Questions sur le jinen et l`ontologie heideggerienne et l`ontologie

publicité
Troisième partie :
Questions sur le jinen et l’ontologie heideggerienne
Chapitre I Problèmes du soi
1.
Mizukara et Onozukara - Du soisoi-même subjectif et du soisoi-même naturel Dans cette dernière partie, nous essaierons de greffer la notion de jinen,
provenant du taoïsme et du bouddhisme, sur la philosophie actuelle. Notre but n’est pas
de déterminer cette notion dans le cadre des recherches sur la pensée orientale ni de
l’inclure dans la philosophie occidentale. Mais c’est afin de dépasser l’idéologie mondiale
contemporaine comme métaphysique, technocratie et antropocentrisme, que nous
essayons de développer la notion de jinen. Nous pensons que la philosophie de
Heidegger s’approche de la pensée de la nature en tant que physis. Mais à travers la
notion de la physis, Heidegger croise la pensée du jinen, bien que Heidegger lui-même
ait eu peu de connaissances sur la pensée orientale. Pour Heidegger lui-même, sa
philosophie ne s’épanouit que sur le terreau de l’histoire et de la tradition de la
philosophie occidentale, néanmoins il ne faut plus négliger le lien de la philosophie
heideggerienne ou plutôt de la philosophie de la Grèce antique avec la pensée orientale,
comme en témoigne Nietzsche qui a eu évidement conscience des éléments orientaux
présents dans la culture grecque. Dans cette thèse, nous ne pouvons pas aborder la
totalité de la pensée de Heidegger. Il va sans dire qu’il est difficile d’analyser
suffisamment tous les textes nombreux et abondants de Heidegger, dans le cadre limité
de notre thèse. Ainsi ce que nous pouvons faire n’est que proposer une interprétation
limitée. Mais de toute façon, notre sujet n’est pas de l’ordre des recherches spécialisées
sur Heidegger ni sur Merleau-Ponty ni sur la pensée orientale mais il consiste à
approfondir les questions sur la nature en tant que jinen.
Jusqu’ici dans cette thèse, nous n’avons pas posé fondamentalement la
question du soi, bien que la problématique du soi constitue l’essentiel de la pensée du
bouddhisme. Nos interrogations sur le jinen lui-même provoquent des questions sur le
rapport entre la nature et le soi, qui concerne la question de la position de l’homme dans
l’univers, mais d’après les mots occidentaux signifiant la nature en tant qu’objet, il est
difficile de saisir ce rapport ontologique entre l’homme et la nature. Il faut approfondir
le sens de jinen. A propos de ce thème, Bin Kimura propose un schéma très intéressant
344
en utilisant les mots japonais : mizukara et onozukara. Nous aborderons ce thème selon
la proposition de Kimura.
Kimura comprend que le bouddhisme zen approfondit le problème du soi,
toutefois la pensée bouddhique sur le soi est complètement différente de la pensée
substantialiste sur l’ego ou la subjectivité dans la philosophie occidentale.
« La quête du soi-même ou du moi authentique constitue le but ultime de la
plupart des religions du Japon. C’est particulièrement vrai dans le cas du
bouddhisme zen. Un grand nombre de kôans que les maîtres zen proposent à
leurs disciples posent clairement ou implicitement cette question : Qu’est-ce
que le soi ? Où peut-on le découvrir ? »1
Par exemple, comme nous l’avons mentionné, un des enseignements les plus
connus de Dôgen concernant la voie bouddhique est strictement lié à la problématique
du soi.
« Apprendre la Voie de l’Éveillé c’est s’apprendre soi-même. S’apprendre
soi-même c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même c’est se laisser attester
par les dix mille existants. Se laisser attester par les dix mille existants c’est se
dépouiller de son corps et de son cœur ainsi que du corps et du cœur de
l’autre. »2
Dans la phrase : « S’apprendre soi-même c’est s’oublier soi-même », Dôgen
suppose deux dimensions différentes du soi, mais Kimura analyse ces deux dimensions
en utilisant les mots usuels : mizukara et onozukara.
« Traditionnellement, en japonais, on nomme mizukara le soi-même ou le
moi-même. Ce terme signifie littéralement « s’originant de (kara) mon propre
corps, ou de ma propre chair (mi) ». Avec l’introduction du système d’écriture
chinois, les Japonais adoptèrent le caractère ji (qui se prononce zi en chinois)
pour traduire le mot mizukara. Ils réalisèrent alors que le même idéogramme
pouvait aussi exprimer un autre terme japonais onozukara, qui littéralement
signifie « de (kara) soi-même (ono) » dans le sens impersonnel d’un mouvement
Bin Kimura, Entre onozukara et mizukara, in Ecrits de psychopathologie
phénoménologique, traduit du japonais par Joël Bouderlique, Présentation de l’édition
1
française par Yves Pélicier, P. U. F., Paris, 1992. p.35.
2 Yoko Orimo, op.cit.p.67.
345
spontané, d’un changement des choses. Le japonais utilisa par la suite des mots
composés pour différencier ces deux notions : ji-ko ou ji-bun pour « moi-même »
(mizukara) et ji-nen pour « de soi-même » (onozukara).
Littéralement ji-ko veut dire le ji qui m’est propre et ji-bun ma part propre du ji,
tandis que ji-nen a pour sens « être en tant que ji est à l’origine » (le nen ayant
aussi la connotation de « ce qui est ainsi de soi-même »). Il y a une centaine
d’années le japonais moderne a choisi ce terme de ji-nen pour son sens de « ce
qui est ainsi par soi-même », afin de traduire le concept européen de « nature ».
Dans ce dernier cas ces idéogrammes se prononcent shi-zen. »3
Kimura explique exactement que notre thème (jinen) se rapporte à onozukara
et en même temps il indique que les Japonais ont conçu le phénomène naturel selon la
fonction de onozukara. Mizukara, par contre, concerne le soi-même selon la distinction
du soi et des autres au niveau de l’humain, c’est-à-dire au niveau existentiel, tandis que
onozukara concerne le soi-même au niveau essentiel et ontologique. Dans la phrase de
Dôgen, le soi-même que les bouddhistes apprennent est le soi-même essentiel au sens
d’onozukara et donc il faut commencer par oublier le soi-même existentiel au sens de
mizukara. Mais mizukara concerne l’établissement du sujet comme ji-ko ou ji-bun,
tandis que onozukara comme fonction du ji-nen oppose la notion du sujet indépendant.
Pourquoi peut-on utiliser deux mots dont le sens est opposé pour traduire un mot :
soi-même ? Kimura l’explique d’après la signification de ji.
« Le secret réside dans l’étymologie originelle du caractère ji. En effet celui-ci
signifie « émaner de », « commencement » ou « origine », avec le sens
supplémentaire de « mouvement spontané à partir d’un point d’origine ». Ji-ko,
ji-nen (ou shi-zen), mizukara et onozukara sont autrement dit les différents
modes de l’auto-articulation ou de l’automanifestation du mouvement spontané
universel à partir d’un point originaire. Quand la spontanéité impersonnelle du
ji se manifeste dans mon corps, dans ma chair (mi), ici et maintenant – quand
elle est reconnue en tant que mon activité propre – on la nomme mizukara, « ce
qui s’origine dans mon propre corps, ma propre chair », et elle se révèle alors en
tant que ji-ko, « mon ji propre », ou bien ji-bun, « ma part propre du ji » (bun
signifiant « morceau », « partie » ou « portion »). D’autre part, quand le ji est
perçu dans le monde extérieur de la nature, il manifeste sa spontanéité
caractéristique et devient onozukara « de soi-même », ou ji-nen « être en tant
3
Bin Kimura, Entre onozukara et mizukara, op.cit.p.37-38.
346
que le ji est à l’origine », ou encore shizen, la nature, dans le sens de « ce qui est
ainsi par soi-même ». »4
Pour comprendre exactement l’explication de Kimura, il faut se souvenir de la
spécificité du japonais. En japonais, il y a trois caractères principaux : kanji, hiragana
et katakana. Le caractère kanji est un idéogramme d’origine chinoise et les hiragana et
katakana sont des caractères phonétiques inventés au Japon. On écrit mizukara et
onozukara en hiragana comme suit : みずから (mizukara) et おのずから (onozukara).
Mais si on utilise le kanji (caractère sino-japonais), on écrit les deux mots par le même
caractère : « 自ら ». Selon les contextes, les Japonais distinguent les lectures : mizukara
et onozukara. Le caractère 自 est un mot d’origine chinoise et donc les Japonais ont
adopté le mot chinois ji (lecture imitée du chinois zi) selon les mots proprement
japonais : mizukara et onozukara. Certains mots japonais sont dérivés de cette
compréhension du sens de ji, par exemple jiko, jibun et jiyû, etc. Kimura explique le
caractère ji, par les exemples de jiko, jibun et jinen. Écrivons ces mots en kanji : 自己
(jiko), 自分 (jibun), 自然 (jinen ou shizen). Les mots jiko et jibun n’existent pas en
chinois. Ce sont les Japonais qui ont inventé ces mots, en adoptant le sinogramme ji.
L’important, c’est que le sens de ji oriente les significations des mots sino-japonais qui
sont composés avec le caractère ji.
« Par conséquent, pour le mode de pensée japonais, le concept du « soi »
embrasse presque la même gamme de significations que le concept de nature,
et contrairement au concept du « soi » des langues européennes (self, Selbst), il
ne comporte pas de connotation d’identité à soi-même. Dans ce sens le « soi » ne
peut être un soi authentique qu’en vertu de sa propre participation au
mouvement spontané global originaire de la nature. Le « soi » est, si l’on peut
dire, de la « nature intériorisée » et la nature en quelque sorte du « soi
extériorisé ».5
Cette distinction, exprimée chez Kimura, par les termes « intériorisé » et
« extériorisé » correspond à la distinction entre « subjectif » et « objectif » chez Kitarô
Nishida (1870-1945) qui est un des premiers philosophes japonais procédant selon le
style de la philosophie occidentale (néanmoins la base de sa pensée est constituée par
son expérience du bouddhisme zen). Kimura cite les termes de Nishida.
4
5
Ibid.p.39.
Ibid.p.39.
347
« La force d’intégration subjective en nous et la force d’intégration objective de
la nature sont originairement la même. Vue objectivement elle est manifeste
comme force intégrante de la nature, vue subjectivement elle est manifeste
comme intégration des différents actes de la conscience dans le sujet. »6
Nous ne pouvons pas examiner la philosophie de Nishida exhaustivement,
mais la distinction entre la force subjective et la force objective n’est pas une distinction
fondamentale chez Nishida. La force subjective de l’homme et la force objective de la
nature s’identifient mais cette identification doit être saisie selon la notion du lieu
(basho en japonais). En un sens, Kimura développe la pensée du lieu de Nishida par le
biais la notion de l’entre (aida qui se lit aïda en japonais). Nous pensons que ces notions
de lieu et d’entre concernent la notion bouddhique de l’engi (co-production conditionnée),
mais nous ne pouvons pas les aborder dans le détail ici. Ce qui importe, c’est que ‘’pour
la pensée japonaise traditionnelle, le soi et la nature, mizukara et onozukara ont la
même origine.’’7 Nous devons expliquer plus exactement ce que les anciens Japonais
ont essayé de saisir d’après les mots mizukara et onozukara qui sont d’origine propre à
la langue japonaise. En fait, le jinen était un mot chinois et donc pour les anciens
Japonais, ce mot indiquait originairement une nouvelle notion. Avant de développer la
proposition qui est donnée par mizukara et onozukara, il faut comprendre plus
exactement ce que Kimura explique selon ces termes. La distinction entre l’intériorisé et
l’extériorisé n’est pas suffisante pour expliquer le rapport entre mizukara et onozukara.
Kimura reprend encore la problématique d’après ces termes, dans la dernière section de
son ouvrage L’Entre, dans laquelle il ne pose plus la distinction entre ‘’l’intérieur’’ et
‘’l’extérieur’’.
« En Occident, le soi est posé au dedans en tant qu’ « intériorité », par rapport à
la nature, « ce qui est dehors ». Mais en Orient, jinen comme naturel n’a jamais
été pensé comme extérieur et en opposition avec l’intérieur. Si l’on considère
avec Rôshi (Lao-tseu) que « les hommes se règlent sur la terre, la terre se règle
sur le ciel, le ciel se règle sur la Voie et la Voie sur jinen », alors jinen est
l’élément fondamental de toutes choses et ne saurait en aucun cas être situé au
dehors. Le concept de jinen, dans le sens de Lao-tseu fut traduit par le célèbre
sinologue Waley par « the self-so », « the what-is-so-of-itself », c’est-à-dire « ce
6
7
Ibid.p.39.
Ibid.p.39.
348
qui est tel soi-même ». »8
Il n’est plus nécessaire pour nous d’expliquer la notion de jinen chez Lao-tseu,
mais en approfondissant la notion de jinen, Kimura essaie de dépasser la distinction de
l’intérieur et de l’extérieur qui existe toujours dans les problématiques de la pensée
occidentale sur le soi. Pour dépasser ce dualisme, Kimura remarque le sens du caractère
ji dans le mot jinen et jiko.
« En japonais, on dit mizukara pour parler du soi (jiko) et onozukara pour
parler de soi-même (jinen). Le seul sinogramme « ji » fut utilisé pour les écrire
tous deux dès qu’ils adoptèrent le système d’écriture chinoise. Les Japonais
considéraient alors une co-appartenance fondamentale entre soi et de soi-même
en-deçà de la distinction dedans-dehors comme deux manières d’apparaître de
ji. Jinen se fixa, avec la pensée bouddhique, comme mot usuel dans le sens
d’onozukara (ce qui est ainsi par soi-même). »9
Selon le ji, le sujet au niveau humain et le principe au niveau naturel
s’identifient. Cette identification est justement le thème principal du taoïsme et du
bouddhisme sino-japonais. Comme nous l’avons vu, la notion de jinen existe aussi chez
Dôgen. Pourtant, un exemple que Kimura pose pour éclaircir la notion bouddhique de
jinen est une citation de Shinran (1173-1263), le fondateur de l’école de Jôdo-Shinshû
(l’école du vrai bouddhisme de la Terre Pure) différente du bouddhisme zen.
« Shinran énonça cette phrase restée célèbre : « Dans jinen, ji signifie ce qui
n’est pas dû à l’arrangement des hommes, à savoir ce qui se fait de soi-même.
Nen, qui se lit aussi shikarashimu (se faire), n’est pas arrangé par quiconque ».
Le seul caractère ji de jinen a ce sens de « de soi-même » qui ne dépend pas de
la volonté ou de l’intention d’un être agissant. Et le nen de jinen a ce même
sens de « se faire » - faire ce qui est tel qu’il est ou pour Heidegger le laisser-être
– et dépasse absolument toute intention d’un actant. Ce qu’est jinen est ainsi ce
qui se fait de soi-même tel quel, et sans intervention de notre part. »10
Shinran est un bouddhiste ayant vécu à la même époque que Dôgen, qui
Bin Kimura, L’Entre, op.cit.p.139-140.
Ibid.p.140.
10 Ibid.p.140-141.
8
9
349
correspond au début du moyen âge (l’époque de Kamakura : 1185-1333) dans l’histoire
japonaise. On considère généralement qu’avec les fondations de la secte de Shinran
(Jôdo) et du bouddhisme zen, s’est établi le caractère propre du bouddhisme japonais.
Nous pensons que ce caractère proprement japonais n’est pas indépendant de
l’approfondissement de l’interprétation de la notion de jinen. L’analyse de Kimura sur
les mots mizukara et onozukara indique une source, pour les anciens Japonais, de
l’interprétation du mot d’origine chinoise jinen. Nous suivons encore l’explication de
Kimura.
« En plus des lectures de mizukara et onozukara, le caractère ji est utilisé pour
exprimer le sens d’ « à partir de ». C’est le sens d’origine, de commencement de
toutes choses qui alors est prévalent. Autrement dit, onozukara n’exprime pas
seulement ce qui est tel qu’il est, mais indique aussi un commencement, un
mouvement jaillissant à partir d’une source, indépendamment de l’intention
d’un actant, et qui s’effectue chaque fois par son propre mouvement. Jinen
signifie « laisser faire » tel quel ce mouvement, ou encore « être spontané »
comme jiyûjisai (ce qui dépend et habite dans ji) en désignant l’origine de ce
mouvement, ce qui réside dans ce mouvement. »11
Kimura trouve une signification de mouvement dans le jinen, or, si on le
traduit par l’être en tant qu’il est de soi-même qui ne donne qu’une impression statique,
il est difficile de deviner le sens dynamique du mouvement. Mais quel est ce
mouvement ?
« De quel mouvement, de quelle origine s’agit-il ? J’y vois le fondement de la vie
posé comme hypothèse dans ce livre. Ce fondement de la vie, comme le dit
Weiszäcker, est impossible à concevoir objectivement et ne peut être vécu qu’à
travers un rapport pratique et agissant à lui-même. Dans la mesure où nous
existons dans le monde en tant que corps pourvu de vie, ce jaillissement, cette
origine traverse notre corps à chaque instant et poursuit sans cesse un
nouveau commencement. Se rapporter au fond de la vie par des actes noétiques
veut donc dire puiser dans le soi (mizukara) le « de soi-même » (onozukara)
indéterminé et le déterminer comme soi.
L’autre lecture de ji qu’est mizukara a le sens de corps (mi) : nous ne pourrions
vivre sans corps. L’unicité donnée par ce corps implique que nous soyons seuls
11
Ibid.p.141.
350
et non remplaçables. Cette unicité du corps propre est la condition
fondamentale de la singularité et de la non-permutabilité du soi. Que le soi vive
sa vie comme sujet implique qu’il se rapporte au mouvement du « de
soi-même » du fond de la vie et en même temps qu’il se tourne vers le monde
intersubjectif en poursuivant sa vie entre soi et le non-soi qu’il distingue à
chaque instant. »12
Kimura considère le jinen comme dynamisme. Mais le jinen comme dynamisme
est la vie. Autrement dit, la vie, c’est la puissance des mouvements des différenciations.
En vivant, nous distinguons le moi et les autres, et le moi s’actualise selon mizukara qui
est un mouvement de différenciation entre le soi et le non-soi. Mais à travers des
mouvements de différenciations en tant que mizukara, nous trouvons le jinen comme
puissance de la différenciation antérieurement à toute distinction du soi et non-soi. Ce
jinen comme puissance apparaît onozukara en tant que mouvement de différenciation
non-subjectif.
« Le soi subjectal naît pour ainsi dire dans le lieu du corps (mi) en s’insérant
entre immédiateté et médiateté. Cela se situe dans le lieu d’existence corporelle
unifiant dans la séparation l’activité vitale trans-individuelle et le soi comme
signifiant (ce que Lacan nomme sans doute le phallus). La spontanéité
originaire du fond de la vie de ji s’écoule vers l’individualité du soi incarné en
mizukara, et le naturel d’un tel passage s’appelle « de soi-même »
(onozukara).13
Nous pouvons comparer la proposition de Kimura sur mizukara et onozukara à
la proposition phénoménologique du ‘’corps propre’’ chez Merleau-Ponty. (Cf. I,chap.II-2)
Nous pensons que la notion de corps propre est proche du soi naturel au sens de
onozukara. La problématique merleau-pontienne de la corporéité concernant la notion
de nature se développe finalement en proposition de la chair, dans la philosophie de
Merleau-Ponty. Nous avons expliqué la pensée merleau-pontienne dans la première
partie et nous ne répéterons pas cette analyse ici, mais nous voulons indiquer que
l’interrogation sur le soi d’après les recherches sur la schizophrénie par Kimura, croise
la phénoménologie merleau-pontienne.
12
13
Ibid.p.141-142.
Ibid.p.143-144.
351
« Ainsi l’insuffisance d’individuation du soi observée chez le schizophrène a son
fondement dans le non-naturel du mouvement où l’immédiateté de la volonté
vitale, dans la rencontre avec le monde d’où se dégage la différence soi-autrui,
se détermine et s’exprime corporellement jusqu’au soi en tant que signifiant
dans le système des signes. Cet acte de l’immédiateté qui s’individualise et se
détermine jusqu’à la médiateté est le soi dans le sens que lui donne Nishida
disant : « Le soi détermine le soi-même dans le lieu du soi » ou encore « notre
soi n’est autre que le foyer du monde où le monde se reflète dans le lieu du soi ».
Cet acte chez le schizophrène ne s’exerce pas en terme de soi subjectal parce
qu’il a perdu le naturel (onozukara) primordial. »14
Notre thème n’est pas d’examiner le problème de la schizophrénie et ainsi il
n’est pas nécessaire pour nous de suivre la pensée de Kimura. Ici, nous ne pouvons
exposer ni la proposition du lieu chez Nishida et ni celle de l’entre chez Kimura, mais ce
qui importe, c’est que le soi en tant qu’onozukara constitue le lieu primordial par
rapport au sujet en tant que mizukara. Claire Vincent, le traducteur de L’Entre en
édition française, traduit mizukara par le Soi et onozukara par de soi-même. Car le soi
qui correspond au soi occidental n’existe que dans le soi de mizukara. Pour mizukara, il
y a un sens de soi volontaire, au contraire, pour onozukara, il n’y a pas de sens de soi
volontaire. Ce dernier mot est proche de la spontanéité non-consciente et il n’y a pas de
sens de subjectivité. Ainsi, nous avons supprimé souvent le mot de soi-même pour la
traduction du mot jinen. Il est difficile de traduire exactement les mots mizukara et
onozukara, toutefois on peut dire que le premier concerne la dimension de l’acte
conscient et le dernier la dimension du mouvement non-conscient ou naturel. Nous
pensons que mizukara indique la dimension du soi subjectif comme exemple typique du
sujet humain qui est constitué dans une culture artificielle et onozukara indique la
dimension du soi proprement naturel qui apparaît dans l’activité universelle, comme un
arbre est arbre ou une montagne est montagne. Ce qui importe, c’est que l’acte humain
normal existe à la fois dans ces deux dimensions, c’est-à-dire la dimension de la culture
et celle de la nature. L’harmonie des deux dimensions constitue le monde humain
normal, et pour le schizophrène, ce rapport harmonieux s’est rompu. Cependant,
onozukara est toujours plus fondamental, car l’acte de mizukara n’est que l’acte des
êtres vivants qui ont la conscience et la volonté tandis que onozukara est le principe de
l’univers comme nature (jinen). L’acte subjectif humain (mizukara) indique la position
humaine dans l’univers qui existe de soi-même (onozukara).
14
Ibid.p.144.
352
Kimura ne mentionne pas d’usage de mizukara et de onozukara par rapport
aux verbes, mais nous pensons que pour approfondir l’interrogation sur le jinen selon
mizukara et onozukara, il faut par ailleurs donner quelques explications sur les quatre
verbes fondamentaux en japonais : aru, iru, naru et suru, dont les fonctions constituent
une propriété structurale très différente des langues occidentales. A vrai dire, on
n’utilise pas la terminologie quatre verbes fondamentaux dans la grammaire japonaise
en général. Mais il nous paraît utile d’établir ici cette terminologie et nous voulons
nommer également ces quatre mots ontologiques, car nous pensons que d’après l’usage
de ces mots ontologiques, la notion de jinen pour les Japonais s’est développée selon une
pensée proprement japonaise qu’on peut trouver chez Dôgen et Shinran. Autrement dit,
le mot jinen provient du chinois, mais en l’assimilant dans la langue japonaise, les
Japonais ont fait apparaître une perspective ontologique spécifique d’après des usages
verbaux qui n’existent pas dans le chinois. Cependant la terminologie fondamentaux et
ontologiques, n’est utilisée ici qu’afin de distinguer ces quatre mots : aru, iru, naru et
suru, des autres verbes ordinaires, autrement dit, nous n’avons pas l’intention de
proposer cette terminologie aux recherches de la grammaire. Nous allons analyser
l’usage de ces mots au point de vue philosophique, pourtant il va sans dire que pour les
gens qui connaissent le japonais, ces quatre mots et ses variations portent les fonctions
essentielles de la structure de la langue japonaise. Ces mots concernent notamment la
perspective sur l’Être en japonais. Comme nous l’avons déjà expliqué, il n’y a pas de mot
correspondant au verbe ‘’être’’ en japonais, mais aru est proche d’il y a. Iru aussi signifie
il y a, mais ce mot comporte le sens de l’existence dans le présent et ce mot indique
l’existence avec la volonté. Simplement dit, aru signifie il y a en général mais iru se
borne à l’existence actuelle ou volontaire. Par exemple, pour la phrase ‘’Il y a une table’’,
on peut dire que en japonais ‘’Tsukue ga aru’’. Quand on veut dire Il y a pour les choses
et les affaires en général, on utilise aru. On peut utiliser également ce mot pour les
événements concrets et abstraits, par exemple ‘’Sekai ga aru’’ (Il y a un monde) et ‘’Jikan
ga aru’’ (Il y a le temps), etc. Pourtant pour un il y a volontaire comme l’existence des
hommes et aussi des animaux, par exemple pour la phrase ‘’Il y a un chat’’, il faut dire :
‘’Neko ga iru’’ en japonais. Un chat existe dans un lieu par lui-même et au présent, et
dans ce cas, l’instant après, ce chat peut se déployer dans un autre lieu selon sa volonté.
Ainsi, quand on veut dire il y a pour l’existence des êtres vivants, on utilise
normalement iru. Ce mot iru accentue le présent et l’activité et donc pour expliquer
l’état actuel ou l’acte actuel, on compose des phrases en utilisant iru. Par exemple,
‘’Watashi wa pari ni sunde iru’’ pour la phrase ‘’J’habite à Paris actuellement’’, ou ‘’Tori
ga sora o tonnde iru’’ pour la phrase ‘’Un oiseau est en train de voler dans le ciel’’. On
353
peut utiliser iru pour des choses, si elles fonctionnent activement par leur puissance
comme êtres vivants. Par exemple, ‘’Denki ga tsuite iru’’, pour la phrase ‘’La lumière est
allumée actuellement’’. Nous pouvons trouver plusieurs exemples mais il n’est pas
nécessaire d’en examiner davantage ici. Ensuite, nous allons expliquer naru et suru. On
peut traduire naru par devenir. Par exemple, ‘’Kare wa sensei ni naru’’ signifie ‘’Il
devient un professeur’’. Cependant, le sens de naru est très varié, et en fait, il n’y a pas
de mot français qui corresponde exactement au mot naru. Nous donnons quelques
exemples des usages de naru. ‘’Mi ga naru’’ (Un arbre porte des fruits), ‘’Kare wa byôki
ni naru’’ (Il tombe malade), ‘’Samuku naru’’ (Le temps tourne au froid), ‘’Mizu ga koori ni
naru’’ (L’eau se change en glace), ‘’Otamajyakushi ga kaeru ni naru’’ (Le têtard se
transforme en grenouille) et ‘’Yogen ga hontô ni naru’’ (La prédiction se réalise), etc.
Nous pouvons considérer que le mot naru concerne le devenir, la naissance, l’apparition,
le changement, la transformation ou le résultat, etc. Et de plus, sauf dans le premier
exemple : ‘’Il devient un professeur’’, les phénomènes que naru exprime ne sont pas ceux
qui fonctionnent selon la conscience ou la volonté. Simplement dit, naru indique
l’activité naturelle, c’est-à-dire que ce mot concerne le phénomène non-conscient et
non-artificiel de la nature elle-même. Au contraire, suru concerne les actes de l’homme
et des animaux, et ce mot désigne faire, pratiquer ou jouer, etc. en français. Par exemple,
‘’Kimi wa kyô nani o suru ? – Watashi wa benkyô o suru.’’ (Qu’est-ce que tu fais
aujourd’hui ? – J’étudie.). Ce qui est intéressant, c’est qu’on peut obtenir des tournures
indiquant des actes, en combinant suru avec des noms. Dans l’exemple que nous avons
donné, ‘’Benkyô o suru’’ ou ‘’Benkyô suru’’, signifie ‘’étudier’’ mais plus concrètement, en
japonais, cette phrase est composée de faire (suru) et des études (Benkyô). Nous
donnons d’autres exemples : ‘’Shigoto (le travail) o suru’’ (On travaille ou On s’occupe du
travail.), ou bien ‘’Tenisu (tennis) o suru’’ (On joue au tennis ou On fait une partie de
tennis), etc. Simplement dit, en utilisant suru on peut indiquer l’acte conscient. Entre
autres significations, on peut trouver : faire changer, faire devenir ou décider, etc. Par
exemple, ‘’En o yûro ni suru’’ (Je change des yen contre des euros), ‘’Musuko o isha ni
suru’’ (Je fais de mon fils un médecin) et ‘’Dekakerukoto ni suru’’ (Je décide de partir),
etc. Ce que ces exemples montrent clairement c’est que suru désigne les actes conscients
ou volontaires. Nous n’avons pas l’intention d’examiner des problématiques de la
linguistique ni de donner les définitions grammaticales de ces mots, mais plutôt nous
essayons d’éclaircir une perspective sur le monde telle qu’elle se présente dans la langue
japonaise. Les quatre verbes fondamentaux, aru, iru, naru et suru, se divisent en deux
ensembles principaux. L’un est celui des êtres spontanés ou naturels qui correspond à
aru et naru, et l’autre est celui des êtres conscients ou volontaires qui correspond à iru
354
et suru. En même temps, on peut classer ces mots selon un autre critère, de sorte que
aru et iru se rapportent à l’état ou à la condition, et naru et suru se rapportent au
mouvement ou à l’acte. Ce qui importe, c’est que ces quatre mots ou les situations que
ces mots indiquent ne se sont pas complètement opposés mais plutôt qu’ils sont
complémentaires. Cependant pour éclaircir la distinction existant entre mizukara et
onozukara, il faut se référer aux utilisations de ces mots avec les quatre verbes ci-dessus.
On utilise mizukara normalement avec suru. Par exemple, ‘’Watashi wa mizukara sôji o
suru’’ (Je fais le ménage par moi-même’’. Par contre, onozukara est lié à naru. Par
exemple, ‘’Hana ga onozukara mi ni naru’’ (Une fleur devient naturellement un fruit).
Mizukara évoque suru et onozukara évoque naru. Il y a aussi des exemples ambigus.
Pour la phrase : ‘’L’enfant grandit par soi-même’’, on peut supposer deux possibilités
dont l’un est ‘’Kodomo wa mizukara ookiku naru et l’autre ‘’Kodomo wa onozukara
ookiku naru’’. Cependant la différence de signification de ces phrases est très claire. La
première phrase signifie ‘’L’enfant grandit par soi-même, autrement dit par sa force ou
sa capacité’’ et la dernière ‘’L’enfant grandit spontanément ou naturellement’’.
Simplement dit, mizukara et suru concernent l’acte volontaire et onozukara et naru
concernent la puissance naturelle. À propos de la distinction entre aru et iru, il y a un
autre problème compliqué concernant la perspective du panthéisme du Japon ancien,
que nous examinerons plus tard. Mais ici, nous l’expliquons en simplifiant.
Normalement mizukara se rapporte à iru et onozukara se rapporte à aru. Par exemple,
‘’Kare wa mizukara no ishi de uchi ni iru’’ (Il reste chez lui volontairement) et ‘’Yama wa
onozukara sokoni aru’’ (Une montagne existe là-bas naturellement). Pour un être
comme un homme qui bouge avec sa volonté, on adopte normalement la tournure :
mizukara et iru, et par contre un être comme une montagne qui ne bouge pas par
soi-même, on adopte normalement la tournure : onozukara et aru. Mais on peut utiliser
cette tournure pour l’homme aussi comme suit : ‘’Hito wa onozukara konoyo ni aru’’.
Dans cette phrase, les Japonais comprennent normalement la situation de l’homme en
tant qu’être naturel. Et donc on peut traduire cette phrase par ‘’Un homme existe dans
ce monde naturellement (ou spontanément)’’. Selon nos examens sur les quatre verbes
fondamentaux de la langue japonaise, nous pouvons entrevoir une perspective sur le
monde qui est constituée par le rapport entre l’homme et la nature. Selon ce rapport, on
peut dire que la position des animaux est intermédiaire, mais cette problématique est
secondaire, ici. Ce qui importe, c’est que dans la notion de nature que nous voulons
définir, il n’y a pas de sens d’objet ou de chose. Il va sans dire que cette nature est le
jinen, mais derrière la notion de jinen d’origine chinoise, les Japonais saisissent le
monde naturel lui-même qui devient et existe de soi-même. Si on écrit en japonais,
355
‘’onozukara nari (naru) aru.’’ C’est le jinen. Ce qui importe, c’est qu’il n’y a pas de sens
de subjectivité, ni de sujet, ni d’ego, dans le mot onozukara, mais c’est le soi-même
spontané sans subjectivité. Par contre, dans le mot mizukara, nous trouvons
exactement le sens de la subjectivité, du sujet ou de l’ego, et donc, l’homme fait (suru)
quelque chose et existe (iru) par soi-même (mizukara). Pourtant la problématique du soi
n’est pas bornée au problème du soi subjectif en tant que mizukara, chez nous qui
l’abordons selon le taoïsme et le bouddhisme. En fait, le soi comme onozukara est plus
fondamental que le soi comme mizukara. Cela signifie également qu’on saisit le monde
d’après le point de vue de aru (il y a) et de naru (devenir). Dans la philosophie classique,
comme nous l’avons vu dans la fameuse formule cartésienne : Ego cogito sum existo, la
proposition du soi propre précède la proposition de l’être. Au contraire, dans la pensée
orientale, notamment le Zen et le Jôdo, le soi subjectif n’est pas fondamental et il
n’existe qu’avec le soi naturel qui indique l’être naturel comme devenir en tant que jinen.
Mais notre problématique du jinen propose justement l’interrogation sur le soi
fondamental en se rapportant à ce devenir comme puissance naturelle qui est oubliée
dans la philosophie occidentale classique et moderne, et nous pensons que Heidegger a
justement essayé de retrouver cette problématique du devenir comme jinen.
356
2.
JyûgyûJyûgyû-zu
- Les Dix Tableaux de la vache dans le bouddhisme zen -
À propos du problème du soi, nous ne pouvons pas examiner tous les courants
de la pensée orientale, mais au moins dans le taoïsme et le bouddhisme zen, il apparaît
que le soi humain est pensé par rapport à la nature (jinen). Dans le taoïsme, au moins
chez Lao-tseu et Tchouang-tseu, l’identification du Tao et de l’homme selon le jinen
comme principe universel est un thème principal et on discerne déjà une perspective
dans laquelle le sujet humain dépend de la nature. Le bouddhisme zen qui succède à la
problématique taoïste du jinen saisit également le problème du soi dans la perspective
du jinen. Pourtant, la pensée taoïste considère simplement le sujet humain ordinaire
comme un soi fictif, toutefois en développant la pensée taoïste, le bouddhisme zen ne
néglige pas l’existence du sujet ordinaire. Le soi apparaît entre la dimension symbolique
de l’homme et la dimension ontique de la nature. La proposition sur le soi de Bin
Kimura se base sur la pensée du Zen et aussi du Jôdo, et comme nous l’avons vu, il s’agit
chez Kimura de fonctions verbales. Dans la section précédente, nous avons abordé le
problème du soi d’après les mots japonais mizukara et onozukara ce qui est le schéma
posé par Kimura. Nous avons déterminé que le soi d’onozukara, c’est-à-dire le soi selon
la nature est plus primordial, et de plus, ce soi naturel se lie strictement aux mots aru
(il y a) et naru (devenir) en japonais. Nous devons approfondir le problème du soi par
rapport aux il y a et devenir et également saisir le rapport entre il y a et devenir
eux-mêmes. Car, nous pensons que ces problématiques n’ont pas été examinées
suffisamment dans la philosophie occidentale, bien que le développement de ces
problématiques constitue le noyau de la critique de la philosophie en tant que
métaphysique chez Heidegger. Nous trouvons ces interrogations heideggeriennes
notamment dans ses études sur Nietzsche, mais avant d’examiner ces études, il faut
éclaircir notre pensée d’après le point de vue de la pensée orientale. Cette
problématique est difficile à aborder, aussi, pour nous appuyer sur un exemple précis
nous allons présenter une série de dix tableaux accompagnant des textes courts et des
poésies dans lesquels est en jeu la pensée bouddhique zen concernant les interrogations
sur le soi et la nature de Bouddha.
Cette série de dix tableaux est nommée 十牛図 Jyû-gyû-zu (lecture en japonais),
ce qui signifie dix (jyû) tableaux (zu) de la vache (gyû). L’original du Jyûgyû-zu fut
réalisé par Kakuan-zenshi (lecture en japonais) le bouddhiste zen chinois de la fin du
XIIe siècle. Il est connu désormais sous la forme d’une série d’illustrations
accompagnant des textes symboliques à vocation initiatique. Nous avons choisi ces
tableaux pour leur popularité, mais ce qui est intéressant particulièrement pour nous,
357
c’est que c’est grâce à la recommandation de Heidegger que la traduction allemande
(par Kôichi Tsujimura et H. Buchner) du texte du Jyugyû-zu et le commentaire (par
Ôtsu Rekidô Rôshi) ont été publiés en 1958.15 Nous ne nous référons pas à cette édition
allemande, mais nous présenterons plus tard un commentaire de cette édition
allemande par Heidegger, quand nous aborderons l’étude de ce thème dans la pensée de
Heidegger. Analysons tout d’abord les tableaux eux-mêmes. Pour la traduction en
français des textes des tableaux, il y a une version qui est présentée par Daisetz Suzuki,
selon laquelle nous traçons les grandes lignes du récit des tableaux. Nous ne pouvons
pas expliquer tous les textes et ainsi pour indiquer l’évolution du récit des tableaux,
nous en présentons tout d’abord les titres.16
1e. Recherche de la vache.
2e. Il aperçoit les traces de la vache.
3e. Il aperçoit la vache.
4e. Il capture la vache.
5e. Il fait paître la vache.
6e. Il rentre chez lui sur le dos de la vache.
7e. La vache est oubliée, laissant l’homme seul.
8e. La vache et l’homme ont disparu l’un et l’autre aux regards.
9e. Retournant à l’origine, il remonte à la source.
10e. Il entre dans la cité et ses mains répandent des bénédictions.
Les tableaux réalisent symboliquement un processus de l’Éveil bouddhique. La
vache est considérée normalement comme un symbole de la bouddhéité c’est-à-dire la
nature-bouddha. Pourtant la nature-bouddha n’est pas une entité transcendante et
donc il faut la saisir par rapport à l’interrogation de ce qu’est le soi ou le vrai soi. Un
garçon est le héros de ce récit. Les tableaux et les textes racontent une histoire pour
chercher le vrai soi de ce garçon. Dans les textes, il y a deux sortes de styles : l’un est le
texte en prose et l’autre la poésie. Le texte en prose pour le premier tableau commence
comme suit : ‘’Elle (la vache) ne s’est jamais égarée ; à quoi sert donc de la chercher ?
Nous ne sommes pas en confiance avec elle parce que nous avons fait des machinations
contre notre nature intérieure. Elle est perdue, car nous avons nous-mêmes été égarés
Cf. Shizuteru Ueda et Seizan Yanagida, Jyûgyûzu – Jiko no Genshôgaku, (Les Dix
Tableaux de la vache – Phénoménologie du soi), Éditions Chikuma shobô, Tokyo, 1992.
p.19. Il n’y a pas de traduction française.
16 Daisetz Teitaro Suzuki, Les Dix Tableaux du dressage de la vache, in Essais sur le
Bouddhisme Zen, - première série -, op.cit.p.438-443.
15
358
par les sens qui se jouent de nous.’’17 Nous nous égarons, ainsi nous devons chercher la
vache. Ici, le texte prévient que la vache (soi) ne s’égare jamais, mais qu’elle s’occulte.
Les 2e, 3e et 4e tableaux et leurs textes montrent le processus de capture de la vache.
Dans le 2e tableau, le garçon trouve et suit les traces de la vache, et dans le 3e, la vache
montre pour la première fois son corps. Le garçon capture la vache dans le 4e, mais ils
s’opposent. Il y a une bataille entre l’homme et la vache qui représente la nature. Dans
le 5e, le garçon dresse la vache, et enfin, dans le 6e, le garçon monte sur la vache, et ils
rentrent ensemble à la maison, et dans cette étape, le sujet du garçon et le vrai soi
figuré comme vache, s’identifient. Si le thème de cette fable est de raconter le processus
de dressage du vrai soi, l’histoire se termine par cette étape. Dans le 7e, le garçon est
encore tout seul. Mais dans ce cas, il comprend que le vrai soi n’est pas un objet. Il était
toujours le soi-même, et il n’y a pas de distinction entre le vrai ou le non-vrai. Ainsi la
figure objective de vache a disparu. Autrement dit, le garçon et la vache s’identifient
essentiellement. Le tout aboutit au 8e tableau dans lequel il n’y a qu’un cercle vide pour
image. C’est la vacuité. Le texte poétique attaché à ce tableau explique : ‘’Tout est vide,
le fouet, la corde, l’homme et la vache : Qui a jamais embrassé du regard l’immensité
des cieux ? Sur le braisier en feu, un flacon de neige ne peut pas tomber ; Lorsque cet
état règne, manifeste est l’esprit de l’ancien maître.’’18 La notion de vacuité signifie la
négation de l’être-en-soi., comme nous l’avons expliqué dans la deuxième partie. Cette
notion constitue le noyau de la pensée bouddhique et elle indique que l’essence de il y a
ou de l’être est vide. Il n’y a pas de fondement ni de raison pour l’existence du monde.
Cela signifie-t-il que le monde où nous vivons actuellement n’existe pas en réalité ? Le
monde vécu aussi n’est-il qu’une illusion ? La compréhension de la vacuité n’est pas le
point d’arrivée de la pensée bouddhique, notamment dans le bouddhisme zen. À travers
la vacuité, il faut re-saisir le monde actuel. Il faut retourner au vécu. C’est l’origine
comme nature qui se montre dans le 9e tableau. Le texte poétique associé à ce tableau
chante : ‘’Retourner à l’origine, revenir à la source ! Déjà c’est là une démarche fausse !
Il vaut bien mieux rester chez soi, aveugle et sourd, tout simplement et sans agitation ;
Assis dans la hutte, il ne prend nulle connaissance des choses extérieures. Voyez l’eau
qui s’écoule – où ? nul ne le sait, et les fleurs rouges et fraîches, pour qui sont-elles ?’’19
C’est l’origine du monde qui n’est rien d’autre que la nature en tant que jinen. À vrai
dire, c’est à ce tableau que Heidegger s’intéresse, et donc nous y reviendrons en
présentant le commentaire de Heidegger, mais auparavant, abordons le 10e tableau. Le
17
18
19
Ibid.p.438.
Ibid.p.442.
Ibid.p.443.
359
texte en prose qui accompagne ce tableau explique : ‘’La porte de son humble maison est
fermée, et le plus sage ne le connaît pas. On ne peut avoir aucun aperçu de sa vie
intérieure, car il poursuit son chemin sans suivre les traces des anciens sages. Portant
une gourde, il sort pour se rendre au marché ; appuyé sur un bâton, il rentre chez lui.
On le trouve en compagnie de buveurs de vin et de bouchers ; lui et eux sont tous
transformés en Bouddhas.’’20 En sortant de la maison isolée à la campagne, le garçon
vient à la ville, c’est-à-dire au monde humain, et après être passé par la ville sans avoir
rien fait de particulier, il rentre encore chez lui, c’est-à-dire au monde naturel. Ce texte
montre que le garçon vit à la fois dans le monde humain et dans le monde naturel, mais
sa maison, son domicile ou sa vie fondamentale elle-même se situent du côté de la
nature. Dans le tableau auquel nous nous référons ici, il rencontre un éveillé
bouddhique ce qui indique que ce garçon s’éveille. Selon Seizan Yanagida, cet éveillé
correspond à Hotei, le bonze bouddhique légendaire mais ce qui est intéressant, c’est
qu’il est un symbole du saint imbécile.21 Autrement dit, le garçon éveillé devient un
saint imbécile comme Hotei. Ainsi, le texte en poésie traduit ce tableau : ‘’Poitrine nue,
pieds nus, il se rend sur la place du marché ; Éclaboussé de boue, de cendres, comme il
sourit largement ! Nul besoin du pouvoir miraculeux des dieux ! Car, à son toucher, voici
que les arbres morts sont en pleine floraison !’’ 22 Nous trouvons ici l’influence du
taoïsme et en même temps, nous pouvons le comparer avec l’esprit de l’enfant chez
Nietzsche ou les jeux de l’enfant chez Héraclite. Nietzsche écrit :
« L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule
d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation :
l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui est perdu au monde veut
gagner son propre monde. »23
Pour Nietzsche, l’enfant concerne l’origine de la création, soit la puissance ou la
volonté pure de la naissance. Le garçon de Jyûgyû-zu aussi symbolise la puissance de la
création de la nature, et donc ‘’à son toucher, les arbres morts sont en pleine floraison’’.
Nous pouvons trouver également une figure d’ermite ici, mais cette figure indique la
Ibid.p.443.
Cf. Jyûgyû-zu, op.cit.p.263.
22 D.T. Suzuki, Les Dix Tableaux, op.cit.p.443.
23 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, in Œuvres II, traduit de l’allemand
par Henri Albert. Traduction révisée par Jean Lacoste, Éditions Robert Laffont, S.A.,
Paris, 1993. p.303.
20
21
360
notion de liberté, ou plutôt celle de jiyû en japonais. Comme nous l’avons déjà cité dans
la première section de ce chapitre, Bin Kimura présente un autre mot, jiyûjisai,24 nous
allons donc approfondir l’analyse du processus du développement du soi qui atteint
l’étape du jiyûjisai selon les indications du Jyûgyû-zu, mais nous conserverons notre
méthode, en revenant aux mots mizukara et onozukara.
