MODULES, OBJECTIFS OPERATIONNELS, REFERENTIELS, CHECK-LISTS : LE BEHAVIORISME SERAIT-IL DE RETOUR ? Michel ODROVIC Inspecteur de sciences économiques Informations Pédagogiques n° 34 - Avril 1997 17 I. Introduction Avant d'entrer dans le vif du sujet, nous croyons utile de rappeler les caractéristiques essentielles des deux modèles pédagogiques suivants : le behaviorisme et le constructivisme. 1. le modèle behavioriste : Le behaviorisme ramène la vie mentale à un ensemble de réflexes conditionnés. En d'autres termes, vivre, c'est réagir aux stimuli de l'environnement. Apprendre consiste alors à acquérir‚ de nouveaux réflexes (ou : réponses, sorties, réactions, outputs) par rapport à des stimuli (ou : entrées, inputs) extérieurs. De ce modèle sont issus notamment : a) l'enseignement programmé : L’élève est amené à réagir à une suite ordonnée de stimuli (questions, instructions) élémentaires et est ainsi engagé‚ comme sur des rails, dans une direction unique imposée par la logique du concepteur du cours. Une évaluation formative rudimentaire est prévue en ce sens que toute erreur est sanctionnée immédiatement par un renvoi à des explications complémentaires destinées à remettre sur la bonne voie. b) la pédagogie par objectifs : Comme ce qui se passe dans la tête de l’élève‚ ("boîte noire") n'est pas supposé accessible, le professeur ne s'attache qu'aux "entrées" et aux "sorties" et, plus particulièrement en ce qui concerne ces dernières, il les exprime en termes de comportements observables, mesurables en fonction de critères préalablement‚ spécifiés: objectifs opérationnels définis par un verbe d'action. Les conditions dans lesquelles le comportement doit avoir lieu sont également précisées. exemple : l’élève‚ sera capable de citer, de classer, ... telle(s) notion(s), tel(s) fait(s), ... dans telle(s) condition(s) de travail. La somme des objectifs partiels (micro-objectifs) ainsi établis est censée permettre de réaliser l'objectif majeur que l'on vise. c) l'enseignement modulaire : Une matière complexe est découpée en unités ou modules. supposée conduire l’élève à un niveau donné de qualification. La somme des modules est exemple : dans l'enseignement professionnel (ancien programme de la section travaux de bureau), les élèves de 3e professionnelle ne faisaient que du classement (unit‚ classement) à raison de 8 h/s de septembre à février, puis du traitement de courrier, toujours pendant 8 h/s, de mars à mai. On comprend facilement qu'une telle organisation des activités ne peut conduire qu’à l'ennui et à un manque de sens dans l'apprentissage. 2. le modèle constructiviste : On considère ici qu'un savoir ne se transmet pas, mais doit être reconstruit par chaque enfant. A l'inverse du modèle précédent, le processus par lequel l'enfant apprend et structure son propre cheminement mental est jugé primordial. Le statut de l'erreur est également tout autre que dans le behaviorisme : l'erreur n'est pas sanctionnée mais fait partie du processus d'apprentissage. On construit d'ailleurs les séquences de Informations Pédagogiques n° 34 - Avril 1997 18 cours à partir des représentations mentales des élèves. Quant à l’évaluation formative, elle consiste à pratiquer une série de régulations chaque fois que cela s’avère nécessaire. Le constructivisme implique des situations actives d'apprentissage (situations-problèmes) et ne se conçoit plus actuellement sans la pratique au moins partielle d'une pédagogie différenciée (ne serait-ce que le respect du rythme d'apprentissage de chaque élève). II. Objectifs opérationnels, référentiels, check-lists Venons-en maintenant au but de cet article : en fait, nous voulons ici attirer l'attention sur ce qui peut apparaître comme un paradoxe aux yeux d'un profane en matière pédagogique ainsi que sur certains dangers de mauvaise utilisation des outils suivants : les objectifs opérationnels, les référentiels et les check-lists. Le paradoxe est le suivant : alors que pratiquement tous les pédagogues, inspecteurs, animateurs, formateurs, ... s'affichent constructivistes, on voit fleurir de curieuses considérations‚rations présumées behavioristes dans la plupart des publications récentes à caractère pédagogique (publications au sens large) : articles, programmes, instructions officielles, conseils pédagogiques, rapports d'inspection, manuels scolaires, ... 