Figure 3 Modèle physiologique de poumon bialvéolaire en décubitus dorsal L’alvéole ventrale (en haut) est distendue mais peu ventilée et peu perfusée (VA/Q élevé : cf. fig. 1). L’alvéole dorsale (en bas) est peu distendue mais bien ventilée et très perfusée (VA/Q faible : cf. fig. 1) Pour plus de détail, voir le texte Cette amélioration tient à plusieurs mécanismes : l’homogénéisation des rapports VA/Q en DV grâce à l’uniformisation de la distribution de la ventilation alvéolaire [10]. En effet, les régions dorsales, où la perfusion demeure préférentielle, sont mieux ventilées et VA/Q y est donc augmenté (fig. 5). En DV il semblerait que les poumons subissent moins l’influence de la compression du cœur qu’en décubitus dorsal puisqu’il y a moins de parenchyme pulmonaire en avant du cœur qu’en arrière [11]. La cinétique diaphragmatique semble être optimisée en DV (fig. 5), les régions postéro-inférieures pulmonaires étant libérées de la masse abdominale [2,3]. En revanche, chez les malades peu ou moyennement sécrétants, l’améliora- n° 440 janvier 2004 34 KS T EC H N I Q U E tion de l’oxygénation observée ne dépendrait pas de l’importance du drainage bronchique [12]. Tout comme la pression expiratoire positive (PEP), le DV tente d’optimiser le recrutement alvéolaire, c’est-à-dire l’ouverture des alvéoles préalablement collabées, donc d’agir sur le versant ventilatoire des troubles des rapports VA/Q. En parallèle, ce recrutement potentialise l’augmentation de PaO2 liée au NO inhalé (vasodilatateur pulmonaire sélectif qui relaxe les vaisseaux constrictés perfusant les territoires alvéolaires ventilés) et à l’administration d’almitrine (Vectarion®) par voie générale qui agit par vasoconstriction des territoires non ventilés [13, 14]. ▲ Figure 4 Modèle physiologique de poumon bialvéolaire au cours du SDRA L’alvéole ventrale est très distendue, ventilée et perfusée quasi physiologiquement L’alvéole dorsale est collabée, inondée (œdème), peu ou pas ventilée mais toujours perfusée : VA/Q s’effondre (shunt), entraînant l’hypoxémie La mise en décubitus ventral En réanimation, il n’est jamais simple de mobiliser des patients précaires, lourdement appareillés (sondes, drains, cathéters, capteurs divers et variés) et, le plus souvent dans ce cas, profondément endormis (sédatés), voire paralysés (curarisation). La mise en DV ne nécessite aucun équipement spécifique. Cependant, il est nécessaire que l’équipe soignante (médecins, infirmières, kinésithérapeute) soit formée et que la manœuvre ait fait l’objet d’une fiche de protocole [16]. Technique de retournement Il faut en moyenne entre trois et cinq personnes selon les études et l’habitude des équipes : une à la tête (de préférence le médecin) chargée de la gestion de la sonde d’intubation et qui supervisera la manœuvre, et une à deux personnes de chaque côté du patient [2, 16]. ▲ Figure 5 Modèle de poumon bialvéolaire en décubitus ventral au cours du SDRA Uniformisation du rapport VA/Q par redistribution de VA vers les zones dorsales (en haut maintenant), sans vraie modification de la distribution de la perfusion [10] L’abdomen exerce moins son action sur les zones dorsales [11] Le tout permettrait l’optimisation de VA/Q et diminuerait l’hypoxémie Pour plus de détail, voir le texte La manœuvre se décompose en plusieurs temps : du corps en pronation (protection de l’épaule), le patient est tourné en décubitus latéral, et enfin en DV. Le membre supérieur est alors dégagé et le patient recentré. • Tout d’abord, il faut préparer l’environnement du patient : vérifier que les tubulures des cathéters et des voies veineuses périphériques soient d’une longueur suffisante, qu’elles ne soient pas emmêlées, et plus généralement anticiper la position finale de l’appareillage (tubulures du ventilateur, drains, sonde urinaire, capteurs de saturation, câbles d’ECG, etc.). Il n’existe pas de consensus sur l’installation finale du patient en DV. Certains préconisent d’installer les deux membres supérieurs le long du corps en pronation ; d’autres proposent d’allonger un bras au-dessus de la tête placée en rotation controlatérale (position du nageur) [2, 16]. • Ensuite, le patient est déplacé sur un côté du lit. Une fois le bras homolatéral au retournement placé le long Dans tous les cas, on proscrira toute mise en tension des structures neuromusculaires par extension des deux KS n° 440 janvier 2004 35 Décubitus ventral et kinésithérapie en réanimation bras au-dessus de la tête. Il est conseillé d’installer la tête en proclive et de libérer l’accès à la sonde de trachéotomie ou d’intubation pour permettre les aspirations trachéales. Certains préconisent de surélever par des billots la ceinture scapulaire et le bassin pour faciliter l’ampliation thoracique et libérer la masse abdominale. L’installation d’un traversin au niveau du cou-de-pied permet de prévenir l’équin des chevilles. La durée moyenne du passage en DV selon les différentes études et l’habitude des équipes est de 10 ± 2 minutes [2, 16]. La durée et la fréquence des séances de DV ne sont pas encore standardisées (de 4 à 12 heures consécutives, une à plusieurs fois par jour, en alternance avec le DD, pour une durée allant de 2 à plus de 10 jours) [16, 18, 19, 20, 21]. L’efficacité du DV est essentiellement évaluée par la gazométrie artérielle qui permet d’objectiver d’une part l’amélioration de l’oxygénation en DV (notion de patient “répondeur” ou “non répondeur”) et d’autre part la persistance de cette amélioration après le retour en décubitus dorsal (notion de patient “répondeur persistant” ou “non persistant”). Surveillance et complications Les complications inhérentes au retournement sont l’arythmie, l’hypotension artérielle, les vomissements... D’autres complications, telles l’extubation accidentelle ou l’arrachement des voies d’abord, deviennent rares chez les équipes entraînées. Les complications neurologiques (lésions du plexus brachial) et orthopédiques (luxation gléno-humérale) sont prévenues par l’installation du n° 440 janvier 2004 36 KS membre supérieur [2, 16] (cf. précédemment). Complications liées à la position Le MK tient une place importante dans la surveillance du patient en DV, au même titre que l’infirmière et l’aidesoignante. Le visage du patient n’étant plus visible, de même que de nombreux dispositifs invasifs (cathéters fémoraux, voies veineuses, sondes gastriques, urinaires, etc.), la surveillance doit être particulièrement attentive et assidue. Le massage des points d’appuis est essentiel pour prévenir l’apparition d’escarres [16]. Les principaux points d’appui sont le front, l’arcade sourcilière et le menton au niveau de la face (il est préconisé d’alterner régulièrement la position de la tête afin de modifier ces points d’appui), la poitrine, le sternum, les épines iliaques antéro-supérieures, la face antérieure des genoux, et enfin la face dorsale du pied. Les complications telles que les compressions nerveuses, les lésions du plexus brachial sont détectées à distance, une fois que la sédation est levée [16, 17]. La participation du MK est justifiée lors du retournement, de l’installation, et du retour en décubitus dorsal. Son rôle est essentiel dans la prévention des risques cutanés, trophiques, neurologiques et orthopédiques, qui peuvent être sous-estimés par rapport à l’IRA. Ceci passe par l’implication du MK lors de la réalisation des fiches de protocole sur l’installation en DV et par l’éducation des autres paramédicaux au DV (mise en œuvre et complications). Ainsi, les équipes formées et entraînées voient certaines complications graves, telle l’extubation accidentelle, devenir exceptionnelles [16, 17]. N’oublions pas aussi, que la prise en charge locomotrice quotidienne et systématique de tous les patients alités de réanimation, facilitera la réalisation pratique du DV chez ceux qui le nécessiteront [16]. Contre-indications au DV Il faut peser les bénéfices et les risques liés au passage en DV pour chaque patient. Les fractures instables du rachis, l’hypertension intracrânienne, l’œdème cérébral sont des contre-indications formelles. L’instabilité hémodynamique, la trachéotomie, la chirurgie thoracique (sternotomie par exemple) ou abdominale récente sont des contre-indications relatives. La chirurgie orthopédique peut être une contre-indication (fixateur externe au niveau du bassin par exemple). Conclusion Malgré les nombreuses études réalisées ces dernières années, les mécanismes du DV, ainsi que l’impact sur la survie des patients [15] ne sont que partiellement élucidés [18, 19, 20, 21]. D’autres recherches sont nécessaires, en particulier sur la relation drainage bronchique/ amélioration de la PaO2, mécanisme intéressant directement le MK (peut-on améliorer l’oxygénation du patient en DV par le drainage bronchique ?). En tout cas, le recours au DV, qui reste une technique peu onéreuse, semble réservé aux patient en hypoxie sévère réfractaire, caractéristique du SDRA, et ne doit pas être utilisée de façon routinière en raison de ses multiples complications potentielles. Le MK y justifie son rôle par la simplification de sa réalisation et la limitation de ses effets secondaires délétères [2, 16, 17].■ T EC H N I Q U E Bibliographie 1. PIEHL M.A., BROWN R.S. Use of extreme position changes in acute respiratory failure. Crit. Care Med. 1976;4:13-4. 2. GAILLARD S., GUÉRIN C. 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Similar ventilation distribution in normal subjects prone and supine during tidal breathing. J. Appl. Physiol. 2002;92(2):295-7. Indexation Internet : Pneumologie Réanimation Librairie Comprendre la kinésithérapie respiratoire Du diagnostic au projet thérapeutique D. Delplanque, M. Antonello – Réf. LD0400 – 33,00 € spek La pratique quotidienne de la kinésithérapie a été modifiée par l'introduction du bilan-diagnostic et l'acquisition d'une plus grande autonomie du thérapeute. Cet ouvrage consacré à la rééducation respiratoire, qui a ellemême évolué rapidement des dernières années, entérine ces modifications et propose une approche originale tant dans son contenu que dans sa présentation. 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