Les quatre premiers tableaux (du 1e au 4e) racontent les actes qui découlent de
la volonté du garçon. C’est-à-dire que le garçon se décide à chercher la vache
(Bouddhéité). On ne peut pas oublier que cette décision volontaire et subjective est le
commencement de l’investigation. Ensuite, il trouve et saisit la vache, grâce à ses efforts
volontaires. Ainsi on peut dire que les actes du garçon sur ces quatre tableaux sont
réalisés par soi-même volontairement et subjectivement, c’est-à-dire sont des actes de
mizukara. Les trois tableaux suivants (du 5e au 7e) montrent le processus dans lequel le
soi de la vache s’identifie au soi volontaire du garçon. Dans le 5e tableau, le garçon dirige
la vache par sa volonté (mizukara) mais dans le 6e tableau, le garçon monte sur le dos de
la vache et la vache elle-même marche vers la maison par sa volonté (mizukara de la
vache). Dans cette étape, le soi du garçon en tant que mizukara et le soi de la vache en
tant que mizukara s’identifient. Ce qui importe, c’est que la vache est un être qui est
devenu une fois sauvage et après rentre à la maison, c’est-à-dire au monde humain.
Comme nous l’avons expliqué dans la deuxième partie, les bouddhistes entrevoient la
problématique de la nature ontologique à travers la Bouddhéité (la nature-bouddha), et
donc on peut considérer que la vache en tant que symbole de la Bouddhéité est
également un messager de la nature (jinen). Dans le 7e tableau, la vache disparaît, et
ainsi ce tableau indique l’accomplissement du soi du garçon et du soi de la vache
autrement dit de la Bouddhéité. Ou plutôt, il faut comprendre que le soi humain et le soi
de la Bouddhéité s’identifient fondamentalement, car la Bouddhéité n’est jamais
l’être-en-soi transcendant. Dans les sept premiers tableaux (du 1e au 7e), on peut
expliquer les actes du garçon par les mots japonais mizukara suru (faire de soi-même
volontaire) et iru (exister en présence). Mais dans le 7e, on suggère l’être naturel qui
apparaît comme onozukara.
Les termes concernant le néant, le vide ou la vacuité constituent l’essence de la
pensée orientale en général et notamment du taoïsme et du bouddhisme, comme nous
l’avons vu dans la deuxième partie. Le 8e tableau montre justement la vacuité en tant
que noyau de la pensée ontologique du bouddhisme. Nous avons utilisé le mot essence
pour expliquer la vacuité. Pourtant l’essence ne signifie pas une chose substantialiste
qui serve de base au monde. La vacuité comme essence signifie que le monde existe sans
24
Cf. Bin Kimura, L’Entre, op.cit.p.141.
361
fondement, ou il y a sans fondement. La vache n’existe pas en soi et dans le 7e tableau,
le garçon existe tout seul, mais lui non plus, n’existe pas en soi. Autrement dit, le soi
n’existe pas fondamentalement. Selon Kôichi Tsujimura, le co-traducteur de l’édition
allemande de Jyûgyû-zu, Rudolf Bultomann (1884-1976) a trouvé sa notion de mein
Gott (mon Dieu) qu’on ne peut jamais saisir objectivement, quand il a vu les dix
tableaux de la vache (Jyûgyû-zu).25 Il va sans dire que l’interprétation de Bultomann
est très chrétienne et donc, quand il dit qu’il y a mon Dieu, Dieu est posé comme
l’être-en-soi. Au contraire, la vacuité indique la négation complète de toute supposition
de l’être-en-soi. La notion de la vacuité signifie qu’il y a le monde sans fondement, sans
raison et sans Dieu. Cependant dans ce cas, comment expliquer le fait de l’expérience
ordinaire dans lequel nous vivons actuellement ? Faut-il nier nos sensations actuelles
selon lesquelles nous vivons dans un monde concret qui existe actuellement ici et
maintenant ? Simplement dit, comment saisir le monde vécu où nous vivons ?
Chez Nâgârjuna, comme nous l’avons vu, l’essence de monde est expliquée par
la notion de l’engi. L’engi apparaît comme causalité qui suppose les choses
substantialistes
dans
notre
expérience
habituelle,
mais
dans
sa
dimension
fondamentale, l’engi doit être saisi comme coproduction conditionnée qui indique
l’apparition du réseau non-substantialiste. Nâgârjuna suppose deux dimensions :
habituelle et fondamentale, cependant leur rapport n’est pas un rapport distinctif entre
l’apparence et la vérité absolue. Car dans ce dernier, on suppose les être-en-soi,
autrement dit si nous ne dépassons pas la dimension habituelle, la perspective
substantialiste subsiste. Ainsi, la compréhension de la vacuité constitue le pivot du
changement de perspective. Selon le changement de nos perspectives, c’est-à-dire le
déplacement du point de vue substantialiste au point de vue non-substantialiste, le sens
de l’engi comme essence du monde se modifie. Le sens de monde change ou la dimension
de monde change par rapport aux changements de point de vue. Il faut comprendre que,
même si la dimension change, l’être du monde est toujours le même être du monde.
Notre point de vue change, autrement dit la dimension du soi change, mais l’identité du
soi comme existence du soi ne change pas. Pourtant la configuration ou la relation entre
le monde et nous change. La formule bouddhique : ‘’Shiki soku ze kû, kû soku ze shiki’’,
se traduit par : ‘’Le phénomène est la vacuité, la vacuité est le phénomène’’. La vacuité
est la connaissance essentielle pour comprendre l’être du monde dans le bouddhisme.
La vacuité ne s’identifie jamais à quelque entité substantialiste. Au contraire, l’essence
en tant que vacuité indique qu’il n’y a pas d’entité-en-soi dans le monde. Le monde ou le
phénomène (shiki) existe sans fondement ou sans raison. Autrement dit, l’être du
25
Cf. Jyûgyû-zu, op.cit.p.19-20.
362
phénomène est sans fondement, et le retournement à l’étape du 8e tableau dans les
Jyûgûzu indique également cette compréhension ou l’éveil sur la vacuité. Et à travers la
compréhension de la vacuité, il y a un retournement ultime dans la formule ci-dessus.
La formule dit finalement que ‘’Shiki soku ze shiki’’ c’est-à-dire ‘’Le phénomène (le
monde) est le phénomène (le monde)’’. Cependant, entre le premier shiki (phénomène)
avant compréhension de la vacuité et le dernier shiki (phénomène) après
compréhension de la vacuité, il y a une différence dimensionnelle. Chez Nâgârjuna,
cette différence est saisie par les deux faces de l’engi. Mais les bouddhistes zen, en
évitant la théorie abstraite sur l’engi, essaient de prendre ce problème à travers la
problématique de la Bouddhéité. Mais cette problématique indique plus concrètement la
problématique de la nature (jinen), comme nous l’avons mentionné dans la section sur
Dôgen. Nous retrouvons la problématique de la Bouddhéité ou plutôt de la nature
(jinen) dans les dix tableaux de la vache. Le 9e tableau montre justement la nature
vivante elle-même.
Nous présentons le texte attaché à ce tableau. D’abord, le texte en prose :
« Dès le tout premier commencement, pur et immaculé, il n’a jamais été affecté
par la souillure. Calmement il examine la naissance et le déclin des choses
douées de forme, tout en résidant lui-même dans l’immuable sérénité de la
non-affirmation de soi. Lorsqu’il ne s’identifie pas avec des transformations
fantasmagoriques, il n’a que faire des artifices de la discipline personnelle !
L’eau bleue coule, les montagnes vertes s’élèvent ; assis seul, il observe les
choses qui subissent des changements. »26
Ensuite, le texte en poésie :
« Retourner à l’origine, revenir à la source ! Déjà c’est là une démarche fausse !
Il vaut bien mieux rester chez soi, aveugle et sourd, tout simplement et sans
agitation ; Assis dans la hutte, il ne prend nulle connaissance des choses
extérieures. Voyez l’eau qui s’écoule – où ? nul ne le sait, et les fleurs rouges et
fraîches, pour qui sont-elles ? »27
Souvenons-nous du texte du 1e tableau. ‘’Elle (la vache) n’est jamais égarée’’.
Mais à cause de notre illusion, nous perdons la vache. L’illusion provient ‘’des
26
27
D.T. Suzuki, Les Dix Tableaux, op.cit.p.442.
Ibid.p.443.
363
machinations contre notre nature intérieure’’. En attrapant et dressant la vache, nous
retrouvons la nature intérieure et finalement, la vache comme Bouddhéité
(nature-bouddha) disparaît. Car nous comprenons que notre nature intérieure est à la
fois notre propre soi et la Bouddéité (nature-bouddha). La distinction substantielle du
sujet et de l’objet elle-même est illusion. Ainsi selon l’éveil de la vacuité, nous
retrouvons l’origine. C’est la nature elle-même. L’origine existe toujours ici et
maintenant, mais elle se cache. Le 9e tableau montre le paysage naturel de l’eau et de
l’arbre fleuri. Cependant il ne faut pas la considérer comme la nature objective et
extérieure. Il n’y a pas de distinction entre intérieur et extérieur ou entre subjectif et
objectif. Nous traduisons le Bouddhéité par la nature-bouddha, mais le mot nature
fonctionne comme mot clef. Selon le mot occidental nature aussi, nous pouvons
comprendre que la nature existe à la fois en nous-même et au monde lui-même. Plus
exactement, le soi et le monde apparaissent relativement, et donc le thème des dix
tableaux de la vache concerne la problématique du soi et la problématique ontologique
de la nature-bouddha. Ce que nous voulons dire par nature, il va sans dire que c’est le
jinen. Nous le traduisons par l’être en tant qu’il est, pourtant la nuance de sens du mot
être est différente de celle du mot japonais aru correspondant à être ou il y a. Le 9e
tableau présente cela clairement. Dans le texte en prose, on lit : ‘’L’eau bleue coule, les
montagnes vertes s’élèvent’’. Dans le texte en poésie, nous trouvons une phrase
identique : ‘’l’eau qui s’écoule (…) les fleurs rouges et fraîches’’. À propos de la traduction
du mot fleurs, on doit traduire par ‘’Les fleurs s’épanouissent et rougissent’’. Pour
expliquer plus exactement le sens ontologique de cette phrase, nous présentons le texte
en japonais.
水は自ら茫々
花は自ら紅なり28
Mizu (l’eau) wa onozukara bôbô (une onomatopée du son de fleuve coulant),
Hana (les fleurs) wa onozukara kurenai (rouge) nari.
Nous trouvons exactement le mot onozukara. Dans la traduction en français de
l’ouvrage de Bin Kimura : L’Entre, on traduit ce mot par de soi-même. Mais il faut
comprendre fondamentalement que dans le mot original onozukara, il n’y a pas de sens
de sujet, ni de subjectivité, au contraire ce mot indique la dimension totale
non-distinctive entre le sujet et l’objet. Ce qui permet d’interpréter cette autre partie du
texte : ‘’tout en résidant lui-même dans l’immuable sérénité de la non-affirmation de
soi’’. Ce qui importe, c’est que le texte indique le phénomène naturel mouvant. L’eau
28
Jyûgyû-zu, op.cit.p.247.
364
coule vivement, et les fleurs rougissent et aussi les montagnes s’élèvent. La nature
qu’on exprime ici est justement vivante et active. La nature vivante est conçue avec sa
puissance. En japonais, on exprime cette activité de la nature par la tournure :
onozukara naru. Il n’y a pas de traduction exacte en français pour le mot naru, mais on
le traduit normalement par devenir. Le devenir comme puissance signifie ce qui devient
le soi-même par soi-même. Or, le onozukara naru (devenir le soi-même par soi-même)
est justement le jinen. Comme nous l’avons expliqué dans la première section de ce
chapitre, ces deux mots, naru (devenir) et aru (il y a) sont strictement liés en japonais.
L’explication linguistique n’est pas notre thème fondamental, pourtant nous la
mentionnons, car nous trouvons un exemple pour indiquer le rapport entre naru et aru
dans le texte cité ci-dessus. Dans la phrase : ‘’Hana wa onozukara kurenai nari’’, il faut
réfléchir à l’usage du dernier mot nari. Dans le texte original chinois, il n’y a pas de mot
qui corresponde à nari. Nari est une variante de naru et donc dans cette phrase
ci-dessus aussi naru peut remplacer nari. Le mot nari est une des traces de la tournure
ancienne et dans le japonais actuel, ce mot n’est utilisé que dans cas de l’expression
littéraire. Dans la parole ordinaire en japonais actuel, desu ou da remplace nari,
c’est-à-dire que cette phrase est exprimée par la tournure ‘’kurenai desu (ou da)’’ en
japonais ordinaire. On explique grammaticalement les mots desu et da comme mots
variables non-autonomes qui expriment l’assertion, mais ils se distinguent par le degré
de la politesse. C’est-à-dire que desu est une tournure plus polie que da qui est considéré
relativement comme tournure neutre.29 Il n’y a pas de signification indépendante pour
ces mots et on peut les supprimer souvent. Dans le texte cité aussi, pour la première
phrase, après ‘’bôbô’’, on supprime nari. Autrement dit, on peut simplement dire ‘’bôbô
nari (desu ou da)’’. Ce qui est intéressant, c’est qu’on peut utiliser la tournure ‘’de aru’’ à
la place de desu et da. On peut donc dire que ‘’Kawa wa bôbô de aru, Hana wa kurenai
de aru.’’ Nous pouvons alors deviner un rapport intime entre naru (devenir) et aru (il y
a) selon un usage ordinaire en japonais aussi. Nous pensons que la tournure nari
suggère un sens ontologique selon lequel naru (devenir) est finalement équivalent à aru
(il y a). Notre explication linguistique sur le mot nari n’est qu’une hypothèse. Mais si on
compare avec le texte original en chinois, on comprend bien la spécificité du
développement du sens de jinen en japonais. Nous présentons le texte original chinois :
水自茫茫花自紅30
29
30
Cf. Kunio Kuwae, Manuel de japonais - volume 1 -, op.cit.p.39.
Jyûgyû-zu, op.cit.p.247.
365
Le caractère 自 zi (lecture en chinois) correspond à onozukara en japonais,
mais en chinois, il n’y a pas de distinction qui corresponde à celle qui existe entre
mizukara et onozukara. Seul le mot zi signifie de soi-même. Comme nous l’avons dit, il
n’y a pas non plus de mots équivalents à naru et aru. Nous ne pouvons pas aborder la
perspective ontologique sur le monde en chinois, pourtant nous pouvons dire que
l’interprétation du mot chinois 自然 ziran (lecture en chinois) selon onozukara (naru et
aru) en japonais constitue le noyau de la perspective ontologique japonaise telle que
nous pouvons la discerner dans le bouddhisme zen japonais, etc. Autrement dit, la
spécificité de la langue japonaise exerce beaucoup d’influence sur la compréhension du
jinen chez les Japonais. Nous pensons que le jinen indique premièrement une fonction
qui est exprimée par onozukara naru. Autrement dit, la fonction de la nature en tant
que jinen est ce qui est le devenir soi-même par soi-même (onozukara naru). Mais quand
on le saisit en observant phénomène de la nature, c’est exprimé par onozukara aru (il y
a comme le soi-même par soi-même). Simplement dit, le il y a et le devenir ne sont pas
distingués substantiellement ni objectivement dans la dimension fondamentale du jinen.
Selon Susumu Nakanishi, spécialiste de la littérature classique japonaise, dans le
premier et le plus ancien recueil de poèmes japonais, intitulé Manyôsyû (Recueil des dix
mille poèmes) paru vers 770 à 780, on peut trouver seulement un exemple du mot jinen,
mais le mot jinen est utilisé au sens de onozukara, et non au sens de la nature objective.
Selon Nakanishi, en chinois aussi, le mot jinen, (ziran : lecture en chinois) comporte un
sens correspondant à onozukara.31 Mais en Chine, le jinen se lie plus fortement avec le
Tao qu’au Japon. Ainsi, dans les Dix tableaux de la vache, le garçon suit les traces de la
vache sur le chemin (tao) dans le 2e tableau, et dans le 10e tableau l’image d’un Éveillé
est proche de celle d’un taoïste. Comme le thème principal taoïste, muijinen,
l’identification du soi humain et de la nature en tant que jinen est le sujet principal des
dix tableaux, mais il faut y trouver fondamentalement le thème ontologique de aru
(être) et naru (devenir) qui sont des mots proprement japonais n’existant apparemment
pas dans le texte original en chinois. Comme chez Dôgen, un thème ontologique sur
l’être et le devenir constitue le noyau de la pensée des Dix tableaux de la vache, et
Dôgen le développe selon la problématique de Être-Temps, sur laquelle nous nous
expliquerons plus tard. Mais ce qui importe pour nous, c’est que Heidegger qui est
connu comme le philosophe de Être et Temps s’intéresse aux Dix tableaux de la vache.
Nous pensons que le thème le plus important abordé par les Dix tableaux de la
vache est la pensée sur les rapports relatifs entre le soi et le monde. Le phénomène du
monde apparaît différemment selon le changement de mon point de vue. Quand je me
31
Cf. Susumu Nakanishi, Nihon-bunka o yomu, op.cit.p.130-133.
366
considère comme soi subjectif, le phénomène du monde apparaît comme un objet. Pour
changer mon point de vue sur le monde, je dois opérer en moi-même une conversion.
Dans ce cas, le monde apparaît comme un lieu où je fais (suru) et j’existe (iru) par
moi-même (mizukara). Cependant si je comprends qu’il n’y a pas de substance et si je
dépasse la distinction du sujet et de l’objet, le phénomène du monde apparaît comme un
lieu où je deviens (naru) et j’existe (aru) comme si j’étais moi-même la nature elle-même
(jinen). Cependant pour nous au point de vue philosophique, dans ces tableaux
l’important n’est pas d’atteindre l’étape du 10e et dernier tableau, mais plutôt de saisir
les nombreux degrés qui existent entre la dimension « mizukara suru et iru » et la
dimension « onozukara naru et aru ». Ici, nous considérons la nature en tant que jinen
comme un synonyme du monde lui-même, mais la nature comme objet et la nature
comme puissance sont vraiment la même nature en tant que jinen. Le soi subjectif
d’après mizukara et le soi non-subjectif d’après onozukara sont finalement le même soi.
On peut dire que seule la configuration du rapport entre la nature et le soi se déplace.
Nous pensons que le rapport entre la nature et le soi indique la position humaine dans
l’univers. Mais pour approfondir la pensée ontologique que les Dix tableaux de la vache
suggèrent, nous allons nous référer à la pensée heideggerienne.
Selon Kôichi Tsujimura, le co-traducteur de l’édition allemande des Dix
tableaux de la vache, c’est au 9e tableau que Heidegger s’est intéressé.32 Nous pouvons
imaginer qu’il a trouvé également une analogie de l’Être dans le 8e tableau. Comme
nous l’avons mentionné, R. Bultomann a vu mon Dieu dans le 8e tableau. Nous ne
connaissons pas exactement la pensée de Bultomann, mais s’il suppose son Dieu comme
un être, il faut considérer qu’il tombe dans une métaphysique découlant de l’idéologie
substantialiste. Nous pensons que Heidegger a compris ce problème métaphysique sur
l’Être, et donc il n’a pas mentionné l’Être à propos du 8e tableau. Les problématiques de
Dieu, de l’Être et également de la vacuité, etc. concernent le problème de la totalité. À
vrai dire, toutes les problématiques se rapportant à la totalité ne sont que des questions
métaphysiques. Ici, la métaphysique signifie la proposition transcendantale que nous ne
pouvons pas saisir sensiblement et directement comme un phénomène vécu dans notre
expérience concrète. Nous pensons que cette sorte de proposition provient de l’essence
du langage. Le langage fonctionne transcendentalement, et dans ce cas, une
problématique de la totalité comme Dieu, Être ou vacuité n’est posée que comme
question linguistique. Autrement dit, il n’y a qu’un homme comme être vivant doué de la
parole qui pose la question sur la totalité. La totalité n’existe que par une question
linguistique. Autrement dit, la proposition de Dieu, celle de l’Être ou bien celle de la
32
Cf. Jyûgyû-zu, op.cit.p.19.
367
vacuité ne sont qu’une signification ou une expression linguistiques. Dans ce sens,
l’homme ne peut pas échapper à la structure métaphysique du langage. Si on utilise le
langage, on se trouve immédiatement dans l’élément métaphysique. L’élément
métaphysique, c’est l’ordre symbolique ou plus généralement c’est l’institution humaine.
Nous pensons que l’essence de l’ordre symbolique ou celle de l’institution humaine est
justement le langage. Cependant le problème de la philosophie occidentale provient de
la supposition fondamentale selon laquelle la proposition linguistique est quelque chose
qui existe en soi. Par exemple, l’Idée platonicienne signifie la vérité absolue qui existe
comme une chose en soi. Dans le christianisme, Dieu occupe cette position de la vérité
substantielle. Au contraire, dans le bouddhisme en général, on pense que la proposition
de la vérité est vide. La proposition de la totalité est vide, et donc la proposition de la
totalité doit se nommer la vacuité. Dôgen utilise souvent la métaphore du miroir, pour
expliquer l’essence de notre réalité en tant que vacuité. La réalité en tant que vacuité
signifie que la réalité humaine est symbolique et linguistique. Mais c’est selon cette
réalité symbolique humaine qu’on peut retourner au jinen en tant qu’origine. Le 8e
tableau aussi semble montrer un miroir rond. Ce qui importe, c’est que le reflet du
miroir n’est pas une substance, c’est-à-dire que ce reflet est sans fondement. Pourtant
Bultomann a vu un Dieu en tant que substance dans ce reflet du miroir et par contre,
Heidegger a évité prudemment de concevoir ce reflet du miroir par la notion de l’Être.
Nous pensons qu’il faut poser la proposition heideggerienne de l’Être comme une
question sur le concept de sans fondement. Mais comment comprend-t-on l’Être sans
fondement, chez Heidegger ? Une réponse à cette question découle du commentaire de
Heidegger sur le 9e tableau, bien que ce commentaire que Tsujimura transmet ne tienne
qu’en une brève phrase : ‘’Il semble que le 9e tableau et son texte soient la poésie
d’Angelus Silesius’’.33
33
Ibid.p.19.
368
3.
La rose est sans pourquoi
La poésie ou la sentence poétique d’Angelus Silesius à laquelle Heidegger se
réfère est la suivante :
« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit,
N’a souci d’elle-même, ne désire être vue. »34
En 1957, l’année précédant la publication de l’édition allemande de Jyûgyû-zu
(Les Dix Tableaux de la vache), Heidegger a publié Satz vom Grund (titre original en
allemand) dont le titre est traduit en français par Le principe de raison d’après le Cours
ayant été professé à l’Université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre de l’hiver
1955-1956.35 C’est dans cet ouvrage que Heidegger a abordé cette sentence d’Angelus
Silesius, et par la suite, quand il a vu Les Dix Tableaux, il aurait trouvé immédiatement
une ressemblance avec la sentence d’Angelus Silesius, notamment dans le 9e tableau. Le
sujet principal du Principe de raison se développe en examinant une formule latine.
Heidegger commence cet ouvrage par la présentation de cette formule.
« Le principe de raison s’énonce : Nihil est sine ratione. On traduit par : Rien
n’est sans raison. »36
Mais c’est tout d’abord Leibniz qui a présenté cette formule comme principe
fondamental de la philosophie occidentale. Dans la préface de l’édition française, Jean
Beaufret précise ce fait et le commente en citant Schopenhauer :
« Satz vom Grund est la traduction que donne Schopenhauer de la loction
latine principium rationis, dont principe de raison est la traduction, ou plutôt
la transposition en français. « C’est Leibniz qui, pour la première fois, a exposé
en le formulant le principe de raison comme un principe fondamental de toute
connaissance et de toute science. Il le proclame avec beaucoup de pompe en
maints endroits de ses ouvrages en affectant un air important et en faisant
comme s’il venait de l’inventer ; cependant, il ne sait rien en dire de plus si ce
Martin Heidegger, Le Principe de raison, traduit de l’allemand par André préau,
Éditions Gallimard, Paris, 1962. p.103. (Le titre original allemand, Der Satz vom Grund,
paru en 1957). Nous citons désormais par PR.
35 Cf. Ibid.p.9.
36 Ibid.p.43.
34
369
n’est que, toujours, chaque chose sans exception doit avoir une raison
suffisante d’être telle qu’elle est et non pas autrement ; ce qui cependant devait
bien être, avant lui, de notoriété publique. » »37
Depuis la philosophie grecque antique jusqu’au XVIIe où Leibniz a trouvé son
sens philosophique fondamental, la portée de cette formule est restée cachée dans
l’histoire de la philosophie. Selon Heidegger, notre temps est justement l’époque qui est
dirigée par cette formule : Rien n’est sans raison, c’est-à-dire que nous vivons à l’époque
qui est occupée par le principe de raison. Mais l’essence de cette formule n’était pas
encore suffisamment élucidée. Le but de Heidegger dans cet ouvrage est de présenter
une autre interprétation de cette formule que celle qui fut donnée par Leibniz. Pour
éclaircir le passage de l’une à l’autre interprétation, Heidegger pose la sentence de
Silesius.
Dans le 5e cours, Heidegger propose la sentence poétique de Silesius, mais
avant de l’aborder, au début de ce cours, il insiste sur le fait que cette formule est
devenue l’un des principes suprêmes. C’est grâce à Leibniz que nous avons commencé à
saisir rigoureusement le sens de cette formule, mais il ne nous a pas permis de
comprendre fondamentalement la portée de cette formule. Leibniz a éclairé une face de
ce principe mais en même temps il en a obscurci une autre face.
« Leibniz a vu le principe de raison comme l’un des principes suprêmes. Pour le
principe de raison : Nihil est sine ratione, Rien n’est sans raison, Leibniz a
trouvé la formulation rigoureuse du principium reddendoe rationis. Dans la
ratio reddenda, la raison apparaît avec le caractère d’un appel à la fournir.
Nous parlons d’une formulation rigoureuse du principe de raison, parce qu’elle
est exactement adaptée à ce caractère de la raison qui s’est révélé pour la
première fois à la pensée de Leibniz et de son époque. Et néanmoins la forme
rigoureuse, examinée jusqu’ici, du principium rationis, n’est pas encore, même
pour Leibniz, la forme complète du principe de raison. »38
La tournure ‘’le caractère d’un appel à la fournir’’ indique la puissance de la
représentation dans la raison suffisante. La raison suffisante est l’essence de toutes les
apparences phénoménales. Autrement dit, le phénomène est déterminé comme
représentation de la raison et la raison est l’essence comme puissance fondamentale
37
38
Ibid.p.9.
Ibid.p.97.
370
pour représenter. La raison doit être la cause suffisante comme être-en-soi, et dans la
réflexion sur l’existence de l’objet réel et substantiel, il est inévitable qu’on suppose
l’existence de la raison. Le principe de la raison suffisante assure « la constance d’un
objet ».39 La raison doit supposer l’existence substantielle de l’objet, mais dans ce cas, la
raison doit être le vrai être-en-soi essentiel.
« Derrière cette prescription de la suffisance (de la suffectio) se découvre une
conception essentielle de la pensée leibnizienne, celle de la perfectio,
c’est-à-dire de la pleine consistance des déterminations grâce auxquelles un
objet tient debout. C’est seulement dans l’intégralité des conditions de sa
possibilité, c’est seulement dans l’intégralité de ses raisons que la consistance
d’un objet est complètement assurée, parfaite. En tant que cause (causa), la
raison (ratio) est rapportée à l’effet (efficerne). La raison elle-même doit être
suffisante (sufficiens, sufficere). Cette suffisance est exigée et déterminée par
la perfectio (perficere) de l’objet. »40
Pour nous qui avons abordé le problème de la causalité dans le bouddhisme, il
n’est pas difficile de deviner le grand problème que pose la raison chez Leibniz.
Simplement dit, l’idéologie de la pensée substantialiste dans la philosophie occidentale
dirige la pensée leibnizienne. Heidegger désigne ce problème comme étant la
proposition idéologique de la représentation.
« Ce n’est pas certes pas un hasard si, dans la région du principe de raison, le
langage parle, comme de lui-même, d’efficere, sufficere, perficere, c’est-à-dire
d’un multiple facere, « faire », d’un pro-duire et d’un livrer. Au principe de
raison rigoureusement et complètement pensé, Leibniz donne le titre de
principium reddendoe ratiois sufficientis (comp. Monadologie, 32), le principe
de la raison suffisante qu’il faut fournir. Nous pouvons dire aussi : le principe
de la raison pertinente. »41
Chez Leibniz, la raison suffisante est la cause essentielle pour l’effet qui
apparaît comme objet c’est-à-dire une production. Autrement dit, l’objet ou la chose dans
notre monde est une production comme effet de la raison. Cette raison cependant est
39
40
41
Cf. Ibid.p.98.
Ibid.p.99.
Ibid.p.99.
371
une fonction ou une puissance, et donc elle-même n’a pas de forme, elle n’est ni un objet,
ni une partie mais plutôt l’être-en-soi total. Le rapport entre la raison comme essence et
l’objet comme phénomène est pareil à celui qui existe entre la puissance suffisante et
pertinente qui se produit et une production qui est produite par la puissance suffisante
et pertinente. Mais dans ce cas, la raison doit être supposée comme une puissance qui
existe par soi-même et indépendante des objets comme effets ou des phénomènes
actuels. Cette raison est justement la monade leibnizienne qui est comparée à l’être
total et absolu c’est-à-dire Dieu. Nous pouvons le confirmer en rappelant certaines
phrases de la Monadologie.
« 1. La Monade, (…) n’est autre chose, qu’une substance simple,qui entre dans
les composés ; simple, c’est-à-dire, sans partie.
2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le
composé n’est autre chose, qu’un amas, ou aggregatum des simples.
3. Or là, où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité
possible. Et ces Monades sont les véritables Atomes de la Nature, et en un mot
les Eléments des choses. »42
Dans l’histoire du bouddhisme, nous connaissons des écoles qui conçoivent des
éléments substantiels comme atomes, ce sont les doctrines systématiques de
l’Abhidhârma. Cependant les bouddhistes d’Abhidhârma se sont dirigés vers la
recherche des éléments de la conscience intérieure, et en formant le spiritualisme
substantialiste, ils n’ont jamais abouti au mode de pensée scientifique moderne. Mais
par contre, Leibniz pose la base de la pensée de la science moderne qui s’avance vers les
recherches sur des objets ou des choses substantielles. Leibniz prépare justement notre
temps comme l’âge atomique. Dans les citations ci-dessus, Leibniz lie les Monades aux
atomes (atomos). Derrière l’existence des Monades, Leibniz suppose le Dieu qui est
considéré comme Substance suprême. Mais ce Dieu diffère du Dieu personnifié.
« 39. (…) cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel
aussi est lié partout, il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu suffit.
40. (…) cette Substance suprême qui est unique, universelle et nécessaire,
n’ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et étant une suite simple de
l’être possible, doit être incapable de limites et contenir tout autant de réalité
G.W. Leibniz, Monadologie, in Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie, et
autres textes, 1703-1716, Éditions Flamarion, Paris, 1996. p.243.
42
372
qu’il est possible. »43
Leibniz suppose Dieu comme raison suffisante, et on peut dire que chez Leibniz,
le Dieu chrétien devient la vérité substantielle comme raison scientifique et
mathématique. Nous ne pouvons pas examiner toute la philosophie leibnizienne ni le
détail de la doctrine de la Monadologie, mais ce qui importe, c’est que la pensée
leibnizienne sur le principe de raison n’est fondamentalement que substantialiste,
même si la monade n’est pas un objet. Car même si elle est l’être-en-soi comme
puissance, on ne peut pas dépasser la supposition de l’être-en-soi lui-même. Si on ne
renonce pas à penser selon la causalité, autrement dit d’après la supposition de la
distinction entre de l’essence comme cause et le phénomène comme effet, il est
impossible de dépasser l’idéologie substantialiste. Selon Heidegger, pourtant, la pensée
substantialiste de Leibniz sur le principe de raison occupe très fortement et toujours
notre époque.
« (…) le principe de la raison pertinente. Là où, comme dans le cas de la
découverte et de la formulation du principe de raison suffisante par Leibniz, un
principe très puissant arrive au jour, la pensée et la représentation, dans toutes
les perspectives essentielles, entrent en mouvement d’une manière toute
nouvelle. C’est la manière moderne de penser, que jour pour jour nous faisons
nôtre, sans remarquer ni noter spécialement l’appel de la raison qui veut être
fournie dans toute représentation. »44
La monade leibnizienne donne lieu à l’atomisme dans la science moderne, mais
l’idéologie qui suppose l’atomisme n’est rien d’autre que le principe de la raison
pertinente. La science classique et aussi moderne n’est qu’un substantialisme qui est
constitué par la théorie de la représentation. Autrement dit, un monde n’est qu’une
représentation de la puissance de la raison, et dans ce sens la science est toujours
métaphysique. Ainsi Heidegger écrit :
« (…) le nom de Leibniz n’apparaît pas dans nos réflexions pour évoquer un
système philosophique du passé. Ce nom sert à désigner la présence d’une
pensée dont nous n’avons pas fini d’éprouver la force, une présence qui attend
encore que nous la rencontrions. C’est seulement par un regard en arrière, par
43
44
Ibid.p.251.
Heidegger, PR, p.99.
373
une considération de ce que pensait Leibniz, que nous pouvons caractériser
l’époque présente, l’âge atomique, comme ce qui est entièrement soumis à la
puissance du principium reddendoe rationis sufficientis. L’invitation à fournir
la raison suffisante de toute chose représentée parle dans ce qui aujourd’hui
s’est objectivé sous les noms d’atome et d’énergie atomique. »45
Nous ne connaissons pas suffisamment la pensée contemporaine de la science,
et nous ne pouvons pas examiner si la science contemporaine dépasse l’atomisme
comme substantialisme et métaphysique. Il est sûr que l’atome n’est plus un objet.
Cependant l’essence de l’idéologie substantialiste et métaphysique ne provient pas de la
supposition des objets objectifs et substantiels.
« (…) nous nous mouvons déjà dans un monde où il n’y a plus d’objets. Mais ce
sans-objet n’est pas pour autant l’inconsistant. Ce qui émerge dans le
sans-objet, c’est bien plutôt une consistance d’un nouveau genre. Dans un
monde où l’objet doit céder la place à un consistant d’un autre genre, le
principium grande, le principe très puissant, le principe de raison, ne perd
aucunement sa puissance. C’est seulement de nos jours, au contraire, que la
puissance de la raison pertinente qu’il faut fournir pour rendre toutes choses
consistantes et assurées, que cette puissance, disons-nous, atteint la phase
d’un déploiement poussé à l’extrême. »46
Notre époque nommée l’âge atomique est l’époque où le principe de la raison
pertinente occupe tous les domaines de la pensée et de la vie presque dans le monde
entier. Le principe de raison est considéré aujourd’hui comme indépendant des objets.
La raison pure comme sans-objet exerce beaucoup d’influence également sur des
domaines en dehors de la science et de la mathématique. Heidegger pose le cas de l’art
contemporain comme un exemple du problème du sans-objet.
« Qu’à une pareille époque l’art devienne sans objet, c’est là une preuve de la
régularité historique d’un tel art et cela surtout quand il comprend lui-même
que ses productions ne peuvent plus être des œuvres, mais quelque chose pour
quoi manque encore la dénomination appropriée. Le fait que cet art
contemporain soit présenté dans des expositions a plus de rapport avec le très
45
46
Ibid.p.100.
Ibid.p.100.
374
puissant principe de raison, avec le principe de la raison qu’il faut fournir, que
nous ne le pensons de prime abord. L’âge moderne n’est pas arrivé à sa fin. Il
entre seulement dans sa période de plein développement, pour autant qu’il
s’organise afin de rendre intégralement fournissable tout ce qui est et peut
être. »47
L’art contemporain que Heidegger désigne est un mouvement artistique à
tendance très conceptuelle du XXe siècle, mais ce mouvement récent ne dépasse pas
l’esthétique classique et moderne. Au contraire, ce n’est qu’un retour à l’idéologie
classique et moderne qui est dirigé par le principe de raison établi au XVIIe siècle. Le
noyau de l’art classique et moderne est constitué par le caractère représentatif, dans le
style du réalisme. L’art de notre ère conserve aussi un caractère représentatif,
autrement dit l’art contemporain conceptuel n’est que la représentation d’un concept.
Au sens de la représentation, il n’y a pas de différence fondamentale entre l’art
classique, moderne et l’art contemporain, néanmoins nous pensons qu’une fois, à la fin
du XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’art occidental a produit des œuvres par
lesquelles il devenait possible de dépasser l’idéologie substantialiste. Par exemple nous
pensons que les travaux de Cézanne et de Van Gogh, ou de Picasso et de Matisse, etc.,
ont commencé à ouvrir une voie pour dépasser l’esthétique classique et moderne dans
l’histoire de l’art occidental. Cependant la voie est en train de se renfermer à cause de la
mauvaise influence de l’art conceptuel. Nous aborderons l’œuvre d’art plus tard, mais
c’est la notion d’art qu’il faut interroger. En un sens, certains arts contemporains ne
sont plus vraiment des arts, ou plutôt ils sont proches de la science ou de la technologie.
En fait, le problème fondamental provient de la pensée supposant la causalité,
autrement dit, la pensée qui distingue la cause essentielle de l’effet phénoménal
introduit le rapport causal de la vérité et de l’apparence. Heidegger remarque
brièvement que la notion de la causalité apparaît, en demandant ‘’pourquoi ?’’.
« Dans le « pourquoi ? » nous demandons la raison. La forme rigoureuse du
principe de raison : « Rien n’est sans une raison qu’il faut fournir » peut ainsi
être formulée : Rien n’est sans pourquoi. »48
Heidegger déplace le point de vue de la problématique du ‘’sans raison’’ à celle
du ‘’sans pourquoi’’. Et c’est pour s’opposer à la pensée leibnizienne et à celle d’âge
47
48
Ibid.p.100-101.
Ibid.p.102.
375
atomique comme idéologie de la représentation et du substantialisme qu’il présente la
sentence d’Angelus Silesius :
« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, N’a souci d’elle-même,
ne désire être vue. »49
Sur Angelus Silesius (1624-1677), Heidegger lui-même donne des explications
que nous ne répèterons pas ici, mais ce qui importe, c’est que, selon Heidegger, Leibniz
(1646-1716) et également Hegel (1770-1831) estiment les poésies d’Angelus Silesius.50
Les poésies spirituelles d’Angelus Silesius, notamment la sentence poétique du sans
pourquoi citée ci-dessus ‘’a été prise à une source importante’’51 de la philosophie de la
raison dans l’époque moderne. Afin de mieux comprendre la logique de Leibniz,
poursuivons la lecture du commentaire de Heidegger.
« « La rose est sans pourquoi. » La rose est manifestement ici un exemple qui
vaut pour tout ce qui fleurit, pousse, pour toute croissance. Dans ce domaine,
suivant la parole du poète, le principe de raison n’a pas d’autorité. En revanche
la botanique établira facilement une chaîne de causes et de conditions
régissant la croissance des plantes. Nous n’avons même pas besoin de faire
intervenir la science pour prouver, contrairement à la sentence d’Angelus
Silesius, que la croissance des plantes a son pourquoi, c’est-à-dire ses raisons
nécessaires. »52
À propos d’une raison nécessaire pour la rose, Angelus Silegius lui-même
s’exprime dans la dernière moitié du même vers. ‘’La rose est sans pourquoi, fleurit
parce qu’elle fleurit’’. Heidegger se demande si ce ‘’parce que’’ affirme l’existence de la
raison ou non.
« « Parce que » ? Est-ce que cette conjonction ne désigne pas le rapport à une
cause, est-ce que pour ainsi dire elle ne tire pas celle-ci au jour ? La rose – sans
pourquoi, mais non sans parce que. Ainsi le poète se contredit-il et parle-t-il
obscurément. C’est en cela précisément qu’il est un mystique. Mais le poète
parle clair. « Pourquoi » et « parce que » désignent des choses différentes.
49
50
51
52
Ibid.p.103.
Cf. Ibid.p.103-104.
Ibid.p.104.
Ibid.p.104.
376
« Pourquoi » sert à demander la raison. « Parce que » répond et indique la
raison. Le pourquoi cherche la raison. Le parce que la fournit. La manière dont
on se représente le rapport à la raison est donc différente. Dans le pourquoi, le
rapport à la raison est celui de la recherche ; dans le parce que, il est celui de
l’apport. Seulement, ce vers quoi tendent les deux rapports différents, la raison,
reste le même, semble-t-il. Pour autant que la première moitié du premier vers
nie l’existence de la raison et que la seconde moitié du même vers, dans le
parce-que, l’affirme expressément, on se trouve en présence d’une contradiction,
c’est-à-dire d’une même chose, à savoir la raison, simultanément affirmée et
niée. »53
Ce qui importe, c’est que la distinction de l’affirmation et de la négation se situe
toujours dans la dimension de l’entendement. La sentence d’Angelus Sigelius propose
un autre point de vue. C’est le point de vue de la rose en soi-même. Le second vers de la
sentence : « N’a souci d’elle-même, ne désire être vue » exprime justement ce qu’est le
point de vue de la rose. Et Heidegger commente :
« La première moitié du second vers nous dit comment il faut entendre le
« sans » de la première moitié du premier vers : La rose est rose sans qu’elle
doive penser à elle-même. Point n’est besoin qu’elle ait spécialement souci
d’elle-même. La manière dont elle est rose n’exige pas qu’elle fasse
spécialement attention à elle-même, ce qui veut dire à tout ce qui lui
appartient : à tout ce qui la détermine, c’est-à-dire la fonde. Elle fleurit parce
qu’elle fleurit. Entre sa floraison et les raisons de sa floraison ne vient pas se
glisser une attention aux raisons, qui seule permettrait à celle-ci d’être en tant
que raisons. Angelus Silesius ne veut pas nier que la floraison de la rose ait une
raison. La rose fleurit parce que – elle fleurit. L’homme, au contraire, pour
rester dans les possibilités essentielles de son existence, doit chaque fois
considérer ce que sont pour lui les raisons déterminantes et comment elles le
sont. »54
‘’La floraison de la rose est une raison’’, et Angelus Silesius ne nie pas les
raisons elles-mêmes. Cependant Heidegger remarque la distinction entre les raisons et
l’attention aux raisons. Ainsi, il distingue la proposition d’un être ‘’sans raison’’ de la
53
54
Ibid.p.105.
Ibid.p.106.
377
position d’où on exprime un être par ‘’sans pourquoi’’.
« La rose est sans pourquoi, mais elle n’est pas sans raison. « Sans pourquoi » et
« sans raison » ne disent pas la même chose. (…) La rose, pour autant qu’elle
est quelque chose, ne sort pas du domaine où le très puissant principe exerce sa
puissance. Et pourtant la façon dont elle appartient à ce domaine est
particulière, différente par conséquent de la manière dont nous autres hommes
y séjournons. Bien courte, à vrai dire, serait notre pensée, si nous admettions
que la sentence d’Angelus Silesius n’a d’autre sens que d’indiquer la différence
des manières dont la rose, dont l’homme, sont ce qu’ils sont. »55
Ce que Heidegger veut éclaircir ici, c’est une distinction entre la position de
l’homme ou Dasein (être-là), selon le fameux terme heideggerien, et la position de la
rose c’est-à-dire celle des êtres qui ont une autre façon d’exister que l’homme. Nous
pouvons cependant deviner qu’il s’agit d’une différence de points de vue qui est
comparable à celle qui existe entre mizukara et onozukara. Le point de vue où nous
posons la question : ‘’pourquoi’’ et y répondons : ‘’parce que’’ se situe à l’extérieur de
notre propre existence. C’est l’investigation par le soi de mizukara qui fait et existe par
soi-même volontairement (suru et iru). Au contraire, la rose existe comme de soi
d’onozukara qui devient et existe par soi-même naturellement (naru et aru). Dans le
commentaire de Heidegger aussi, nous trouvons une interrogation sur le problème du
soi qui concerne la différence du point de vue de l’homme et de celui de la rose.
« Bornons-nous à considérer la phrase : « La rose est sans pourquoi » et
considérons-la du point de vue de la formulation rigoureuse et abrégée du
principe de raison : Rien n’est sans pourquoi. »56
Cette phrase : ‘’Rien n’est sans pourquoi’’ exprime la manière de l’existence
humaine qui pose la question sur la raison par soi-même (mizukara). Dans ce cas, le soi
humain observe objectivement le soi-même à l’extérieur de l’être du soi-même. Mais on
peut dire que le soi humain se divise en deux dimensions : le soi propre et le soi objectif.
À propos du soi de la rose, Heidegger explique :
« Il nous est apparu que le principium reddendoe rationis n’était pas valable
55
56
Ibid.p.107-108.
Ibid.p.108.
378
pour la rose ni pour tout ce qui est à la manière de la rose. La rose est sans
cette recherche des raisons qui tourne les yeux de tous côtés, sans l’apport des
raisons pour lesquelles elle fleurit. (La raison pour laquelle la rose fleurit n’a
pas pour la rose le caractère d’un appel exigeant d’elle et pour elle la fourniture
de la raison. Si elle l’avait, à la floraison de la rose serait alors nécessaire la
fourniture des raisons de la floraison, en tant que raisons ici déterminantes. Sa
floraison est simple éclosion spontanée.) En même temps nous pouvons
affirmer à bon droit que le principitum reddendoe rationis est aussi valable
pour la rose. Il est en effet valable pour autant que la rose devient un objet de
notre représentation et que nous exigeons de savoir de quelle manière,
c’est-à-dire en vertu de quelles raisons et causes, à quelles conditions, la rose
peut être ce qu’elle est. »57
Ce que Heidegger veut dire, c’est que la proposition du principe de raison
suffisante est posée dans une perspective très humaine. C’est-à-dire que, le soi humain
qui se distingue de l’objet pose cette question sur la rose. Ainsi Heidegger distingue le
soi au sujet de la rose du soi pour la rose.