1er exemple : est-il légitime de conseiller à un professeur de formuler quelques objectifs opérationnels dans sa préparation de leçon (leçon constructiviste bien sûr) alors que de tels objectifs relèvent a priori d'une conception behavioriste de la pédagogie ? La réponse à cette question sera nuancée car le paradoxe peut n’être qu'apparent. La formulation d'objectifs opérationnels n'est pas en soi une démarche behavioriste à condition de ne pas pousser le découpage de la matière en un « saucissonnage » qui n'a plus de sens et de ne pas les envisager comme des étapes à suivre dans un ordre rigide et mécanique. Au contraire : • pour le professeur, quelques objectifs opérationnels peuvent constituer des points de repère importants pour la conduite d'une séquence de cours. • pour l’élève‚ la maîtrise d'une compétence définie au moyen d'un objectif opérationnel bien ciblé peut être un indicateur de la maîtrise d'une compétence plus large définie par un verbe mentaliste. Ainsi, l’élève‚ qui est capable de souligner les mots clés dans un texte (c'est bien un comportement observable, donc un objectif opérationnel) vient d'accomplir un premier pas vers la maîtrise d'une compétence‚ plus large qui est la faculté d’analyser (verbe mentaliste, donc objectif non mesurable moins suspect peut-être aux yeux des constructivistes). Il ne faut cependant pas perdre de vue qu’une distance plus ou moins grande reste à parcourir entre l’objectif opérationnel et l’objectif mentaliste, le premier n’étant qu’un indicateur (très imparfait) de maîtrise du second. 2e exemple : même lorsque la démarche déclarée est constructiviste, on voit fleurir des référentiels de compétences, des check-lists d’auto-évaluation,... ce qui une fois encore semble ressortir au behaviorisme. Ainsi, s'il s'agit pour un élève d'apprendre à construire des graphiques en coordonnées cartésiennes utilisables par des tiers, on peut se demander s'il est judicieux de lui proposer une check-list d'auto-évaluation du genre : Informations Pédagogiques n° 34 - Avril 1997 19 • les axes sont perpendiculaires : • les axes sont gradués : • l’échelle des graduations est claire : • les noms des unités sont mentionnés : etc. oui oui oui oui non non non non Pas plus que pour les objectifs opérationnels, l'utilisation d'outils tels que référentiels, checklists, ... n'est en soi une démarche behavioriste, à condition de les considérer pour ce qu'ils sont : des points de repère. Notamment, la check-list ci-dessus est un instrument ludique d'auto-évaluation. Mais en aucun cas elle ne peut être utilisée comme support d'une procédure à connaître par coeur, ce qui serait vide de sens. Si l'on voulait exprimer l'objectif à atteindre par un verbe mentaliste, on dirait que l’élève doit être capable de "se décentrer" (objectif non mesurable) c’est-à-dire être capable de se mettre à la place d'une autre personne susceptible d'utiliser le graphique. Or, une réponse positive à tous les items de la check-list prouve uniquement que l’élève a parfaitement réussi son graphique, mais ne constitue qu'un indicateur très imparfait de sa capacité à se décentrer (le graphique peut tout aussi bien être réussi par hasard ou suite à un apprentissage répétitif). Tout outil a des limites étroites de signification et d'utilisation : il faut toujours en être conscient. III . Les modules La question des modules est traitée à part car elle est sans doute la plus préoccupante. Le module a été défini ci-dessus. Ajoutons encore que, dans une conception behavioriste de l'apprentissage, l'organisation modulaire des cours consiste à découper la matière en unités homogènes se déroulant toutes de la manière suivante : vérification des prérequis, exposé des contenus, test de fin de séquence, remédiation éventuelle. Les modules peuvent être relativement indépendants les uns des autres ou s’emboîter. Dans ce dernier cas (emboîtement), la réussite par un élève du module précédent le dispense en général de la vérification des prérequis du module suivant. Mais comme nous l'avons montré‚ plus haut dans l'exemple des classes professionnelles de travaux de bureau, ce système d'enseignement amène des aberrations. Dès lors, comment comprendre l'insistance avec laquelle certains milieux professionnels demandent le retour des modules ? Nous émettrons deux hypothèses, l'une pessimiste, l'autre optimiste. 