« Qu’en est-il donc ici du principium reddendoe rationis ?
Il est valable au sujet de la rose, non pour la rose ; au sujet de la rose, pour
autant qu’elle est un objet de notre représentation ; non pour la rose, pour
autant qu’elle se tient en elle-même, que simplement elle est rose.
Nous nous trouvons ainsi placés devant une situation singulière : Une chose,
ici la rose, n’est pas à vrai dire sans raison et pourtant elle est sans
pourquoi. »58
Il va sans dire que le soi pour la rose correspond au soi d’onozukara. Par contre,
le soi au sujet de la rose correspond au soi de mizukara. Ce que Heidegger remarque,
c’est que la proposition leibnizienne du principe de raison se situe inconsciemment à la
position de l’homme, pourtant la sentence d’Angelus Silesius propose une autre
position.
« Pour Leibniz, le principe : « Rien n’est sans raison », veut dire juste autant
que : « Rien n’est sans pourquoi. » Suivant la sentence d’Angelus Silesius, cette
57
58
Ibid.p.108-109.
Ibid.p.109.
379
équivalence doit être rejetée. »59
Pour nous, la sentence d’Angelus Silesius pose justement la problématique du
jinen. Le jinen concerne strictement le phénomène naturel naru (devenir). Dans le vers
(La rose) fleurit parce qu’elle fleurit, fleurir indique naru, mais dans ce vers, si nous le
comparons avec la pensée bouddhique sur le jinen, nous trouvons encore une
intervention d’un point de vue très humain. Notre problématique concerne le mot parce
que. Il ne faut pas dire parce que pour la rose elle-même. Si on l’exprime plus
intimement selon la position de la rose, la parenthèse du parce que n’est pas nécessaire.
Par exemple, nous pensons que des tournures comme ‘’La rose fleurit et donc elle
fleurit’’ ou plutôt ‘’la rose fleurit, seulement fleurit’’ seraient meilleures. Shizuteru Ueda,
spécialiste de la philosophie de la religion, remarque que l’être sans pourquoi indique
l’être du Dieu absolu du christianisme.60 Autrement dit, Dieu est la raison des raisons,
le fond des fonds, ou bien la substance absolue des substances. Angelus Silegius poète
de la théologie chrétienne ne nie jamais Dieu comme raison fondamentale et
substantielle. La rose est fidèle à la raison de Dieu, mais la relation qui existe entre
Dieu et la rose est pareille à celle qui existe entre celui qui fabrique et celui qui est
fabriqué. Autrement dit, la création suppose inévitablement deux positions : créateur et
créature. Ainsi, si on ne dépasse pas ce problème du dualisme concernant la création, il
est difficile de dépasser la problématique substantialiste du principe de raison.
Cependant comme nous l’avons vu, le bouddhisme propose la notion de l’engi
(co-production conditionnée) qui est la pensée des rapports radicaux, et selon cette
notion il essaie d’exprimer la vacuité qui signifie l’être sans fond.
Cependant Heidegger essaie de dépasser le présupposé théologique du principe
de raison, en utilisant une autre logique que celle du bouddhisme. Il trouve deux
accentuations différentes dans le principe de raison.
« Le principe de raison s’énonce : Nihil est sine ratione. Rien n’est sans raison.
Refrain que nous avons déjà entendu souvent, presque à l’excès. Mais il faut
maintenant que nous entendions comment, dans cette phrase non accentuée,
on peut percevoir deux accentuations différentes. Nous pouvons dire : Nihil est
sine ratione. Rien n’est sans raison. Ce qui donne, sous forme affirmative : Tout
a une raison.
Mais nous pouvons aussi accentuer différemment : Nihil est sine ratione. Rien
59
Ibid.p.109.
60
Jyûgyû-zu, op.cit.p.113.
380
n’est sans raison. Ou, sous forme affirmative : Tout étant (en tant qu’étant) a
une raison. »61
L’interprétation du principe de raison selon la première accentuation : Tout a
une raison, est justement celle de Leibniz. Cependant, selon Heidegger, ce Tout qui doit
indiquer l’être total ou bien l’Être, n’est ni interrogé chez Leibniz ni dans l’histoire de la
philosophie comme métaphysique. On n’a examiné que le deuxième cas : Tout étant a
une raison. Dieu, dans la question théologique, n’est qu’un étant, et d’ailleurs la vérité
scientifique est aussi un étant qui se distingue de l’être total, dit l’Être. Autrement dit,
la raison apparaît avec une attitude humaine qui pose la question : pourquoi. Ainsi il
faut réfléchir encore au sens de la sentence d’Angelus Silesius.
« Le « sans pourquoi » dit en gros : La rose n’a pas de raison. En un sens
contraire, dans le même vers, le « parce que » dit en gros : La rose a une raison.
On peut donc parler de choses qui, comme la rose, sont à la fois pourvues et
dépourvues de raison. (…) Par le « pourquoi » nous questionnons, et cherchons
la raison. Par le « parce que » nous répondons, et fournissons la raison. Il
semble donc que par le « parce que » nous resserrions le lien qui nous unit à la
raison, alors que par le « pourquoi » nous éloignons pour ainsi dire la raison de
nous. »62
La problématique du principe de raison d’après le « sans pourquoi » n’est
qu’une interrogation sur la position de l’homme. L’existence de la raison est toujours
considérée comme un objet par rapport au sujet humain. Autrement dit, la philosophie
comme métaphysique n’a pas posé une question sur le principe de raison d’après la
totalité des êtres, c’est-à-dire dans la perspective de l’Être. Mais comment saisir la
raison dans le « parce que » ? Pour développer la réflexion sur le ‘’sans pourquoi’’ et le
‘’parce que’’, Heidegger utilise le mot rapport.
« A l’entendre un peu vite, « la rose est sans pourquoi » dit la même chose que
« la rose n’a pas de raison ». A parler exactement, « sans pourquoi » équivaut à :
sans rapport à la raison. Seulement, le « parce que » désigne aussi un rapport à
la raison. (…) Dans le « sans pourquoi », le rapport à la raison est nié, dans le
61
62
Heidegger, PR, p.111.
Ibid.p.112-113.
381
« parce que » il est affirmé. »63
Heidegger trouve ici les deux ‘’manières d’existence différentes’’ par rapport à
la raison : celle de l’homme et celle des autres êtres vivants. L’homme est le seul être
terrestre qui démontre une raison représentative. ‘’L’homme (…) est le seul être vivant
qui puisse, dans sa représentation, produire devant lui une raison comme raison.’’64
L’homme est l’animal rationale dans la définition traditionnelle mais elle indique la
manière d’existence humaine par rapport à la raison (ratio) représentative.
« L’homme vit, dans tous les cas, avec le pouvoir de se représenter la raison
comme raison. Les autres êtres, habitants de la terre, vivent sans doute par des
raisons et des causes, mais jamais suivant des raisons. »65
Par la tournure suivant, Heidegger exprime le monde représentatif de l’homme.
Dans les Dix Tableaux de la vache, la vache réalise une sorte de représentation du
monde humain, et donc même si le garçon dirige et monte sur la vache, il se borne
toujours à la dimension humaine. Comme les Dix Tableaux montrent le dépassement de
la condition humaine elle-même, la rose dans la poésie : ‘’(La rose) fleurit parce qu’elle
fleurit’’, indique la manière d’être de la dimension non-humaine.
« La rose ne vit pas suivant des raisons, elle vit sans pourquoi, mais elle vit par
des raisons. Et pourtant c’est tout autre chose qu’Angelus Silesius veut dire par
les mots « (la rose) fleurit parce qu’elle fleurit ». S’il avait voulu seulement faire
ressortir la différence de l’homme et de la rose, il aurait pu dire : La rose fleurit
parce que le soleil brille et parce que beaucoup d’autres choses l’entourent et
agissent sur elle.
Angelus Silesius dit au contraire : « (La rose) fleurit parce qu’elle fleurit. » A
proprement parler, ceci ne dit rien ; car la fonction propre du « parce que » est
d’introduire quelque chose d’autre, que nous comprenons comme étant la
raison de ce qu’il faut expliquer. Mais ces quelque mots qui semblent ne rien
dire : « (La rose) fleurit parce qu’elle fleurit » disent, à proprement parler, tout,
c’est-à-dire tout ce qu’il faut dire ici, et ils le disent de la façon qui leur est
propre : celle du non-dire. Le « parce que » paraît ne rien dire, être vide, et il dit
63
64
65
Ibid.p.113-114.
Ibid.p.114.
Ibid.p.115.
382
pourtant tout ce qui peut être dit de la raison et du pourquoi au niveau de la
pensée de notre poète. »66
Heidegger explique que les mots d’Angelus Silesius concernant le ‘’parce que’’
disent à la façon du non-dire. Car le point de vue de ce vers se situe à la position de la
rose. Par la tournure la façon du non-dire, Heidegger suggère la spécificité de la rose,
c’est-à-dire celle des autres êtres que l’homme. La rose et également tous les êtres
excepté l’homme ne disent rien et n’utilisent pas le langage. Autrement dit, la spécificité
de l’homme c’est d’être un être vivant qui parle ou utilise le langage. Nous pensons que
l’homme défini comme l’animal rationale est plutôt l’animal linguistico. La faculté
linguistique de l’homme constitue le noyau de sa manière représentative de saisir le
monde. Au contraire, la position de la rose indique ce qu’est un être de la nature. Nous
pouvons poser les thèmes du langage et de la nature dans la proposition du principe de
raison, mais selon le rapport à la raison, c’est ici le rapport qui est fondamental. Quant
aux positions du sujet lui-même, elles se modifient et concernent tantôt l’être
linguistique et tantôt l’être naturel. Pourtant à travers le pivot du rapport, le sens de la
raison elle-même apparaît différemment. Pour développer la proposition, Heidegger
essaie de re-saisir la notion de raison par les mots Grund (« fond, raison ») et ratio.67 Et
il re-détermine le rapport du sujet et de la raison, en distinguant les deux accentuations
de la formule : Nihil est sine ratione.
« Nihil est sine ratione. Rien n’est sans raison. Tout étant a une raison. Le sujet
du principe de raison n’est pas la raison, mais « tout étant » ; c’est à ce sujet
qu’il attribue le prédicat d’avoir une raison. Entendu comme il l’est d’ordinaire,
le principe de raison n’énonce rien sur la raison, mais sur l’étant comme tel. »68
La position de l’homme qui saisit le monde sur le monde représentatif
présuppose un étant comme sujet. Un étant qui se détache de l’être total demande son
fond et sa raison (Grund ). Toutefois, Heidegger trouve un autre sens résonnant dans
cette formule.
« Nihil est sine raison. « Rien n’est sans raison. » Cette accentuation nous fait
percevoir une harmonie entre « est » et « raison », entre est et ratio. Nous avons
66
67
68
Ibid.p.115.
Cf. Ibid.p.116.
Ibid.p.118.
383
déjà perçu cette harmonie, avant même de constater que le principe de raison
énonce quelque chose au sujet de l’étant, au sujet de ceci, que l’étant a une
raison. »69
Heidegger trouve un lien strict entre l’être et la raison, mais avant d’aborder ce
problème, Heidegger précise qu’à travers la question de la raison, nous comprenons
tacitement la question de l’être. Autrement dit, la proposition de la raison contient celle
de l’Être. Mais la pensée humaine est dirigée par l’entendement à partir de la
dimension sensible. Ainsi Heidegger explique que ‘’La pensée doit saisir du regard ce
qui s’entend. (…) La pensée est une saisie-par-l’ouïe, qui saisit par le regard. Dans la
pensée, l’ouïe et la vue ordinaires s’évanouissent, parce que la pensée nous conduit vers
une saisie par l’ouïe et le regard.’’70 La pensée d’après une saisie-par-l’ouïe ou une
saisie-par-le-regard constitue, comme nous le trouvons chez Platon et également
Héraclite, la philosophie en tant que métaphysique, autrement dit la philosophie de
l’étant ou de l’être-en-soi.
« Ce qui, dans l’étant, constitue ce qu’il possède en propre, Platon le nomme
Idéa, l’aspect de l’étant et ce qui est vu par nous. Antérieurement, ce propre de
l’étant, Héraclite l’avait appelé Logos, la parole de l’étant, à laquelle nous
répondons en entendant. Ces deux termes nous montrent que penser, c’est
entendre et voir. »71
Pour dépasser le problème de la philosophie de l’étant, Heidegger indique que
l’ouïe et le regard ne se bornent pas à la perception d’un organe c’est-à-dire à une
perspective partielle, mais plutôt chaque sensation suppose un lieu total des actes
corporels ou de la corporéité. La pensée notamment n’est pas une compréhension
figurative par un organe.
« (…) si penser veut dire entendre et voir, ce ne peut être que dans un sens
figuré. Effectivement. Ce que dans la pensée nous saisissons par l’ouïe et le
regard ne peut être ni entendu par les oreilles ni vu par les yeux. Cela n’est pas
perceptible par les organes des sens. Si nous concevons la pensée comme une
sorte d’ouïe ou de vue, l’ouïe et la vue sensibles sont alors transposées et
69
70
71
Ibid.p.122-123.
Ibid.p.123.
Ibid.p.123.
384
reprises dans le domaine de la perception non sensible, c’est-à-dire de la
pensée. »72
Merleau-Ponty développe le thème du corps comme être-au-monde. De même,
Heidegger aborde le thème de la corporéité totale qui n’est pas le corps en tant
qu’ensemble des organes. En posant l’exemple de l’expérience d’écouter une fugue de
Bach, Heidegger donne les explications suivantes :
« C’est nous qui entendons, et non l’oreille. Nous entendons sans doute au
moyen des oreilles, mais non avec les oreilles, si « avec » veut dire ici que c’est
l’oreille, en tant qu’organe sensible, qui nous fait atteindre la chose
entendue. »73
On peut utiliser la même logique pour notre vue, ainsi Heidegger pose
l’exemple de la statue d’Apollon chez les Grecs, pour lier le problème à la pensée
grecque.
« Si la vue humaine était toujours bornée aux impressions reçues par l’œil sur
la rétine, les Grecs, par exemple, n’auraient jamais pu voir Apollon dans la
statue d’un jeune homme ou plutôt ils n’auraient jamais pu voir la statue en et
par Apollon. »74
Dans la communauté des Grecs, une statue de divinité évoque l’existence d’un
dieu grec. Cependant l’existence d’un dieu grec n’est une réalité que dans la
communauté grecque, et par exemple au Japon, il n’y a pas de réalité de l’existence des
dieux grecs. Par exemple, la réalité de l’existence d’Apollon n’est qu’au niveau d’une
institution de la communauté grecque. Autrement dit, Apollon n’est qu’un étant
symbolique de la dimension humaine. Mais ce qui importe, c’est la fonction de la
perception selon laquelle les Grecs saisissent à la fois l’apparition d’une statue comme
objet et Apollon comme son sens. L’homme trouve le sens invisible d’un objet visible
d’après la fonction fondamentale de la perception. Merleau-Ponty explique la fonction
de la perception selon le rapport de la figure et du fond qui n’est fondamentalement que
la forme (Gestalt). Ce que Heidegger essaie de saisir, c’est ce que le fond raconte à la
72
73
74
Ibid.p.123.
Ibid.p.124.
Ibid.p.125.
385
façon du non-dire ou tacitement. Heidegger propose des phrases de la pensée grecque et
de Goethe, qui indiquent une problématique de la perception du visible et de l’invisible.
« Aux anciens penseurs grecs était familière une pensée qui s’exprime d’une
façon par trop simplifiée dans la phrase : Le même n’est connu que par le même.
Le sens est : Ce qui se dit à nous ne devient perceptible que par notre réponse.
Notre perception est en elle-même une réponse. Dans l’introduction qu’il a
écrite pour sa Théorie des Couleurs, Goethe se réfère à cette pensée grecque,
qu’il a cherché à rendre dans les vers suivants :
Si l’œil n’était pas parent du soleil,
Comment pourrions-nous voir la lumière ?
Si la force de Dieu ne vivait pas elle-même en nous,
Comment serons-nous transportés par les choses divines ?
Il semble que jusqu’ici nous n’ayons pas suffisamment examiné ce qui constitue
l’élément solaire de l’œil, ni le point de notre être où réside la force même de
Dieu, ni la façon dont les deux se tiennent et nous dirigent vers un être (Sein)
plus profondément pensé de l’homme, lequel homme est l’être pensant. »75
Quand nous regardons le soleil, la visibilité du soleil signifie que nos yeux
existent au monde dont la lumière constitue la visibilité elle-même. La force de Dieu
vivait en nous et également dans les choses. Ainsi nous pouvons avoir l’expérience
divine d’après la correspondance divine entre nous et les choses. Toutefois, les tournures
de la lumière comme élément solaire ou de la force de Dieu ne sont pas justes. Mais ces
tournures indiquent la proposition de l’être. Heidegger trouve la fonction fondamentale
du mot être dans la langue occidentale. Être constitue le noyau de la structure de la
langue occidentale, mais en apparaissant, ce mot se cache en même temps pour délivrer
d’autres significations. Cependant si on accentue être, on peut comprendre qu’il est au
fondement de toute expression linguistique. Ainsi Heidegger remarque qu’il y a une
question sur être dans la formule du principe de raison aussi.
« « Rien n’est sans raison », nous sommes sensibles à l’harmonie d’est et de
raison et que, dans le contenu d’énonciation qui nous est ainsi proposé, nous
saisissons alors du regard quelque chose qui nous touche directement. (…)
75
Ibid.p.125.
386
« Rien », c’est-à-dire aucune chose qui de quelque manière est, « n’est-sans
raison ». Le mot est désigne, chaque fois, quoique d’une façon parfaitement
vague, l’être (Sein) de ce qui est. Le principe de raison, qui nous est donné
comme énonciation touchant ce qui est, nous dit : A l’être de ce qui est
appartient une chose telle que la raison. (…) Il (le principe de raison) dit : A
l’être appartient une chose telle que la raison. L’être est de la nature de la
raison, il est fond de raison. »76
Heidegger lie le principe de raison à sa proposition essentielle de l’Être. L’être
est ‘’fond de raison’’, mais ce qui importe, c’est que l’être n’est pas un étant. L’être
comme fond (Grund) indique l’Être en tant que totalité qui est distingué des notions
substantialistes de Dieu ou de vérité absolue. Pour éviter de confondre l’être comme
fond de raison avec un concept substantialiste de l’être qui n’est qu’un étant, Heidegger
présente ce problème comme suit :
« Le principe : « L’être est fond de raison » parle une autre langue que
l’affirmation : Ce qui est a une raison. « L’être est fond de raison » ne veut donc
aucunement dire : « L’être a une raison », mais bien : L’être est en soi raison qui
fonde. A vrai dire le principe de raison n’énonce pas cela. Ce qu’il dit, sa teneur
immédiatement perceptible le tait. Ce dont parle le principe n’arrive pas à la
parole, à savoir à cette parole qui répond à ce dont parle le principe. Le principe
de raison est un dire concernant l’être. Il en est un, mais en secret. Demeurent
voilés, non seulement ce dont il parle, mais aussi le fait qu’il parle de l’être. »77
Selon Heidegger, le principe de raison est situé dans l’histoire de l’oubli de
l’Être. Il déroule la portée du principe de raison au point de vue de l’Être dans la
seconde moitié du Principe de raison, pourtant il n’est pas nécessaire, pour nous de
suivre toute la logique de ce texte heideggerien. Ce qui est intéressant, c’est que l’Être et
le fond de raison s’identifient, autrement dit le fond de raison c’est-à-dire ce qui est
expliqué par la ratio est l’Être lui-même chez Heidegger. Mais comment l’Être et le fond
s’identifient-ils ? Heidegger apporte une réponse en interprétant le mot ratio chez
Héraclite, dans Le principe de raison dont le dernier cours est intitulé L’être, le fond et
le jeu.
76
77
Ibid.p.127.
Ibid.p.127-128.
387
« Le principe de raison s’énonce : Nihil est sine ratione. Rien n’est sans raison.
Nichts ist ohne Grund. Grund (« fond », « raison ») est la traduction de ratio.
(…) Que Grund soit la traduction de ratio veut dire que la ratio s’est transmise
à nous dans le Grund, transmission qui de bonne heure recouvre déjà un sens
double. A vrai dire, la transmission de la ratio au double sens de raison et de
Raison ne prend figure nette et ne devient décisive que là où la dispensation de
l’être marque l’époque qui, suivant la chronologie « historique », est dite les
« temps modernes ». Du reste, si l’être et la raison « sont » même chose, la
dispensation moderne de l’être doit aussi affecter, modifier le sens double
qu’avait autrefois ratio pour les Romains. »78
Heidegger examine le sens étymologique de la ratio. Heidegger remonte de
Raison (Vernunft en allemand), via l’acte de percevoir (Vernehmen en allemand), et à
travers le verbe latin reor, au mot « compte » comme une source de la ratio. Le verbe du
compte « compter » est déterminé actuellement par le mot « calcul », mais en se référant
aux textes de Hölderlin, Heidegger trouve le sens de élevé dans la ratio en tant que
calcul et compte. Autrement dit ‘’Compter, au sens de régler une chose sur une autre,
c’est toujours mettre en avant quelque chose, c’est donc un acte qui, en lui-même,
revient à donner, c’est un reddere.’’79 Ainsi Heidegger conclut sur l’identification du
fond et de la raison :
« Dans
le
compte,
quelque
chose
est
sup-posé,
sub-situé,
non
pas
arbitrairement, ni au sens d’une conjecture, d’un simple soupçon ; on sup-pose
ce à quoi tient précisément qu’une chose est telle qu’elle est. Ce qui est ainsi
sup-posé, calculé, est ce « à quoi tient » : ce qui est là devant nous, ce qui
soutient, le résultat du compte ; ainsi la ratio est la base, le sol, c’est-à-dire le
fond (Grund). Le compte, qui sup-pose, présente ainsi une chose comme telle
chose. Présenter une chose comme telle chose, c’est alors la produire devant soi,
c’est prendre chaque fois devant soi (vor-nimmt) une chose qui est sous nos
yeux et, l’entreprenant ainsi, percevoir (vernimmt) l’aspect et figure de ce sur
quoi l’on compte et avec quoi l’on compte. En tant qu’un tel percevoir
(Vernehmen), le compte, la ratio, est la Raison (Vernunft). »80
78
79
80
Ibid.p.222.
Ibid.p.224.
Ibid.p.226.
388
La problématique plus fondamentale est sur le principe : ‘’Être et raison sont le
même’’, et donc en dépassant le mot latin ratio, Heidegger remonte encore à son origine,
le mot grec logos. Selon Heidegger, si on saisit le problème en grec, le principe se
transforme en celui de l’identification de logos et einai, ce dernier signifiant « être » qui
comporte les significations : ‘’ap-paraître dans le non-occulté, s’approcher et briller, et,
brillant ainsi, durer et demeurer.’’81 L’être en tant que l’einai est plutôt l’« être-présent »
qui signifie ‘’la chose étendue devant nous’’ ou ‘’la chose présente dans sa présence’’.
Pour examiner l’identification de l’être en tant que l’einai et logos, Heidegger remarque
que pour ce dernier, le substantif grec se rattache au verbe légein signifiant ‘’rassembler,
mettre une chose avec une autre’’.82 Tout comme reor et ratio racines latines du mot
raison, logos a aussi la signification de « compte », mais ‘’c’est le compte par lequel une
chose est réglée sur une autre ; et ce « règlement » est ici ce que, d’une façon encore plus
générale, nous appelons la relation d’une chose’’. 83 Logos et légein se rapportent
étroitement, pourtant les deux mots indiquent plus essentiellement « dire », ou
l’énonciation et la parole.
« Pour la pensée grecque, « dire » signifie : amener à paraître, faire apparaître
une chose avec la figure qui lui est propre, la montrer dans la façon dont elle
nous regarde, et c’est pourquoi la disant, nous voyons clair en elle. Mais
pourquoi le dire est-il pour les Grecs un légein, un logos ? Parce que légein
signifie : rassembler, mettre l’un avec l’autre. Or ce « mettre » (legen), en tant
qu’il rassemble, abrite, conserve et préserve, est un « laisser-ètendu-devant »,
qui fait apparaître la chose présente et étendue sous nos yeux. Mais ce qui est
ainsi étendu sous nos yeux, c’est ce qui de soi-même est présent ; légein et logos
veulent dire : laisser la chose présente étendue sous nos yeux dans sa présence.
Logos désigne également, en tant que legomenon, la chose dite, c’est-à-dire
montrée, la chose étendue devant nous en tant que telle, la chose présente dans
sa présence. Nous disons : l’étant dans son être. Logos nomme l’être (Sein).
Mais en tant qu’il est ce qui s’étend devant nous (das Vorliegende), le logos est
aussi la couche première, la pré-mise (Vorlage) ou prémisse, ce sur quoi les
autres choses s’étendent et reposent. Nous disons : le sol, le fond. Logos désigne
le fond, la raison (Grund). Logos est à la fois présence et fond, présence et
raison. Être et raison se tiennent dans le logos. Le logos désigne cette cohésion
81
82
83
Ibid.p.229.
Ibid.p.231.
Ibid.p.231.
389
de l’être et de la raison. Il la désigne pour autant qu’il dit à la fois, d’un côté :
laisser la chose étendue devant nous, la laisser éclore, s’ouvrir d’elle-même :
c’est logos au sens de physis, être ; et, d’un autre côté : laisser s’étendre avant,
c’est-à-dire étendre d’abord, constituer un sol capable de porter : c’est logos au
sens de Grund, fond, raison. Le logos nomme à la fois l’être et la raison. »84
À l’aube de la pensée grecque, l’être et la raison sont le même. ‘’La mutuelle
appartenance de l’être et de la raison arrive à parler dans le mot logos.’’85 Ce qui est
intéressant, c’est que le mot physis se rapporte à logos. Heidegger utilise logos au sens
de physis qui indique l’être, et logos au sens de Grund ou fond indique la raison. Dans la
philosophie moderne, logos au sens de physis est oublié dans le concept de raison. Chez
Héraclite, l’être est désigné comme logos, mais en même temps l’être est nommé
physis. 86 L’être au sens de physis concerne justement le mouvement essentiel ou
premier d’où l’être soi-même apparaît.
« L’être (au sens de physis) laisse éclore, en même temps qu’il rassemble et
abrite. Il est pour autant ce Premier où, de tout ce qu’il rassemble, toute chose
d’abord éclôt pour remplir une durée et d’où elle sort pour prendre place parmi
les choses écloses et dévoilées. En tant que logos, l’être est le Premier, ce à
partir de quoi les choses présentes sont présentes – il est en grec to prôton
othen. « Le premier, d’où… » : ce à partir de quoi commence tout ce qui est, et
d’où une fois commencé il demeure régi ; commencer se dit en grec arkein. Se
déployant ainsi, le logos devient to prôton othen, c’est-à-dire l’arké, en latin de
Rome le principium. Que toute pensée et tout effort, tout comportement de
l’homme, dès qu’ils sont liés à des représentations, soient en quête de principes
et se tiennent à des principes, voilà qui résulte de l’essence de l’être comme
logos et comme physis. »87
Ce qui est important, c’est que chez Héraclite et les anciens Grecs, l’être n’est
pas considéré comme une notion abstraite qui peut se réduire à l’ordre mathématique.
La notion de Raison à l’époque moderne est justement un principe abstrait et
mathématique, c’est-à-dire la vérité transcendante. Mais ici, l’être comme logos et
physis existe sans occultation devant nous. Heidegger distingue la préposition devant
84
85
86
87
Ibid.p.232-233.
Ibid.p.233.
Cf. Ibid.p.235.
Ibid.p.235-236.
390
de la préposition avant. Cette dernière indique la spécificité de Grund (fond). Autrement
dit, logos au sens de Grund montre la cause et la causalité, et donc le phénomène que
nous voyons, devient un effet de la raison (logos) au sens de Grund lequel se rapporte à
l’essence en tant que vérité transcendante. Mais logos n’a pas eu la signification
d’essence occulte et transcendante. Ainsi, ‘’L’être au sens du logos est le rassemblement
qui laisse les choses étendues sous nos yeux.’’88 L’être comme logos et comme physis
indique l’apparaître sans essence ou plutôt le phénomène sans fond. Nous pensons que
la physis indique le mouvement ou la puissance d’apparaître et le logos signifie le
phénomène comme l’apparaître de l’être. Cependant le point de vue du logos est d’ordre
humain, tandis que celui de la physis est d’un ordre non-humain, mais quoi qu’il en soit,
logos et physis, expriment tous deux l’apparition de l’être lui-même. Les prépositions
devant et avant évoquent le problème des rapports dans la proposition bouddhique de
l’engi qui se divise en deux sens : co-production conditionnée et causalité. Pour
expliquer la distinction entre l’être au sens de logos et l’être au sens de fond comme
causalité, Heidegger met à jour la spécificité de l’être ou de l’Être rapporté à la notion
d’alèthéia. Heidegger l’exprime ici par les mots « retrait de l’être », c’est-à-dire que
‘’l’être se retire en même temps qu’il se dispense et s’éclaire.’’89
« Ils (les mots ci-dessus) veulent dire que l’être se voile comme être, plus
précisément il soustrait à notre vue l’appartenance mutuelle qui l’unit à la
raison comme logos et qui est initialement liée à la dispensation de l’être. Mais
le retrait ne se réduit pas à une occultation. L’être, au contraire, lorsqu’il voile
son essence, fait apparaître autre chose, à savoir la raison ou fond (Grund) sous
la forme des arkai, aitiai, des rationes, des causœ, des principes, des causes et
des fondements rationels. L’être qui se retire laisse derrière lui ces figures de la
raison, dont l’origine, toutefois, demeure inconnue. »90
L’essence de l’être qui est la totalité des êtres dite l’Être se distingue de
l’essence d’un étant. Ainsi, la proposition fondamentale de l’être comme logos ne peut
pas être saisie par des mots comme ratio, cause ou fondement rationnel, etc. L’être est le
fond lui-même, mais selon Heidegger, ‘’l’être et le fond ne sont pas une uniformité vide,
mais bien la plénitude cachée de ce qui, dans la dispensation de l’être, apparaît dès
l’abord (…).’’91 Ce qui importe, c’est que la formule : « Être et raison (fond) : le Même »
88
89
90
91
Ibid.p.236.
Ibid.p.237.
Ibid.p.237.
Ibid.p.238.
391
ne s’oppose pas l’autre formule : « L’être. L’abîme (Der Ab-grund) ». 92 Heidegger le
précise :
« (…) logos – « est » la même chose que la raison (le fond). Pour autant que
l’être s’étend comme fond, il est lui-même sans fond. Non pas qu’il se fonde
lui-même, mais parce que toute fondation – même celle de soi-même par
soi-même et justement celle-là – demeure inappropriée à l’être comme fond.
Toute fondation, et même toute apparence de pouvoir être fondé, ne pourrait
que rabaisser l’être au niveau de ce qui est. L’être en tant qu’être demeure sans
fond. Le fond, celui qui devrait d’abord fonder l’être, demeure loin de l’être,
sans rapport avec lui. L’être : le sans-fond, le sans-raison, l’abîme. »93
Si nous interprétons la formule : « l’être : le sans-fond, le sans-raison, l’abîme »,
comme équivalant à « l’être » est « le sans-raison », nous trouvons un paradoxe dans
lequel cette formule semble s’opposer à la formule : « Être et raison : le Même ».
Cependant Heidegger accentue le verbe est dans son sens prédicatif. « Est », c’est le fond,
la raison. ‘’ (…) « l’être « est » sans raison », pour autant qu’ « être et raison : le Même ».
Pour autant que l’être « est » fond qui fonde, et seulement pour autant, il n’a pas de
fond.’’94 Ce qui importe, c’est que l’être en tant que « est » n’indique pas un étant comme
objet ou substance. Heidegger énonce que nous ne pouvons plus ‘’ramener l’être à un
terrain’’ en tant que synonyme de l’étant. Si on considère l’être comme étant, l’être
tombe simplement dans un abîme sans fond. L’être n’est pas un étant, et ainsi ‘’l’être
doit être pensé comme être. En tant qu’il est Ce qu’il faut penser, il devient à partir de
sa vérité, le Déterminant, Ce qui donne la Mesure. Le mode de la pensée doit prendre
ses mesures sur cette Mesure. Mais de nous-mêmes nous ne pouvons, par aucun calcul
ni aucune mensuration, tirer à nous cette Mesure et assumer le soin de la donner. Tous
deux, Mesure et don de la Mesure, demeurent pour nous ce qu’aucune mensuration ne
peut atteindre.’’95 Nous trouvons la même logique pour exprimer l’existence du Dieu
chrétien et monothéiste selon laquelle Dieu est le fond lui-même, et donc Dieu lui-même
existe sans fond. Dans cette logique, Dieu est le Déterminant et ce qui donne la Mesure.
Mais Dieu qui doit être la vérité substantielle n’est qu’un étant, sinon Dieu n’est plus le
Dieu d’une religion. Heidegger utilise « Ce » pour dire ce qu’on ne peut pas nommer, ou
bien dont on ne peut dire rien d’autre que « Être ». Cependant pour expliquer que l’Être
92
93
94
95
Cf. Ibid.p.238.
Ibid.p.239.
Ibid.p.239.
Ibid.p.240.
392
en tant que « Ce » n’est ni étant, ni objet, Heidegger pose le mot Jeu. Comme dans la
sentence d’Angelus Silesius : (la rose) fleurit parce qu’elle fleurit, fleurir, le Jeu de
l’épanouissement lui-même est la raison. D’après le principe de raison en tant que
« Être et raison : le Même », nos recherches atteignent « un saut ».
« (…) un saut qui mène loin et qui fait entrer la pensée dans le Jeu de Ce où
l’être jouit comme être de son repos (ruht). Non pas de ce sur quoi il reposerait
(beruht) comme sur un fond. Par un tel saut la pensée mesure toute la portée et
la grandeur de ce Jeu où se joue notre condition d’hommes. C’est seulement
pour autant que l’homme est engagé dans ce jeu, et par là mis en jeu, qu’il peut
vraiment jouer et demeurer dans le Jeu. »96
« Le Jeu de Ce » indique l’apparition de l’Être par l’Être soi-même. Ce Jeu
concerne la notion d’Ereignis que nous avons mentionnée dans la deuxième partie (II,
chap.IV-7), bien que Heidegger n’utilise pas ce terme ici. Ce qui est intéressant, c’est que
compte tenu de ce que chez Héraclite l’être s’identifie à la physis (Nature), nous pensons
que Heidegger conçoit la physis dans ce Jeu. Chez nous, ce Jeu est justement le jinen
(Nature) en tant que « onozukara naru ». Autrement dit, le jeu comme devenir de l’être
en tant qu’il est de soi-même. La rose fleurit pour autant que la rose, mais c’est le soi
naturel (jiko) de la rose par rapport à la Nature elle-même (jinen). L’homme aussi n’est
sa nature de soi-même que par rapport au jinen, pourtant l’homme saisit objectivement
le jinen. Selon Heidegger, la condition de l’homme est nommée Da-sein comme
ex-istence qui est mesurée par rapport à l’Être, et pareillement le monde humain existe
au niveau méta-physique (ex-naturel). Pour conclure le Principe de raison, Heidegger
propose quatre termes grecs qui correspondent aux dimensions de ‘’la dispensation de
l’être’’.
« (…) c’est la ratio qui parle dans les mots Grund (raison) et Vernunft (Raison) :
la ratio, c’est-à-dire le « compte » en son double sens. Et dans la ratio à son tour
parle le logos au sens que lui donnaient les Grecs. Or nous avons considéré le
sens qu’à l’aube de la pensée grecque logos avait pour Héraclite et, pour la
première fois, nous avons vu clairement que ce mot désignait à la fois l’être et
la raison, tous deux pensés à partir de leur appartenance mutuelle. Ce
qu’Héraclite appelle logos, il lui donne aussi d’autres noms, qui sont les termes
directeurs de sa pensée : physis, l’éclosion spontanée, qui est en même temps
96
Ibid.p.240.
393
une occultation ; cosmos, qui voulait dire à la fois ordre, agencement et
ornement, cet ornement qui fait briller, qui est l’éclat et l’éclair ; finalement ce
qui se révèle à Héraclite comme logos, comme ce « Même » que sont l’être et la
raison, Héraclite le nomme aiôn. Le mot est difficile à traduire. On dit durée
cosmique. C’est le monde, qui se produit comme monde et comme temps, en
devenant cosmos (fragm.30), c’est-à-dire en rendant lumineuses, en faisant
briller les dispositions prises par l’être. Ainsi, par les termes logos, physis,
cosmos et aiôn, nous pouvons comprendre cette chose encore in-ouïe que nous
appelons la dispensation de l’être. »97
Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cette thèse, situer et définir exactement
ces quatre notions : logos, physis, cosmos et aiôn, pourtant, nous essaierons de les
déterminer en les confrontant avec nos questions sur le jinen. Nous pouvons dire que
logos comporte plusieurs sens dont les principaux sont « être et raison ». Cependant
nous pensons que logos est l’être et la raison conçus dans une perceptive humaine selon
laquelle l’être et la raison ne sont pas appréhendés directement. Physis indique la
raison comme puissance d’apparition du phénomène et cosmos l’être comme apparition
de phénomène, mais physis et cosmos, ces deux dimensions ne sont pas réduites à la
dimension humaine. Ce qui importe, c’est que l’être et la raison s’identifient intimement
à la dimension d’aiôn. Selon Heidegger, aiôn signifie « la dispensation de l’être : un
enfant qui joue. »98 Dans le Jeu de l’enfant, nous pouvons réaliser l’identification de
l’être et de la raison. En se référant au fragment 5-2 d’Héraclite, Heidegger poursuit sa
propre pensée de l’être :
« Il y a donc aussi de grands enfants. Le plus grand, l’Enfant que la douceur de
son jeu consacre royal, est ce secret du Jeu auquel l’homme et le temps de sa vie
sont conduits, où son être est mis en jeu.
Pourquoi joue-t-il, le grand Enfant qu’Héraclite a vu dans l’aiôn, l’Enfant qui
joue le Jeu du monde ? Il joue parce qu’il joue.
Le « parce que » disparaît dans le Jeu. Le Jeu est sans « pourquoi ». Il joue
cependant qu’il joue. Le Jeu seul demeure : il est Ce qu’il y a de plus haut et de
plus profond.
Mais ce « seul » est tout. C’est l’Un, l’Unique.
Rien n’est sans raison. Être et raison : le Même. L’être en tant qu’il fonde, n’a
97
98
Ibid.p.242-243.
Ibid.p.243.
394
pas de fond. C’est comme sans-fond qu’il joue ce Jeu qui nous dispense, en
jouant, l’être et la raison. »99
Ce qui importe, c’est que le Jeu du grand Enfant concerne le temps qui surgit
avec la participation de l’homme au cosmos en tant qu’être universel et naturel. Aiôn,
c’est la durée cosmique. Comme nous l’avons déjà cité, aiôn ‘’c’est le monde, qui se
produit comme monde et comme temps, (Die welten und zeitigt), en devenant
cosmos.’’100 Nous pensons que dans « le monde se produit », le Jeu de « se produire »
indique la physis. Pour nous ce Jeu en tant que physis est le jinen (onozukara naru). Le
grand Enfant participe au Jeu cosmique qui est le mouvement de physis en tant que
jinen (onozukara naru) qui devient le cosmos (onozukara aru). Autrement dit, le Jeu du
grand Enfant est l’identification de l’acte humain et du Jeu cosmique ou naturel.
L’Enfant s’identifie à ce Jeu lui-même sans la conscience personnelle de lui-même, et
donc il joue sans pourquoi et sans fond. Pour nous, ce grand Enfant nous rappelle le
Saint Imbécile nommé Hotei qui est un bouddha dans le dixième tableau des Jyûgyû-zu
(Dix Tableaux de la vache) et également l’enfant pur et innocent dans Ainsi parlait
Zarathoustra de Nietzsche. Dans Les Dix Tableaux bouddhiques, il faut saisir
simultanément les 8e, 9e et 10e tableaux, où la vacuité (8e), le jinen (9e) et le monde de
l’homme éveillé (10e) s’identifient. Cependant nous pensons que le noyau est constitué
par la vacuité et le jinen. Chez Heidegger, ils correspondent à l’Être en tant que l’être
sans fond et à la physis en tant que raison signifiant le Jeu naturel et cosmique. Mais ce
Jeu désigne le devenir comme création. Nous pensons que l’Être en tant que sans-fond
doit être considéré comme vacuité qui indique le lieu du devenir ou de la création. Ce
lieu peut signifier le degré zéro en tant que l’ouverture au monde. Ce lieu n’existe pas au
sens d’un étant mais il existe partout au sens de l’apparition de la totalité des êtres.
Cette totalité est l’Être ou bien la vacuité qui ne sont pas réduits à un dualisme de l’être
et du néant. Cette pensée est justement ce que Nietzsche exprime par l’enfant pur.
« L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule
d’elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation.
Oui, pour le jeu de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation :
l’esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui est perdu au monde veut
gagner son propre monde. »101
Ibid.p.243.
Ibid.p.242.
101 Nietzsche, Zarathoustra, op.cit.p.303.
99
100
395
« Un jeu », c’est justement le Jeu cosmique du grand Enfant dans l’aiôn. « Une
roue qui roule d’elle-même » est comparable à la rose d’Angelius Silesius. 102 Nous
pensons que dans « sa propre volonté », l’acte humain (mizukara suru) devient le Jeu
cosmique de la création comme le devenir de soi-même (onozukara naru). Une sainte
affirmation, c’est l’affirmation du Jeu cosmique. En perdant un monde comme le monde
ordinaire humain, il faut gagner le monde propre au Jeu. Nous pouvons comparer
encore ce processus aux Dix Tableaux de la vache. Dans le 7e tableau, la vache disparaît
et dans le 8e, tout disparaît. Juste après le tournant du 8e tableau, dans le 9e tableau, le
monde naturel, c’est-à-dire le monde pur d’après le jinen apparaît. Nous pouvons dire
que le Jeu cosmique est le jinen et également la physis chez les Grecs. « Son propre
monde » n’est plus le monde propre à l’homme qui ne se détache pas de la « propre
volonté » du Jeu et en même temps, cette volonté est la puissance du devenir en tant
que jinen et physis. Dans ce sens, le « propre monde » du Jeu est en tant qu’il y a de
soi-même (onozukara aru). Cependant, en japonais, on peut utiliser également iru pour
exprimer l’être de ce monde. Comme nous l’avons expliqué, le verbe iru est utilisé pour
les êtres vivants et aussi pour des choses comme les machines, qui sont analogues aux
vivants par leur fonctionnement. Mais cela signifie qu’iru indique la manière d’être avec
l’acte ou le jeu, et ainsi iru indique la manière d’être quand un être vivant fait quelque
chose. Dans ce cas, l’être comme iru concerne étroitement la notion de temps. L’autre
verbe, aru signifiant la manière d’être en général, est proche d’être dans des langues
occidentales et indique normalement l’occupation d’un lieu spatial. Mais par contre, iru
ne suppose pas un lieu spatial mais plutôt une durée temporelle. Selon Heidegger, aiôn
concerne la durée cosmique, c’est-à-dire le moment ou le temporel universels. Aiôn
existe autant que le grand Enfant qui joue, en devenant cosmos c’est-à-dire l’univers.
Mais qu’est-ce que signifie le cosmos en tant qu’aiôn ? Nous pensons que le cosmos est
comme la Vie. Cependant ce que nous voulons dire n’est pas que le cosmos contient les
vivants, mais plutôt que le cosmos, bref l’univers lui-même est vivant. Selon les notions
de physis et aiôn, nous entrons dans une perspective de la Vie cosmique dans laquelle
tous les êtres y compris les choses sont vivants, et cette perspective s’oppose à la
perspective de l’univers mécanique dans la pensée scientifique moderne.
La note par Giorgio Colli et Mazzino Montinari indique clairement que cette phrase
peut provenir d’un vers d’Angelus Silesius dans Cherubinischer Wandersmann (Le
Pèlerin chérubinique) 1, 37. Cf. Friedriche Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Textes
et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Traduit de l’allemand par
Maurice de Gandillac, Éditions Gallimard, Paris, 1971. p.441.
102
396
Chapitre II Être, Temps, Devenir
1.