1ère hypothèse : le "retour du balancier" Il est indéniable que l'enseignement est en crise et surtout l'enseignement technique et professionnel : élèves peu socialisés, manque de compétences de base (lecture, calcul, écriture), indiscipline, violence, paresse, ... Pour certains, cet état de fait provient du laxisme généralisé‚ dû à de multiples causes, mais notamment aux méthodes modernes d'apprentissage. La tentation est donc grande d'en revenir aux "bonnes vieilles méthodes" (leçons ex cathedra p. ex.) et de pratiquer un enseignement élitiste. Pour les élèves les moins doués, il convient alors de parer au plus pressé‚ au moyen de modules qui leur assureront une qualification partielle et leur permettront d’acquérir par la suite des qualifications complémentaires. Informations Pédagogiques n° 34 - Avril 1997 20 Par un tel raisonnement, on retourne trente ans en arrière, en faisant fi des progrès considérables des sciences cognitives, et on réintroduit allègrement l'enseignement magistral (ex cathedra) dans le général et l'enseignement modulaire (behavioriste) dans le technique et le professionnel. Ce qui précède est pessimiste, mais ce n'est qu'une hypothèse. 2e hypothèse : le piège des mots Un même mot peut comporter des acceptions différentes et l'on peut apporter certaines nuances. Ainsi, l'organisation de modules dans l'enseignement de promotion sociale est tout à fait concevable car le public est en principe composé d'adultes qui viennent chercher des compléments de formation. On pourrait également procéder de même dans l'enseignement technique et professionnel dans une classe de 7e. De plus, le fait de pouvoir capitaliser certaines qualifications afin de bénéficier de passerelles ou de dispenses va bien sûr dans le bon sens. Mais surtout, il faut voir ce qui se cache vraiment derrière "l'enseignement modulaire" tel qu'il est prôné par certains. En France, par exemple, le mot "module" est pris dans une acception qui a perdu toute connotation behavioriste. C'est un espace de liberté de quelques heures par semaine, sans programme spécifique‚ destiné à gérer l'hétérogénéité des élèves (dans cette optique, on commence par constituer des groupes de besoins susceptibles d'évoluer dans le temps). Mais surtout, c'est un lieu d'innovation en ce qui concerne les supports pédagogiques et les méthodes d'apprentissage (actives bien sûr). Quant aux activités qui peuvent y être pratiquées, elles sont diverses comme : • au plan des contenus : activités de soutien ou de dépassement • au plan relationnel : travaux de groupes • au plan des compétences‚ et capacités visées : prendre des notes, faire un résumé, lire un tableau, rédiger une fiche-concept, décoder les médias, construire un dossier, ... Les modules ne sont donc pas nécessairement les instruments d'un behaviorisme primaire : tout dépend de la façon dont on les conçoit, de ce qu'on y met et de la démarche pédagogique qu'on y préconise. On peut espérer‚ que les partisans d'une conception modulaire de l'enseignement technique et professionnel ont bien réfléchi à toutes les nuances exprimées ci-dessus : c'est une hypothèse optimiste cette fois. Rumes, le 10 janvier 1997. v Informations Pédagogiques n° 34 - Avril 1997 v v 21 Bibliographie succincte : 1 • ASTOLFI J.-P., L’école pour apprendre, ESF, Paris, 1993. • de VECCHI G., Aider les élèves à apprendre, Hachette, Paris,1992. • FERREOL G. (sous la direction de), L'enseignement des modules en SES Armand Colin, Paris, 1996. 1 , Remarque : dans le 3e livre repris en bibliographie, le sigle SES est en fait l’abréviation de "sciences économiques et sociales". Informations Pédagogiques n° 34 - Avril 1997 22