Wesen – Ester
À propos de la sentence d’Angelus Silesius, nous trouvons un court
commentaire de Merleau-Ponty dans le résumé de cours des années 1958-1959, dans
lequel en examinant la philosophie heideggerienne, il explique le thème du sans-fond ou
du sans-fondement qui se distingue du thème existentialiste du néant. Merleau-Ponty
critique l’interprétation existentialiste qui a été faite de la philosophie de Heidegger,
c’est-à-dire la compréhension de la philosophie heideggerienne d’après une perspective
humanisme, ou au sens fort, antropocentrique. :
« [Les commentateurs de la philosophie heideggerienne ont souligné] dans les
premiers livres de Heidegger, le rôle du concept de néant, et la définition de
l’homme comme lieu du néant, et c’est pourquoi on a cherché dans sa pensée un
substitut humaniste de la métaphysique, soit qu’on se félicitât de la voir enfin
détruite, soit qu’on utilisât, pour tenter de la restaurer, le porte-à-faux de la
situation humaine telle qu’il la décrivait. Dans les deux cas, on oubliait ce qui
est, dès la préface de Sein und Zeit, le but déclaré de sa réflexion : non pas
décrire l’existence, l’Être-là (la « réalité humaine », a-t-on, bien à tort, traduit
en français) comme une sphère autonome et fondamentale – mais, à travers le
Da-sein, accéder à l’Être, l’analytique de certaines attitudes humaines n’étant
prise pour thème que parce que l’homme est interrogation de l’Être. »103
L’interrogation de l’Être lui-même est le thème de l’ontologie heideggerienne et
l’analyse des attitudes humaines et de la position de l’homme comme Da-sein n’est
qu’un moyen pour éclaircir ce qu’est l’Être. L’interrogation de l’Être qui est proposée
dans Sein und Zeit comme le premier grand pas de Heidegger dirige toute son œuvre
philosophique. Cependant la méthode qui consiste à prendre pour point de départ
l’analyse de l’existence humaine est abandonnée après Sein und Zeit.
« Aussitôt après Sein und Zeit, l’analyse de la vérité et de notre ouverture à la
vérité prend le pas sur les descriptions trop célébrées de l’angoisse, de la liberté
ou du souci. Heidegger parle de moins en moins, entre nous et l’être, d’un
rapport « d’extase » qui sous-entend la priorité du soi, et un mouvement
103
Merleau-Ponty, RC, p.153.
397
centrifuge du soi vers l’Être. Il dissipe les équivoques en précisant qu’il ne s’est
jamais agi pour lui de réduire l’être au temps, mais d’aborder l’être à travers le
temps, qu’au sens absolu le néant (le néant « nul », le nichtiges Nichts), ne peut
pas être pris en considération. L’existence, par opposition aux êtres, ou aux
« étants » intérieurs au monde, peut bien, si l’on veut, être traitée comme
non-être, mais elle n’est pas néant ou néantisation. C’est au-delà de ces
corrélatifs – l’objet et le néant « nul » - que la philosophie prend son départ,
dans un « il y a », dans une « ouverture » à « ce qui n’est pas rien ». C’est cet
Être préobjectif, entre l’essence inerte ou la quiddité et l’individu localisé en un
point de l’espace-temps, qui est le thème propre de la philosophie. »104
La critique merleau-pontienne de la théorie du néant en tant que spécificité de
l’homme serait adressée à Sartre. Il n’est pas nécessaire d’examiner la pensée de Sartre
ici, même si dans les études de l’un de ses ouvrages principaux L’Être et le Néant,
Sartre considère la problématique du néant comme une fonction fondamentale de la
conscience humaine. Par exemple, Sartre trouve cette fonction humaine dans
l’imagination. ‘’La conscience imageante pose son objet comme un néant.’’105 L’homme
seul peut poser un objet devant lui comme un néant et le modifier. Dans cette faculté
consciente de néantisation, Sartre trouve la liberté fondamentale de l’homme. ‘’Ainsi
poser le monde comme monde ou le « néantir » c’est une seule et même chose.’’106 Sartre
suppose l’existence substantielle du monde et d’après cette supposition préalable, il
considère que la conscience humaine existe transcendentalement contre le monde
substantiel. Comme nous l’avons vu, la pensée du néant, du rien ou de la vacuité dans le
taoïsme et le bouddhisme sont complètement différentes de la problématique sartrienne
du néant. Le rien dans le taoïsme et la vacuité dans le bouddhisme sont des propositions
ontologiques qui ne peuvent pas se réduire à la condition humaine. Les notions du rien
ou de la vacuité dans la pensée orientale sont-elles équivalentes à l’Être préobjectif chez
Merleau-Ponty ? Dans la perspective de la totalité, pensons-nous, l’Être, le rien et la
vacuité s’identifient. Selon Merleau-Ponty, notre existence signifie que nous sommes
‘’dans un « il y a », dans une « ouverture » à « ce qui n’est pas rien »’’. C’est-à-dire que,
cette proposition de l’Être s’accompagne de la proposition d’ouverture au monde. Mais
un monde qui n’apparaît que comme un étant n’est rien d’autre que « il y a », autrement
dit, un monde lui-même n’est pas l’Être lui-même comme totalité, or un monde est une
104
105
106
Ibid.p.154.
Jean-Paul Sartre, L’Imagination, P.U.F., Paris, 1936. p.28.
Ibid.p.354.
398
apparition de l’Être. Mais l’Être soi-même n’apparaît pas directement dans un monde.
Ici, rappelons-nous les Dix Tableaux de la vache. Le 8e tableau indique la vacuité, dans
lequel en fait, on ne peut pas négliger que la vacuité indique le Non-Être de l’Être
lui-même. Dans le 9e tableau, on indique le jinen comme l’être fondamental. Mais ce qui
importe, c’est que cet être est le devenir, la genèse ou la naissance, autrement dit la
nature vivante ou la vie elle-même. Chez Merleau-Ponty et Heidegger, cette nature
vivante est une manière fondamentale de l’apparition de l’Être comme un monde ou un
phénomène. Nous pensons que Merleau-Ponty considère que ce phénomène est pareil au
monde vécu chez Husserl, mais selon Merleau-Ponty, ce monde vécu n’existe qu’en tant
qu’ouverture à l’Être. Cependant, est-ce que le jinen indique une autre chose ? En
réalité, le taoïsme et le bouddhisme ne développent pas la notion de l’Être. Nous
pensons que la proposition de l’Être est une spécificité de la philosophie occidentale.
Cependant notre pensée sur le jinen indique-t-elle une autre pensée complètement
différente de l’ontologie occidentale ? Avant de réfléchir à ces questions, nous citons les
phrases de Merleau-Ponty sur la sentence d’Angelus Silesius.
« De cet Être – la rose, disait Angelus Silesius, qui est « sans pourquoi », qui
fleurit parce qu’elle fleurit, la rose-spectacle, la rose-totalité – on peut dire qu’il
n’a pas de cause hors de soi et qu’il n’est pas davantage cause de soi, il est sans
fondement, il est l’absence par principe de tout fondement. Ce rayonnement
d’être qualifié, cet être actif, cette action d’ « ester », comme l’écrit un
traducteur, peut-on en parler davantage ? Le mot d’être n’est pas comme les
autres un signe auquel on puisse faire correspondre une « représentation » ou
un objet : son sens n’est pas distinct de son opération, par lui c’est l’Être qui
parle en nous plutôt que nous ne parlons de l’Être. Comment en
parlerions-nous, puisque les êtres, les figures de l’Être, qui nous ouvrent le seul
accès concevable vers lui, nous le cachent en même temps de leur masse, et que
le dévoilement est aussi dissimulation ? Ce qu’on a appelé une « mystique » de
l’Être – d’un mot que Heidegger rejette expressément – est un effort pour
intégrer à la vérité notre pouvoir d’errer, à la présence incontestable du monde,
la richesse inépuisable et donc l’absence qu’elle recouvre, à l’évidence de l’Être
une interrogation qui est la seule manière d’exprimer cette perpétuelle
élusion. »107
Merleau-Ponty trouve la problématique de l’Être en tant qu’être sans
107
Ibid.p.154-155.
399
fondement qui ne se réduit à ni une cause, ni un principe dans la sentence d’Angelus
Silesius. Et d’ailleurs, il essaie de saisir l’Être comme l’actif ou le dynamique, à la place
de la nuance statique du mot être qui contient la signification de « demeurer » et
indique l’occupation d’un lieu stable par une chose. ‘’La rose fleurit’’, en un mot, un
phénomène de la nature vivante confère à l’Être un caractère plus actif et vivant chez
Merleau-Ponty. Ici, Merleau-Ponty trouve sans doute une problématique fondamentale
au sujet de la Nature. Comme on le sait, il a essayé d’établir une philosophie de la
nature dans sa dernière époque. Sartre nous donne un témoignage :
« « Je vais peut-être, me dit [Merleau-Ponty], écrire sur la Nature. » Il ajouta
pour m’aiguiller : « J’ai lu, chez Whitehead, une phrase qui m’a frappé : la
Nature est en haillons. » (…) Je le quittai sans avoir compris : à cette époque,
j’étudiais le « matérialisme dialectique » et le mot de « Nature » évoquait pour
moi l’ensemble de nos connaissances physico-chimiques. (…) J’avais oublié que
la Nature, à ses yeux, c’était le monde sensible, ce monde « décidément
universel » où nous rencontrons les choses et les bêtes, notre propre corps et les
autres. Pour le comprendre, il me fallut attendre la publication de son dernier
article : L’Œil et l’Esprit. »108
Nous ne pouvons pas comprendre exactement ce que veut dire Whitehead
lui-même dans la phrase : ‘’la Nature est en haillons’’, et comment Merleau-Ponty
l’interprète. Cependant, bien qu’il n’y ait pas de preuve, nous pensons que ce que cette
phrase indique est le jinen (l’être en tant qu’il est). La Nature qui n’est pas la nature au
sens ordinaire dans la langue occidentale en général est le jinen correspondant
justement à l’être sans fondement. Mais dans cette phrase, la Nature reste encore la
notion de l’être statique désignant le fait de « demeurer ». Pourtant comme des
bouddhistes zen trouvent la notion dynamique de naru (devenir et naissance) dans le
jinen, Merleau-Ponty saisit la Nature au sens dynamique dans la proposition
heideggerienne de l’Être. Comme nous l’avons l’abordé dans le chapitre précédent (III,
chap.I-3), chez Heidegger lui-même, la proposition de l’Être et celle de la Nature se
croisent dans les études sur le logos et la physis. Pourtant il y a certains textes dans
lesquels Heidegger lui-même s’explique directement sur les rapports de l’Être et de la
Nature (physis). Nous pouvons examiner tous ces textes, mais comme mot clef, nous
Jean-Paul Sartre, Merleau-Ponty, in Situations philosophiques, Éditions Gallimard,
1990. p.204. La première parution de cette article est dans Les Temps Modernes,
numéro spécial, octobre 1961.
108
400
prenons le terme « ester » dans la phrase merleau-pontienne citée ci-dessus.
Merleau-Ponty emprunte le mot « ester » que Gilbert Kahn a inventé pour donner une
équivalence du mot allemand « wesen » dans une traduction de Einfürunf in die
Metaphysik, c’est-à-dire Introduction à la métaphysique en titre français. Dans
l’allemand actuel, wesen est utilisé comme das Wesen, c’est-à-dire que ce mot est
normalement un nom signifiant l’essence, l’attitude, l’activité, l’être vivant, l’institution
et le bien-fonds etc. et l’utilisation comme verbe est un usage en allemand ancien. Mais
Heidegger utilise ce mot comme verbe qui indique justement être, vivre ou agir. Nous
pouvons imaginer ce que ce mot indique ‘’être à la manière de l’être vivant’’ mais ce qui
est intéressant, c’est que Heidegger utilise ce mot pour la compréhension de l’être au
sens de la physis chez les anciens Grecs. Heidegger le dit lui-même : ‘’L’étant comme tel
en totalité, les Grecs le nomment physis.’’109
« A l’époque du premier et décisif déploiement de la philosophie occidentale
chez les Grecs, par lequel le questionner sur l’étant comme tel en totalité prit
son véritable départ, on nommait l’étant physis. Ce mot de base des Grecs pour
l’étant, on a coutume de le traduire par « nature ». On utilise la traduction
latine natura, ce qui signifie proprement « naître », « naissance ». Mais, par
cette traduction latine, on s’est déjà détourné du contenu originaire du mot grec
physis. »110
D’après l’explication heideggerienne, nous devons retrouver le sens grec de
l’être en tant que physis. Heidegger détermine en premier lieu le sens de l’être chez les
Grecs comme suit :
« (…) le fait de se tenir là dressé de soi, de venir à stance et de demeurer en
stance, les Grecs le comprennent comme être. (…) L’arrêt, la rétention à partir
de la limite, le se-posséder dans lequel le stable se tient, c’est cela qui est l’être
de l’étant, et qui constitue d’abord l’étant comme tel, en le différenciant du
non-étant. Venir à stance signifie par suite : conquérir pour soi une limite, se
délimiter. C’est pourquoi un caractère fondamental de l’étant est : to telos. »111
Selon Heidegger, ce mot to telos ne désigne « ni le but visé ni le propos, mais le
109
110
111
Heidegger, IM, p.28.
Ibid.p.25-26.
Ibid.p.70-71.
401
terme. » Le mot terme signifie « terminaison au sens d’accomplissement. » Ainsi, « la
limite et le terme sont ce par quoi l’étant commence à être. » C’est par ce point de vue
qu’il faut comprendre le mot d’Aristote pour dire l’étant, entelecheia, c’est-à-dire au
sens : « le se-tenir-(garder)-dans-la-terminaison (limite) ».112 ‘’Ce qui s’institue dans sa
limite en l’accomplissant, et ainsi est constitué, a une forme, morphê. La forme, au sens
grec, tient son estance du « se-in-stituer-dans-la-limite » qui est épanouissement.’’113
Nous pensons que l’apparition de la limite ou de la forme concerne justement
l’apparition de la différence qui distingue un étant de l’Être. Ou plutôt, « un étant est »
signifie que l’être d’un étant est cette différenciation. Quand on dit qu’une chose existe,
l’être de cette chose signifie qu’une limite, une forme ou une différence fait exister cette
chose.
« Mais
ce-qui-se-tient-là-en-soi
devient,
en
tant
qu’il
est
regardé,
ce-qui-se-pro-pose, ce qui s’offre en son é-vidence. L’é-vidence (Aussehen) d’une
chose est ce que les Grecs nomment eidos ou idea. Dans eidos résonne
primitivement ce que nous pensons aussi quand nous disons : la chose a un
visage, elle est montrable, cela se tient. La chose « sied ». Elle réside dans
l’apparaître, c’est-à-dire dans le surgissement de son essence. Cependant
toutes les déterminations de l’être énumérées maintenant ont leur fondement –
et c’est aussi ce qui les maintient ensemble – dans ce en quoi les Grecs ont
l’expérience du sens de l’être, sans même se poser la question, et dans ce qu’ils
nomment ousia ou, plus pleinement, parousia. La pauvreté intellectuelle
courante traduit ce mot par « substance », et par là en manque totalement le
sens. Nous avons pour parousia l’expression allemande conforme dans le mot
An-wesen. Nous désignons ainsi une propriété rurale fermée sur elle-même.
Encore à l’époque d’Aristote ousia est employé à la fois en ce sens et dans la
signification du terme philosophique fondamental. Une chose ad-este (west
an) ; elle se tient en elle-même et se pro-pose ainsi, elle est. « Être » veut dire au
fond, pour les Grecs, présence (Anwesenheit). »114
Dans la citation ci-dessus, Heidegger pose le mot An-wesen pour saisir l’être au
sens de ousia ou plutôt parousia, et le traducteur Gilbert Kahn utilise le mot ad-este
pour west-an. Mais l’être qui est expliqué par le mot an-wesen signifie se limiter ou se
112
113
114
Ibid.p.70.
Ibid.p.71.
Ibid.p.71.
402
différencier, c’est-à-dire apparaître en présence. Ce qui apparaît est exactement la
physis. Comprendre ‘’l’interprétation grecque de l’être’’, autrement dit ‘’l’appréhension
de l’être comme physis’’ est une problématique heideggerienne pour saisir la
métaphysique grecque originaire, en dépassant la métaphysique moderne dans
l’histoire de l’oubli de l’Être.
« Nous devons (…) nous tenir complètement à l’écart des concepts ultérieurs de
« nature » ; physis désigne le fait de se dresser en s’épanouissant, de se
déployer en demeurant en soi. En cette perdominance, une unité originaire
renferme et manifeste le repos et le mouvement. Cette perdominance est
l’ad-estance prépotente, et encore indomptée dans le penser, en laquelle
l’adestant este comme étant. Mais cette perdominance ne pro-cède hors de la
latence – c’est-à-dire, en grec, l’aléthéia (non-latence) ne pro-vient – que lorsque
la perdominance s’obtient elle-même par lutte comme un monde. Par le monde
seulement l’étant devient étant. »115
Le mot original d’« este » dans la phrase « l’adestant este comme étant » est
west la troisième personne du singulier du verbe wesen. Le traducteur, Gilbert Kahn,
utilise aussi d’autres néologismes qu’ « ester », et donc pour les éclaircir, nous allons
montrer le texte original allemand et une autre traduction en français qui
correspondent aux phrases : ‘’En cette perdominance,…’’ dans la citation ci-dessus.
D’abord, les phrases originales :
« Dieses Walten ist das im Denken noch unbewältigt überwältigende An-wesen,
worin das Anwesende als Seindes west. Dieses Walten aber tritt erst aus der
Verborgenheit heraus, d. h. griechisch : aléthéia (Unverborgengeit) geschieht,
indem das Walten sich al seine Welt erkämpft. Durch Welt wird das Seiende
erst seiend. »116
Nous citons les phrases ci-dessus à partir d’une édition spéciale bilingue pour
le chapitre II d’Introduction à la métaphysique, Pascal David le traducteur de cette
édition traduit ce passage ainsi :
Ibid.p.71-72.
Martin Heidegger, Grammaire et étymologie du mot « être » - Introduction en la
métaphysique (chap. II), (Bilingue allemand-français), édité, traduit de l’allemand et
commenté par Pascal David, Éditions du Seuil, Paris, 2005. p.42.
115
116
403
« Un tel règne est le règne dominant et que la pensée n’a pas encore dominé du
se-déployer au sein duquel ce qui va se déployant se déploie comme étant. Ce
règne, à son tour, c’est à l’occultation qu’il échappe, c’est-à-dire en climat grec :
quelque chose de tel qu’aléthéia (désocculation) advient en ce qu’un tel règne
victorieusement se dégage à la mesure d’un monde. C’est seulement au
diapason d’un monde que l’étant devient étant. »117
Le problème principal réside dans la traduction d’An-wesen et de wesen. Das
Anwesen désigne la ferme au sens ordinaire et selon Heidegger, ‘’une propriété rurale
fermée sur elle-même.’’ Mais Heidegger nous dirige vers son sens essentiel. An
d’An-wesen indique la direction. Et donc on peut dire qu’An-wesen signifie la manière
d’être qui a la volonté d’aller « vers … ». Gilbert Kahn traduit ce mot par l’ad-estance, en
ajoutant ad signifiant la direction, le but ou le passage à un état. Il traduit wesen par
ester qui indique que ce mot est utilisé comme un verbe. Par ailleurs, les mots de
l’ad-estance et d’ester, peuvent tous deux suggérer le rapport avec l’être. Cependant ces
néologismes étranges sont difficiles à comprendre au premier coup d’œil. Pascal David
utilise le se-déployer pour An-wesen et se déployer pour wesen. Ces mots ne sont pas
très étranges mais il utilise ce même mot « se déployer » pour un autre mot
Sichentfalten aussi. Il est difficile de traduire ces mots, mais il faut comprendre au
moins que wesen signifie l’apparition de l’essence (das Wesen) ou de la nature.
An-wesen est un lieu comme Ur-grund où la physis demeure et s’épanouit. Ce qui est
intéressant, c’est que les mots An-wesen et wesen indiquent la manière de l’être vivant
ou le Jeu de la Vie qui concernent le temporel. Nous pouvons rappeler aiôn que nous
avons mentionné à la fin du chapitre précédent. Comme aiôn indique la durée cosmique
de la Vie ou bien le moment vivant qui existe pendant que le grand Enfant innocent
(l’être vivant cosmique) joue, An-wesen este (west) en tant que le Jeu de la physis.
An-wesen contient un sens spatial signifiant une propriété ou un terrain occupé mais en
même temps, il faut le saisir au sens temporel. Ici, nous présentons les mots traduits en
japonais pour An-wesen et wesen. On traduit normalement An-wesen par gen-zon et
wesen par genjô.118 À vrai dire, le terme genjô est le terme bouddhique que Dôgen
préfère. Dans des traductions en français, ce mot est traduit par ‘’Réalisation en
présence’’ ou ‘’Actualisation en présence’’, etc., pourtant dans ce mot, il faut saisir les
sens de devenir, apparition, surgissement ou naissance, etc. que ce mot contient. Car
Ibid.p.43.
Comme exemple, nous présentons une traduction en japonais : Keijijôgaku Nyûmon
(Introduction à la métaphysique), traduit par Eihô Kawahara, Éditions Heibon sha,
Tokyo, 1994. p.106.
117
118
404
genjô est un mot qui concerne étroitement le jinen. En un mot, le genjô est « l’apparition
du devenir (naru) de soi-même en présence ». Le gen-zon signifie littéralement « l’être –
en présence », mais ici l’être concerne iru qui indique la manière de l’être vivant plutôt
que aru signifiant il y a en général. Ce qui importe, c’est que le mot japonais iru montre
exactement l’être temporel et il ne comporte pas le sens de l’être qui occupe un lieu
spatial ou la terre. Dans An-wesen, il reste une nuance spatiale comme le terrain ou la
terre. Les tournures de l’épanouissement ou l’éclosion pour expliquer le Jeu de la physis
évoquent des images des fleurs sur la terre. Aléthéia qui indique justement l’être en
tant que physis est exprimée par Un-verborgenheit (‘non-occultation, non-latence ou
désocculation) qui donne une image de révélation et dissimulation d’après la terre. On
peut penser que l’ontologie occidentale se développe sur la base de l’image de la terre,
mais on ne doit pas concevoir cette terre au sens spatial. Il faut comprendre l’être en
tant que physis selon ousia ou parousia au sens de l’être comme durée constante, non
pas comme l’existence substantielle et visible. Ce que Heidegger essaie d’exprimer à
travers An-wesen est justement ces ousia ou parousia dans la perspective temporelle. À
la fin de l’Introduction à la métaphysique, il précise que l’interrogation du temps qu’il a
commencée dans Être et Temps est fondamentale.
« (…) la perspective qui, au commencement de la philosophie occidentale, guide
la patéfaction de l’être, est le temps, mais cela d’une façon telle que cette
perspective restait encore latente comme telle, et ne pouvait pas ne pas le
rester. Lorsque finalement l’ousia – et il faut entendre par là : adestance
constante – devient le concept fondamental pour l’être, qu’y a-t-il alors de
non-dévoilé au fond de l’essence et de la constance et de l’essence l’adestance,
sinon le temps ? Mais ce « temps » n’est pas encore manifesté dans son estance,
et d’ailleurs (sur le terrain, dans l’horizon, de la « physique ») il ne peut être
manifesté. Car dès l’instant où, à la fin de la philosophie grecque, chez Aristote,
la méditation se fixe sur l’essence du temps, le temps lui-même doit
nécessairement être considéré comme un adestant quelconque, ousia tis. »119
Heidegger est connu comme philosophe de l’Être, mais il saisit cette
problématique de l’Être selon la physis et le temps, en revenant au commencement de la
philosophie grecque.
119
Ibid.p.208.
405
2.
Physis et Aléthéia
Dans notre thèse dont le domaine d’investigation est l’ontologie de la Nature,
on ne peut pas éviter d’examiner la problématique de la Nature en tant que physis qui
est un thème majeur de l’Introduction à la métaphysique et du Principe de raison. Le
premier texte, dont l’original était le cours du semestre d’été 1935 à l’Université de
Friebourg-en-Brisgau a été publié en 1953, et le second dont l’original était le cours du
semestre d’hiver 1955-1956 à la même Université a été publié en 1957. Les années de
publication des deux livres sont proches mais environ 20 ans séparent les années où les
deux cours originaux ont été professés. Ici, nous ne pouvons pas étudier dans le détail
l’évolution de la pensée heideggerienne pendant ces 20ans, pourtant durant cette
période, pensons-nous, il n’y a pas eu de conversion fondamentale, même si sa pensée
s’est approfondie. Cependant ce qui est intéressant, c’est que dans Être et Temps le
premier ouvrage important de Heidegger paru en 1927, la problématique de la Nature
en tant que physis n’apparaît pas encore comme problématique principale. Dans Être et
Temps, la nature est un synonyme du monde comme être à la présence mais réduit à un
objet de la connaissance analytique. Autrement dit, la nature qui est dévoilée selon
l’interrogation de la nature comme monde ambiant contient le sens de l’utilisabilité. Par
exemple, Heidegger écrit, en expliquant la notion de l’être au Moyen Âge :
« (…) l’explication antique de l’être de l’étant est orientée sur le « monde » ou
sur la « nature » au sens le plus vaste et que l’entente de l’être à laquelle elle
parvient est pratiquement tirée du « temps ». Le document qui le signale –
mais qui, à vrai dire, se borne à cela – est la détermination du sens de être
comme parousia, ou comme ousia avec la signification ontologique-temporale
de « présenteté ». L’étant est ainsi dans son être comme « présenteté »,
c’est-à-dire qu’il est entendu en référence à un mode précis du temps, le
« présent ».120
Ensuite, Heidegger précise que selon nos expériences concrètes, le monde
naturel est premièrement saisi comme l’utilisabilité (Zuhandenhait) qui précède
l’être-là-devant (Vorhendenheit) qui produit le concept de la nature comme matière
dans la pensée scientifique. Mais la nature qui est dévoilée à travers des recherches sur
Martin Heidegger, Être et Temps, traduit de l’allemand par François Vezin d’après
les travaux de Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens (première partie) Jean Lauxerois
et Claude Roëls (deuxième partie), Éditions Gallimard, Paris, 1986. p.51. (L’ouvrage
original, Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, paraît en 1927).
120
406
la nature comme monde ambiant ne dépasse pas le sens de la nature en tant
qu’utilisabilité.
« (…) l’ouvrage à produire n’est pas uniquement destiné à tel ou tel emploi, la
production est elle-même à chaque fois un emploi de quelque chose à quelque
chose. De l’intérieur l’ouvrage renvoie également à des « matériaux ». (…)
Marteau, tenailles, clou en eux-mêmes renvoient à l’acier, au fer, au minerai, à
la pierre, au bois – ils en sont faits. Dans l’util mis en usage et de par son usage
se dévoile simultanément la « nature », la « nature » dans la lumière des
produits naturels.
Mais ici la nature ne saurait s’entendre comme ce qui n’est que là-devant – pas
davantage comme force de la nature. Le bois est plantation forestière, la
montagne est carrière de pierre, le fleuve est force hydraulique, le vent est vent
« dans les voiles ». À mesure que le « monde ambiant » est dévoilé se rencontre
la « nature » ainsi dévoilée. Le genre d’être par lequel elle est utilisable
pouvant être mis de côté, il est possible de la dévoiler et de la déterminer
elle-même en s’en tenant à son pur être-là-devant. Mais quand elle est dévoilée
ainsi, la nature où « la vie prend son essor », nature qui nous assaille ou bien
nous tient sous son charme de paysage, reste encore à l’arrière-plan. Les
plantes du botaniste ne sont pas des fleurs à la bordure du champ, l’endroit fixé
géographiquement où un fleuve « prend sa source » n’est pas la « source en
train de sourdre ».
(…) L’ouvrage auquel va chaque fois la préoccupation n’est pas seulement
susceptible d’une utilisation dans le petit monde de l’atelier, mais il l’est
au-dehors, dans le monde public. Avec celui-ci la nature comme monde ambiant
se dévoile et devient accessible à chacun. (…) Quand nous regardons l’heure
nous faisons implicitement usage de la « position du soleil » d’après laquelle est
administrée la régulation officielle de la mesure astronomique du temps. Tel
qu’il se pratique spontanément et sans qu’on y fasse attention, l’usage de l’util
à utiliser pour savoir l’heure intègre la nature comme monde ambiant à l’ordre
de l’utilisable. »121
En un mot, la nature qui est saisie objectivement est un étant, soit comme
Vorhendensein (étant devant nous), soit comme Zuhendensein (étant comme util ou bien
utile). Ce qui importe, c’est qu’un monde ambiant (Unwelt) que Jakob. J. Uexküll
121
Ibid.p.106-107.
407
(1864-1944) nous montre est aussi un étant. Autrement dit un monde qui est analysé
objectivement n’est qu’un étant. En un mot, la nature posée comme objet de recherches
scientifiques est un étant, et jamais l’Être lui-même. Le monde naturel comme monde
ambiant indique des réseaux d’utilisabilité des êtres vivants. La nature sur laquelle la
biologie mène sa recherche n’est pas la Nature en tant que physis. Cependant dans la
citation ci-dessus aussi, Heidegger mentionne notre perspective sur la nature qui se
dérobe aux propositions de l’utilisabilité et de l’être-là-devant. ‘’La nature où « la vie
prend son essor », nature qui nous assaille ou bien nous tient sous son charme de
paysage’’, mais cette nature ‘’reste encore à l’arrière-plan’’. Cette proposition de la
nature où « la vie prend son essor » concerne justement la Nature en tant que physis,
pourtant cette proposition n’apparaît pas au premier plan dans Être et Temps.
La proposition de l’Être ne doit pas être réduite à celle de l’étant. Mais si on
adopte la position subjective de l’homme, l’Être devient un objet qu’on peut analyser
objectivement et alors il n’est plus qu’un étant. Ici il y a une grande difficulté de
méthode pour l’étude de la proposition de l’Être, et selon ce point de vue, Heidegger
distingue son ontologie de l’existentialisme. Comme Merleau-Ponty l’explique dans les
phrases que nous avons citées dans la section précédente, ‘’à travers le Da-zein, accéder
à l’Être’’ est le travail fondamental de la philosophie heideggerienne. Même si on
analyse des expériences humaines, ces analyses elles-mêmes ne sont pas un but
ontologique. L’homme n’est qu’une ouverture à l’Être. Pourtant la tournure ‘’à travers le
Da-sein’’ indique toujours la perspective de la méthode analytique dans laquelle on
accède à l’Être d’après la position humaine. L’homme est ouvert au monde et
fondamentalement ouvert à l’Être, et ainsi l’Être lui-même se montre. Nous pensons
qu’en approfondissant cette idée de l’Être, Heidegger retrouve le sens fondamental de la
Nature en tant que physis dans la philosophie grecque. Pour expliquer la notion de
l’Être, Merleau-Ponty définit un commencement : ‘’la philosophie prend son départ,
dans un « il y a », dans une « ouverture » à « quelque chose », à « ce qui n’est pas rien ».
C’est cet Être préobjectif, entre l’essence inerte ou la quiddité et l’individu localisé en un
point de l’espace-temps, qui est le thème propre de la philosophie.’’ 122 Selon
Merleau-Ponty, « cet Être » est justement l’être « sans pourquoi » comme la rose
d’Angelus Silesius. Cette proposition de l’Être est considérée comme celle de la Nature
et cette proposition ne se distingue pas fondamentalement des recherches
phénoménologiques
chez
Merleau-Ponty.
Autrement
dit,
la
phénoménologie
husserlienne et l’ontologie heideggerienne sont reliées dans la philosophie de la Nature.
Cependant il faut saisir la fonction de wesen (ester) dans la Nature en tant que physis.
122
Merleau-Ponty, RC, p.154.
408
Dans ce cas, on ne peut pas poser un monde vécu phénoménologique comme un objet
qu’on peut analyser d’après une position subjective. Un phénomène en état naissant,
n’est ni un être d’utilisabilité, ni un être-devant-là, ni néant, mais plutôt il est un
mouvement, un Jeu, en un mot c’est une apparition en tant que Jeu de physis. Il faut
dépasser le dualisme du sujet et de l’objet des recherches phénoménologiques dans la
perspective ontologique. Heidegger aborde le rapport étroit de la physis et du
phénomène selon l’élucidation étymologique.
« Nous savons que l’être s’ouvre aux Grecs comme physis. La perdominance de
ce qui perdure dans l’épanouissement est en même temps en elle-même
l’apparaître paraissant. Les racines de phi- et pha- désignent la même chose.
Phyein, l’épanouissement reposant en soi, est phainesthai, se mettre à luire, se
montrer, apparaître. »123
Dans la proposition heideggerienne de l’Être, le phénomène est, en un sens,
l’apparition de l’être en tant que physis. Autrement dit, la phénoménologie est l’étude
sur l’être en tant que l’apparition de la physis. Ce qui est important pour nous, c’est que
Heidegger pose le point de vue de l’être phénoménal en tant que physis. Mais cet être
phénoménal est distingué de la notion vulgaire de phénomène en tant qu’apparence
d’après le modèle de la distinction substantialiste de l’essence et de l’apparence. Pour
dépasser ce modèle métaphysique, Heidegger précise que l’être n’est pas l’essence pour
un phénomène comme apparence, en se référant à Pindare.
« (…) pour Pindare la phya constitue le trait fondamental de l’être-Là : to de
phyai kratiston hapan. Ce qui est à partir de la phya et par elle est le plus
puissant tout à fait (O., IX, 100) ; Phya désigne ce que quelqu’un est déjà
originairement et véritablement : l’ayant-été-estant-déjà, à la différence des
agissements obtenus par force et ayant un caractère forcé. L’être est la
détermination fondamentale du noble et de la noblesse (c’est-à-dire de ce qui a,
quant à son essence, une haute origine, et repose en elle). C’est en se référant à
cela que Pindare forge la sentence : genoi’ hoios essi mathôn. (Pyth., II, 27).
« Puisses-tu, en apprenant, te pro-duire comme celui que tu es. » Or ce
se-tenir-en-soi, ne signifie pour les Grecs rien d’autre que se-tenir-là, se tenir
dans la lumière. « Être » veut dire « apparaître ». L’apparaître n’est pas
quelque chose d’accidentel qui parfois rencontre l’être. L’être este comme
123
Heidegger, IM, p.109.
409
apparaître. »124
Heidegger nie strictement le préjugé répandu sur la philosophie grecque selon
lequel les Grecs ont examiné ‘’un être objectif en soi « de façon réaliste », à la différence
du subjectivisme des temps modernes’’. Dans la philosophie grecque, l’être et donc la
Nature en tant que physis n’est ni l’être objectif ni l’être subjectif, et selon
Merleau-Ponty, c’est l’Être préobjectif. ‘’Il faut laisser complètement de côté des
expressions comme « subjectif » et « objectif », « réaliste » et « idéaliste ».’’ 125 Pour
comprendre cette pensée ontologique chez Grecs, il faut concevoir la formule ci-dessus :
« L’être este (weste) comme apparaître », autrement dit « L’être este (weste) comme
physis ». Ce qui importe, c’est que Heidegger trouve la notion de l’aléthéia dans cette
formule sur l’être et la physis.
« L’être este comme physis. La perdominance, qui s’épanouit est apparaître.
L’apparaître mène à l’ad-parence. Cela implique déjà : l’être, qui est
l’apparaître, fait sortir de la latence. Du fait que l’étant, en tant que tel, est, il
se place et se tient dans la non-latence, aléthéia. Notre absence de pensée
traduit ce mot par « vérité », et par la même le trahit. Sans doute maintenant
commence-t-on peu à peu à traduire littéralement le mot grec aléthéia.
Seulement cela ne sert pas à grand-chose si, aussitôt après, on recommence à
comprendre « vérité » en un tout autre sens, qui n’est pas grec, et si cet autre
sens est glissé derrière le mot grec. Car, pour les Grecs, l’essence de la vérité
n’est possible qu’en accord avec ce qu’est pour eux l’estance de l’être comme
physis. C’est en se fondant sur la connexion d’essence, unique en son genre,
entre physis et aléthéia, que les Grecs peuvent dire : l’étant est, en tant
qu’étant, vrai. Le vrai, en tant que tel, est étant. Cela veut dire : ce qui se
montre en perdominant se tient dans le non-latent. Le non-latent comme tel
vient à stance dans le se-montrer. La vérité conçue comme non-latence n’est
pas surajoutée à l’être. »126
Nous pensons que la notion de physis en tant qu’aléthéia est très proche de
celle de jinen dans le bouddhisme zen, néanmoins nous ne pouvons pas négliger une
différence entre la notion de physis chez les Grecs et celle de jinen dans le bouddhisme.
124
125
126
Ibid.p.110.
Ibid.p.110.
Ibid.p.110-111.
410
Comme nous l’avons vu précédemment, en dépassant les distinctions artificielles ou
verbales dans l’ordre symbolique, le bouddhisme zen affirme que ‘’la montagne est la
montagne, l’eau est l’eau’’.127 Simplement dit, l’homme qui est un être participant au
Jeu du jinen s’abandonne au monde comme jinen, pourtant l’homme s’égare en oubliant
cette réalité simple. L’Éveil bouddhique n’est rien d’autre que s’apercevoir du jinen sans
lequel notre vie elle-même est impossible. Cependant, les Grecs posent la problématique
de la physis d’après celle de l’être et ils nient la proposition du non-être. Au contraire, le
bouddhisme et également le taoïsme placent la vacuité ou le néant en tant que non-être
au cœur de leurs pensées. De quel problème cette différence provient-t-elle ? Heidegger
explique le caractère essentiel de l’Être chez les Grecs comme suit :
« La vérité appartient à l’estance de l’être. Dans « être étant » se trouve : venir
à l’ad-parence, entrer-en-apparaissant, se pro-poser, effectuer quelque chose.
Ne-pas-être signifie en revanche : sortir de l’apparition, de l’adestance.
L’essence de l’apparence implique l’entrer et le sortir, le pro- et le ex-. L’être est
ainsi dispersé dans la multiplicité de l’étant. C’est ce dernier qui se fait valoir
çà et là comme ce qui est tout proche, et présent à tout moment. En tant
qu’apparaissant, il se donne une considération, dokei. Doxa signifie
considération,
la
considération
dont
jouit
quelqu’un.
Lorsque
cette
considération, conformément à ce qui se montre en elle, est excellente, doxa
signifie éclat et gloire. Dans la théorie hellénistique et dans le Nouveau
Testament, doxa theou, gloria Dei, c’est la gloire de Dieu. La glorification, le
fait d’accorder de la considération à quelqu’un et de manifester cette
considération, c’est, en pensant grec : installer dans la lumière et, par là,
procurer la stabilité, l’être. La gloire n’est pas pour les Grecs quelque chose
qu’on reçoive ou non par-dessus le marché ; elle est la manifestation de l’être le
plus haut. »128
L’estance dans la phrase : ‘’La vérité appartient à l’estance de l’être’’ est Wesen
qui contient la signification de l’essence. Autrement dit, cette phrase indique que la
vérité existe à la manière de l’être qui est. Ainsi le non-être signifie l’éloignement de la
vérité elle-même et également de la gloire. Car Doxa comme la meilleure considération
(An-wesen) est « éclat et gloire ». Nous comprenons que doxa signifiant la vraie
considération n’est pas la pensée propre à l’homme. Quand un homme pense par
127
128
Cf. Dôgen, TI-1, p.123.
Heidegger, IM, p.111.
411
raisonnement, l’Être lui-même apparaît à la lumière comme la vérité et la gloire. Et
donc, la négation de l’être signifie la négation de la vérité elle-même. Ce qui importe,
c’est que la vérité n’est pas l’essence occultée et occulte. Autrement dit, il n’y a pas de
distinction de l’essence comme vérité et de l’apparence comme phénomène. Chez les
Grecs, la pensée de l’être en tant que physis est également une pensée de l’aléthéia.
Heidegger dit que ‘’pour les Grecs l’apparaître appartient à l’être, (…) et plus
précisément (…) que l’être a son estance (Wesen), aussi et surtout, dans l’apparaître
(…).’’129 Mais si l’apparaître ou bien une apparence contient son essence, pourquoi nos
considérations sont-elles tant variées ? Car si l’apparence comme doxa elle-même est
évidente, pourtant des différences de considérations proviennent des différences de vues
sur l’apparaître de l’Être. Heidegger explique :
« Doxa est la considération dont jouit quelqu’un et, plus généralement, le
« considérable » que chaque étant céle et décèle en son é-vidence (eidos, idea).
Une ville offre un aspect grandiose. Le visage qu’un étant a à soi et qu’il peut
seulement ainsi offrir de lui-même, se laisse ensuite saisir diversement à partir
de tel ou tel point de vue. La vue qui s’offre devient autre conformément à cette
diversité de points de vue. Elle est donc toujours en même temps une vue que
nous prenons et formons. Dans l’expérience et la manipulation de l’étant, nous
nous formons constamment des vues à partir de son é-vidence. Souvent cela se
produit sans que nous considérions exactement la chose même. Nous arrivons
par des chemins quelconques et à partir de motifs quelconques à une vue sur la
chose. Nous nous formons une opinion sur elle. Ce faisant, il peut arriver que la
vue que nous défendons n’ait pas de base dans la chose. Elle est alors une
simple vue, quelque chose que nous admettons. Nous admettons que quelque
chose soit de telle ou telle façon. Nous opinons simplement. « Admettre »,
« accepter » se dit en grec dechesthai. (L’acceptation est liée à l’offre de
l’apparaître.) La doxa, en tant que chose admise de telle et telle façon, c’est
l’opinion. »130
Dans la citation ci-dessus, le mot original en allemand pour é-vidence est
Aussehen, et pour vue Ansich. Les deux mots dérivent de sehen (voir). Aussehen
désigne la présence vue devant nous. Comme les mots français concevoir et savoir aussi
l’indiquent, la connaissance indique voir dans des langues occidentales. Mais la
129
130
Ibid.p.112.
Ibid.p.112-113.
412
visibilité n’est pas le sujet fondamental chez les Grecs. Selon Heidegger, l’é-vidence
(Aussehen) désigne eidos et idea qui indiquent la forme. Pourtant la forme signifie le
projet, le plan ou l’image pour fabriquer une chose. Autrement dit l’é-vidence en tant
que eidos et idea signifie l’établissement de la forme devant nous (Vorstellung). La
proposition heideggerienne de l’Être n’est pas réduite à eidos ou idea qui ne sont pas
l’étant en présence, mais la problématique d’aléthéia provient de cette problématique
grecque sur la réalisation de eidos ou idea. Nous comprenons que chez les Grecs,
l’aléthéia est l’être en tant qu’il est et les Grecs approfondissent la problématique de la
vérité d’après l’apparaître de l’é-vidence. Mais l’é-vidence elle-même se manifeste selon
une doxa qui n’est qu’une apparence ou un phénomène. Cette apparence est déterminée
par une société ou communauté, et donc une doxa est une considération humaine dans
une institution. Et en même temps, cette apparence est saisie comme une vue selon
notre subjectivité. Une considération subjective n’est qu’une opinion personnelle. Ce qui
importe, c’est que l’aléthéia n’est pas la vérité comme l’identification avec l’opinion
subjective. Chez Heidegger, l’aléthéia ne peut pas apparaître par des travaux
constructifs et subjectifs de l’homme. L’homme ne peut qu’ouvrir un lieu où l’Être en
tant qu’aléthéia se dévoile. Ce jeu de dévoilement est la physis et ainsi on peut dire que
l’Être lui-même est la physis. Heidegger montre que la problématique de la vérité existe
dans la possibilité de ce dévoilement.
« L’être, physis, parce qu’il consiste dans l’apparaître, dans le fait d’offrir des
é-vidences (Aussehen) et des vues (Ansicht), peut, selon son estance (Wesen), et
par suite nécessairement et constamment, présenter une é-vidence (Aussehen)
qui justement couvre et garde latent ce que l’étant est en vérité, c’est-à-dire ce
qu’il est dans la non-latence. Cette considérabilité, dans laquelle l’étant se
trouve par là, est la pure apparence, le semblant. Où se trouve la non-latence
de l’étant, là réside aussi la possibilité de l’apparence, et inversement ; là où
l’étant réside dans l’apparence et s’y trouve installé en toute sûreté depuis
longtemps, l’apparence peut se briser et s’effriter. »131
En présentant quatre utilisations du mot doxa, Heidegger indique le combat
pour faire surgir l’Être en tant qu’il est contre l’apparence. Les quatre cas dans lesquels
le mot doxa est utilisé sont les suivants : ‘’1. La considération en tant que gloire ; 2. La
considération au sens du simple visage offert par quelque chose ; 3. Le fait d’être
considéré-comme…, c’est-à-dire d’avoir seulement l’air tel : l’ « apparence » comme pur
131
Ibid.p.113.
413
semblant ; 4. L’avis qu’un homme se forme, l’opinion.’’132 Parmi eux, premier terme :
‘’La considération en tant que gloire’’ correspond à la pensée authentique chez les Grecs.
Pour réaliser la pensée authentique, les Grecs ‘’durent sans cesse arracher l’être à
l’apparence et le protéger contre cette apparence. (L’être este à partir de la
non-latence).’’133
« C’est uniquement en soutenant le combat qui se livre entre l’être et
l’apparence qu’ils ont arraché l’être à l’étant, qu’ils ont amené l’étant à la
stabilité et à la non-latence : les dieux et la cité, les temples et la tragédie, les
jeux et la philosophie ; mais tout cela au sein de l’apparence, qui guette partout,
et que les Grecs prenaient au sérieux, conscients de sa puissance. »134
C’est avant l’établissement idéologique du platonisme que les Grecs ont pensé
au combat entre l’Être et l’apparence. Le mot combat indique que les Grecs n’ont pas
séparé définitivement ces deux termes : Être et apparence. Ils ont compris qu’il n’y a
d’autre méthode pour faire apparaître l’Être qu’à travers l’apparence. L’apparence
existe dans le jeu ambigu de l’Être qui apparaît en se cachant. Le visible de l’apparence
peut exister avec l’invisible de l’Être lui-même. En fait, l’être comme physis est la
puissance de faire voir une apparence et cette puissance n’est rien d’autre que l’Être.
Selon Heidegger, quand le combat de l’Être et de l’apparence est devenu la cassure, la
séparation définitive ou bien la distinction absolue, c’est le commencement de la
métaphysique.
« Ce n’est que dans la sophistique et chez Platon que l’apparence est déclarée
trompeuse et, comme telle, abaissée. Du même coup l’être est élevé, comme
idea, en un lieu suprasensible. La cassure, chôrismos, est marquée entre l’étant
purement apparent ici-bas, et l’être réel quelque part là-haut ; c’est dans cet
intervalle que s’installera plus tard la doctrine du christianisme, qui en même
temps, selon un changement de perspective, interprétera l’inférieur comme le
créé, et le supérieur comme le Créateur ; et c’est avec les armes de l’Antiquité
ainsi refondues que le christianisme se fera contre celle-ci (conçue comme
paganisme), et de cette façon la dissimulera. Nietzsche a donc raison de dire : le
christianisme est un platonisme pour le peuple. »135
132
133
134
135
Ibid.p.113.
Ibid.p.114.
Ibid.p.114.
Ibid.p.114.
414
Selon cette cassure, on commence à réduire l’être en tant que physis à un terme
opposé à d’autres et aussi en déterminant la physis comme un étant au sens de
phénomène naturel, on pose désormais des distinctions variées comme celles entre
‘’Nature et Grâce (Sur-nature), Nature et Art, Nature et Histoire, Nature et Esprit’’, etc.
Chez Aristote, la notion de physis pour les penseurs présocratiques est aussi considérée
comme un terme signifiant un étant borné à une sorte d’objets pour la science naïve à la
place du sens de la totalité des êtres.136 Nous comprenons que la nature au sens actuel
est un résultat extrême de l’évolution de l’histoire philosophique de cette cassure. Les
valeurs constituées dans la perspective de l’existence humaine qui se distinguent
définitivement de la nature au sens actuel d’après la cassure platonicienne et
chrétienne selon Nietzsche et Heidegger, occupent et dirigent actuellement des sociétés
humaines presque dans le monde entier. Au Japon, comme nous l’avons expliqué, la
notion de jinen était proche de celle de physis et l’harmonie entre l’homme et la Nature
a établi la perspective culturelle et philosophique jusqu’à la fin du XIXe siècle. Pourtant
au Japon si on commence à oublier cette base culturelle d’après le jinen, c’est peut-être à
cause du succès du développement des sciences et de la technologie industrielle. Et
finalement, la tempête de la mondialisation comme antropocentrisme opposant
définitivement l’homme à la nature en tant que physis fait que l’homme se trouve dans
une crise englobant l’existence humaine et les autres êtres vivants sur la Terre. Dans ce
sens, l’ontologie heideggerienne est une sorte de considération inactuelle, pour
découvrir le sens grec de l’être en tant que physis en détruisant la signification de l’être
comme étant, substance et objet, etc. et cette ontologie a un sens révolutionnaire dans
l’histoire de la philosophie occidentale qui, selon Heidegger lui-même, ouvre l’avenir de
la philosophie. Mais d’ailleurs nous ne pouvons pas négliger le sens important de cette
pensée qui pose des problématiques contre les sciences actuelles : politique, sociologie,
biologie et technologie etc. dérivées de l’idéologie forte de la philosophie moderne.
Toutefois ici nous devons avancer dans notre étude en nous bornant au thème du jinen
que nous avons choisi.
Heidegger considère que la philosophie comme métaphysique (sur-Nature)
commence par l’établissement de la notion d’idea qui occupe la place de l’essence
absolue et de la vérité en distinguant la physis de l’Être lui-même, autrement dit en
niant la pensée présocratique d’après l’être en tant que physis. Toutefois Heidegger
affirme que la philosophie de Platon et également celle d’Aristote sont constituées sur la
base des interrogations sur l’Être ou bien sur l’étonnement d’ « il y a » dont l’attitude
136
Cf. Heidegger, P in QI et II, p.484.
415
existait traditionnellement chez les philosophes grecs présocratiques. La pensée
humaine ne peut pas dépasser cette problématique de l’Être ou d’il y a. Être et Temps
commence justement par un extrait du Sophiste de Platon se rapportant à une question
de l’être.
« Car manifestement vous êtes déjà depuis longtemps tout à fait familiarisés
avec ce que vous voulez dire au juste quand vous vous servez de l’expression
‘’étant’’, or nous avions bien cru l’entendre une fois pour toutes mais nous voici
à présent dans l’aporie. »137
Selon Heidegger, nous ne pouvons pas encore bien répondre à cette question
sur le sens d’étant ou plutôt d’être. ‘’Dans ces conditions’’, c’est-à-dire en réfléchissant à
l’histoire de cette question de l’être qui date de l’aube de la philosophie occidentale, ‘’il
faut donc poser en termes tout à fait neufs la question du sens de être.’’138 Il n’est pas
nécessaire d’analyser les études sur cette question dans Être et Temps, mais il est sûr
que dans l’histoire de la philosophie occidentale, la question du sens de être est toujours
principale, même si cette question est souvent obscure à l’ombre des autres
problématiques. Par exemple, Aristote l’exprime clairement comme suit :
« En vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le
problème toujours en suspens : qu’est-ce que l’Être ? revient à demander :
qu’est-ce que la Substance ? »139
« La science du philosophie est celle de l’Être en tant qu’être, pris
universellement et non dans l’une de ses parties ; mais l’Être s’entend de
plusieurs manières, et non pas d’une façon. »140
Dans la philosophie contemporaine, par exemple, Wittgenstein propose une
formule connue.
« Ce qui est mystique, ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il
Heidegger, ET, p.21.
Ibid.p.21.
139 Aristote, La Métaphysique - Tome I -, Traduction et commentaire par J.Tricot,
Librairie philosophique J. VRIN, Paris, 1991. p.349 (Livre Z, 1) (1028b).
140 Aristote, La Métaphysique – Tome II -, Les memes traducteur et éditions de tome I,
2000. p.588 (Livre K, 3) (1060b31).
137
138
416
est. »141
Heidegger trouve des variations de la question de l’être chez Leibniz, Kant,
Hegel, Schelling et Nietzsche, etc. mais selon lui, ils ont échoué à saisir la
problématique fondamentale qui a existé dans la pensée présocratique. Mais pourquoi ?
Pour comprendre ce fait, Heidegger lui-même se consacre à d’énormes études et donc
nous non plus ne pourrons pas y répondre facilement. Mais dans la Lettre sur
l’humanisme, certains propos qui visent à critiquer l’existentialisme de Sartre nous
montrent une esquisse de ce problème.
« Sartre (…) formule (…) le principe de l’existentialisme : l’existence précède
l’essence. Il prend ici existentia, et essentia au sens de la métaphysique qui dit
depuis Platon que l’essentia précède l’existentia. Sartre renverse cette
proposition. Mais le renversement d’une proposition métaphysique reste une
proposition métaphysique. En tant que telle, cette proposition persiste avec la
métaphysique dans l’oubli de la vérité de l’Être. Que la philosophie détermine
en effet le rapport d’essentia et d’existencia au sens des controverses du Moyen
Age, au sens de Leibniz, ou de toute autre manière, il reste d’abord et avant
tout à se demander à partir de quel destin de l’Être cette distinction dans l’Être
entre esse essentiae et esse existentiae se produit devant la pensée. Il reste à
penser pourquoi la question portant sur ce destin de l’Être n’a jamais été posée
et pourquoi elle ne pouvait être pensée. Mais n’y aurait-il pas, dans le sort fait
à cette distinction entre essentia et existentis, un signe de l’oubli de l’Être ?
Nous avons le droit de présumer que ce destin ne repose pas sur une simple
négligence de la pensée humaine, encore moins sur une capacité moindre de la
pensée occidentale à ses débuts. La distinction, celée dans sa provenance
essentielle, entre essentia (essentialité) et existentia (réalité) domine le destin
de l’histoire occidentale et de toute l’histoire telle que l’Europe l’a
déterminée. »142
Simplement dit, l’essentia est l’être-en-soi essentiel comme l’idea platonicienne,
le Dieu monothéiste ou bien la vérité absolue. L’histoire de la philosophie comme
métaphysique s’est développée fondamentalement selon la supériorité de l’essentia par
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduit de l’allemand par
Pierre Klossowski, Éditions Gallimard, Paris, 1961.p.105.
142 Heidegger, LH in QIII et IV, p.85-86.
141
417
rapport à l’existentia, mais Sartre nie l’existence de l’essentia. C’est-à-dire que selon
Sartre, le déterminant absolu comme idea et Dieu n’existe pas. Il n’y a pas d’essence,
mais d’après le néant de cette essence, Sartre déclare la liberté infinie de l’homme. Il va
sans dire que l’Être que Heidegger propose n’est ni essentia ni existentia. Heidegger
critique la distinction elle-même entre essentia et existentia. Comme les Grecs avant le
platonisme ont saisi correctement le combat entre l’essence comme Être et l’apparence
comme étant, il faut comprendre que la distinction d’essentia et d’existentia est un
combat. Le combat qui est un acte vivant ne signifie pas une opposition simple mais
plutôt un rapport intime. Le combat indique la réalisation d’une organisation comme
jeu, mouvement ou devenir, c’est-à-dire comme physis. Dans la Lettre sur l’humanisme,
Heidegger utilise la tournure « es gibt » pour indiquer la proposition de l’être en tant
que jeu de physis.
« Il y a l’Être : « es gibt » das Sein. Cet « il y a » ne traduit pas exactement « es
gibt ». Car le « es » (ce) qui ici « gibt » (donne) est l’Être lui-même. Le « gibt »
(donne) désigne toutefois l’essence de l’Être, essence qui donne, qui accorde sa
vérité. Le don de soi dans l’ouvert au moyen de cet ouvert est l’Être même. »143
« Es gibt » indique évidemment que l’être en tant que physis se réalise,
autrement dit que l’Être est un jeu. L’Être n’est pas statiquement mais plutôt
dynamiquement. Et d’ailleurs, selon la formule « es gibt », Heidegger propose une idée
fondamentale.
« En même temps, la formule « es gibt » (il y a) est employée pour éviter
provisoirement celle-ci : « das Sein ist » (l’Être est) ; car ordinairement cet
« est » se dit de quelque chose qui est. Ce quelque chose, nous l’appelons l’étant.
L’Être « est », mais justement il n’est pas « l’étant ». Dire de l’Être qu’il « est »
sans autre commentaire, c’est le représenter trop aisément comme cause,
produit et, comme effet, est produit. Et pourtant Parménide dit déjà au premier
âge de la pensée : estin garu einai : « il est en effet être ». Dans cette parole se
cache le mystère originel pour toute pensée. Peut-être le « est » ne peut-il se
dire en rigueur que de l’Être, de sorte que tout étant n’ « est » pas, ne peut
jamais proprement « être ». Mais parce que la pensée doit d’abord parvenir à
dire l’Être dans sa vérité, au lieu de l’expliquer comme un étant à partir de
l’étant, il faut que, devant l’attention vigilante de la pensée, la question
143
Ibid.p.92.
418
demeure ouverte : l’Être est-il et comment ? »144
Selon la formule « es gibt », Heidegger dit que l’Être est mais autrement que
l’étant est. En utilisant le même mot est, la réflexion heideggerienne indique la
différence entre l’Être et l’étant. Nous osons utiliser le mot devenir pour éclaircir le
problème. Quand on dit que l’Être est, cela indique que l’Être devient. Quand on dit que
l’étant est, cela indique que l’étant existe, mais l’étant n’ « est » pas au sens fondamental
de « être », c’est « être » en tant que physis qui indique le jeu ou le devenir. Autrement
dit, l’Être est le mouvement et donc on ne peut pas le saisir comme l’étant qui n’est
qu’un objet statique. Cependant, nous ne considérons pas que l’Être en tant que
mouvement est. « Es gibt » mais qu’est-ce qui est donné ? L’Être ? Nous pensons que
c’est la différence, différence de l’Être et de l’étant qui est donnée. Cependant ce que
nous voulons dire n’est pas la différence entre deux termes : Être et étant, mais la
différence fondamentale qui fait naître deux termes : Être et étant eux-mêmes. Avant
l’apparition de cette différence, on ne peut pas dire que l’Être ou bien l’étant, est ou n’est
pas. Mais qu’est ce que cette différence ? Est-ce qu’elle tombe miraculeusement du ciel ?
Nous pensons que cette différence est le mot « être » lui-même. À partir de
l’attachement au mot être, les Grecs ont commencé la pensée sur le combat de l’Être
comme essence et l’étant comme apparence, et ensuite selon Platon et Aristote essentia
et existentia se sont distingués, et finalement la distinction entre l’essence et
l’apparence est fixée jusqu’à aujourd’hui. Cet attachement à l’être constitue l’histoire et
la spécificité de la philosophie occidentale.
À vrai dire, notre pensée de la différence est une adaptation de la pensée
bouddhique de l’engi. Comme nous l’avons vu, la notion de l’engi est traduite par
co-production conditionnée mais cette notion indique justement l’apparition du réseau
des différences. Ce qui importe, c’est que comme l’exemple de la flamme l’indique, avant
l’apparition d’une différence entre la flamme et l’air, on ne peut dire ni que la flamme
existe ni que l’air existe. Mais la différence comme jeu fondamental n’existe jamais en
soi. La flamme, l’air et la différence co-surgissent, et c’est justement la pensée de l’engi.
D’après cette pensée, on suppose la notion de vacuité, notion qui n’a aucun rapport avec
la notion sartrienne de néant. Heidegger non plus n’a jamais posé la problématique du
non-être au sens de la vacuité bouddhique. Au contraire, nous avons expliqué que la
notion de l’Être indique la totalité qu’on ne peut pas réduire à un étant, et qu’elle est
proche de la vacuité qui n’est pas une notion opposée à l’être. Mais plus précisément
l’Être et la vacuité indiquent tous deux le jeu ambigu de totalité avant une
144
Ibid.p.92-93.
419
différenciation et l’apparition d’une différence. Ainsi, nous pensons que l’Être et la
vacuité montrent le même problème mais chez Heidegger, le problème est posé par l’être,
et non par le rien ou la vacuité. Même si en posant la formule leibnizienne : « Pourquoi
donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? », il évoque la possibilité de la pensée du rien,
le rien ne peut pas remplacer la position de l’être. C’est, pensons-nous parce que
Heidegger pense selon le mot être, c’est-à-dire que des langues occidentales pensent en
lui, en un mot, que sa pensée se réalise dans le destin de la philosophie occidentale. Il
est sûr que la philosophie selon l’ontologie (onto-logique) ne peut exister qu’avec le mot
être, mais sur ce point, le mot être n’existe pas dans une langue comme le chinois et le
japonais. Ainsi, par exemple, la phrase : ‘’Le néant est néant’’ indique, démontre que
même pour parler du néant, « être » fonctionne en français, ce qui est illogique, voire
absurde pour un Japonais. Quant à la langue comme le chinois et le japonais, à propos
d’une formule bouddhique qui est citée par Dôgen : ‘’La montagne est la montagne’’, le
mot original en japonais pour cette phrase est ‘’Yama kore yama’’. Yama signifie la
montagne mais kore ne correspond pas à être. Le mot kore est un pronom démonstratif
qui est proche de ce ou ceci en français. Kore correspond à ze en chinois, et donc on peut
traduire par c’est. Pourtant ces deux mots kore et ze, ne sont pas le mot être. Comme
nous l’avons expliqué, en japonais, on peut utiliser le mot aru pour indiquer être ou il y
a, et ainsi pour la phrase ci-dessus, on peut faire la modification suivante : ‘’Yama wa
yama de aru’’. Mais de aru n’est qu’une terminaison pour la tournure affirmative. De
plus, en supprimant ‘’de aru’’, on dit souvent ‘’Yama wa yama’’ seulement, ce qui ne pose
aucun problème pratiquement ni grammaticalement. Ce qui importe, c’est qu’en chinois
et en japonais, il n’y a pas de mot correspondant à être, ainsi il n’y a pas d’ontologie au
sens de la philosophie occidentale, toutefois la pensée sur la question du ‘’il y a’’ existe.
Comme nous l’avons vu, on peut dire que le taoïsme et le bouddhisme sont justement les
pensées sur les questions du sens du ‘’il y a’’, en utilisant les mots opposés à l’être : le
rien et la vacuité. Mais nous pensons que cela révèle le fait que l’être est saisi par le
devenir, dans le taoïsme et le bouddhisme, notamment chez Dôgen. Ce que nous voulons
exprimer par le mot devenir est le mot naru en japonais. Pourtant pour aborder la
notion que ce mot indique, il faut approfondir les notions du temps et de la vie. À vrai
dire, nous pensons que Heidegger aussi a essayé de dépasser l’ontologie occidentale à
partir des notions de la vie et du temps ou plus précisément, dans la terminologie
heideggerienne, la Temporalité qui se distingue de la notion ordinaire de temps. Mais
est-ce que l’indication sur aiôn dans la dernière partie du Le principe de raison et la
problématique du sens fondamental de temps à l’aube de la philosophie grecque à la fin
de l’Introduction à la métaphysique annoncent l’horizon que Heidegger a visé ?
420
« [Aiôn] est le monde, qui se produit comme monde et comme temps, en
devenant cosmos, c’est-à-dire en rendant Lumineuses, en faisant briller les
dispositions prises par l’être. »145
« (…) la perspective qui, au commencement de la philosophie occidentale, guide
la perspective de l’être, est le temps, mais cela d’une façon telle que cette
perspective restait encore latente comme telle, et ne pouvait pas ne pas le
rester. »146
En fait, l’être et le temps sont toujours les deux problématiques fondamentales
chez Heidegger. À ce propos, Heidegger y fait allusion comme suit : ‘’ « Être et temps »
désigne (…) non pas un livre, mais ce qui est proposé comme tâche (das
Aufgegebene).’’147
145
146
147
Heidegger, PR, p.242-243.
Heidegger, IM, p.208.
Ibid.p.209.
421
3.
ÊtreÊtre-Temps (Uji)
Chez Heidegger, la proposition de l’Être est fondamentale, et c’est cet aspect de
son œuvre qui est le mieux connu, cependant selon lui, cette proposition a toujours été
posée tacitement chez les philosophes occidentaux depuis l’aube de la philosophie
grecque, bien que ce thème soit caché et modifié dans l’histoire actuelle de la
philosophie comme sous le coup du destin. Heidegger essaie de redécouvrir le sens
fondamental de l’Être, autrement dit le sens de l’être tel quel. Comme nous l’avons vu,
dans l’évolution de sa pensée, la signification de physis devient importante. Notamment
à partir du fait que la proposition de la physis indique l’Être lui-même chez les penseurs
présocratiques, les recherches sur le vrai sens de la physis deviennent l’interrogation
essentielle sur l’Être lui-même. La notion d’aléthéia est la clef pour saisir le lien étroit
entre la physis et l’Être. Quant à nous, en interrogeant la problématique du jinen, nous
avons trouvé que la physis est proche du jinen. Mais le jinen dans le taoïsme et le
bouddhisme en général n’est pas séparé de la notion du non-être comme rien ou vacuité.
C’est parce que le jinen ne signifie pas simplement l’être en tant qu’il est au sens
statique mais plutôt il contient les sens du devenir ou de la naissance qui correspondent
au verbe naru en japonais. Autrement dit, le devenir (naru) précède l’être (aru) ou
plutôt l’être (aru) n’existe pas en soi sans le devenir (naru). Il faudra revenir sur ce
problème plus tard, mais selon ce point de vue, la physis par contre doit être considérée
par rapport à l’Être. Sinon la problématique de la physis est réduite à celle de l’étant,
selon Heidegger. Nous avons déjà expliqué que ce que l’Être indique et ce que la notion
bouddhique de vacuité indique se confondent dans la perspective de la totalité qui
dépasse le dualisme réducteur de l’être et du néant. Mais nous ne devons pas négliger la
différence qui existe entre l’être dans la philosophie occidentale et le non-être dans la
pensée orientale. Nous pensons que dans les langues occidentales, la fonction du mot
qui correspond à être en français, c’est-à-dire des mots tels que sein en allemand, be en
anglais, estein en grec ou esse en latin, est un grand problème. Par exemple, le mot être
constitue le fondement ultime de la langue française de sorte que même si on suppose la
possibilité du néant, il faut exprimer : ‘’Le néant est.’’ Sans être, il est difficile de poser
la problématique sur l’être et le non-être. Simplement dit, l’être doit être, c’est la
formule fondamentale qui dirige la philosophie occidentale en tant que pensée
ontico-logique. Dans ce sens, on peut dire que c’est la spécificité du mot grec estein qui
fait proposer la problématique de l’essentia et de l’existentia et fait apparaître les êtres
substantiels chez les Grecs. À propos de la problématique de la vérité, si on la saisit
d’après le rapport structurel entre l’essentia et l’existentia, il est difficile d’échapper à la
422
supposition de l’être substantialiste comme Grund (fond) ou raison. Aristote a deviné
que Platon n’a utilisé que deux principes ou causes pour les Idées, c’est-à-dire ‘’la cause
formelle et la cause matérielle’’,148 mais d’après le platonisme, la problématique de la
physis est aussi réduite au dualisme de ces deux causes, bien qu’Aristote ait critiqué le
dualisme rigoureux chez Platon. Dans la philosophie après le platonisme, le dualisme
subsiste entre la cause formelle qui indique les plans ou les visions pour productions
(poiêsis) et la cause matérielle indique les matières ou les choses pour productions
(poiêsis). La première signifie ‘’l’être, ce qu’il est’’ c’est-à-dire l’être au sens du prédicat
qui est considéré comme l’essentia et la seconde ‘’l’être, ce qui est’’ c’est-à-dire l’être au
sens du il y a lui-même qui est considéré comme l’existentia. Il va sans dire que
l’essentia est déterminée comme raison et l’existentia comme matière ou chose. Ainsi la
physis est aussi réduite à la matière naturelle comme existentia dans l’évolution
historique de la philosophie. Mais pour re-saisir la proposition de l’être en tant que
physis en remontant à la pensée présocratique, les notions du temps et de la vie ouvrent
une nouvelle dimension chez Heidegger après Être et Temps. Notamment selon les
interrogations sur la Temporalité, il développe sa notion d’Ereignis qui se lie
strictement à la problématique de la physis. En un sens, Heidegger doit plutôt être
considéré comme le philosophe de la pensée de l’Ereignis, que comme le philosophe de
l’Être comme on le nomme actuellement. Ce thème est vraiment intéressant pour nous
mais il est difficile de l’examiner dans le cadre de notre thèse, car nous ne pouvons pas
analyser les ouvrages énormes de Heidegger dont tous les aspects ne sont pas encore
éclairés. Aussi, nous n’allons aborder la problématique heideggerienne que selon notre
propre problématique sur le jinen.
Mais, avant d’analyser la pensée heideggerienne, nous aborderons les notions
concernant le temps et la vie dans la pensée japonaise. Nous prenons tout d’abord un
mot substantif en japonais qui correspond aux idées de l’être et de l’existence, etc. Ce
mot japonais est 存在 son-zai est un nouveau terme inventé à la fin de XIXe siècle, pour
traduire les termes philosophiques : l’être et das Sein, etc. Comme nous l’avons expliqué,
à cause de l’absence du mot japonais qui s’identifie au verbe être ou sein, des
philosophes japonais qui ont essayé d’introduire la philosophie occidentale au Japon ont
dû inventer certains termes et moyens pour traduire ces termes. Parmi les philosophes
japonais célèbres, nous avons déjà mentionné les noms de Kitarô Nishida et de Shûzô
Kuki, quoique nous n’ayons pas expliqué sérieusement leurs pensées, mais ici nous en
présentons un autre. Il s’agit de Tetsurô Watsuji (1898-1960) qui est connu pour ses
recherches sur l’éthique et ses recherches phénoménologiques sur le climat (Fûdo en
148
Cf. Aristote, La Métaphysique, Tome I, op.cit.p.66.
423
japonais). Nous n’allons pas présenter ses travaux eux-mêmes. Ce qui est intéressant
pour nous, c’est l’interprétation du terme japonais : sonzai. Watsuji Tetsurô définit le
problème posé par le terme sonzai, et selon son point de vue, ce terme est inventé pour
traduire Sein, néanmoins une certaine différence subsiste toujours entre les deux mots
sonzai et Sein. Et il explique clairement que son concept d’ « existence » à l’aide du
concept de « sonzai » ne coïncide pas avec des notions telles que Sein, einai, ou esse. Il
écrit que ‘’notre étude de l’existence n’est pas quelque chose qui correspond à
l’ontologie.’’149 Il est sûr que ‘’le mot sonzai (existence), dans l’usage de l’époque actuelle,
vaut comme synonyme de Sein.’’150 En ce moment aussi, par exemple, Sein und Zeit
(Être et Temps) est traduit, en utilisant ce mot sonzai, par Sonzai to Jikan. Mais
Watsuji affirme que ‘’La signification particulière dont a été lesté le mot Sein en tant
que problème central de la philosophie n’apparaît pas dans le vocable sonzai.’’151 Ce
problème central de la philosophie qui manque dans le vocable sonzai est justement le
problème de la distinction de l’essentia et de l’existentia. Watsuji donne les explications
suivantes.
« Au point de départ de la philosophie de Fichte, l’être est une « proposition »
disant que le Sein réside dans le A ist A. Le point de départ de la logique de
Hegel est également le Sein qui est l’ « être » (de aru である) immédiat,
indéterminé, ce que n’est pas le sonzai. Pour ce qui est de la signification de ces
divers types de Sein, tout en étant semblable à celle de la copule dans la logique
formelle, et tout en fonctionnant en tant que copule, le Sein a pourtant par
ailleurs la signification de « il y a » (ga aru がある), où se retrouve le point vital
du problème du Sein. Et inversement, du fait que le « il y a » a le sens de
« quelque chose est », tout en fonctionnant par ailleurs en tant que le « est » de
la copule, a surgi le problème de la relation entre la pensée et l’être. Déjà chez
Aristote le einai avait été désigné comme la manifestation de la relation entre
le soi pensant et l’objet corporel. Pour ce qui est de Hobbes, il a souligné le fait
que le est ne se limite pas à être un simple signe de connexion mais qu’il
manifeste aussi la causa ou fondement de l’union. C’est-à-dire que le est
manifeste plutôt l’essentia que l’existentia. Lorsque que l’on dit du ciel qu’il est
Tetsurô Watsuji, La Signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain,
traduit du japonais par Bernard Stevens, avec l’assistance de Tadanori Takada, in
Philosophie, - Phénoménologie japonaise – numéro 79, Les Éditions de Minuit, Paris,
2003. p.16.
150 Ibid.p.16.
151 Ibid.p.16.
149
424
bleu, quelque chose d’identique, qui forme la base de la connexion entre le ciel
et le bleu, est exprimé par le est. En contraste avec cela, J.S.Mill insiste sur le
fait que le est exprime l’existentia. La copule certes, comme l’a dit Hobbes, est
quelque chose qui unit un sujet grammatical à un prédicat. Et la pensée
qu’outre cela le est exprime l’existentia n’est rien de plus que du mysticisme. Le
centaure, mi-homme mi-cheval, si l’on peut bien dire qu’il est le produit de
l’imagination d’un poète, cela ne signifie pas que le centaure, ce prodige,
également existe. Et néanmoins le est ne fonctionne pas seulement en tant que
copule. Le est, dans une autre perspective, exprime bien l’existentia. Le est
signifie aussi bien l’existentia. Le est, dans une autre perspective, exprime bien
l’existentia. Le est signifie aussi bien le « c’est tel » (de aru である) que le « cela
est » (ga aru がある). Et notons que ce problème de l’essentia et de l’existentia
a été la question centrale de l’ontologie aristotélicienne du Moyen-Âge. Or, dans
tous ces problèmes, qu’arrive-t-il si l’on donne au est la signification de sonzai
存在 ? Est-ce que le sonzai peut exercer la fonction de copule ? Ou alors peut-il
exprimer l’essentia ? Non. Assurément. S’il en est ainsi, lorsque l’on traduit
Sein par sonzai, nous nous trouvons probablement en présence d’une approche
qui fait preuve d’un aveuglement concernant la question du Sein. »152
Comme nous l’avons expliqué, aru est un verbe (ou un mot ontologique, car plus
précisément, le sens grammatical du verbe japonais ne s’identifie pas à celui des
langues occidentales) dont le sens correspond à il y a, mais ce mot japonais ne contient
pas le sens de être qui fonctionne comme copule. Autrement dit, il n’y a pas de mot qui
coïncide à être en japonais. Pour comprendre les mots tels quel sein et être dans les
langues occidentales, les Japonais utilisent actuellement une distinction entre de aru et
ga aru qui correspond en même temps à celle de l’essentia et de l’existentia. Il n’y a pas
beaucoup de problème pour comprendre la coïncidence de aru dans la locution ga aru et
de être au sens de il y a. Par exemple, la phrase japonaise, ‘’Hon ga aru’’ est traduite par
‘’Il y a un livre’’ ou ‘’Un livre existe’’. Cependant à propos de de aru, il faut saisir la
spécificité grammaticale du japonais. Dans la grammaire en général, de aru se classe
parmi les mots variables non autonomes comme da et desu. Nous considérons
normalement que la tournure de aru est un style de langue écrite, mais selon un manuel
écrit par Kunio Kuwae, bien connu des Français qui étudient le japonais, de aru occupe
exactement la même place que da. Il pose plusieurs significations pour da et de aru : (a)
Sens d’appartenance, (b) Sens d’identité, (c) Sens d’inclusion, (d) Présentatif, (e)
152
Ibid.p.16-17.
425
Position (lieu d’existence), (f) Possession, (g) Fonction complétive, etc. Il n’est pas
nécessaire pour nous d’expliquer tous les sens grammaticaux, mais pour comprendre
l’usage de de aru, on présente une phrase exemplaire dans la classification (a). C’est la
phrase ‘’Watashi wa gakusei de aru (da ou desu) qui est traduite par : ‘’Je suis étudiant’’.
Dans cette phrase, de aru est comparable à être. Cependant pour comprendre la
différence entre de aru et être, il faut mentionner la particule wa. La particule wa de
même que la particule ga fonctionne pour poser un sujet ou un thème. Watashi (je) dans
‘’Watashi wa gakusei de aru’’, est posé comme sujet par wa, mais la fonction de ce sujet
est différente du sujet dans les langues occidentale. D’abord il n’y pas de verbe qui se lie
à ce sujet. Watasi wa pose une personne qui coïncide à la position sociale comme
étudiant. Ainsi cette phrase peut être traduite par : ‘’Ma position sociale est étudiant’’.
Ce qui importe, c’est que de aru n’est pas le verbe, et dans cette phrase japonaise, il n’y a
ni verbe ni sujet au sens des langues occidentales. Les mots da, desu et de aru ne sont
que des tournures pour terminer une phrase. Si on les compare avec le chinois, on peut
éclaircir plus précisément leur signification. Nous utilisons encore une formule
dôgenienne : ‘’Yama kore yama’’ signifiant ‘’La montagne est la montagne’’ ou bien plus
précisément ‘’La montagne c’est la montagne’’. On peut l’exprimer également par ‘’Yama
wa yama de aru’’, mais en chinois on écrit : 山是山 (Shan shi shan : lecture en chinois).
Kore dans la formule dôgenienne coïncide avec shi en chinois. Mais cette lecture devient
ze en japonais. Nous utilisons désormais ze pour la lecture de ce mot, car cette dernière
est plus courante pour nous. Mais nous avons déjà mentionné ce mot ze (shi) dans le
chapitre sur Tchouang-tseu de notre thèse (II, chap.II-2). Liou Kia-hway, le traducteur
de Tchouang-tseu, accentue le sens de l’affirmation de ze pour aborder l’affirmation
absolue du Tao,153 et ce mot contient les sens de vrai et d’accord, etc. mais la fonction
fondamentale de ce mot est un pronom démonstratif signifiant ce, ceci ou cela. Pour
traduire, on peut considérer ce mot ze (shi) comme être ou c’est, pourtant il faut
comprendre qu’il n’y pas de sens comme corpus ni comme il y a tels qu’on les retrouve
dans le mot être. Ainsi on peut traduire la formule dôgenienne, en employant la
signification de ze, par ‘’La montagne, c’est la montagne’’. Également, ‘’Watashi wa
gakusei de aru’’ par ‘’Moi, c’est étudiant’’. Même si on utilise être ou c’est pour traduire
de aru, il faut distinguer de aru de être. Nous pensons que les mots da, desu et de aru
correspondent à ze (shi) en chinois qui contient le sens d’affirmation pour terminer des
phrases. En fait, da desu et de aru ne sont que des tournures que l’on a peut-être
commencé à utiliser depuis la fin du XIXe siècle, et avant, à la place de ces mots, on
utilisait principalement nari comme forme conclusive de naru dans le japonais ancien,
153
Cf. Tchouang-tseu, op.cit.p.38.
426
bien que dans ce cas, le mot naru ne signifie pas devenir. De toute façon, de aru ne
coïncide pas avec être comme l’essentia et son origine est différente de aru dans la
locution ga aru. Cependant nous pouvons trouver des tournures de de aru qui
concernent le sens originaire de aru. Par exemple, la phrase : ‘’Hon wa tsukue no ue da
(de aru).’’ qui est classée au terme : (e) Position, est traduit par : ‘’Le livre se trouve sur
le bureau’’. On considère de aru comme se trouver, autrement dit on peut aussi
exprimer la même idée par ‘’Hon wa tsukue no ue ni aru’’. Ni est une particule indiquant
le lieu et donc on peut aussi traduire cette phrase par : ‘’Il y a un livre sur le bureau’’.
Selon cet exemple, nous comprenons que aru concerne les sens de occuper ou demeurer
dans un lieu ou une place. Ce qui importe, c’est que le terme sonzai est constitué par le
sens de aru dans la locution de aru (l’existentia), et non par celui de de aru (l’essentia).
Watsuji analyse la signification originelle de sonzai comme suit :
« Le sens originel de « son 存 » c’est la préservation active du soi (shutai.tekina
jiko.hoji 主体的な自己保持). C’est l’acte de retenir, qui s’oppose à l’oubli ; c’est
l’acte de se maintenir dans la vie, qui s’oppose à la perte. Mais le soi qui se
maintient activement-subjectivement, s’objectifie de la sorte et devient une
entité identifiable, idéelle ou matérielle. (…) Lorsque l’action subjective
préserve le corps, on peut dire aussi du corps qu’il se préserve. C’est ainsi que,
d’une manière générale, apparaît l’usage d’expression telles que mono ga
sonsuru 物が存する (« une chose se préserve, elle se maintient dans l’existence,
elle existe »). »154
Ensuite à propos de l’autre lettre zai, Watsuji écrit :
« La signification originelle de « zai 在 » porte sur le fait d’être en un lieu où se
trouve un sujet agissant. Pour cette raison, zai exprime l’opposition à la notion
de « départ ». Le départ c’est le fait que quelque chose puisse partir par
soi-même d’un lieu pour se diriger vers un autre. Or seulement ce qui peut aller
et venir par soi-même est capable aussi de séjourner en un lieu. (…) Par
conséquent, zai ne signifie rien d’autre que la personne qui se meut de manière
subjective-active, allant et venant, d’une manière ou l’autre, au sein des
rapports humains, se maintient à l’intérieur même de ces rapports. Bien sûr, on
peut parler de zai également à propos des choses, mais les choses sont
incapables par elles-mêmes de partir. Le fait de dire de ces choses qu’elles se
154
Tetsurô Watsuji, op.cit.p.17.
427
trouvent en un lieu donné est foncièrement une manière anthropomorphique
de présenter la réalité. La détermination du lieu est une affaire humaine, et
par conséquent le fait que des choses puissent se trouver en un lieu donné ne
veut rien dire d’autre qu’un être humain possède cette chose en lui assignant
un lieu. »155
Les caractères pour son et zai proviennent originellement du chinois, mais en
chinois aussi, ces deux mots, contiennent le sens d’être en vie qui se distingue de l’être
objectif et mécanique des choses. En fin de compte, Watsuji interprète le terme sonzai
au sens de l’existence humaine, même si ce mot contient le sens de il y a pour les choses,
il trouve son sens dans la perspective de l’existence humaine. Le terme sonzai donne
une base ontologique et humaniste à sa pensée sur l’éthique. Watsuji explique :
« (…) que « son » signifie la saisie du sujet par lui-même et que « zai » ne
signifie rien d’autre que le fait de se trouver au sein des rapports humains,
alors « sonzai » c’est précisément la saisie par soi du sujet en tant qu’il est
relation, c’est-à-dire le fait, pour « ningen » (l’homme), de se posséder lui-même.
Ou encore, nous pouvons dire plus simplement que sonzai c’est « le réseau actif
de l’être humain ». Par conséquent sonzai (l’existence), au sens strict, ne peut
se dire que de « l’existence humaine » (ningen sonzai). Dire « l’existence d’une
chose » n’est rien d’autre qu’une manière anthropomorphique de parler de
« l’être d’une chose » (mono no yû 物の有) à partir d’une analogie avec la vie de
l’existence humaine. »156
Pour Watsuji, la philosophie occidentale a semblé une pensée humaniste, par
rapport à la pensée orientale dans laquelle l’homme n’est pas le critère d’appréciation de
l’univers. Ainsi pour lui, accepter la philosophie occidentale a signifié introduire
l’humanisme et construire l’éthique propre aux japonais d’après l’humanisme.
Cependant, il s’est trompé sur la portée du terme sonzai. Ce terme qui est composé par
des mots chinois pour réaliser philosophiquement les sens des mots japonais : aru et iru,
n’est pas réduit à la notion d’humanisme. Nous pensons que le terme sonzai contient
simultanément les sens de aru et de iru qui sont des verbes proprement japonais
signifiant il y a. Comme nous l’avons expliqué, aru est utilisé normalement pour les
choses et iru est utilisé pour les êtres vivants. Ce qui importe, c’est que iru n’est pas
155
156
Ibid.p.17-18.
Ibid.p.18.
428
limité à l’expression selon la perspective de l’existence humaine. Ce mot est utilisé pour
les êtres vivants en mouvement, et d’ailleurs, même pour une chose, si cette chose est en
mouvement, on peut utiliser ce mot. C’est ce qui est montré par une phrase telle que :
‘’Kikai ga ugoite iru’’ (Une machine est en marche). Ainsi nous pensons que iru signifie il
y a pour les êtres qui sont en mouvement. Mais nous pensons que le mouvement signifie
le mouvement selon l’évolution du temps. Et donc, on peut déterminer que iru montre
une manière d’être au sens temporel. Et par contre, aru signifie normalement il y a en
général, mais plus précisément, ce mot indique il y a pour les êtres qui occupent un lieu
ou une place. Par exemple, un arbre est un être vivant mais pour lui, on utilise
normalement aru comme une phrase : ‘’Ki ga aru’’ (Il y a un arbre). Autrement dit, aru
montre une manière de l’être au sens spatial. Ce qui importe, c’est que les deux mots ne
se détachent pas de la manière d’exister de l’être vivant, même si on peut distinguer
deux manières : temporelle et spatiale. Comme Watsuji a montré dans le terme sonzai,
la signification de l’être à la manière des choses n’est pas principale dans les mots
japonais correspondant aux mots occidentaux tels que : il y a, existence ou être. Si l’on
peut dire, d’après ce qui précède, les mots japonais aru, iru et aussi sonzai indiquent
tout d’abord la manière d’être en vie. À la fin de la citation ci-dessus, Watsuji utilise
l’expression : ‘’à partir d’une analogie avec la vie de l’existence humaine’’, mais nous
pensons qu’on peut négliger les mots : ‘’de l’existence humaine’’. Autrement dit, les mots
japonais concernant il y a ou l’existence expriment l’être en général à partir d’une
analogie avec la vie. Et d’ailleurs, ce qui est intéressant pour nous dans l’explication du
terme sonzai par Watsuji, c’est la détermination de son : La préservation active du soi et
celle de zai : Le fait d’être en un lieu où se trouve un sujet agissant. Nous pensons que la
première coïncide à onozukara aru (il y a de soi-même naturel) et la dernière, à
mizukara iru (il y a de soi-même volontaire). Comme nous l’avons expliqué selon
Jyûgyû-zu (Dix Tableaux de la vache), les deux manières d’être s’identifient avec le
jinen. En fait, on peut dire que le terme sonzai indique l’être en tant que vie et jinen.
Mais il est possible que la perspective de l’être en tant que vie que nous avons
trouvée dans les notions contenues dans les mots japonais soit influencée par le
shintôisme. Le shintôisme est la religion archaïque du Japon, qui se caractérise par le
panthéisme. Dans le shintôisme, tous les êtres, les choses et les objets inclus, sont
vivants et les divinités existent partout. Ainsi des montagnes, des pierres et des arbres
peuvent être des objets divins. Sur ce point, le taoïsme pose la notion du Tao qui est l’Un
comme source de l’univers. Le Tao fonctionne comme le principe essentiel, mais il n’est
pas l’équivalent du Dieu monothéiste. Le taoïsme saisit l’univers comme vivant, comme
on le voit dans la notion de ki, et donc on peut dire que le taoïsme contient le principe du
429
vitalisme en quelque sorte. Le bouddhisme nie la proposition de l’Un absolu et
également les notions des dieux panthéistes. La notion de l’Un et celle du panthéisme
existent dans l’hindouisme, et le bouddhisme s’est développé en critiquant l’hindouisme.
Pourtant nous pensons que l’hindouisme et le bouddhisme sont fondamentalement des
pensées de l’univers vivant, et non de l’univers mécanique. Et en Chine comme au
Japon, pensons-nous, le bouddhisme et aussi le taoïsme se sont développés d’après la
notion de la vie universelle, et le jinen que nous trouvons dans le taoïsme et le
bouddhisme s’attache strictement à cette notion de la vie. Nous avons posé la
traduction : ‘’l’être en tant qu’il est’’, pour le jinen, pourtant cet être ne doit pas être
considéré à travers le sens des mots occidentaux qui se divise en essentia et existentia.
Comme Watsuji l’explique, il n’y a pas de notion comme l’essentia dans les mots
concernant l’être en japonais. Cependant cet être n’est pas réduit à la notion de
l’existentia. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de distinction de cet ordre. En dépassant
cette distinction, nous posons la proposition de l’être de la vie qui indique justement
l’être du jinen. Les philosophes japonais ont essayé de comprendre l’ontologie
occidentale en utilisant les mots japonais aru et sonzai qui semblent correspondre à être
et existence, mais à travers ces recherches, les Japonais ont oublié un autre mot
fondamental qui constitue le noyau de cette problématique concernant il y a en japonais.
Ce mot est le verbe naru.
Nous avons déjà présenté quelque fois le mot naru et nous le traduisons par
devenir. Cependant naru contient plusieurs sens et l’usage de ce mot est plus varié et
plus fondamental dans la structure du japonais que le mot français devenir. Nous ne
pouvons pas tout expliquer, mais l’important pour nous, c’est que ce mot contient les
sens de devenir et de naître, etc. Pour naru, on peut utiliser deux caractères
sino-japonais. Si on écrit par 成る le sens est presque pareil à devenir, comme par
exemple : ‘’Kodomo ga ookiku naru’’ (Un enfant devient grand). Mais quand on écrit par
生る ce mot indique le sens de naître. Par exemple la phrase : ‘’Ki ni mi ga naru’’ peut
être traduite par ‘’Un arbre porte des fruits’’, autrement dit cette phrase en japonais
signifie le fait que ‘’des fruits naissent dans l’arbre’’. Pour le nom de naru, nous utilisons
le mot seisei 生成 composé par ces deux caractères sino-japonais qui sont justement les
mêmes caractères pour les deux exemples de naru. On peut traduire le seisei par le
devenir, la genèse, la génération, la formation et la production, etc. Nous pensons que la
philosophie de la vie et du temps chez les Grecs que Heidegger étudie est comparable à
la philosophie d’après naru ou le seisei, correspondant à notre philosophie du jinen.
Après Être et Temps, Heidegger a développé la problématique du temps au point de vue
de la Temporalité et il a consacré ses travaux majeurs à l’achèvement de sa pensée de
430
l’Ereignis mais avant d’étudier la pensée heideggerienne elle-même, nous présentons la
pensée dôgenienne sur l’être et le temps qui se lie à la notion bouddhique l’etakishô (le
devenir ou la genèse en tant que engi).
Le fascicule 20 de Shôbôgenzô s’intitule : 有時 u-ji ou yu-ji signifiant justement
être-temps. On peut le traduire par ‘’l’être et le temps’’, comme le titre de l’ouvrage de
Heidegger, mais ce que Dôgen veut dire dans ce fascicule est l’unification de l’être et du
temps, et donc il faut saisir l’uji comme un terme composé par deux mots. Le premier
caractère sino-japonais u est un synonyme de son et zai signifiant aru (il y a). Watsuji
utilise justement le mot 有 u (il utilise l’autre lecture yu) dans une tournure : ‘’Mono no
yû’’ (l’être d’une chose) dans la citation ci-dessus. Ce mot correspond à être ou il y a en
général, mais ce qui est intéressant, c’est que ce mot u contient aussi la signification de
avoir. Par exemple, posons une phrase : ‘’Watashi niwa kodomo ga aru’’ signifiant ‘’J’ai
un (des) enfant(s).’’ Pour aru dans cette phrase, on peut utiliser le même caractère
sino-japonais de u. C’est-à-dire, en caractère japonais, on écrit aru par ある ou 有る.
Ainsi on peut traduire également uji par ‘’Il y a du temps’’ ou ‘’Avoir du temps’’.
Autrement dit, la connotation du mot u ne s’identifie pas directement au verbe être. Il
n’y a pas de fonction de copule mais il y a une perspective d’être vivant ou plutôt de vie.
Voici l’analyse de Dôgen lui-même.
« Par être-temps, il (le bouddha de jadis) veut dire que temps est toujours déjà
être, que tout ce qui est est temps. Le corps vermeil de Bouddha de seize pieds
de haut est temps. Et parce qu’il est temps, il brille de l’éclatante lumière du
temps. Vous devez étudier le maintenant des douze temps. Trois têtes et huit
coudes sont temps. Parce qu’ils sont temps, ils ne font qu’un avec le maintenant
des douze temps. »157
Il faut expliquer les tournures spéciales. ‘’De seize pieds de haut’’ indique la
taille imaginaire du corps de Bouddha Gautama selon l’opinion commune, laquelle
correspond à 5m environ. Nous pensons que cette taille assez grande symbolise la
grandeur spirituelle de Bouddha, mais selon Yoko Orimo, c’est la taille d’une statue
réelle de l’Éveillé (Bouddha).158 Et ‘’Trois têtes et huit coudes’’ indiquent l’être irréel et
imaginaire, mais selon Orimo, plus précisément, il coïncide avec l’Ashra (une divinité
indienne dotée d’un esprit guerrier).159 Autrement dit, ces deux exemples indiquent les
Dôgen, Shôbôgenzô, Uji, traduit du japonais et annoté par Eidô Shimano Rôshi et
Charles Vacher, Éditions Encre Marine, La Versanne, 1997. p.43.
158 Cf. Yoko Orimo, op.cit.p.155. (Note 248).
159 Cf. ibid.p.157. (Note 252).
157
431
êtres artificiels dans l’ordre symbolique humain. À propos de la tournure : ‘’douze
temps’’, selon Shimano Rôshi et Vacher, ‘’À l’époque où vivait Dôgen, le jour était divisé
en douze temps ou heures’’.160 Ainsi, ces mots signifient le temps mesuré selon l’ordre
conventionnel d’une société humaine, autrement dit le temps dans la notion ordinaire,
qui est distingué par des unités telles que : passé, présent et futur. Ce que Dôgen veut
dire, pensons-nous, c’est que même s’il s’agit un être comme une statue représentative
de Bouddha, il n’est rien d’autre que le temps et également même s’il s’agit un être
imaginaire comme l’Ashra, il n’est rien d’autre que le temps. Ce qui importe, c’est qu’ils
sont d’abord le temps en tant que être-temps et donc on peut les saisir dans un ordre
ordinaire et conventionnel du temps. Pourtant le temps en tant que être-temps n’est pas
le temps surnaturel ou métaphysique, mais il n’est rien d’autre que le temps où nous
vivons actuellement. Pourtant ‘’le temps où nous vivons actuellement’’ ne doit pas être
considéré comme la notion du temps ordinaire qui est mesuré mécaniquement par un
appareil. On ne peut pas saisir objectivement ce temps fondamental.
« Bien que nul n’ait jamais pu mesurer les dimensions des douze temps, nous
les appelons ‘’douze temps’’. La trace de leur passage est si nette que personne
ne le conteste. Que personne ne le conteste ne signifie pas que quiconque le
comprenne. Les êtres humains depuis toujours ont spontanément mis en doute
les multiples choses qu’ils ne connaissaient pas. Donc, la mise en doute de
maintenant ne coïncide pas nécessairement avec les mises en doute ultérieures.
Mettre en doute n’est rien d’autre que temps. »161
‘’Mettre en doute n’est rien d’autre que temps’’. C’est-à-dire que notre doute ou
bien la pensée elle-même n’est rien d’autre que le temps fondamental et actuel. En fait,
nous sommes l’être qui n’est pas distingué du temps. Il faut dire que nous sommes donc
être au temps. Mais être au temps signifie également être au monde, ou plutôt, selon
Dôgen, être à l’univers entier.
« Nous nous plaçons tous en ordre de succession et nous considérons cela
comme l’univers entier. Nous devons regarder chaque individu et chaque chose
de l’univers comme un (seul) temps. Les choses ne se font pas obstacle entre
elles ; de même, le temps ne fait pas obstacle au temps. C’est ainsi que le temps
suscite l’esprit, que l’esprit suscite le temps, simultanément. Il en est de même
160
Uji, op.cit.p.43. (Note 3).
161
Ibid.p.45 et 47.
432
pour pratique et éveil. Nous tous sommes en ordre de succession et nous le
voyons. C’est là notre vérité comme temps. »162
Les traducteurs utilisent le mot vérité mais il ne faut pas la considérer comme
la vérité signifiant l’identification de la connaissance et de l’objet. Ici le mot original
pour vérité est 道理 dôri signifiant littéralement le principe de la voie, qui est traduit
par la raison. Cette raison indique le terme de inmo. Ce terme n’existe pas dans le
japonais actuel, néanmoins chez Dôgen, ce terme était vraiment important. Nous avons
cité déjà quelque fois ce terme sans explication détaillée, quand nous avons cité des
textes de Dôgen. Une note des traducteurs présente une explication de ce terme :
« Inmo est une expression du langage parlé chinois de l’époque Song signifiant :
‘’Cela’’, ‘’comme ça’’, ‘’ainsi’’, ‘’tel quel’’. C’est un mot très important dans le
vocabulaire de Dôgen. Il désigne la vraie nature des choses : ‘’Cela’’. Parfois un
rôle central lui est donné, comme dans Uji, il est utilisé comme support
emphatique d’autres mots, tout en lui conservant le sens de vraie nature des
choses. »163
Comme nous l’avons déjà mentionné dans la deuxième partie (II, chap.I), selon
Daisetz Suzuki, le terme inmo est un synonyme de jinen.164 Cependant, bien que la
notion de l’inmo qui est traduite par ça ou être tel quel nous indique l’état statique, la
notion du jinen contient le sens du devenir dynamique de soi-même (onozukara naru).
Dans la pensée dôgenienne sur l’être-temps, nous trouvons le sens dynamique du
devenir ou plutôt de l’apparaître d’après la raison en tant qu’inmo, quoique Dôgen
n’utilise pas le mot jinen. La raison en tant qu’inmo signifie le fait fondamental que
nous vivons actuellement et qu’on ne peut nommer que ça. En fait, cette raison peut être
comparable à la notion d’aléthéia selon laquelle on saisit l’être tel quel qu’on ne peut
que nommer par le mot ça. Ce qui importe, c’est que la pensée de l’être-temps est liée
strictement avec ce principe en tant qu’inmo et jinen. À ce propos Dôgen donne les
explications suivantes :
« Au nom de cette vérité (inmo), nous devons étudier que, dans le monde entier,
il y a des myriades d’êtres vivants et des certaines d’herbes, et que chacun des
162
163
164
Ibid.p.47.
Ibid.p.49. (Note 5).
Cf. Daisetz Suzuki, ‘’Shizen’’ ni kaere, (Revenez à la nature), op.cit.p.219.
433
êtres vivants et chaque brin d’herbe est le monde entier. Avec cette sagacité
commence notre pratique. Vu ainsi, un être vivant est un être vivant, un brin
d’herbe est un brin d’herbe. (En plus, vu ainsi,) un être vivant n’est plus un être
vivant, un brin d’herbe n’est plus un brin d’herbe. À ce moment précis, chaque
être-temps devient un (seul) temps. L’être herbe et l’être chose sont également
temps. Chaque être et tous les êtres sont l’univers entier à chaque moment du
(seul) temps. »165
Le mot original composé par quatre caractères sino-japonais pour des myriades
d’êtres vivants et des certaines d’herbes sont 万象百草 ban-zô-hyaku-sô. Ban signifie dix
mille et hyaku cent. Et donc, ces deux mots signifient la myriade. Sô signifie l’herbe
mais zô signifie l’éléphant avec le caractère sino-japonais qu’on utilise ici en japonais
actuel. Pourtant il y une signification de forme ou apparence en chinois, et ainsi nous
pensons que zô indique tous les êtres qui existent réellement en ayant quelque forme.
Zô rime avec sô et donc on utilise le mot sô aussi, mais alors son sens d’herbe ne serait
pas important. Pourtant l’herbe est un être typique qui existe en grand nombre et
pullule partout. Et ainsi, nous pensons que zô et sô indiquent les êtres dans le monde.
Ban-zô-hyaku-sô indique tous les êtres dans le monde ou bien l’univers lui-même, et ces
êtres ne sont pas bornés aux êtres vivants, bien que les traducteurs choisissent les mots
êtres vivants. Cependant comme nous l’avons expliqué, les mots japonais signifiant il y
a, aru et iru montrent tous deux la manière d’être comme être vivant. Autrement dit,
tous les êtres sont vivants selon le japonais. Les êtres auraient contenu le sens d’êtres
vivants chez les anciens Japonais. Notre interprétation sur le sens des êtres ci-dessus
n’est qu’une hypothèse, néanmoins en fait, nous pensons qu’il vaut mieux qu’on traduise
ban zô hyaku sô par tous les êtres. De toute façon, ce qui importe, c’est qu’un être
(vivant) est à la fois un être (vivant) et le monde entier. Car selon notre connaissance
spatiale, les êtres se différencient mais selon la perspective du temps d’après
l’être-temps qui est la dimension fondamentale de l’être, tous les êtres s’unifient.
Autrement dit, le monde entier ou bien l’univers lui-même n’est que le temps, et ainsi
selon la perspective fondamentale des êtres en tant que l’être-temps, tous les êtres ne
sont que le temps. On peut comparer cette pensée dôgenienne avec la notion de la durée
chez Bergson. Bergson réduit les êtres au temps en tant que durée, et donc, en un sens,
Bergson pose la notion d’unification de l’être et du temps. Nous ne pouvons pas aborder
la philosophie de Bergson ici, mais le problème de la pensée bergsonienne est que
Bergson considère le temps comme la durée. L’idée bergsonienne du temps reste incluse
165
Uji, op.cit.p.49 et 51.
434
dans le domaine de la philosophie classique en tant que métaphysique. Le temps est,
tout d’abord, considéré comme une durée qui coule du passé jusqu’au présent et qui
coulera dans le futur. Et ensuite, la nature du temps est considérée comme la conscience
ou bien une substance en tant que conscience. Chez Dôgen, l’être-temps n’est pas réduit
à la durée qui est saisie dans la notion ordinaire du temps et il n’est pas non plus réduit
à la conscience. La notion de temps chez Dôgen n’est ni durée substantielle, ni
conscience. On peut dire que Dôgen exprime une pensée proche de la pensée
heideggerienne de l’Être qui s’identifie au temps lui-même. Dôgen présente sa pensée
qu’on peut nommer la philosophie ontico-temporelle comme suit :
« Au moment où je gravissais la montagne et traversais la rivière, j’étais. C’est
que le temps doit être en moi. Puisque je suis toujours et déjà, il ne se peut que
le temps cesse d’être en moi. Si le temps n’a la propriété ni d’aller, ni de venir, le
temps où je gravis la montagne est le maintenant vivant de l’être-temps. Si le
temps ne fait qu’aller et venir, le maintenant vivant de l’être-temps est en moi.
C’est l’être-temps. (…) De même, le bambou aussi est temps, le pin aussi est
temps. Vous ne devez pas considérer que le temps simplement s’envole. Vous
avez tort de penser que s’envoler est la seule fonction du temps. Si le temps
devait s’envoler, alors il y aurait un intervalle (entre hier et aujourd’hui). La
raison pour laquelle vous ne comprenez pas la voie de l’être-temps est que vous
pensez que le temps ne fait que passer. En bref, les êtres de l’univers, tout en
étant les uns à la suite des autres, sont un (seul) temps. Puisqu’ils sont
être-temps, je suis être-temps. »166
On peut considérer que cet être-temps est comme le présent vivant au milieu
duquel nous vivons actuellement. Nous nous abandonnons dans le présent vivant
comme dimension spatio-temporelle. Le fait que nous vivons au milieu de cette
dimension indique justement la raison en tant que inmo (ça). Dôgen nie toutes les
pensées métaphysiques dans lesquelles on suppose quelque entité substantielle. Il n’y a
ni idée fondamentale et originaire pour le temps ni être en dehors de l’être-temps en
tant que ça. Autrement dit, le temps n’est pas un étant qui vient et passe. Mais donc, le
temps est l’être et en même temps, l’être est le temps. Pour réfléchir à cette
problématique, il faut exprimer la manière d’être qui se distingue de celle selon laquelle
l’étant est. Nous pensons que l’être-temps est l’identification parfaite de l’être et du
temps. Mais si on saisit cette problématique en japonais, l’être-temps n’est pas
166
Ibid.p.53, 55, 57 et 59.
435
simplement conçu par aru mais plutôt par naru (devenir) ou le seisei (le devenir). En
fait, ici, notre problématique du jinen se rapporte étroitement à celle de l’être-temps.
Dôgen n’utilise pas le terme de jinen, et selon Daisetz Suzuki, l’inmo et le jinen sont
pareils. Mais il est sûr que la raison en tant que inmo signifie le principe de l’être-temps
lui-même. Cependant la signification de l’inmo est un peu statique et donc nous pensons
que pour indiquer le sens dynamique que le temps comporte, le terme de jinen signifiant
‘’onozukara naru’’ (devenir de soi-même) est meilleur. La problématique de l’être-temps
signifie le jinen en tant que naru ou le seisei qui correspond à la physis chez les Grecs.
Pour développer notre pensée, nous allons présenter l’interprétation d’Orimo
sur la notion du temps chez Dôgen. Orimo l’explique en utilisant les mots : le Temps
dynamique et le « paraître ».
« Selon la doctrine du Temps dynamique de Dôgen, l’Identité suprême des trois
temps (passé, présent et futur) réside dans le Temps qui est là (Uji). Le temps
qui est là est le Présent éternel. En dehors de ce Présent éternel, il n’y a ni
futur ni passé ni présent. Car cette notion même des trois temps n’est pour
Dôgen qu’une convention que l’homme établit provisoirement (Ke) pour voir et
mesurer le temps (…). Le passé, le présent et le futur ne sont rien d’autre que
la représentation provisoire (Ke) du Temps dynamique qui est là. Le mode
d’être de ces trois temps est donc le « paraître », « paraître » du Temps
dynamique établi par conventions. (…) La doctrine du Temps que propose
Dôgen ne consiste pourtant pas à nier ce « paraître » des trois temps dans ce
Temps qui est là (Uji). Certes, la distinction des trois temps (…) est pour lui une
affaire de conventions (Ke) (…). Dôgen ne confond jamais le conventionnel (Ke)
avec le réel (Jitsu). Pourtant, dans la mesure où il privilégie généralement le
non-dualisme, le conventionnel importe autant à ses yeux que le réel. Si la
distinction des trois temps n’est que le « paraître » du Temps qui est là, ce qui
importe, pour Dôgen, c’est de comprendre que ce « paraître » du Temps est
justement un « paraître ». »167
Orimo traduit uji par « Le Temps qui est là ». Nous pensons que selon cette
traduction, il y a un risque qu’on considère le Temps comme un étant, et donc nous
avons choisi la traduction : l’être-temps. Mais Orimo elle-même ne considère jamais la
notion du temps chez Dôgen comme un étant. Le temps en tant que uji (Temps qui est
là) est le lieu de la distinction ordinaire des trois temps (passé présent, futur),
167
Yoko Orimo, op.cit.p.155-156.
436
c’est-à-dire qu’avant la distinction des trois temps, le Temps fondamental lui-même
n’est pas un étant. Mais plutôt le Temps qui est là (être-temps) est supposé comme
totalité des êtres, bref l’Être. Ce qui est intéressant pour nous, c’est que Orimo pose le
mot paraître. La distinction des trois temps n’est que le paraître du Temps en tant que
uji (être-temps). C’est-à-dire que la distinction des trois temps n’est qu’une affaire de
conventions. On peut dire que le conventionnel est le symbolisme humain lui-même.
Mais selon Orimo, le conventionnel est exprimé en japonais par le mot ke 仮 qui signifie
le provisoire autrement dit l’apparence. Comme notion opposée à ke, Orimo pose un
autre terme jitsu 実 signifiant le réel ou la réalité. Mais l’opposition du ke et du jitsu
n’est pas pareille à l’opposition de l’apparence et de l’essence au sens métaphysique. Le
ke signifie l’apparence mais le jitsu ne signifie pas l’essence transcendante. Est-il
raisonnable, si on considère le rapport du temps conventionnel et de l’être-temps en
utilisant le modèle de la distinction de l’apparence et de l’essence, de comprendre que la
proposition de l’être-temps indique une problématique sur la distinction du temps
provisoire et symbolique et du Temps vrai et fondamental ? Cependant Dôgen traite
d’autre chose. Selon Orimo, la spécificité du temps est le paraître. Nous nommons ce
paraître le devenir en tant que seisei qui se rapporte au verbe naru contenant les sens
de devenir, naissance et apparition, etc. Mais quand l’être-temps est exprimé par le jitsu
(le réel), il faut comprendre que le jitsu montre l’être en tant que inmo (ça). Autrement
dit, l’être-temps n’est pas un étant transcendant, mais plutôt il existe réellement et
actuellement comme inmo (ça). Ou encore, l’être-temps s’identifie au monde lui-même
dans lequel nous vivons actuellement. Pourtant, le fait que les êtres existent comme
être-temps indique que les êtres sont le temps comme mouvement ou devenir temporels.
C’est parce que le temps n’est rien d’autre que le jeu lui-même du devenir ou du paraître,
et non pas un étant mesuré comme un objet. Même si le temps conventionnel qu’on
saisit comme la distinction des trois temps n’est rien d’autre que le paraître ou le
devenir en tant que seisei. Il est sûr qu’on peut distinguer le ke (le conventionnel) du
jitsu (le réel). Le temps conventionnel paraît comme l’étant c’est-à-dire un phénomène
objectif, quand on saisit le temps, en le distinguant de l’être. Au contraire, le temps en
tant que l’être-temps indique le devenir comme le paraître ou l’apparition qui ne peut
pas être saisi comme un phénomène objectif. Ce qui importe, c’est que l’être-temps est le
réel en tant que jitsu. Nous pensons que le jitsu indique l’être tel quel comme l’inmo (ça)
qui est comparable à la vérité comme non-occultation (aléthéia), bien que Dôgen
n’utilise pas le mot correspondant à la vérité et que Heidegger nie la notion de la vérité
au sens métaphysique. Ce que nous voulons dire, c’est que le temps conventionnel
apparaît en cachant la dimension du temps en tant que jitsu. Cependant le temps
437
conventionnel est aussi fondamentalement l’apparition du temps en tant que fonction
du paraître ou du devenir. Selon le devenir, le conventionnel c’est-à-dire l’ordre
symbolique et humain s’identifie à la dimension fondamentale en tant que jitsu ou bien
la dimension d’être qui est saisie comme inmo (ça). Ce qu’il faut comprendre, c’est que le
conventionnel (ke) et le réel (jitsu) ne se séparent pas complètement chez Dôgen. Plus
précisément, nous ne comprenons le réel (jitsu) qu’à travers un ou des phénomènes
conventionnels ou bien symboliques (ke). Ainsi, le temps comme jitsu est conçu selon ou
en dépassant les douze temps comme la notion ordinaire et conventionnelle (ke) du
temps. Dans le bouddhisme en général ou également le taoïsme, il y a des logiques sur le
rapport du jitsu et du ke. Par exemple, Lao-tseu dit que le tao n’est qu’un nom
provisoire (ke) et ainsi ce qu’on nomme le tao est fondamentalement le sans-nom168 qui
est le tao comme jitsu. Dans le bouddhisme, on pose des termes provisoires pour
indiquer la totalité que nous ne pouvons pas saisir selon le langage dont la fonction est
la différenciation. Comme nous l’avons expliqué dans la deuxième partie, cette
proposition est une méthode bouddhique et les termes provisoires et méthodologiques
sont ke-myô ou ka-myô (仮名). Mais si nous considérons le jitsu comme la vérité absolue,
la pensée sur le jitsu et le ke devient une métaphysique. Nous pensons que tous les êtres
sont l’être-temps en tant que jitsu ou inmo (ça), mais on ne peut pas dire que
l’être-temps lui-même existe en soi sans l’apparition de l’ordre symbolique (ke).
L’être-temps n’est ni l’être ni le temps mais plutôt il est à la fois l’être et le temps. Ou
bien, on peut dire que l’être-temps indique le spatio-temporel. Autrement dit,
L’être-temps est l’être sans distinction entre l’espace et le temps, mais nous ne savons le
saisir qu’à travers quelques distinctions d’ordre symbolique (ke). Cette idée sur la
relation du réel (jitsu) et l’ordre symbolique (ke) constitue la pensée fondamentale de
Dôgen. En développant la notion dôgenienne, nous considérons l’être-temps comme le
devenir en tant que jinen. Nous pensons que l’être-temps est comparable à l’ontologie
heideggerienne, mais le terme de l’Être comme terme clef de l’ontologie nous donne une
signification un peu statique. Bien que Heidegger essaie d’identifier l’être au temps, ce
terme être lui-même ne contient pas la notion du temps ou du devenir. Or, nous posons
une notion de l’être dynamique dans laquelle il vaut mieux que la formule : « l’Être est »
soit considérée comme « l’Être devient… » ou plutôt comme « l’Être apparaît ». Mais les
mots devenir ou apparaître indiquent chez nous le jinen (onozukara naru). Ainsi pour
nous, l’ontologie est l’ontologie du devenir ou du jinen, non de l’Être. Ce qui importe,
c’est que le jeu du devenir en tant que jinen indique le temps et également la vie
elle-même. Dans notre expérience quotidienne, le jinen se montre avant tout selon les
168
Cf. Lao-tseu, op.cit.p.33.
438
actes des phénomènes naturels. En ce sens, nous ne pouvons pas négliger la
contemplation ni la réflexion sur les phénomènes naturels. Dôgen utilise le nom de
phénomène naturel pour indiquer l’univers. Dans ce cas, l’univers lui-même est
considéré comme l’être temporel et vivant. À la fin du fascicule, Dôgen évoque la
montagne et la mer. Ces phénomènes naturels sont l’univers lui-même, l’univers en vie.
Mais l’univers en vie n’est qu’en tant qu’être-temps. Toutes les connaissances, les
cultures et les civilisations humaines, ou bien l’éveil bouddhique aussi existent sur la
base de cet univers en vie.
« La montagne aussi est temps. L’océan aussi est temps. S’ils n’étaient pas
temps, il n’y aurait ni montagnes, ni océans. Ne pensez pas un seul instant que
le temps n’est pas dans le maintenant vivant des montagnes et des océans. Si
temps est anéanti, montagnes et océans sont aussi anéantis. Si temps est
indestructible, montagnes et océans sont également indestructibles. C’est ainsi
que l’étoile du matin apparaît, que Tatagatha apparaît, que l’œil clair apparaît,
que faire tourner une fleur apparaît. C’est le temps. S’il n’y avait pas le temps,
il n’en serait pas ainsi. »169
Dans la traduction, on ne l’indique pas, mais le dernier mot ainsi est inmo (ça)
dans le texte original en japonais. Mais ce mot inmo se rapporte étroitement à notre
terme jinen. Dôgen aborde les apparitions des être-temps dans l’univers comme nature
vivante. Chez nous, ces apparitions sont justement le devenir en tant que jinen
(onozukara naru). Ce qui importe, c’est qu’il n’y a pas de notion de conscience ou de
volonté qui suppose un sujet conscient dans notre concept du devenir en tant que jinen,
et il n’y a pas non plus de fonction mécanique. Et de plus, nous ne supposons aucun
fondement pour ce devenir, autrement dit selon la notion bouddhique, l’essence du jinen
est la vacuité. Les êtres et l’univers lui-même apparaissent de soi-même naturellement
et sans fondement. C’est la proposition fondamentale de l’ontologie d’après
l’interrogation du jinen. L’être-temps indique l’apparition du phénomène temporel et
vivant en tant que jinen. Ce qui importe, c’est que l’être-temps n’est pas un étant, mais
le jeu de l’apparition elle-même. C’est le phénomène en état naissant. Nous utilisons la
traduction en français l’Être (avec majuscule) pour la notion heideggerienne de Sein, et
nous avons expliqué que l’Être et la vacuité indiquent la même problématique de la
notion de la totalité avant les distinctions des êtres (étants). Dans la perspective de
l’Être ou de la vacuité, il faut saisir l’être-temps, pourtant il n’identique pas directement
169
Uji, op.cit.p.81 et 83.
439
à l’Être ou la vacuité eux-mêmes. L’être-temps est plutôt comparable au jeu de l’être
(avec minuscule). L’être en tant qu’être-temps indique le mouvement ou le jeu de il y a.
Cet être est distingué de l’étant lui-même, mais il est le mouvement qui devient un
phénomène en tant qu’étant. Dans le terme bouddhique, cet être ou bien le phénomène
est le shiki, mais comme nous l’avons expliqué, le shiki est fondamentalement la vacuité
(kû) or la vacuité n’existe pas. Le néant du néant, autrement dit le sans-fondement
essentiel. Ce qui existe pour nous n’est que le shiki (l’être ou le phénomène). Mais il
existe en tant que devenir. L’être en tant que shiki est l’être phénoménal indiquant le
devenir ou l’apparition. C’est-à-dire, cet être phénoménal est le jinen en tant que naru.
La compréhension de la vacuité n’est pas le point d’arrivée du bouddhisme. À travers la
compréhension de la vacuité, il faut revenir au shiki, mais pour indiquer ce shiki, on
peut utiliser le terme le monde vécu. Dans ce cas, ce qui importe, c’est qu’on doit
considérer que le monde vécu n’existe pas substantiellement mais plutôt il devient ou il
apparaît en tant que jinen. Et donc, le monde vécu est le shiki, l’être phénoménal ou
bien l’être-temps.
Nous pensons que les propositions de l’Être ou de la vacuité elles-mêmes ne
sont que des notions symboliques et transcendantales, toutefois ces notions ne sont
exprimées que par des questions dont les réponses ou la détermination absolue
échappent à l’homme. Autrement dit la proposition comme l’Être ou la vacuité doit
rester le mystère fondamental ou la source philosophique de l’étonnement. Ainsi est-ce
que cette pensée n’est qu’un mysticisme ? Ou bien est-ce qu’il n’y a pas de différence
avec la pensée théologique ? Nous affirmons que l’homme se trouve dans le ou les
mystères. Le mystère de la vie et de la mort, le mystère de l’univers, c’est-à-dire au sens
fondamental celui de il y a. La découverte de ces mystères ontologiques sans réponses
définitives constitue la spécificité de l’homme qui est l’être incarné dans la faculté
symbolique dont le noyau est linguistique. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que les
propositions de l’Être et de la vacuité ne sont pas la vérité absolue et substantielle
comme l’Idée platonicienne ou le Dieu chrétien. L’Être et la vacuité ne sont pas l’essence
substantielle. Ils sont posés comme l’expression symbolique et notamment linguistique.
Il est sûr que l’expression symbolique elle-même est réalisée par la faculté
transcendantale mais l’Être et la vacuité ne sont pas des objets transcendants. La
faculté transcendantale indique fondamentalement l’ouverture au monde de l’homme
en tant que Dasein, autrement dit la condition de l’homme lui-même est
transcendantale. Car nous comprenons que notre pensée n’est que l’ordre symbolique
c’est-à-dire l’ordre transcendantal dépassant l’ordre ambiant. Ou bien on peut dire que
la pensée humaine n’est qu’une expression linguistique et institutionnelle. Alors dans ce
440
cas, est-ce qu’il faut trouver une autre méthode dépassant la pensée symbolique ou
linguistique ? La méthode scientifique a-t-elle trouvé ou trouvera-t-elle cette méthode
qui dépasse l’ordre symbolique ? Nous pensons que la science n’est aussi qu’une pensée
symbolique et d’ailleurs elle n’a pas l’intention de dépasser l’ordre symbolique. Car cette
méthode présuppose la distinction du sujet et de l’objet et également la substance qui
concerne la croyance en la vérité absolue. Si on peut déterminer que la métaphysique
provient de la croyance en la vérité substantielle et absolue qui est posée objectivement,
la science reste toujours dans le cadre de la métaphysique. Ce que nous pouvons faire, si
on l’exprime en utilisant la tournure de Wittgenstein, ce n’est que continuer à interroger
‘’le fait que le monde est’’.170 Pourtant pour pénétrer dans le fait même de il y a, nous ne
pouvons pas poser le monde comme objet analytique. Notre interrogation signifie qu’on
laisse parler le monde lui-même mais cette pensée, selon Merleau-Ponty, est également
la méthode phénoménologique. Nous ne pouvons pas examiner ici ce qu’est la
phénoménologie, pourtant la phénoménologie pour nous ne signifie pas la science
philosophique qui vise la vérité absolue. Notre objection n’est pas dirigée contre la
phénoménologie husserlienne elle-même qui est définie par la philosophie comme
science rigoureuse. Mais au moins quand Husserl a utilisé le terme de science pour
expliquer sa phénoménologie, comme dans les expressions la science universelle ou la
science rigoureuse, nous pensons que Husserl n’a pas tout à fait douté de la méthode
scientifique qui se fonde sur la distinction du sujet et de l’objet et donc la croyance en la
vérité absolue et transcendante présente dans la pensée scientifique en général et dont
l’origine est la métaphysique. Notre problématique sur le jinen ne nie pas la
phénoménologie husserlienne mais plutôt nous essayons de saisir la même
problématique, en dépassant des problèmes de la phénoménologie qui proviennent de la
métaphysique. Nous pensons que Heidegger a aussi eu la motivation d’achever la
phénoménologie et c’est pourquoi il n’a pas abandonné la méthode phénoménologique
elle-même. Cependant chez Heidegger, la pensée phénoménologique ne serait pas tout à
fait une nouvelle pensée. Nous ne pouvons pas aborder ici la pensée heideggerienne sur
la phénoménologie, toutefois nous pensons que la phénoménologie ne signifie pas
seulement la philosophie qui est inventée par Husserl mais qu’elle indique l’attitude
philosophique fondamentale qui a existé avant l’établissement de la métaphysique.
Heidegger élabore, pensons-nous, la pensée phénoménologique dans les réflexions
d’après l’étonnement sur il y a et notamment sur la physis à l’époque de l’aube de la
philosophie des Grecs, mais cette pensée grecque concernant l’être doit être l’ontologie.
Dans ce sens, on ne peut pas distinguer la phénoménologie de l’ontologie. Mais en fait,
170
Cf. Wittgenstein, op.cit.p.105.
441
la philosophie en tant que phénoménologie et ontologie est-elle particulière à la
philosophie occidentale ? La pensée que nous examinons chez les taoïstes et les
bouddhistes n’est pas complètement opposée à la philosophie occidentale en tant que
phénoménologie et ontologie, bien que les penseurs orientaux utilisent des manières et
des styles très différents des philosophes occidentaux. Mais plutôt, à travers des
comparaisons entre la pensée orientale et la pensée phénoménologique et ontologique,
nous nous trouvons dans la même problématique. Elle est l’interrogation méthodique ou
l’attitude pour saisir l’homme et le monde dans l’univers total, en dépassant le point de
vue qui est adopté soit consciemment soit inconsciemment par la position humaine trop
humaine, bref l’anthropocentrisme. Comment nous situons-nous à l’horizon de la
condition humaine ? Pour nous, cette problématique apparaît comme le thème de jinen.
Nous pensons que Heidegger s’est trouvé dans la même problématique que la nôtre sur
le jinen en déconstruisant l’histoire de la philosophie occidentale en tant que
métaphysique et notamment en retrouvant la pensée présocratique sur la physis.
Cependant ce que nous essayons de proposer n’est pas une pensée qui se réduit à la
vérité. Car la vérité, même la vérité scientifique, n’est qu’une expression symbolique. Ce
qui pour nous pose problème dans la science, c’est la croyance qu’on peut saisir une
vérité qui existe en soi indépendamment de la condition humaine. Autrement dit, la
science suppose la vérité transcendante et substantielle comme objet absolu qui se
distingue du point de vue du sujet humain. En fait, ce que nous essayons d’éclaircir
selon le jinen est aussi une expression symbolique. C’est-à-dire que, nous affirmons que
nous restons complètement au milieu de la condition humaine. Cependant nous
comprenons en même temps que nous vivons actuellement dans l’univers qui enveloppe
la condition humaine. L’homme ne peut pas déterminer l’univers lui-même sous la
notion de la vérité mais on peut vivre en correspondant à l’univers qui dépasse
fondamentalement la situation humaine. Nous critiquons l’antropocentrisme, mais c’est
parce que nous comprenons que l’homme n’est que l’homme. Les connaissances
humaines ne peuvent pas dépasser l’ordre symbolique qui constitue le noyau de
l’institution humaine. C’est-à-dire que l’antropocentrisme signifie la croyance en la
vérité selon laquelle on peut expliquer l’univers entier. Ainsi, nous nions la nécessité de
la supposition de la vérité transcendante qui n’est qu’une proposition bornée à la pensée
métaphysique et au contraire, ce que nous essayons de montrer, c’est que le monde ou
l’univers tel quel n’est pas enveloppé dans la vérité qui n’est que l’institution humaine.
En un sens, l’homme est ouvert au monde ou à l’univers plus vaste que la vérité.
L’ontologie indique l’ouverture au monde chez Heidegger, mais il faut comprendre que le
terme l’Être est aussi une expression linguistique et symbolique. Si on utilise le terme
442
bouddhique, c’est aussi un kemyô (le nom provisoire). Selon l’Être, Heidegger a
interrogé le fait que le monde est, mais l’Être n’est pas la notion absolue identique à
quelque vérité qui détermine comment le monde est. En fait, le jinen, c’est aussi un
terme méthodologique (kemyô) d’après lequel nous nous situons à l’ouverture au monde.
Nous essayons d’ouvrir un lieu conceptuel et linguistique, autrement dit symbolique,
selon lequel on peut avoir l’expérience des correspondances avec l’univers qui existe et
devient en tant que le réel (jitsu). Dans ce sens, notre essai philosophique se rattache
étroitement aux actes artistiques.
443
Chapitre III
1.
Le monde n’est qu’une
qu’une branloire pérenne (un branle éternel)
Temporalité
La notion dôgenienne de l’être-temps (uji) signifie l’identification de l’être et du
temps. Pourtant l’être ne signifie pas simplement un objet qui occupe un espace et le
temps non plus un ordre mesuré que nous utilisons comme les distinctions temporelles
dans notre vie habituelle. Autrement dit, l’être-temps n’est pas un étant mais plutôt le
jeu du devenir ou de l’apparition qui concerne justement notre notion du jinen. Nous
pensons que Heidegger a consacré ses recherches à un problème proche du jinen,
notamment au sujet de la notion de physis. Mais comme nous avons expliqué, Heidegger
ne formule pas de proposition sur la physis dans Être et Temps. En fait, les recherches
sur le problème du temps ont précédé la proposition sur la physis chez Heidegger. Le
sujet de notre thèse n’est pas le problème du temps lui-même et nous ne pouvons pas
étudier toute l’évolution de la pensée du temps dans la philosophie heideggerienne.
Toutefois nous ne pouvons pas éviter d’en aborder au moins une partie, car nous
pensons que le problème du temps ou plutôt celui de la temporalité n’est pas séparé de
la problématique de la physis pour Heidegger.
Sur ce point, le texte de Françoise Dastur, intitulé Le Temps chez le dernier
Heidegger d’après la conférence « Herméneutique de la temporalité » dans le cadre du
colloque franco-italien en 2000, propose une perspective concise mais précise sur
l’évolution de la pensée du temps chez Heidegger. 171 Nous allons expliquer le
développement de la philosophie heideggerienne sur la temporalité d’après ce mémoire.
Dans Être et Temps publié en 1927, la problématique de la temporalité se borne au
problème du sens existential du temps pour Dasein et par Dasein. Cependant Dastur
indique que Heidegger a aussi observé une évolution du point du vue existential vers le
point de vue ontologique dans la partie publiée de Être et Temps, en comparant le titre
complet de cet ouvrage qui n’est que la première partie d’un premier projet inachevé et
la dernière phrase de cet ouvrage, c’est-à-dire le titre complet : « L’interprétation du
Dasein par la temporalité et l’exposition du temps comme horizon transcendantal de la
question de l’être. » et également la dernière phrase qui pose une question : « Y a-t-il un
chemin qui conduise du temps originel au sens de l’être ? Le temps lui-même se
manifeste-t-il comme l’horizon de l’être ? ». Dastur explique :
Françoise Dastur, Le Temps chez le dernier Heidegger, in Heidegger, - Les Cahiers
d’Histoire de la Philosophie -, sous la direction de Maxence Caron, Les Éditions du Cerf,
171
Paris, 2006. p.273.
444
« L’analyse existentiale temporelle qui est développée dans les deux sections
publiées en 1927 et qui constitue bien « l’interprétation du Dasein par la
temporalité » n’est en effet que le chemin qu’il faut parcourir pour atteindre le
but de la recherche entreprise par Heidegger, qui ne vise pas seulement
l’analyse du mode d’être d’un étant, même « exemplaire », comme c’est le cas du
Dasein, mais l’élaboration de la question de l’être en tant que tel. Ce chemin de
l’analytique existentiale est-il cependant le seul chemin possible, est-il même le
bon chemin, voilà, déclare Heidegger dans les dernières lignes de son livre, ce
qui ne peut être décidé qu’après l’avoir parcouru. »172
Le mot original allemand pour la temporalité est die Zeitlichkeit qui est utilisé
dans le titre de la première partie que Dastur cite. Heidegger utilise ce terme
Zeitlichkeit pour le cas de l’analyse existentiale de la structure de l’être de Dasein. Mais
Heidegger distingue le temps originel au sens de l’être de die Zeitlichleit (la temporalité).
Dans les phrases que nous avons déjà citées, Merleau-Ponty explique la relation de
l’être et du temps comme suit : ‘’il ne s’est jamais agi pour lui (Heidegger) de réduire
l’être au temps, mais d’aborder l’être à travers le temps’’.173 Dans ce cas, le temps est
considéré comme un sens existential du temps pour Dasein qui est exprimé par
Zeitlichkeit. Autrement dit, l’être et le temps sont distingués dans la tournure
merleau-pontienne. Le temps originel dans les dernières lignes de Être et temps signifie
la temporalité de l’être lui-même. Selon le texte original en allemand, ‘’der
ursprünglichen Zeit zum Sinn des Seins ?’’ 174 Ainsi, Heidegger pose la question
fondamentale : ‘’Le temps lui-même se manifeste-t-il comme l’horizon de l’être ?’’. Il est
difficile de comprendre le terme l’horizon mais nous pensons que ce terme indique l’idée
du lieu ou du topos. Autrement dit, la temporalité comme le temps originel constitue le
lieu où l’être lui-même apparaît. Cette temporalité indique le sens de l’être lui-même.
Cette temporalité originelle est conçue à travers la temporalité pour Dasein au sens de
Zeitlichkeit et les deux temporalités ne sont pas distinguées complètement. Mais
Heidegger pose un autre terme Temporalität pour indiquer exactement la temporalité
de ‘’l’être à la lumière de l’analytique existentiale’’. Dastur traduit cette dernière
temporalité par la Temporalité. Dastur annote cette distinction des termes
heideggeriens, comme suit :
172
173
174
Ibid.p.273-274.
Merleau-Ponty, RC, p.154.
Martin Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1979. p.437.
445
« (…) Heidegger nomme du terme tiré du latin Temporalität la temporalité
(Zeitlichkeit) du Dasein lorsque celle-ci est considérée comme la condition de
possibilité de l’ontologie. J’ai donc choisi de traduire ces deux termes par le
même mot en français en ne les distinguant que par une majuscule. »175
Nous suivons la traduction de Dastur pour la distinction des termes
heideggeriens indiquant les deux approches différentes du sens de la temporalité.
C’est-à-dire la temporalité pour Zeitlichkeit et la Temporalité pour Temporalität. Ce qui
importe, c’est que les deux termes ne peuvent pas être séparés essentiellement et pour
indiquer la temporalité en général contenant les deux sens, nous la noterons en italique,
temporalité. Comme Dastur le remarque, le ‘’cours du semestre d’été 1927, Les
Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, se présente (…) comme « une nouvelle
élaboration de la troisième section de la première partie de Être et temps » et le
programme de la deuxième partie de Être et temps, concernant les « Traits
fondamentaux d’une destruction phénoménologique de l’histoire de l’ontologie selon le
fil conducteur de la problématique de la Temporalité », qui devait concerner
successivement Aristote, Descartes et Kant, se trouve en grande partie réalisé dans les
cours des années 1925-1930 (…).’’176 On peut axer un raisonnement du contenu des
parties inachevées de Être et temps sur Les Problèmes fondamentaux de la
phénoménologique. Nous ne pouvons pas examiner ce problème dans cette thèse mais
Gen Kida, le philosophe japonais essaie déjà d’éclaircir ce problème dans son livre pour
lequel il n’y a pas de traduction en français. Nous nous permettons d’en traduire le
titre : Heidegger : Construction de Sein und Zeit.177 Nous ne pouvons pas présenter le
contenu de ce livre mais la connaissance de Kida sur Heidegger n’est pas très différente
de la connaissance en général des spécialistes occidentaux tels que Dastur, toutefois ce
qui est intéressant pour nous, c’est que Kida remarque que le terme essentia donne
toujours une impression un peu étrange pour nous les Japonais.178 Car l’essentia dérive
de esse en grec, mais en japonais, il n’y a pas de mot qui correspond à esse. Autrement
dit, dans la philosophie occidentale, le noyau de la problématique de l’essence est
constitué par un verbe tel que seinen en allemand, be en anglais et être en français.
Dastur, Le Temps…, op.cit.p.275. (Note2).
Ibid.p.275.
177 Gen Kida, Heidegger, ‘’Sonzai to jikan’’ no Kôchiku, (Heidegger, Construction de
‘’Sein und Zeit’’), Éditions Iwanami shoten, Tokyo, 2000. Il n’y a pas de traduction en
français.
178 Ibid.p.165-166.
175
176
446
Plus exactement, en japonais, il n’y a pas de mot qui contienne les sens à la fois de
copule et de il y a qui correspondent à la distinction de l’essentia et l’existentia. Comme
nous l’avons expliqué, il y des mots signifiant il y a mais ces mots ne contiennent pas la
fonction de copule. Notamment les Philosophes japonais de Watsuji jusqu’à Kida
essaient d’aborder la problématique de l’essentia et l’existentia selon le mot aru, mais
cette distinction n’existe qu’en logique et jamais dans l’expérience sensible. Cependant
il y a des mots indiquant l’idée de l’essence. Par exemple, le mot honshitsu qui signifie la
source ou la racine (hon) de la qualité (shitsu) mais cette notion sur l’essence en
japonais, pensons-nous, provient d’une spécificité de la langue japonaise qui saisit le
monde selon la fonction fondée par les mots de qualités comme beau, bon et calme, etc.
qui sont classés comme des adjectifs dans les langues occidentales. Comme nous l’avons
expliqué, le jinen est aussi un mot de qualité. (Cf.II,chap.I) Et ainsi même s’il n’y a pas
de mot correspondant à l’essentia, le point de vue transcendantal existe bien en japonais
aussi, mais le sens du monde que chaque langue saisit est différent aussi bien dans les
diverses langues occidentales que dans le japonais. Mais le livre Les problèmes
fondamentaux de la phénoménologie est un essai de la déconstruction de l’histoire de la
philosophie occidentale sur l’Être et en même temps, il montre la spécificité de la
philosophie qui est développée d’après la fonction du verbe être. Nous n’expliquerons
pas cette histoire elle-même ici, mais ce qui importe, c’est que même si on pose une
question concernant l’être ou l’existence, si on cherche à y répondre d’après la condition
humaine c’est-à-dire le Dasein, l’approche est différente selon les différences sociales et
notamment linguistiques par exemple comme nous en trouvons une entre les
Occidentaux et les Japonais, et on peut arriver à des idées complètement différentes
entre ces communautés. Les Japonais habitent une autre maison linguistique et en fait
un autre monde que les Occidentaux. Mais dans ce cas, y a-t-il ou non une base
universelle pour l’homme ? Si l’essentia n’est pas une essence universelle et
fondamentale pour tous les hommes, il faut changer la manière de saisir le monde et la
condition humaine dans l’univers. L’ontologie heideggerienne est un essai pour
répondre à ce problème. Si on réfléchit à la problématique du il y a lui-même,
c’est-à-dire que si on essaie de saisir le problème ontologique d’après la perspective de
l’Être lui-même en dépassant le point de vue antoropocentriste, nous pourrons trouver
un autre mode de la vérité. Ainsi pour indiquer cette vérité selon il y a lui-même,
Heidegger pose la notion d’aléthéia. Nous avons souvent abordé cette notion, mais
comme Dastur l’explique, l’aléthéia doit être conçue par rapport au Dasein et à la
Temporalité. Selon Dastur, Heidegger a commencé à poser une nouvelle perspective au
début des années 1930.
447
« Cette nouvelle perspective n’est plus celle, transcendantale, d’un sens de
l’être qui se temporaliserait dans la temporalité ekstatique du Dasein, mais
celle, fondée sur une conception de la vérité comme alèthéia et de l’existence
comme exposition à l’être, d’une vérité de l’être dans laquelle le Dasein se tient
et à laquelle il a à correspondre. »179
Nous utilisons le mot vérité pour l’aléthéia,180 mais il faut distinguer cette
vérité de la vérité ordinaire et logique comme l’identification du concept et de l’objet au
point de vue de l’homme (Dasein). Dastur l’explique comme suit :
« Dans ce texte (De l’essence de la vérité), la vérité, qui était dans Être et temps
une détermination du Dasein lui-même, l’être de l’homme étant pour lui-même
sa propre lumière et le Dasein lui-même l’éclaircie, devient une détermination
de l’être en tant que tel, lequel est désormais pensé comme le domaine de
l’ouvert (das Offene), comme alèthéia, du nom grec de la vérité que Heidegger
traduit maintenant littéralement par Unverborgenheit, non-occultation.
L’existence, qui désignait dans Être et temps l’être du Dasein en tant que
celui-ci se rapporte à lui-même, s’écrit maintenant ek-sistence et signifie le
rapport du Dasein non plus à soi-même mais à l’ouvert, « l’ex-position à la
désoccultation de l’étant comme tel ». C’est sur la base d’une telle conception de
l’ek-sistence de l’homme que lui est maintenant reconnue l’appartenance à une
histoire, qui n’est pas histoire de l’humanité que parce qu’elle est d’abord et
avant tout histoire de l’être lui-même. »181
Nous
trouvons ici
les problématiques sur l’histoire et l’être. Nous
n’examinerons pas en profondeur le problème de l’idée de l’histoire elle-même dans
notre thèse, mais il faut réfléchir au moins au sens de l’histoire de l’être lui-même.
L’histoire ordinaire signifie l’interprétation présente des événements du passé ou les
connaissances des faits temporels sur la base de la supposition de la réalité d’une
continuité linaire du passé au présent. La connaissance historique est une connaissance
de l’ordre symbolique humain provenant de la condition humaine comme l’ek-sistence.
Ibid.p.275-276.
À propos de la différence d’orthographe de ce mot, nous écrivons aléthéia, mais
Dastur utilise alèthéia. Dans les citations, nous suivons l’orthographe des textes
originaux, en respectant l’auteur.
181 Ibid.p.276-277.
179
180
448
En ce sens, l’homme seul se perçoit lui-même et le monde selon cette connaissance
symbolique qui n’existe pas chez les autres animaux. C’est-à-dire que la faculté
symbolique qui saisit le soi-même et le monde dans l’histoire constitue la spécificité
humaine. Dans la pensée métaphysique et scientifique sur l’histoire, cependant, la
connaissance historique est l’interprétation subjective par l’homme des événements
objectifs et substantiels ayant lieu dans la durée historique. Mais l’histoire en tant
qu’interprétation humaine, constitue l’histoire de l’humanité dans laquelle la vérité
comme l’identification de la connaissance subjective et des événements vrais est le
problème fondamental des recherches historiques. La problématique que Heidegger
pose en présentant l’histoire de l’être est la question sur la base de formation de la
connaissance historique elle-même. L’homme est avant tout engouffré dans le
mouvement historial qui est la fonction de l’être lui-même et d’après cette réalité
ontologique, l’homme établit sa connaissance historique. Nous utilisons le terme
historial qui se distingue de historique au sens d’interprétation humaine de l’historicité,
mais le mouvement historial provient fondamentalement de la Temporalité. Autrement
dit, tous les êtres sont temporels mais d’après cette Temporalité fondamentale, l’homme
établit l’ordre du temps et celui de l’histoire. L’idée de l’aléthéia indique la spécificité de
la dimension fondamentale de l’être comme la Temporalité qui n’est pas saisie comme la
signification du monde ordinaire, bien qu’elle fonctionne réellement et actuellement
dans le phénomène superficiel. La vérité en tant que l’aléthéia indique la condition
ontologique dans laquelle le monde existe mais non la vérité au sens de l’identification
de la connaissance subjective et de l’objet. Mais l’aléthéia est conçue à travers la
condition humaine comme l’être symbolique et notamment linguistique. Autrement dit,
on ne peut pas interroger la notion de l’aléthéia en la détachant de la condition humaine
comme l’ek-sistence, bref comme le Dasein. Ce qui importe pour nous, c’est que,
pensons-nous, ce que l’idée de la Temporalité montre n’est pas très différent de ce que
montre l’être-temps chez Dôgen. Cependant, qu’est-ce que veut dire Heidegger
lui-même, selon la proposition de la temporalité ou de la Temporalité ?
Nous ne pouvons pas examiner la quantité énorme de textes qui sont consacrés
à la problématique du temps chez Heidegger, mais ce qui est intéressant pour nous, c’est
l’interprétation heideggerienne de la pensée aristotélicienne sur le temps. Dans Les
Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger résume ainsi la pensée
d’Aristote sur le temps : ‘’ce qu’est le temps : un nombre nombré, quant au mouvement,
tel qu’il vient à l’encontre dans l’horizon de l’antérieur et du postérieur (dans l’optique
de l’avant et de l’après).’’182 Le concept aristotélicien n’est pas tout à fait étrange au
182
Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, traduit de
449
point de vue de la notion ordinaire et pratique existant à travers le temps mesuré par
l’appareil ou l’ordre temporel selon l’observation astronomique. Heidegger explique
l’interprétation générale de la proposition aristotélicienne comme suit :
« (…) le temps est quelque chose qui vient à l’encontre dans l’horizon du temps.
Le temps est temps nombré. Quand je dis que le temps est ce qui du
mouvement se révèle, lorsque je suis son cours en tant que mouvement dans
l’horizon de ce qui en lui est antéro-postérieur, la définition du temps est,
semble-t-il, pure tautologie. Le temps est l’antéro-postérieur, autrement dit, le
temps est temps. »183
Le temps est une chose nombrée qui est ordonnée dans la série de
l’antéro-postérieur. Cette définition est aussi le concept vulgaire et général du temps. Ce
que la proposition aristotélicienne cependant montre vraiment, est-ce cette définition
tautologique ? Heidegger pense que la définition du temps comme ‘’mouvement venant à
l’encontre du temps’’ exprime un autre sens du temps que le temps nombré. Heidegger
trouve ici le temps originaire d’où le temps nombré lui-même est saisi. Heidegger
suggère qu’il faut remarquer le sens du mouvement du temps. Selon Heidegger, ‘’La
forme la plus simple du mouvement, du passage (…) est la phora, la translation, le
transport d’un lieu (topos) à un autre, le changement (Umschlag), le déplacement.’’184
Mais ce mouvement est avant tout un procès ‘’d’un point de départ à un point d’arrivée’’.
Ce procès ou passage « de…à… » ‘’ne doit pas nécessairement être compris en termes
d’espace.’’ Heidegger nomme la structure de ce procès la dimension.
« (…) dimension cette structure propre au mouvement, en prenant le concept de
dimension en un sens tout à fait formel où le caractère spatial est inessentiel.
La dimension désigne la tension (Dehnung) par rapport à laquelle l’extension
(Ausdehung), au sens de dimension spatiale, ne représente qu’une modification
particulière. »185
L’extension au sens non-spatial est le caractère de la dimension propre au
l’allemand par Jean-François Courtine, Éditions Gallimard, Paris, 1985. p.287. Titre
original : Die Grundprobleme des Phänomenologique, Vittorio Klostermann,
Francfort-sur-le-Main, 1975.
183 Ibid.p.290-291.
184 Ibid.p.292.
185 Ibid.p.292.
450
temps. L’extension contient le sens de la continuité.
« Le mouvement fait suite à la continuité ou à la dimension, cela signifie que le
mouvement comme tel et conformément à son essence est précédé par la
dimensionnalité, et par conséquent par la continuité. Extension et continuité
sont déjà impliquées dans le mouvement. (…) L’extension (Ausdehnung) a ici
un sens plus large que celui de dimension spécifiquement spatiale. Le
mouvement accompagne la continuité, celle-ci accompagne l’être-étendu
(Ausgedehntheit). »186
Le concept ordinaire du temps implique le mouvement qui contient l’extension
« de…à… ». Mais la dimension en tant que l’extension « de…à… » constitue le
« maintenant ». En regardant un mobile, nous en saisissons chaque position qui est un
maintenant-là dans le contexte du « de…à… ». Pourtant, le temps n’est pas ce mobile
lui-même, mais plutôt le mouvement lui-même. Ou bien la dimension ou la
dimensionnalité qui est entrevue par « maintenant » dans notre expérience. Quand nous
regardons une montre, nous regardons également le mouvement d’après « maintenant »
dans l’extension.
« Nous disons tout naturellement et spontanément « maintenant », en
regardant notre montre. Dire « maintenant » ne va pas de soi, mais en le disant,
nous avons déjà prédonné le temps à la montre. L’heure n’est pas dans la
montre elle-même, mais, en disant « maintenant », nous avons par avance
donné le temps à la montre qui nous donne alors la mesure (le « combien ») du
maintenant. »187
Quand nous disons « maintenant », ce maintenant est ouvert aux deux
directions : « il n’est plus maintenant » et « il n’est pas encore maintenant », c’est-à-dire
le passé et l’avenir dans les distinctions vulgaires du temps. Mais nous ne pouvons pas
déterminer ou mesurer mécaniquement et objectivement le « maintenant ». Le
« maintenant » indique le passage, le procès ou le mouvement du « de…à… ». Le
« maintenant » n’est pas une partie des distinctions temporelles, mais plutôt
l’expression du caractère de temps ordinaire en tant que l’extension elle-même.
186
187
Ibid.p.293.
Ibid.p.296.
451
« Le
maintenant
comporte
en
soi-même
la
dimension,
l’ex-tension
(Erstreckung) en direction d’un pas-encore et d’un ne-plus. Le pas-encore et le
ne-plus ne sont pas ajoutés après coup au maintenant à titre d’éléments
étrangers, mais ils font partie de sa teneur elle-même. Le maintenant, en
raison de sa teneur-de-dimension, a en soi un caractère de passage. Le
maintenant en tant que tel est déjà ce qui passe. Il ne s’agit donc pas d’un point
juxtaposé à un autre, de telle sorte qu’il faudrait ensuite chercher ce qui assure
une médiation entre eux, mais le maintenant est en lui-même passage,
transition. »188
Ce qui importe, c’est que le maintenant en tant que passage n’est pas une chose
ou un objet. C’est le vécu mais ce n’est pas l’être-en-soi comme la durée pure et
substantielle qui est nous donnée immédiatement chez Bergson. Le « maintenant » est
une expression de l’ordre symbolique et humain. Autrement dit, il n’y a de maintenant
que pour l’homme en tant qu’être vivant ayant la faculté symbolique. Le maintenant et
en fait la structure temporelle elle-même indique la manière vécue de l’homme. Plus
précisément, la manière de l’apparition du monde pour l’homme. Le temps originaire
d’après maintenant est nommé justement la temporalité (Zeitlichkeit) 189 mais la
temporalité ne signifie pas la vérité en soi et essentielle de l’univers, comme nous
pouvons en trouver une définition dans la pensée métaphysique et scientifique. C’est
plutôt une découverte phénoménologique qui est saisie selon les interrogations sur la
base de l’époche. Mais il faut réfléchir au rapport spécial de la temporalité et de
l’homme. On peut dire que tous les êtres vivants vivent dans un milieu ambiant propre
à chaque espèce. Si on ose dire, c’est un milieu spatio-temporel, mais est-ce que les
animaux exceptés l’homme saisissent ce milieu par rapport à la spatialité et à la
temporalité ? Nous ne pouvons pas étudier le milieu au point de vue des animaux,
pourtant, par exemple, c’est l’homme qui saisit la mort comme destin inévitable dans
l’ordre temporel. Est-ce qu’un animal n’a pas conscience de la mort et de son sens
comme le terme du temps de sa vie ? Les études du temps au point de vue des animaux
ne sont pas notre thème, pourtant l’important, c’est la spécificité de l’homme qui saisit
le monde et le soi-même dans la temporalité. Cette problématique concerne celle du
sens de l’esprit humain mais Heidegger aborde concrètement cette problématique en
partant de nos expériences.
188
189
Ibid.p.299-300.
Ibid.p.308. Cf. Texte original en allemand, op.cit.p.362.
452
« Quand je regarde l’heure, je me demande, par exemple, combien de temps il
me reste avant la fin de cette leçon. Je ne cherche pas le temps comme tel, pour
m’en occuper, au contraire, ce dont je m’occupe, c’est d’un exposé
phénoménologique. Ce qui m’importe, c’est de le mener à son terme. En
m’informant du temps, je cherche à déterminer l’heure qu’il est, c’est-à-dire
combien de temps reste-t-il d’ici neuf heures pour terminer telle ou telle
analyse. En m’informant du temps, je cherche combien de temps jusqu’à,
jusque-là, pour constater par exemple : j’ai encore du temps, tant de temps
pour terminer ceci ou cela. Je m’enquiers de l’heure en vue de déterminer
combien de temps j’ai encore pour faire ceci et cela. Le temps que je cherche à
déterminer est toujours « temps de », « temps pour » faire ceci et cela, le temps
dont j’ai besoin pour, le temps qu’il me faut pour accomplir ceci ou cela, le
temps qu’il me faut prendre pour mener à bien ceci ou cela. Regarder l’heure se
fonde dans et provient d’un « prendre-le-temps » (Sich-Zeit-nehmen). »190
La temporalité n’est pas un objet mais plutôt le sens qui est pris de soi. Dans ce
cas, nous ne pouvons pas dire que le temps existe substantiellement, ni que le passé, le
présent et l’avenir existent en soi. Leurs significations apparaissent en tant que notre
« prendre-le-temps ». Mais le « prendre-le-temps » est un synonyme du « prendre-le-soi »
qui apparaît par rapport au maintenant en tant que lieu ontologique. Cela signifie que
le temps et le soi ne sont qu’à travers des expressions symboliques.
« Le dire-maintenant (Jetzt-sagen) n’est pas l’advocation objectivante de
quelque chose, mais c’est bien l’expression (Aussprechen) de quelque chose. Le
Dasein qui existe à chaque fois d’une manière telle qu’il prend du temps,
s’exprime. Prenant du temps, il s’exprime de telle sorte qu’il dit toujours du
temps. Quand je dis « maintenant », je m’échappe. Je me mets en mouvement
dans la compréhension-du-maintenant et je suis à proprement parler auprès de
ce dont il est temps et de ce pour quoi je détermine le temps. Cependant nous
ne
disons
pas
seulement
« maintenant »,
mais
aussi
« ensuite »
et
« auparavant ». Le temps est constamment présent de telle manière que, dans
tous nos plans et toutes nos précautions, dans toutes nos attitudes et toutes nos
dispositions, nous nous mouvons dans un discours implicite : maintenant, alors
seulement, avant, enfin, autrefois, jadis, etc. »191
190
191
Ibid.p.310.
Ibid.p.311-312.
453
Nous comprenons que le présent en tant que « maintenant » temporel constitue
la condition de l’ek-sistence de Dasein. Le présent devenant ma présence constitue la
perspective transcendantale qui voit en haut et enveloppe tous les phénomènes. Selon la
perspective transcendantale, le monde devient un endroit où les choses existent
substantiellement.
« Et enfin, à chaque fois que je dis « maintenant », je me rapporte à un
étant-subsistant, ou plus précisément à un présent (Anwesendes) qui est en ma
présence (Gegenwart). Ce comportement par rapport à ce qui est présent, au
sens d’avoir-là (Dahaben) un étant-présent, qui s’exprime dans le maintenant,
nous le nommons la présentification de quelque chose (das Gegenwärtigen von
etwas). »192
Selon la présence, nous saisissons l’existence objective et substantielle des
choses. Autrement dit, le monde apparaît comme un étant-présent. Cependant, quand
nous disons « maintenant », nous oublions le temps tel quel, c’est-à-dire le mouvement
temporel lui-même. Mais est-ce qu’à travers la présence, nous comprenons ou vivons en
même temps le temps tel quel ? Est-ce que la présentification de quelque chose montre
fondamentalement la fonction du mouvement temporel lui-même ? La problématique de
la temporalité indique la possibilité du Dasein comme l’être contenant la faculté
symbolique selon laquelle l’homme saisit le monde de manière objective et
représentative, pourtant en même temps, en arrière du monde représentatif, on conçoit
la base du réel qui est nommée la vérité en tant qu’aléthéia. Dans ce sens, la
temporalité peut éclaircir la problématique ontologique.
« La temporalité est la condition de possibilité de la constitution ontologique du
Dasein. Mais la compréhension de l’être fait partie de cette constitution, si tant
est que, en existant, le Dasein se rapporte à l’étant qu’il n’est pas lui-même et à
celui qu’il est lui-même. Il faut donc que la temporalité soit aussi la condition
de possibilité de la compréhension de l’être propre au Dasein. »193
Mais la temporalité au point de vue de l’Être lui-même est nommée la
Temporalité (Temporalitât). Ce qui est intéressant, c’est que Jean-François Courtine, le
192
193
Ibid.p.312.
Ibid.p.330.
454
traducteur de la version française utilise le terme ‘’être-temporal (temporal-ité)’’ pour le
terme Temporalität. La notion de la Temporalité ou plutôt les doubles sens de la
temporalité constituent la base de la compréhension de l’Être chez Heidegger.
Simplement dit, selon la présence signifiant le lieu symbolique et fondamental pour le
Dasein en tant que l’existence temporelle, le sens de l’être apparaît comme la
temporalité. Mais ce lieu en tant que présence n’est pas tout à fait la production
symbolique mais plutôt l’être lui-même qui apparaît comme la présence temporelle et
cette temporalité est nommée la Temporalité. Autrement dit, la Temporalité au sens
ontologique se montre elle-même à travers la temporalité au sens existentiel, mais dans
ce cas, on peut dire que la spécificité essentielle de l’être comme Temporalité est
indiquée déjà par le concept du temps vulgaire. Ainsi, la problématique de la
temporalité est conçue par rapport aux notions de l’aléthéia et de l’existence en tant que
Dasein. En se situant dans la présence à la fois existentielle et ontologique, nous
pouvons comprendre l’Être lui-même qui se donne à nous comme le sens temporel
(Temporalité). Dans ce sens, éclaircir les sens de la temporalité concerne étroitement la
compréhension de l’Être lui-même. Si notre sujet principal était le problème du temps et
de la temporalité chez Heidegger, il faudrait analyser de façon approfondie la
problématique de la Temporalité elle-même, et en fait, comme cette problématique a fait
déjà couler beaucoup d’encre, il n’est pas nécessaire pour nous de l’approfondir.
Cependant, pour nous, la vraie problématique est l’Être. Et c’est bien sûr la proposition
fondamentale heideggerienne, mais notre question est : l’Être est-il vraiment? Ou bien,
l’Être est-il vraiment la notion fondamentale sur le fait du il y a ? Comme nous l’avons
remarqué, Courtine propose le terme traduit être-temporal pour Temporalität
(Temporalité). C’est par coïncidence que ce terme ressemble au terme dôgenien traduit
en français, être-temps. Si le terme être-temporal indique seulement la spécificité
temporelle de l’être lui-même, il faut comprendre différemment les deux termes
être-temporal et être-temps. Toutefois, Heidegger désigne le mouvement « de…à… »
comme le temps tel quel. Autrement dit, le mouvement vers…, c’est justement l’essence
de la temporalité. Le mouvement vers…de l’être lui-même est la Temporalité. Comme
nous l’avons expliqué, la problématique dôgenienne ne se borne pas aux problèmes de
l’être et du temps, mais plutôt elle indique le problème du devenir ou de l’apparition
(naru en japonais). Nous avons choisi le mot devenir mais ce que nous voulons dire n’est
pas très différent de ce que le mot heideggerien mouvement vers…indique. Mais
Heidegger suppose peut-être l’être comme sujet linguistique pour exprimer ce
mouvement temporel ou plutôt temporal. C’est-à-dire l’être se meut, l’être se déploie ou
bien l’être devient. Sur ce propos, en japonais il n’est pas toujours nécessaire de poser
455
un sujet. Cela est une spécificité du japonais qui est étrange pour les Occidentaux, mais
quand on saisit devenir (naru) selon la structure du japonais, devenir indique
seulement le fait de devenir ou se mouvoir, le fait de se mouvoir sans sujet. Mais nous
pensons que ce que Heidegger essaie d’exprimer par la notion l’Ereignis que nous avons
déjà mentionnée dans la dernière section de la deuxième partie de notre thèse (II,
chap.IV-6) est très proche de notre problématique du devenir (naru) en tant que jinen.
Avant d’analyser la notion d’Ereignis, il faut expliquer plus précisément nos
questions mentionnées ci-dessus à propos de l’Être. Pour traduire l’idée majeure de
Heidegger Sein, nous utilisons les deux manières d’écrire en français : Être et être. Les
anciens philosophes tels Merleau-Ponty et Sartre ont utilisé « l’Être », mais par exemple,
Françoise Dastur une spécialiste de Husserl et Heidegger d’aujourd’hui utilise « l’être ».
Nous ne modifions pas la manière d’écrire dans les citations en respectant le choix de
chaque auteur. Mais nous écrivons dans le texte de cette thèse l’Être. Cependant nous
pensons que l’idée heideggerienne elle-même de Sein change selon l’évolution de sa
pensée, encore que le mot être est par nature polysémique. Dans la deuxième partie de
cette thèse, nous avons saisi l’Être (Sein) comme la totalité du il y a qui est comparable
à la vacuité dans la notion bouddhique. Autrement dit, l’Être signifie le il y a total avant
les distinctions des êtres sur le mode de l’étant. Nous saisissons l’Être comme le fond ou
bien l’horizon des questions ontologiques mais l’Être lui-même n’est pas un objet qu’on
peut saisir à travers nos expériences réelles. Il n’est posé que comme expression
symbolique et linguistique. Cependant comme nous l’avons remarqué à la fin de la
dernière section (III, chap.II-3), la notion de l’être qui est posée selon l’être-temps ne
signifie pas l’Être comme totalité chez Dôgen, mais plutôt l’être-temps signifie le vécu
ou le phénomène réel (jitsu). Mais l’être ne se réduit pas non plus à l’étant. Car cet être
indique le devenir ou plutôt le mouvement. L’être en mouvement au sens temporal. Ce
qui importe, c’est que l’être-temps montre le phénomène à l’état naissant que nous
vivons actuellement. Nous pensons que l’être-temporal comme la Temporalité indique
également cet être phénoménal à l’état naissant. Mais la notion heideggerienne de Sein
implique les deux dimensions dont l’une est la totalité ontologique et l’autre, le
phénomène à l’état naissant. Ici, rappelons-nous la formule bouddhique : ‘’Le
phénomène est la vacuité, et la vacuité est le phénomène’’ (Shiki soku ze kû, kû soku ze
shiki). La vacuité est vraiment le rien. Elle n’est plus la vérité mais plutôt c’est un essai
du dépassement de la supposition de la vérité elle-même ou si on ose dire, la proposition
du sans-fondement. La vacuité n’est pas une description de nos expériences mais une
proposition symbolique ou linguistique. Pourtant à travers des études et des
méditations sur cette proposition, les bouddhistes essaient de changer la perspective sur
456
le monde lui-même, autrement dit nos expériences peuvent changer. Nous avons déjà
posé la métaphore du miroir dans la deuxième partie (II, chap.IV-5) mais la proposition
de la vacuité est un miroir symbolique. Et il y a une raison forte pour la nomination
vacuité (kû). Car pour indiquer cette vacuité, si on utilisait les notions substantielles de
la vérité, de l’idée ou de Dieu, etc. nos études s’arrêteraient pour déterminer sans fin le
sens de cette position qui est celle qui rapporte toute vérité à la métaphysique.
L’important n’est pas de déterminer l’essence mais de changer la vision du monde. Et
donc, dans la formule bouddhique ci-dessus, les sens de shiki (phénomène) entre la
première phrase et la seconde phrase doivent être différents. Sur ce sujet, les Dix
Tableaux de la vache (jyûgyû-zu) donnent des explications concrètes. D’après le pivot du
8e tableau indiquant la vacuité comme miroir symbolique, la signification du monde
avant et après ce tableau change. Dans le contexte bouddhique, les 9e et 10e tableaux
montrent ce qu’est l’éveil bouddhique mais on peut interpréter le sens de ce changement
de différentes manières. Pour nous, ce changement signifie la conversion de la
perspective sur le monde, le passage de l’antropocentrisme au jinen. En un sens, le
bouddhisme est également un essai pour saisir le il y a lui-même en dépassant le point
de vue borné de l’homme. Nous proposons ainsi une possibilité dans laquelle on
considère la notion heideggerienne de l’Être comme la vacuité. Mais l’Être remplace
plusieurs notions dans l’histoire de la philosophie comme métaphysique. Mais dans la
philosophie métaphysique, l’Être qui est saisi comme l’étant se situe au cœur de
l’histoire de la philosophie métaphysique. Mais pour dépasser l’idéologie métaphysique
qui ne prend l’Être que comme l’étant, faut-il comprendre l’Être comme la vacuité au
sens bouddhique ? Sinon, nous tombons encore dans un piège métaphysique de la vérité
ou de l’essence. L’Être comme totalité peut devenir facilement une proposition
métaphysique comme l’Idée et Dieu, etc. sous le nom de la vérité. Et d’ailleurs, à travers
les interrogations sur l’Être, pensons-nous, Heidegger pose, consciemment ou
inconsciemment, les dimensions différentes de l’Être. Par exemple, l’être-temporal
comme Temporalité que pose Heidegger indique-t-il l’être dans une dimension différente
de l’Être comme totalité ? Pour Heidegger, das Sein en allemand n’a pas de distinction
orthographique telle que l’Être et l’être comme quand on l’écrit en français. Cependant
pour nous, en utilisant stratégiquement la distinction de l’Être et de l’être, on peut
distinguer l’Être en tant que vacuité et l’être réel (jitsu) et vécu. Selon cette distinction
provisoire, nous pouvons concevoir le rapport du shiki et de la vacuité (kû) dans le
bouddhisme selon la proposition de l’Être. Nous pensons que l’être comme
l’être-temporal se rapporte au shiki (phénomène ou être-phénoménal) en tant que jinen,
autrement dit l’être-phénoménal qui indique le mouvement et l’apparition de l’Être
457
lui-même. Mais l’être-phénoménal qui est en mouvement doit être indiqué par l’être,
non par l’Être. Car l’Être en tant que totalité n’apparaît jamais réellement. Cependant,
est-ce que la proposition de l’Être en tant que vacuité n’est qu’une théorie bouddhique ?
Chez Heidegger, est-ce qu’on ne peut pas trouver une notion telle que la vacuité ? Dans
notre interrogation sur le jinen, la notion du jinen se développe dans une problématique
sur le devenir (naru). Mais la problématique de l’être (aru) est secondaire. Le devenir
(naru) précède l’être (aru). Mais dans ce sens, notre pensée sur le jinen est-elle
complètement opposée à l’ontologie occidentale ? Nous allons examiner ces problèmes
dans la prochaine section. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’il est sûr que la
philosophie de Heidegger ne quitte pas la problématique de l’être, comme les autres
philosophies occidentales. Au contraire, dans la pensée chinoise ou japonaise, la
problématique de l’être n’a pas existé, car le mot être n’existe pas en chinois ni en
japonais. Ce qui est intéressant, c’est que dans la culture du sanscrit qui est une langue
indo-européenne, l’hindouisme était une métaphysique fondée sur la problématique
majeure du rapport de Brahman (vérité absolue) et d’âtman (sujet). Le bouddhisme est
né sur la même base métaphysique, en essayant de dépasser l’idéologie de l’hindouisme
en tant que métaphysique. Dans ce sens, le mot être constitue-t-il le cœur de la
métaphysique ? Si c’est vrai, il est vraiment difficile pour les philosophes occidentaux de
dépasser la pensée métaphysique, si on pense en utilisant des langues occidentales
c’est-à-dire des langues indo-européennes. Plus précisément, quand une langue est
constituée autour d’un noyau qui est un mot tel que être, c’est le mot être lui-même qui
produit la pensée métaphysique selon sa logique. Dans ce sens aussi, la problématique
de l’être est un destin pour les philosophes occidentaux. La philosophie occidentale n’est
rien d’autre que l’histoire de l’être dans la métaphysique. Cet être est tout d’abord l’Être
au sens ontologique, mais en même temps, c’est l’histoire du mot être. On peut dire que
l’histoire de l’être indique l’interrogation sur la spécificité de la philosophie occidentale
comme métaphysique d’après le mot être. Pourtant ce que Heidegger a essayé dans ses
dernières époques, était-ce le dépassement de la philosophie métaphysique et en même
temps de l’histoire du mot être ? Dès lors, on peut comprendre que retourner du sens
métaphysique de l’être au sens du il y a tel quel était le but essentiel de la philosophie
de Heidegger.
458
2.
Ereignis
Heidegger est connu comme philosophe de l’Être mais il pourra être nommé un
jour le philosophe qui a posé la notion de l’Ereignis. Nous avons déjà mentionné ce
terme dans l’analyse du mot japonais kotoba (II, chap.IV-6) mais il faut expliquer encore
au moins l’idée approximative que ce terme invoque, bien qu’il soit difficile de
l’examiner en profondeur. Car nous pensons que l’Ereignis correspond à une
interrogation sur le jinen dans le domaine de l’ontologie occidentale. Jean-Marie Vaysse
traduit ce terme Ereignis par Évenement appropriant et il l’explique dans un livre
ayant pour but pratique de résumer les notions majeures de Heidegger :
« Il s’agit de penser une co-production de l’Être (Seyn) et de l’homme (…). Il
s’agit de rendre compte de manière plus radicale de la donation de la présence,
du « il y a » (es gibt), étant admis que si l’Être se donne comme la présence, il
n’est pas une présence absolue sans retrait ni réserve, mais implique une
présence qui en s’approchant de nous se tient aussi en retrait en son oubli ou
demeurer-manquant essentiel. À l’Ereignis appartient ainsi l’Enteignis, le
dépropriement, ce voilement qui est comme la léthé de l’aléthéia. L’Être (Seyn)
peut être considéré comme un mode de l’Ereignis, qui n’est pas un simple
événement, mais l’avènement de la donation d’une présence qui ne s’ouvre
qu’en se dissimulant. »194
Dans les tournures : ‘’l’Être se donne comme la présence’’ ou ‘’l’avènement de la
donation d’une présence qui ne s’ouvre qu’en se dissimulant’’, l’Être semble être une
chose subjective et volontaire et également l’avènement en tant que l’Ereignis une chose
donnée. Et d’ailleurs, la position de l’Être contient une nuance qui rappelle le Dieu
chrétien. Ainsi, certains philosophes peuvent trouver ici une similitude entre la
structure de l’ontologie en tant que métaphysique et celle de la théologie. Mais ce que
Heidegger et aussi Vaysse veulent dire est certainement autre chose. L’Être n’est jamais
un remplacement de la vérité métaphysique ou du Dieu monothéiste. Par ‘’se donner…’’
et ‘’…pas un simple événement, mais l’avènement…’’, on essaie d’exprimer la propriété
de l’Ereignis. Nous pensons que c’est la propriété temporale comme en action ou en
mouvement. Ce qui importe, c’est que ‘’l’Être (Seyn) peut être considéré comme un mode
de l’Ereignis.’’ L’Être est un mode de l’Ereignis quand il demeure en présence.
Autrement dit, l’Ereignis qui est fondamentalement mouvant n’apparaît pas
194
Vaysse, La Vocabulaire de Heidegger, op.cit.p.23-24.
459
directement mais il apparaît comme l’Enteignis. Nous pensons que la notion de
l’Enteignis peut être considérée comme le saisir symbolique dans la perspective du
Dasein. Autrement dit, l’Être en tant qu’Ereignis n’est pas séparé de l’aléthéia qui est
posée elle-même par rapport au Dasein. L’Être n’est jamais un objet transcendant. À
propos du terme Seyn, Vaysse explique dans le même livre :
« Il convient de distinguer l’être (Sein) de l’étant ou étantité (Seiendheit) de
l’Être en tant que tel (Seyn). »195
Ce que l’Être en tant que tel indique est la totalité du il y a. Mais qu’est-ce que
le il y a ? Il y a est vraiment il y a qui ne peut pas être réduit à l’étant. Cependant si
l’Être n’est pas l’étant, l’Être n’est jamais l’être substantiel. Dans la philosophie
occidentale, il ne faut dire qu’une seule chose, c’est que l’Être est. Ce mot est constitue le
fond pour comprendre le il y a dans l’ontologie en tant que métaphysique occidentale.
C’est parce qu’il est peut-être difficile de penser sans être dans les langues
indo-européennes. Le mot être fonctionne comme le noyau de la logique de la
philosophie occidentale elle-même. Au contraire, dans les pensées taoïste et bouddhique,
la totalité du il y a n’est rien d’autre que le rien ou la vacuité. Sinon, le fantôme de la
métaphysique nous menacerait toujours en demandant qu’est-ce que c’est que le il y a ?
Dans la métaphysique, faut-il déterminer ce qu’est le il y a, sous peine de ne pas pouvoir
poser cette problématique elle-même ? Dans le bouddhisme en général, la proposition de
l’Être doit être posée comme celle de la vacuité c’est-à-dire celle du sans-fondement de
l’être. Mais pour comprendre essentiellement notre monde actuel ou bien le phénomène
réel de notre vie, il est vraiment nécessaire de saisir le monde et l’homme lui-même à
travers la perspective de la vacuité. Nous avons posé la métaphore du miroir
symbolique pour la vacuité. En un sens, la vacuité comme miroir symbolique n’apparaît
que dans les interrogations symboliques humaines. Quand nous nous resituons dans le
monde en tant que monde vécu tel quel, ce miroir se brise. Pourquoi ce miroir
symbolique se brise-t-il ? C’est parce que l’Être comme totalité n’est pas un objet qu’on
peut analyser. L’Être n’existe pas en soi mais justement comme le reflet du miroir. Nous
vivons actuellement, c’est toute notre réalité. Mais cette réalité elle-même n’apparaît
pas sans retour du miroir symbolique. La science moderne peut poser la question de
l’Être par exemple comme celle de l’Univers entier. Si l’Univers existe comme un objet,
on peut éclaircir la vérité de l’Univers, selon la méthode analytique. Mais si le mode
d’être de l’Univers n’est pas objectif par rapport à l’homme, la méthode scientifique
195
Ibid.p.19.
460
elle-même pose un grand problème. Pour les positivistes, la problématique de l’Être ou
de l’Univers peut être la problématique du non-sens. Ils ne posent que des thèmes
pratiques. Pourtant si la perspective de la totalité manque, nous ne faisons qu’errer
comme un bateau errant sur l’océan sans carte marine. Selon Heidegger, Husserl
comme les autres philosophes modernes n’a jamais posé la question de l’être. À ce sujet
Heidegger écrit :
« La question primordiale de Husserl ne porte pas du tout sur le caractère
d’être de la conscience ; ce qui le conduit, c’est bien plutôt le problème de savoir
comment, d’une façon générale, la conscience peut devenir objet d’une science
absolue. Ce qui le conduit au premier chef, c’est l’idée d’une science absolue.
Cette idée : la conscience doit être la région d’une science absolue, n’est pas
quelque chose dont il serait simplement le découvreur, mais c’est l’idée qui
occupe la philosophie moderne depuis Descartes. L’élaboration de la conscience
pure comme champ thématique de la phénoménologie n’est pas obtenue
phénoménologiquement en faisant retour aux choses mêmes, mais à une idée
traditionnelle de la philosophie. »196
Nous ne pouvons pas examiner la philosophie husserlienne elle-même mais
Husserl n’a peut-être pas posé la problématique de la totalité comme le lieu
non-substantiel. Ainsi, chez Husserl, il faut examiner des objets de connaissances posés
comme être-en-soi par rapport aux sujets conscients posés aussi comme être-en-soi.
Dans ce sens, la phénoménologie husserlienne reste dans le domaine de la philosophie
métaphysique mais si on peut déconstruire toutes les suppositions substantielles chez
Husserl, la phénoménologie elle-même est toujours une problématique importante. Le
thème heideggerien de l’être tel quel est une reconsidération du problème
phénoménologique. Mais comment dépasser le caractère métaphysique de la
phénoménologie ? Nous pensons que la métaphysique provient de la spécificité du
langage lui-même. Car le langage lui-même, pensons-nous, est transcendantal et sa
source d’ordre symbolique et humain. En utilisant le langage, il faut dévoiler le sens de
la fonction transcendantale du langage. La problématique de l’être d’après l’Ereignis est
un essai du dépassement du langage par le langage. L’être en tant que thématique de
l’Ereignis indique l’être-temporal ou bien l’être-phénoménal. Nous pensons que cet
Martin Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, traduit de
l’allemand par Alain Boutot, Éditions Gallimard, Paris, 2006. p.161. (Titre original :
Prolegomena zur Geschichte des Zeitbergriffs, Vittorio Klostermenn GmbH,
Francfort-sur-le-Main, 1979).
196
461
être-phénoménal qui est actuellement l’être en tant que tel n’est rien d’autre que l’être
en tant qu’Ereignis. Il est sûr que l’être en tant que l’Ereignis n’est jamais l’étant. Mais
en quel sens l’Ereignis est-t-il ? Vaysse considère la problématique de l’être en tant que
tel comme ‘’commencement à la fin de la métaphysique’’.197 Autrement dit, l’ontologie
métaphysique n’a toujours posé que les thèmes de l’étant, jamais le thème de l’être en
tant que tel. Dans un texte intitulé Historialité et histoire de l’être, Vaysse décrit le coup
de la ‘’destruction de l’ontologie métaphysique’’ comme suit :
« (…) l’ontologie n’est pas fondamentale au sens où elle serait fondative, mais
au sens où elle est destruction de l’ontologie métaphysique. Il ne s’agit donc
plus de fonder, mais de mettre en abîme au sens où Montaigne écrit au début
du chapitre II du livre III des Essais : « Le monde n’est qu’une branloire
pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les roches du Caucase,
les pyramides d’Égypte, et du branle public et du leur. La constance même n’est
autre chose qu’un branle plus languissant. » Alors que la métaphysique est une
fondation de l’étant sur l’étantité, la pensée de l’Être en tant que tel, telle
qu’elle se prépare dans le penser ontologico-historial comme jeu de passe entre
le
premier
commencement
et
l’autre
commencement,
procède
d’un
recueillement sur soi de la philosophie où il n’est plus question de fonder, mais
d’approfondir le fond comme fond abyssal. »198
La compréhension du monde qui n’est qu’une « branloire pérenne » n’est pas
seulement une problématique sur le domaine spéculatif de la philosophie mais aussi
celle de la perspective du monde vécu où nous vivons actuellement. On ne suppose pas
la terre stable comme fond absolu dans la science et la philosophie mais il faut
comprendre que le monde vécu lui-même n’est plus le fond substantiel et éternel. Il
branle comme la Terre bouge.
Nous ne pouvons encore éclaircir la portée de la problématique de l’Ereignis,
ainsi en suivant Françoise Dastur qui expose brièvement les points essentiels de cette
problématique, nous essayons de le comprendre. Selon Dastur, sous le terme de Da-sein,
nouvelle graphie de Dasein montrant le « là » de l’Être qui n’est pas enveloppé dans le
point de vue humain, Heidegger examine le rapport (Verhältnis) de l’Être à l’homme.
Mais est-ce que ce rapport signifie celui qui existe entre l’Être et l’homme ? Ce que
Cf. Vaysse, La Vocabulaire…, op.cit.p.23.
Jean-Marie Vaysse, Historialité et histoire de l’être, in Heidegger – Les Cahiers
d’Histoire de la Philosophie -, (Cet ouvrage est le même qui inclut le texte de Dastur : Le
temps chez le dernier Heidegger.) Op.cit.p.198.
197
198
462
Heidegger exprime par le rapport est autre chose. Le terme de Verhältnis se rapporte à
Verhalten qui est un mot par lequel Heidegger caractérise le comportement proprement
humain. Mais Heidegger interroge le Verhaltenweise de l’être lui-même.
« Le mot Verhältnis qui signifie habituellement « rapport » doit dans cette
perspective essentiellement être compris à partir de la retenue (Verhaltenheit)
qui constitue la tonalité fondamentale d’une pensée qui correspond à la réserve
(Vor-enthalt) et au retrait de l’être lui-même. »199
Dastur met l’accent sur le fait que Verhältnis signifie la co-appartenance ‘’qui
n’est ni coïncidence ni coordination, mais rapport réciproque et « constellation » de
l’homme et de l’être’’.200 Heidegger nomme justement cette co-appartenance Ereignis.
Le terme Ereignis est devenu directeur des recherches heideggeriennes dès le milieu
des années 1930, comme nous pouvons le constater dans un manuscrit de plus de 500
pages rédigé de 1936 à 1938. Ce manuscrit intitulé Beiträge zur Philosophie
(Contributions à la philosophie dont le sous-titre est De l’Ereignis) a été enfin publié en
mars 1989, à l’occasion du centenaire de la naissance de Heidegger.201 Dans les 10
années qui ont suivi la publication de Être et temps, Heidegger s’est engagé dans une
nouvelle pensée qui concerne étroitement le tournant de sa pensée et a renoncé à
achever Être et temps. Nous n’avons pas l’intention d’examiner ces problèmes mais
Heidegger a continué à réfléchir à la notion d’Ereignis qui dirige essentiellement sa
pensée après le tournant et jusqu'à la fin de sa vie. Pourtant qu’est-ce que Heidegger
veut dire par le rapport ? Dastur l’explique clairement :
« [Le terme d’Ereignis dont Heidegger dit], dans sa conférence de 1962 sur
Temps et être, qu’il nomme le rapport de ce qui est en question dans « être et
temps » et dans « temps et être » n’est pourtant pas compris à partir de sa
signification courante d’ « événement » mais à partir de son étymologie
populaire qui conduit à le rattacher à eigen et à eignen, au propre et à
l’approprier. Ce que Heidegger comprend donc sous ce terme, c’est cette
réciproque propriation de l’être et de l’homme par laquelle ils sont mis en
rapport. C’est seulement dans des textes plus tardifs, datant des années 1950,
dans Identité et Différence et dans Acheminement vers la parole, que
199
200
201
Dastur, Le Temps…, Op.cit.p.278.
Ibid.p.278.
Cf. Ibid.p.278.
463
Heidegger se référera à l’étymologie scientifique d’Ereignis qui conduit à le
rattacher à Auge, à l’œil et au voir, et rappellera que le verbe « er-eignen
signifie originellement : saisir du regard (er-aügen), c’est-à-dire appeler à soi
du regard, ap-proprier ». Sur cette base, il est alors possible de dire que
l’Ereignis, en rendant visible dans l’éclaircie le déploiement de l’être de
l’homme comme Da-sein, lieu de l’être, amène à leur propre les mortels en les
rendant propres (vereingnen) à l’être qui, de son côté, est approprié
(zugeeignet), c’est-à-dire dédié à l’être de l’homme.
L’Eriegnis est ainsi le nom d’un rapport, et dans Acheminement vers la parole,
Heidegger le nommera même le rapport de tous les rapports. C’est la raison
pour laquelle ce qui lui est le plus propre, c’est la dépropriation de soi –
l’Ereignis, tout comme à la visibilité de l’alèthéia qui advient comme Lichitung,
comme éclaircie, appartient l’occultation, la lêthé, comme ce qui lui est le plus
propre, comme son cœur. C’est en effet précisément parce que l’Ereignis n’a pas
la structure d’un « sujet », parce qu’on ne peut le penser que comme un destiner
(Schicken), c’est-à-dire un donner qui ne donne que sa donation et qui donnant
ainsi se retient lui-même et se retire, qu’il est en lui-même Enteignis,
c’est-à-dire qu’il est le fondement sans fond de l’être, son Ab-grund, son
abîme. »202
D’après l’explication de Dastur, nous allons proposer notre interprétation de la
notion de rapport en tant qu’Ereignis, qui est peut-être un peu différente des
interprétations habituelles. Ce rapport n’est ni coïncidence ni coordination entre
l’homme et l’être, et Heidegger dit que ce rapport est en question dans la conjonction de
coordination et qui relie l’être et le temps. La conjonction et indique évidement le
rapport entre deux termes, mais en même temps, elle indique la différence entre les
deux. Autrement dit, avec l’apparition de et en tant que différence, chaque terme tels
que homme, être, ou bien temps, etc. sont déterminés négativement. C’est la notion du
système des différences que Saussure a considérée comme la fonction fondamentale du
langage et qui se rapporte à l’évolution ontologique de la notion de Gestalt chez
Merleau-Ponty. Mais pour nous, cette notion est également la notion bouddhique d’engi
(co-production conditionnée). Si on utilise le mot rapport, on suppose normalement les
deux termes qui existaient avant l’établissement d’un rapport. Mais ce que la notion de
l’engi indique, c’est qu’il n’y a rien avant l’apparition d’une différence et que cette
différence n’est pas non plus l’être-en-soi. Avec l’apparition de la différence
202
Ibid.p.278-279.
464
non-substantielle, les termes aussi apparaissent simultanément. Nous pensons que
l’Ereignis en tant que le rapport des rapports indique la fonction de différenciation de la
co-apparition ontologique. Mais en utilisant le terme co-appartenance, Heidegger
indique l’Être comme lieu fondamental et total du il y a. En appartenant à l’Être,
autrement dit en faisant surgir le lieu de la totalité du il y a, l’être se divise comme
apparition phénoménale. Ce mouvement de différenciation est l’Ereignis lui-même.
L’Ereignis se rattache étymologiquement à l’acte de voir. Mais quand on voit un objet,
qu’est-ce que signifie, le fait de voir ? Quand nous regardons un livre, par exemple, nous
saisissons la figure du livre qui se distingue du fond en arrière de ce livre. Autrement
dit, nous posons la différence entre la figure du livre et son fond. La visibilité du livre
dépend de la différenciation en tant que figure entre le livre et non-livre. Cette pensée
est justement la théorie de la Gestalt (la figure ou la forme) chez Merleau-Ponty. Mais le
lieu dans lequel le livre existe apparaît en même temps que l’apparition de la Gestalt.
S’il n’y a pas apparition d’une figure (Gestalt), le lieu comme fond n’existe pas non plus.
Merleau-Ponty explique pourtant ce problème du lieu comme fond dans sa pensée sur la
corporéité dont le centre est toujours l’acte humain. Nous pensons que la corporéité doit
être saisie dans la perspective de l’Être. Il faut concevoir une corporéité ontologique.
Ainsi notre corps humain n’enveloppe pas le monde mais au contraire le monde
enveloppe notre corps humain. L’Être n’est pas réduit à la corporéité humaine mais la
corporéité indique un mode d’être de l’Être. Selon la corporéité de l’homme, l’Être
s’annonce lui-même à l’homme. Par exemple, la visibilité corporelle du monde pour
l’homme est déjà annonciation ou donation de l’Être à l’homme. À travers la visibilité
corporelle, l’Être apparaît indirectement, mais jamais directement sous l’aspect d’une
figure. La notion d’Ereignis montre ce double mouvement d’apparition et de disparition.
L’Ereignis qui est le mouvement fondamental apparaît donc comme Lichitung, comme
un mode de l’Ereignis qui demeure en présence. Heidegger nomme la léthé de l’aléthéia
la Lichtung. La Lichitung signifie éclaircir l’Être par l’Être, mais elle n’est pas
l’éclaircissement subjectif de l’homme. Ce qui importe, c’est que l’Ereignis indique
mouvement ou jeu de l’Être. Mais dans ce cas, l’Être est-il le sujet de ce jeu ? Heidegger
nie strictement la position d’un sujet pour l’Être. L’Ereignis est le jeu lui-même sans
sujet. C’est le jeu lui-même de l’Être. À la fin de la citation ci-dessus, Dastur écrit que
l’Enteignis est ‘’le fondement sans fond de l’être, son Ab-grund, son abîme.’’ L’Enteignis
est le fond qui est saisi négativement comme horizon ou lieu de la Lichitung. Selon le
rapport de l’aléthéia, l’Enteignis et la Lichitung ne peuvent pas se séparer de même que
l’ombre et la lumière. Mais nous pensons que l’Enteignis indique le lieu ou bien la
dimension qui est considérée comme l’Être en tant que totalité. Dans l’ontologie
465
métaphysique, on suppose cet Être en tant que totalité comme une chose substantielle,
par exemple comme un tableau blanc. Heidegger nie cette supposition substantialiste et
métaphysique. L’Être n’est pas une donnée substantielle comme tabla lassa qui est
supposé a priori avant l’apparition du phénomène. Pour nous, le phénomène est
l’être-phénoménal indiquant le jeu de l’être comme l’Ereignis. L’Enteignis est le fond
(fondement) qui surgit avec la Lichitung comme l’apparition de la figure selon le jeu
(Ereignis) de l’Être mais l’Enteignis comme le fond n’est jamais une chose substantielle.
C’est un lieu non-substantiel qui appartient à l’Ereignis. Dans ce sens, l’Être lui-même
est fondamentalement Ab-grund (sans-fondement), et ainsi nous pouvons dire que l’Être
est la vacuité (kû) au sens bouddhique. Mais si l’on peut dire, le il y a n’est réellement
que le mode demeurant de l’Ereignis. Autrement dit, l’être au sens l’être-phénoménal
qui correspond au shiki dans la notion bouddhique. Et finalement la problématique de
l’Ereignis peut correspondre à la nôtre sur le jinen. Pour nous, la problématique se
rattache plus précisément à la notion du devenir (naru) en tant que jinen. La
problématique du jinen pourtant correspond-t-elle à celle de la physis pour les Grecs ?
Nous ne pouvons pas examiner toute la thématique sur l’Ereignis depuis au
moins le milieu des années 1930 jusqu'à la mort de Heidegger en 1976. Cependant, nous
pouvons dire que le thème sur la sentence d’Angelus Silesius dans Le principe de raison
se rapporte étroitement au sujet de l’Ereignis. ‘’La rose est sans pourquoi, fleurit parce
qu’elle fleurit.’’ L’événement de fleurir, ou plutôt l’apparition du phénomène de fleurir en
présence, c’est l’Ereignis. Autrement dit, ce n’est pas la rose qui fleurit, mais l’Ereignis
se donne à l’avènement de fleurir en tant que rose. Cet avènement de fleurir recoupe
évidemment la problématique de la physis aussi. La physis n’indique pas seulement
l’être vivant de la nature qui vit, se meut et meurt mais plutôt le jeu temporal
d’apparaître et de devenir de l’être sans le sujet. Autrement dit, ce jeu est das Wesen en
allemand et le seisei ou naru en japonais (devenir en tant que jinen). Cependant on ne
peut pas négliger que ce jeu en tant que physis ou jinen est également la spécificité
fondamentale de la nature vivante elle-même qui n’est pas réduite à la notion mécaniste
de la science moderne. Nous pensons que l’ontologie heideggerienne en tant que
l’Ereignis se constitue finalement de la notion de physis concernant la question de la
nature vivante ou bien de la notion de vie (Leben). Cependant Heidegger n’explique pas
directement la relation de l’Ereignis et de la physis. Nous allons aborder finalement la
pensée de l’Ereignis dans la perspective de la physis, selon le texte intitulé Temps et
Être dont l’original est la conférence prononcée le 31 janvier 1962 à l’Université de
Friebourg-en-Brisgau. Au début de ce texte, Heidegger explique que l’Être est considéré
comme Anwesen (parousia) dans l’histoire occidentale.
466
« Être, depuis le matin de la pensée européenne-occidentale et jusqu’à
aujourd’hui, veut dire le même que anwesen – approche de l’être (génitif
subjectif). Dans ce mot d’Anwesen, (parousis), perle le présent. Or le présent,
selon la représentation courante, forme avec le passé et le futur ce qui
caractérise le temps. »203
Nous citons aussi la note du traducteur, François Fédier, sur Anwesen.
« Anwesen, au sens strict et littéral veut dire : an- dans un mouvement
d’approche, wesen déployer son être. Remarquons que le latin prae-s-entia (à
condition
d’entendre
entia
verbalement
comme
un
wesen)
signifie
rigoureusement Anwesen : « venir se déployer auprès ».
Toutefois, le mot de présence (non celui de présent !) s’étant resteint à la
signification exclusivement temporelle-ontique, il a paru bon de souligner
chaque fois par la traduction ce que la méditation de Heidegger entend dans ce
mot. A défaut d’une traduction développée, on trouvera pour Anwesen :
parousia ou bien même présence (en italiques). »204
Nous comprenons que le mot Anwesen (parousia et présence) signifiant « venir
se déployer auprès » contient apparemment le sens de mouvement. Mais la présence est
distinguée strictement du présent qui est l’étant dans la notion vulgaire du temps. Dans
le titre Temps et Être, Heidegger ne compare pas deux termes : temps et être, au sens de
l’étant substantialiste et représentatif. Comme Dastur l’a indiqué, il faut deviner le sens
du rapport comme rapport réciproque qui se montre sous l’aspect de la conjonction et.
Sur le rapport réciproque entre le temps et l’être, Heidegger précise :
« Nulle part au milieu des choses nous ne trouvons l’être. Chaque chose a son
propre temps. Mais l’être n’est pas une chose, n’est pas dans le temps. Et
pourtant l’être reste, en tant que mouvement d’approche de l’être, en tant que
Martin Heidegger, Temps et Être, in Questions IV, (Nous utilisons le livre édité avec
Questions III, nommé Questions III et IV) traduit par François Fédier, Éditions
203
Gallimard, Paris, 1966 pour Questions III et 1976 pour Questions IV. p.194. (Titre
original : Zeit und Sein, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1969.) Nous citons désormais
par TE in QIII et IV.
204 Ibid.p.226. (Note 1).
467
présent, déterminé par le temps, par ce qui tient au temps. »205
Ici, le rapport n’est pas celui qui existe entre deux termes comme être-en-soi.
Le temps et l’être ne sont pas des données a priori et substantielles. Nous avons déjà
posé le mot différence mais avec l’apparition d’une différence, le terme A et le terme
non-A apparaissent. Avant cette différence, on ne peut pas dire que le terme A et le
terme non-A existent. C’est la notion bouddhique de l’engi, mais aussi le rapport que
Heidegger veut dire, le rapport en tant que différence. Ou plutôt le problème
fondamental est le mouvement de différenciation ou bien le mouvement qui crée le
rapport. Pour saisir ce mouvement de rapport par rapport à l’ontologie, Heidegger
donne une interprétation particulière de être et il y a.
« Être – une question, mais rien d’étant.
Temps – une question, mais rien de temporel.
De l’étant, nous disons : il est. Portant le regard sur la question « être » et sur
la question « temps », nous restons circonspects. Nous ne disons pas : l’être est,
le temps est – mais : il y a être, et il y a temps. Au premier abord, nous n’avons,
par ce détour, que changé de tournure. Au lieu de « il est », nous disons « il y
a ». »206
En français, « il y a » qui est considéré comme synonyme de être comporte avoir.
Mais le mot avoir indique l’acte volontaire ou conscient. C’est-à-dire, l’acte de l’homme
ou l’acte du vivant. Comme nous l’avons expliqué, il n’y a pas de mot japonais qui
correspond au mot être et c’est par coïncidence qu’un mot japonais 有 u signifiant il y a
contient la signification de avoir ou de posséder, mais ce qui est plus important, c’est
que nous posons une hypothèse selon laquelle dans le Japon ancien qui était un monde
panthéiste, on a considéré que tous les êtres sont vivants, ainsi les mots japonais
concernant être, existence ou il y a contiennent les connotations du vital. Autrement dit,
la notion du il y a en japonais est développée selon la perspective du monde dans
laquelle l’univers entier est vivant. Nous ne pouvons pas approfondir cette hypothèse au
point de vue de la linguistique et de l’anthropologie japonaises dans cette thèse mais
nous ne pouvons pas négliger cette perspective du vitalisme dans l’histoire de la pensée
japonaise. Cependant est-ce que Heidegger a conscience de la perspective du vitalisme,
quand il situe le mot il y a au centre des problématiques ontologiques ? Sur « il y a »,
205
206
Ibid.p.195.
Ibid.p.197.
468
c’est-à-dire le mot original allemand « Es gibt », Heidegger continue :
« Afin de revenir à la question, au-delà de son expression verbale, il faut
montrer comment cet « Il y a » se laisse éprouver et apercevoir. Le chemin
approprié, en cette direction, c’est que nous fassions apparaître en son lieu
propre ce qui est donné dans le « Il y a » - ce que veut dire « être », qu’ – Il y a ;
ce que veut dire « temps », qu’ – Il y a. En réponse à cela, nous tentons de jeter
le regard en avant jusqu’à cet Il qui donne être et temps. Ainsi regardant en
avant, nous deviendrons en un autre sens encore prévoyants. Nous tentons de
porter au regard le Il et son donner, et nous écrivons le « Il » avec une
majuscule. »207
Sur le mot original « Es gibt » pour « Il y a », le traducteur note :
« « Il y a » traduit « Es gibt ». On se rappellera que geben c’est le développement
germanique de la racine indo-européenne ghabh-, qui a donné le latin habere.
Toutes les fois donc où, dans la traduction, le Es gibt est développé en direction
d’un donner, la traduction va un peu trop loin. Ce qu’il faudrait tenter, c’est
d’entendre le habere latin en consonance avec le geben pour percevoir dans le
« il y a » ce que veut dire « avoir » - et qui sans doute plus proche de tenir que de
posséder. Ainsi, dans la langue courante, on dit : « tenez ! » lorsqu’on donne,
faisant appel à ce qui transforme l’acte subjectif de donner en pure « donation »
- qui est ainsi double abandon. »208
Nous comprenons que le mot geben (donner) en allemand n’est pas opposé à
haben (avoir) et que pour concevoir la notion de « Es gibt » (Il y a), on peut utiliser les
deux mots avoir et donner. Ce qui importe, c’est que Heidegger interprète que le Il (Es)
n’est pas un sujet pour un verbe. Autrement dit, le Il n’indique pas une chose mais
plutôt il est le donner ou l’avoir eux-mêmes. Le donner qui se donne ou l’avoir qu’il y a.
En japonais, il n’y a pas de sujet correspondant au sujet dans des langues occidentales,
une phrase où manque le sujet n’est pas étrange, mais dans les langues occidentales, il
est un peu difficile de saisir le problème. Cependant si on comprend que le donner
signifie le mouvement d’établir le rapport par le biais de la conjonction et, avec ce
rapport qui donne le rapport, ce rapport comme le donner, l’être et le temps
207
208
Ibid.p.197-198.
Ibid.p.226. (Note 3).
469
apparaissent. En même temps, la présence apparaît comme le lieu où le temps et l’être
surgissent. Mais ce donner en tant qu’apparition du rapport qui est aussi celle de la
différence pour nous est, pensons-nous, justement l’Ereignis. Mais Heidegger pense ce
problème de l’apparition du rapport avec co-apparition du lieu ou plutôt la
co-appartenance au lieu comme dimension de l’apparition du rapport. L’Ereignis est
plus précisément le donner du lieu et l’avoir lieu du rapport. Dans ce sens avoir lieu (il y
a), l’Ereignis est l’Être lui-même mais cet être doit être considéré comme l’être-temporal
au sens de la Temporalité dans la présence.
« Être, par quoi tout étant est signé comme tel, être veut dire Anwesen –
approche de l’être, son déploiement dans la présence. Si nous avons regard sur
l’étant qui ainsi avance dans la présence, alors l’être, l’avancée du déploiement
de l’être fait apparition comme « laisser se déployer dans la présence ». Mais
maintenant,
il
s’agit
de
penser
en
propre
ce
laisser-se-déployer-dans-la-présence, c’est-à-dire la mesure dans laquelle est
donné lieu au déploiement en présence. Donner lieu, i.e. laisser être le
déploiement de l’être, cela fait apparaître ce qui lui est propre en ceci qu’il le
porte au non-retrait. Laisser être le déploiement dans la présence veut dire :
libérer du retrait, porter à l’Ouvert. Dans « libérer du retrait » joue un donner,
celui à vrai dire qui dans le laisser-se-déployer-l’être donne le déploiement,
c’est-à-dire l’être. »209
Ce déploiement de l’être constitue l’évolution diachronique c’est-à-dire l’histoire.
C’est l’histoire de l’être par l’être lui-même en tant qu’Ereignis. Heidegger considère
cette histoire de l’être comme la destination de l’être.210 Pour éclaircir l’histoire en tant
que la destination de l’être, l’Ereignis doit être interrogé par rapport à l’homme. Pour
expliquer l’Ereignis qui se rapporte à l’homme ou bien le donner du rapport de l’homme
et de l’être-temporal, Heidegger utilise le terme Gegenwarte pour la présence qui se
distingue d’Anwesen.
« L’avancée du dépliement de l’être s’avance en venant à nous (ce venir-à-nous
étant ce qui nous importe, ce qui nous regarde) ; présence (Gegenwart), cela
veut dire : venir séjourner à notre rencontre (uns entgegenweilen) – à nous, les
209
210
Ibid.p.198.
Cf. Ibid.p.203.
470
hommes. »211
Comme on le sait, l’homme est le Dasein, mais ce qui importe, c’est que
l’homme en tant que le Dasein n’est pas le sujet volontaire qui fait le temps, l’histoire,
ou le monde, etc. mais plutôt celui qui reçoit la donation de l’Ereignis en tant que
donner en présence.
« (…) l’homme, celui que regarde la venue à lui de l’être de présence, celui qui à
partir de cette venue à lui, déploie sa propre présence et, à sa manière, vient
lui-même à être pour tout ce qui entre en présence et pour tout ce qui en
sort. »212
La présence (Anwesen) est fondamentalement la dimension qui apparaît avec
l’Ereignis, mais ensuite l’Ereignis se distingue de l’homme dans la dimension comme
présence (Gegenwart). Heidegger utilise aussi la tournure : ‘’l’espace libre du temps’’
indiquant la présence comme la dimension ouverte pour le Dasein. Dans cette
dimension, les réponses humaines à l’appel de l’Être en tant qu’Ereignis se sont
réalisées sous la forme de notions variées. Il y a une liberté pour ces réponses humaines
et donc dans l’histoire de l’être de la philosophie, plusieurs interprétations sur l’Être
sont apparues en fonction de chaque philosophe.
« Quand Platon présente l’être comme idéa et comme koinonia des Idées ;
Aristote comme énérgeia ; Kant comme positio ; Hegel comme Concept absolu ;
Nietzche comme Volonté pour la Puissance – ce ne sont pas des doctrines
produites au hasard, mais bien des paroles de l’être, qui répondent à un appel
parlant dans le cœur s’hébergeant lui-même de la destination, dans le « Il y a
être ». »213
Ces termes n’indiquent que l’étant mais ils annoncent tacitement l’Être
lui-même. Est-ce parce que l’histoire de l’être elle-même s’annonce ? Mais que dit
Heidegger, quand il parle d’histoire ? L’histoire ne signifie pas l’évolution ou le
développement temporels de la notion vulgaire de l’histoire. L’histoire est l’Être en tant
qu’Ereignis qui demeure en présence. Ici, la présence est ouverte par rapport à l’homme
211
212
213
Ibid.p.208.
Ibid.p.208.
Ibid.p.204.
471
(Da-sein). Ainsi l’histoire est l’histoire de l’être mais en même temps c’est l’histoire de la
signification humaine de l’être. Autrement dit, s’il n’y a pas un rapport qui est aussi la
différence de l’homme, l’histoire elle-même n’existe pas. L’histoire elle-même est la
constitution du lieu du rapport-différence de l’Être et du Dasein. L’histoire qui demeure,
c’est justement l’histoire de l’être mais Heidegger la nomme aussi la terre. Dans Temps
et Être, Heidegger ne pose pas le terme terre mais ce terme est important pour nous.
Maintenant, il faut déterminer finalement la notion d’Ereignis par nos propres mots.
Nous pensons que l’Ereignis est le donner du rapport mais le rapport signifie en même
temps la différence. Ainsi nous pouvons déterminer l’Ereignis comme ‘’le déployer qui se
rapporte-différencie en présence’’. Mais Heidegger pose deux dimensions pour la
présence comme lieu. La première dimension est le rapport-différence du temps et de
l’être qui est indiquée par et dans le titre de ce texte Temp et Être. Cette dimension est
le lieu fondamental qui constitue l’être-phénoménal comme figure et l’Être total comme
fond. L’être-phénoménal indique l’être en état naissant qui devient l’étant dans le
regard de l’homme (Da-sein). Ce qui importe, c’est que l’être-phénoménal est aussi
l’Ereignis en tant que le se raporter-différencier. Dans cette deuxième dimension,
l’Ereignis apparaît comme le rapport-différence de l’Être et du Da-sein. Mais plus
précisément, cette dimension surgit comme la présence de Da (là) et de Sein (l’être) dans
le Da-sein (Être-là) qui est indiqué par – (tiret) entre Da et Sein. Nous pouvons dire que
la première dimension est fondamentale et naturelle et que la deuxième est symbolique
et humaine. Le monde humain est constitué dans cette deuxième dimension mais ce qui
est important, c’est que l’Être s’annonce dans la deuxième dimension qui se mélange à
la première dimension. Dans ce cas, l’Être apparaît comme le fond du monde humain.
Mais ce fond n’est pas le terrain substantiel, il est plutôt l’histoire. Et donc, cette
histoire comme fond est nommée la terre. Nous examinerons encore plus tard cette
notion de la terre, mais ce qui importe, c’est que la position de l’homme comme Da-sein
n’est pas tout à fait transcendante à la terre. Autrement dit, la position humaine est
passive par rapport à l’univers ou bien à l’Être en tant qu’Ereignis. Cette passivité est
opposée peut-être à la perspective du monde d’après la poiésis qui constitue la base de la
pensée de la science analytique et de la technologie moderne. Heidegger écrit :
« Le temps n’est pas un fabricat de l’homme, l’homme n’est pas un fabricat du
temps. Il n’y a pas ici de fabrication, pas de faire. Il n’y a que le donner –
entendu au sens de la porrection que nous avons nommée, celle qui régit et
éclaircit l’espace libre du temps. »214
214
Ibid.p.215.
472
En dépassant la perspective anthropocentriste de la poiésis, l’histoire de l’être
qui
est
destinée
au
Dasein indique en réalité ce qu’est l’être lui-même
fondamentalement. Selon Heidegger, des paroles de l’être lui-même racontent l’histoire
de l’être selon l’espace libre du temps en présence de l’Être en tant que l’Ereignis. Les
sens anciens du mot « être » résonnent dans la présence. Ici, nous rappelons l’étymologie
du mot « être ». Dans Introduction à la métaphysique, Heidegger pose « trois racines
différentes » desquelles relève toute la variété des flexions du verbe « être ».
« 1. La plus ancienne, la racine véritable, est es, en sanscrit asus, la vie, le
vivant, ce qui de soi et à partir de soi se tient, et va, et repose en soi : le
subsistant-par-soi (eigenständig). C’est à quoi se rattachent en sanscrit les
formations verbales esmi, esi, esti, asmi. Eimi et einai y correspondent en grec,
esum et esse en latin. (…).
2. La seconde racine indo-européenne est bhû, bheu. S’y rattache le grec phyô,
s’épanouir, perdominer, venir à stance et rester en stance à partir de soi-même.
Ce bhû a été jusqu’à présent compris comme nature et comme « croître », selon
la conception ordinaire et superficielle de physis et phyein. A partir de
l’interprétation plus originaire, à laquelle on arrive en s’attaquant au point de
départ de la philosophie grecque, le « croître » se révèle comme un s’épanouir,
qui à son tour reste déterminé à partir de l’adester et de l’apparaître.
Aujourd’hui on rapproche la racine phy- de pha-, phainesthai. La physis serait
ainsi ce qui entre dans la lumière en s’épanouissant, phyein, briller, luire,
paraître, et par suite apparaître (…).
3. La troisième racine apparaît seulement dans le domaine de flexion du verbe
germanique sein ; c’est wes ; sanscrit : vasami ; germanique : wesan, habiter,
demeurer, re-ster ; à ves se rattachent westia, wastu, Vesta, vestibulum. A
partir de là se forment en allemand : gewesen (été) ; puis : was, war (était), es
west (cela « este »), wesen (« ester »). Le participe wesend se retrouve encore
dans an-wesend (présent, ad-estant) et ab-wesend (ab-sent). Le substantif
Wesen ne signifie pas originairement la quiddité, l’essence, mais le re-ster
constitutif du présent (Gegenwart), la pré-sence (An-wesen) et l’ab-sence
(Ab-wesen). Le –sens du latin prae-sens et ab-sens a disparu. (…). »215
Ce qui est intéressant, c’est que comme nous l’avons indiqué dans l’étymologie
215
Heidegger, IM, p.80-81.
473
des mots japonais signifiant il y a, les mots exprimant l’être ne montrent pareillement
qu’un mode d’être analogique à l’être vivant. Selon Heidegger, la linguistique nous
conduit à la conclusion suivante : ‘’De ces trois racines tirons les trois significations qui
apparaissent clairement à l’origine : vivre, s’épanouir, demeurer’’ et de même : ‘’ces
significations primitives ont aujourd’hui disparu ; (…) seule s’est maintenue une
signification « abstraite » : « être ».’’ 216 Ce sont les significations originaires du mot
« être » : vivre, s’épanouir, demeurer que Heidegger essaie de retrouver à travers la
problématique de l’Ereignis. Cependant, une nouvelle question se pose. Parmi les trois
sens, lequel est fondamental ? Pour vivre, il faut naître, et pour demeurer, il faut naître.
Si naître est l’origine de tous les êtres vivants, alors, naître correspond à s’épanouir.
Mais l’épanouissement observé dans la nature suppose une base ou une cause comme la
terre ou une racine d’arbre. Ce que nous voulons dire n’équivaut pas à un phénomène
naturel de l’ordre de la fleur qui s’épanouit dans un arbre ou sur la terre. Le s’épanouir
signifie l’apparition mais l’apparition signifie en même temps l’apparition de la
différence et celle de la dimension. La différence ou bien la différenciation indique
l’origine ou la genèse du monde. Comme nous l’avons expliqué, si l’Ereignis montre le
rapport fondamental ou bien la différence fondamentale, il faut réfléchir au s’épanouir
c’est-à-dire à la physis. Dans cette problématique, nous considérons l’Ereignis comme
puissance de différenciation en tant que physis. Est-ce que la physis a exprimé le
mystère de la genèse du monde ou plus rigoureusement, l’étonnement à propos de
l’activité de la nature vivante elle-même ? Ainsi les philosophes présocratiques, selon les
phénomènes de la nature vivante qui naissent, deviennent et disparaissent, ont
commencé à étudier ou méditer sur ce qu’est le monde, sur ce qu’est l’être. Cependant il
y a d’abord l’activité, le mouvement et l’apparition. Dans ce sens, nous pensons que la
problématique de la physis précède la question de l’être.
Il va sans dire que notre pensée provient de nos interrogations sur le jinen dans
la perspective de la vacuité et de l’engi (co-production conditionnée). Nous interprétons
la notion d’Ereignis comme l’Être même dans la perspective de notre pensée du jinen et
nous ne pensons pas que notre interprétation soit unique et définitive. Ce que nous
exprimons ici n’est qu’une compréhension de l’Être dans une perspective orientale. Mais
nous devons indiquer une différence remarquable entre l’Ereignis et le jinen, c’est le fait
que Heidegger essaie d’expliquer l’histoire dans la proposition de l’Ereignis. L’histoire,
c’est avant tout l’histoire de l’Être mais elle existe sur le mode de l’Ereignis qui demeure
par rapport au Dasein ou dans le regard du Dasein. Cette histoire se réalise à travers
l’idée de la terre chez Heidegger. Cependant l’idée d’après la terre n’occupe pas le cœur
216
Ibid.p.81-82.
474
de la notion du jinen dans le taoïsme et le bouddhisme. Le jinen en tant que puissance
de l’apparaître et du devenir est exprimé plutôt par les métaphores de l’air ou de la
lumière. Mais nous examinerons ce problème plus loin.
En essayant de trouver les points de rencontre entre la philosophie occidentale
et la pensée orientale, nous avons peut-être exposé trop grossièrement notre idée. Mais
à ce propos, Gen Kida, philosophe japonais contemporain et spécialiste de la
phénoménologie et de l’ontologie présente une idée intéressante dans son livre sur
Heidegger. Kida écrit que la notion de physis semble très proche de la perspective du
monde d’après le naru de la nature dans les légendes du Japon ancien qu’on peut
trouver par exemple dans le Kojiki (Recueil des faits anciens) édité au VIIIe siècle.217
Kida, non spécialiste de la pensée orientale, n’approfondit pas son idée sur le naru dans
l’ouvrage que nous citons. Pourtant il a deviné intuitivement la similitude de la pensée
de la physis et la perspective du monde du Japon ancien d’après le jinen. Il considère de
plus que c’est la pensée sur la physis qui constitue le noyau de la philosophie
heideggerienne dans ses dernières époques (après 1935), mais aussi que sur l’évolution
de sa pensée, Nietzsche a exercé une influence fondamentale.218 Dans la prochaine
section, nous étudierons ce problème.
217
218
Gen Kida, op.cit.p.186-187.
Cf. Ibid.p.188-198.
475
3.
Terre et Ciel
Nous ne pouvons pas aborder profondément la philosophie de Nietzsche dans
cette thèse. Il faut cependant montrer au moins une esquisse de notre pensée sur
Nietzsche, car comme Kida l’indique, nous ne pouvons pas négliger la grande influence
de Nietzsche sur Heidegger, notamment à propos de l’élaboration de la notion de physis
chez Heidegger. Nous pensons que Heidegger a progressé dans sa pensée de l’Ereignis à
travers des luttes avec et contre Nietzsche. Mais à propos de la découverte du sens de la
physis, il y a d’autres pionniers. Il s’agit de Hölderlin et Schelling. À ce propos, Dastur
écrit :
« Hölderlin ne voit pas dans la nature un tout déjà existant, mais au contraire
une totalité vivante, qui inclut donc en elle-même un processus interne de
différenciation. Schelling lui aussi décèle dans la nature un processus de
différenciation, une organisation et un développement graduel selon ce qu’il
nomme des Potenzen, des ‘’puissances’’ de la plante à l’homme. »219
Heidegger a écrit des textes importants sur Hölderlin et Schelling. Notamment
le premier est pour Heidegger le meilleur poète, et ses poèmes ont certainement inspiré
Heidegger pour sa réflexion sur la physis. Nietzsche n’est ni le premier ni le seul
penseur qui ait abordé la physis. Cependant selon Heidegger, Nietzsche a développé la
problématique de la physis jusqu’au bord de la métaphysique et donc il est le dernier
métaphysicien. Mais nous pensons que la vision nietzschéenne de la physis est
constituée d’après un point de vue essentiellement différent de celui de Heidegger. Au
contraire de Hölderlin et Schelling, pensons-nous, qui entretiennent des relations
intimes avec la vision heideggerienne de la physis. Comment concevoir cette différence,
c’est un de nos thèmes sur le rapport entre Nietzsche et Heidegger.
Heidegger commence le troisième cours du recueil Nietzsche, intitulé La
volonté de puissance en tant que connaissance, par une question : ‘’Qui est Nietzsche ?’’
« Qui est Nietzsche, avant tout : qui il sera, - nous le saurons dès que nous
serons en mesure de penser la pensée qu’il a structurée dans cet agencement de
mots : la Volonté de puissance. Nietzsche est ce penseur qui a parcouru
l’itinéraire de la pensée menant à la Volonté de puissance. »220
219
220
Dastur, Hölderlin… op.cit.p.107.
Heidegger, N.1, op.cit.p.369.
476
Heidegger en outre écrit :
« (…) dans Ecce homo, il ne s’agit ni d’une autobiographie ni de la personne de
M. Nietzsche, mais à vrai dire d’une fatalité ; non pas d’un sort individuel, mais
de l’histoire d’une période des Temps modernes en tant qu’un moment final de
l’Occident. Mais il appartient sans doute aussi à la fatalité particulière de ce
suppôt de la fatalité occidentale que (jusqu’à présent, du moins) tout ce que
Nietzsche voulût jamais atteindre par ses ouvrages, se soit retourné en son
contraire. »221
Selon Heidegger, Nietzsche est avant tout un penseur qui mène à la volonté de
puissance mais malgré son intention, il reste dans le domaine de la philosophie en tant
que métaphysique. Car il saisit la volonté de puissance d’après les notions
métaphysiques et il n’a pas pu tracer jusqu’à la fin la portée de cette notion. Autrement
dit, la volonté de puissance est réduite à l’étant et elle n’est pas encore interrogée dans
la perspective de l’Être. Cela signifie que Nietzsche a vécu dans l’histoire de la
philosophie occidentale et il n’a pas pu s’élever de cette terre qui demeure comme la
destination de la philosophie occidentale. Ici, nous ne nous demanderons pas si la
compréhension de Nietzsche par Heidegger est correcte ou pas. Mais en un sens,
Heidegger dit qu’il prend la suite des problématiques que Nietzsche a proposées.
L’histoire de la philosophie en tant que métaphysique était justement posée chez
Nietzsche comme l’histoire du nihilisme, mais Heidegger resitue ce problème dans la
question de l’histoire de l’être. L’Ereignis remplace chez Heidegger la volonté de
puissance. Mais si nous commencions à étudier le problème du rapport de Nietzsche et
de Heidegger, nous devrions nous plonger dans une grande question : qu’est-ce que la
philosophie occidentale ? Il faut cependant borner notre étude sur Nietzsche au point de
vue de notre question sur le jinen.
Nietzsche, comme on le sait, commence sa carrière de chercheur par la
philologie, puis débute brillamment son œuvre philosophique par la publication de La
Naissance de la tragédie. En remontrant à l’esprit de l’un des plus anciens Grecs,
Nietzsche essaie d’éclaircir le sens fondamental de la tragédie dans le monde grec. En
même temps, cet essai entreprend philosophiquement l’éclaircissement de la
philosophie présocratique. Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche examine la
dualité de l’apollinien et du dionysiaque dans l’évolution de l’art grec. Au début de cet
221
Ibid.p.369-370.
477
ouvrage, Nietzsche distingue ces deux termes, selon les caractères des deux divinités de
l’art grec, Apollon et Dionysos, le premier indiquant l’art plastique et le dernier, l’art
non plastique.222 ‘’Ces deux impulsions si différentes marchent de front (…) jusqu’à ce
qu’enfin, par un geste métaphysique miraculeux de la « volonté » hellénique, elles
apparaissent accouplées l’une à l’autre et, dans cet accouplement, en viennent à
engendrer l’œuvre d’art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique.’’223
Nous n’avons pas l’intention d’expliquer la logique nietzschéenne sur cette dualité et
l’intégralité de la tragédie attique. Mais ce qui importe, bien que Nietzsche examine les
deux impulsions, c’est que c’est dans le dionysiaque ou plutôt Dionysos lui-même que
Nietzsche trouve le sens le plus fondamental du monde grec qui a produit la tragédie
grecque. C’est parce que l’apollonien devient le principe de l’individuel d’après lequel la
notion d’humanité comme subjectivité se développe avec la notion de démocratie. Dans
ce sens, l’apollonien dirige le principe de l’humanisme. Au contraire, le dionysiaque
montre le côté sombre du monde comme le fatalisme et le pessimisme. Le dionysiaque
indique la force du destin qui avale dans son fleuve violent, tous les actes humains,
même ceux qui sont intellectuels et héroïques. Selon Nietzsche, la meilleure tragédie
grecque est l’intégralité de la dualité de l’apollonien et du dionysiaque, pourtant la
tragédie grecque a été dirigée fondamentalement par le dionysiaque. La tragédie
grecque était consacrée à Dionysos. Car Dionysos indique ce qu’est la base de l’homme
indivis avant que l’homme ne se divise dans l’individualité subjective. Nietzsche écrit :
‘’Apollon ne pouvait vivre sans Dionysos’’.224 La Naissance de la tragédie interroge
l’origine de la tragédie mais en même temps cet ouvrage montre le sens original de
Dionysos. Ce que Nietzsche indique par Dionysos est ‘’la nature intouchée par la
connaissance, encore verrouillée aux intrusions de la civilisation’’. 225 La nature
elle-même, c’est-à-dire la physis est la problématique fondamentale qui sous-tend la
dualité de l’apollonien et du dionysiaque.
« (…) l’apollinien et son contraire, le dionysiaque, comme des forces artistiques
(…) jaillissent de la nature elle-même sans la médiation de l’artiste et par
lesquelles la nature trouve à satisfaire primitivement et directement ses
pulsions artistiques : c’est-à-dire, d’une part, comme le monde d’images du rêve,
Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Texte, fragments et variantes
établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Traduit de l’allemand par Michel Haar,
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Éditions Gallimard, Paris, 1977. p.27.
(Titre original : Die Geburt des Tragödie, Nachagelassene Fragmente 1869-1872).
223 Ibid.p.27-28.
224 Ibid.p.41.
225 Ibid.p.56.
222
478
dont la perfection est sans aucun rapport avec le niveau intellectuel et la
culture esthétique de l’individu et, d’autre part, comme la réalité d’une ivresse
qui, elle non plus, ne tient pas compte de l’individu, mais qui cherche au
contraire à anéantir toute individualité pour la délivrer en un sentiment
mystique d’unité. Au regard de ces dispositions artistiques immédiates de la
nature, tout artiste est un « imitateur », à savoir : soit un artiste apollinien du
rêve, soit un artiste dionysiaque de l’ivresse, soit enfin – comme dans la
tragédie grecque par exemple – un artiste du rêve et de l’ivresse à la fois, - ce
dernier étant, si l’on veut, à penser comme celui, gagné par l’ivresse
dionysiaque et le dessaisissement mystique de soi, s’effondre, seul, à l’écart des
chœurs exaltés au moment même où, sous l’effet apollinien du rêve, son propre
état (c’est-à-dire son unité avec le fond le plus intime du monde) se révèle à lui
dans une image de rêve analogique. »226
La dualité de l’apollonien et du dionysiaque n’est que provisoire. Le vrai
problème caché est celui de la nature. Autrement dit, l’apollonien et le dionysiaque ne
sont que deux « imitations » des artistes comme imitateurs de la force fondamentale de
la nature elle-même. Mais ce que Nietzsche veut dire, est-ce que les problématiques de
l’apollonien et du dionysiaque sont fausses et qu’il faut poser la notion de la nature
comme vraie problématique ? Autrement dit, est-ce qu’il pose la nature comme troisième
terme pour dépasser dialectiquement les deux termes présupposés ? Cette
interprétation dialectique n’est pas exacte. La nature elle-même se divise en apollonien
et dionysiaque mais selon cette distinction, la nature montre ce qu’elle est elle-même.
La nature, c’est le dionysiaque. La nature n’est pas le troisième terme mais plutôt la
fonction de la nature elle-même en tant que dionysiaque. Selon Nietzsche, les Grecs se
sont considérés eux-mêmes comme déterminés par le caractère apollonien. La divinité
Dionysos est la divinité qui a initié à la viticulture et à la vinification des colonies
grecques d’Asie. C’est-à-dire que Dionysos est d’abord la divinité qui symbolise fécondité
et vitalité de la terre. En un mot, il est le symbole de la nature vivante. Mais Dionysos
est en même temps une divinité barbare qui n’est pas d’origine grecque. Toutefois, dans
la mythologie, une divinité barbare en indique souvent une plus ancienne et plus
fondamentale. Nous pensons que Dionysos révèle une des divinités plus anciennes et
essentielles. C’est-à-dire que Dionysos réalise l’origine des dieux grecs en tant que
nature, physis en grec. En même temps, chez les Grecs, le dionysiaque est exprimé
comme le côté sombre ou l’ombre du monde grec. Car il est la fatalité inévitable du cycle
226
Ibid.p.32.
479
de la naissance et de la mort. Mais cela signifie que Dionysos est le fond autrement dit
la terre. En un sens, Apollon lui-même n’est qu’une divinité naissant sur cette terre.
L’origine d’Apollon est Dionysos en tant que terre et physis. Ce qui importe, c’est que
Dionysos en tant que physis est l’origine, pourtant il n’existe pas sans la dualité et la
diversité que l’activité de la physis elle-même engendre. Cependant l’idéologie
socratique et platonicienne, c’est-à-dire la pensée trop humaine est un commencement
de l’unification de cette dualité sous le nom de vérité logique et métaphysique, en
oubliant et en tuant le sens fondamental de Dionysos en tant qu’ombre, terre et physis.
Le problème du Platonisme doit être saisi au point de vue de la problématique de
Dionysos contenant la dualité et la diversité. Le plus grand problème posé par le
platonisme réside dans la supposition de la vérité unique et absolue. La doctrine
platonicienne réduit le sens du dynamisme de la dualité entre ombre et lumière, ou
entre terre et ciel, c’est-à-dire entre Dionysos et Apollon au processus pour atteindre la
vérité absolue. Le christianisme est en un sens un platonisme vulgaire, mais auquel
manque l’équivalent de la valeur opposée au Dieu monothéiste qui serait le mal ou la
non-vérité. La pensée de Dionysos en tant que physis est exprimée par la notion de
Leben (la vie) chez Nietzsche. Dans La Naissance de la tragédie, la vie ne signifie que la
pulsion aveugle de la vie, notion dans laquelle on trouve l’influence de la notion de la
volonté de Schopenhauer. Cependant Nietzsche développe la notion de volonté comme
volonté de la vie elle-même qui veut devenir plus grande, plus forte. La volonté de
puissance signifie cette vie qui devient plus puissante. Dans Par-delà le bien et le mal,
Nietzsche écrit clairement :
« Avant tout un être vivant veut donner libre cours à sa force, - la vie est volonté
de puissance (…). »227
Nous ne pouvons pas examiner en profondeur la problématique de la volonté
puissance dans cette thèse. Cependant si on ose dire en simplifiant, Heidegger pense
que selon cette problématique, Nietzsche trouve la notion de physis comme
problématique fondamentale et originaire de la philosophie grecque c’est-à-dire de la
philosophie occidentale. Cependant selon Heidegger, Nietzsche tombe dans un faux
problème d’opposition de l’être et du devenir. Nietzsche considère l’idée platonicienne
comme l’être et selon lui, c’est Héraclite, un philosophe idéal qui a posé la notion du
devenir opposée à l’être avant la domination idéologique du monde philosophique par le
platonisme. Autrement dit, l’essence de la physis est le devenir mais l’être qui n’est que
227
Nietzsche, Par-delà…, op.cit.p.570.
480
l’apparence est posé comme l’essence et la vérité chez Platon. Dans ce sens, il faut
renverser la position de l’être et du devenir d’après le point de vue de la physis
c’est-à-dire de la volonté de puissance. Heidegger objecte que cette idée du
renversement ne dépasse jamais la structure métaphysique. Même si on renverse les
positions de l’essence et l’apparence, les suppositions de deux termes restent. C’est la
base des suppositions de l’essence et de l’apparence qu’il faut dépasser. La notion
platonicienne de l’idée et la notion héraclitienne du devenir, n’indiquent que l’étant.
C’est-à-dire qu’il leur manque le point de vue de l’Être. Pourtant Heidegger indique que
Nietzsche a eu le projet de saisir la volonté de puissance dans la perspective de l’Être,
mais il ne pouvait pas vraiment dépasser le point de vue de l’étant. Ainsi Heidegger
pense qu’il développe la vraie portée de la volonté de puissance par l’idée d’Ereignis.
Heidegger écrit :
« Nietzsche veut certainement le devenir et le devenant en tant que le
caractère fondamental de l’étant dans sa totalité ; mais c’est pas précisément et
avant tout le devenir qu’il veut en tant que ce qui demeure – en tant que
l’ « étant » proprement dit : étant notamment dans le sens des penseurs grecs.
Nietzsche pense en métaphysicien de façon trop décidée pour ne pas le savoir.
C’est pourquoi un fragment qui ne trouve sa forme définitive que durant la
dernière année, en 1888 (La Volonté de puissance, no. 617) débute ainsi :
« Récapitulation :
« Empreindre le devenir du caractère de l’Être – c’est la suprême Volonté de
puissance. »
Nous demandons : pourquoi ceci est-il la suprême Volonté de puissance ?
Réponse : parce que la Volonté de puissance n’est dans sa plus profonde essence
rien d’autre que rendre le devenir consistant dans la présence.
Dans cette interprétation de l’Être, passant par l’extrême de la position
métaphysique fondamentale des Temps modernes, la pensée initiale de l’Être
en tant que physis, parvient à son achèvement. École et apparaître, devenir et
se rendre présent sont repensés dans la pensée de la Volonté de puissance en
l’unité de l’essence de l’ « Être », dans le sens primitif du commencement, non
pas en tant qu’imitation de la pensée grecque, mais en tant que métamorphose
de la pensée moderne de l’étant, trouvant ici l’achèvement qui lui est
assigné. »228
228
Heidegger, N.1, p.508-509.
481
On peut dire que la notion heideggerienne d’Ereignis, est un développement de
la volonté de puissance qui n’était considéré que comme l’étant chez Nietzsche.
Autrement dit, Heidegger restitue la problématique nietzschéenne de l’Être. Mais est-il
juste qu’on interprète la pensée nietzschéenne selon la perspective de l’Être ? Nous ne
nous opposons pas à la philosophie heideggerienne, pourtant nous pensons que
l’interprétation heideggerienne sur Nietzsche indique une différence subtile mais
fondamentale entre les points de vue de Nietzsche et Heidegger. Quand Nietzsche
trouve sa pensée dans la perspective héraclitienne du devenir, ce que Nietzsche veut
dire est un autre point de vue que celui de l’ontologie d’après l’Être. L’idée de la suprême
volonté de puissance en tant que l’empreindre du devenir sur le caractère de l’Être est
posée comme notion de L’Éternel retour du même. Nous n’abordons pas cette notion,
mais au moins il faut saisir cette notion selon la spécificité de Zarathoustra qui réalise
la volonté de puissance. Selon le point de vue de Zarathoustra, Dionysos en tant que
destin de la terre n’est que l’ombre de la volonté de puissance. Le concept fondamental
de Nietzsche est la volonté de puissance qui n’est jamais une idée de la physis
demeurant dans la terre mais celle de la physis qui s’élève au ciel. Nietzsche lui-même
n’est pas un philosophe de la terre. Nietzsche médite sa pensée selon les images de l’air
et le ciel. Au contraire, Heidegger est typiquement un philosophe de la terre. Nous
examinerons Nietzsche plus loin, quant à Heidegger il élabore sans doute sa pensée de
la physis d’après la vision métaphorique de la terre. Nous en trouvons un exemple
caractéristique dans L’Origine de l’œuvre d’art. Ce texte est composé d’après trois textes
donnés en conférence en 1936, notons que c’est à partir de cette année que Heidegger a
commencé les cours sur Nietzsche poursuivis jusqu’à 1946 et de plus c’est de 1936 à
1938 que Heidegger a écrit les manuscrits sur l’Ereignis qui ont été publiés en 1989
sous le titre : Berträge zur Philosophie – vom Ereignis (Contributions à la philosophie –
de l’Ereignis).
Au début de L’Origine de l’œuvre d’art, Heidegger accentue le rapport
réciproque de l’artiste et de l’œuvre d’art, mais ces deux termes, artiste et œuvre d’art,
n’existent pas en soi. Selon ce rapport réciproque entre l’artiste et l’œuvre d’art, le sens
de l’art doit être déterminé.229 Pour interroger le sens de l’art, nous allons poser d’abord
une question : Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Est-ce une chose ? Pourtant nous
distinguons l’œuvre d’art des autres choses comme une pierre et une table, etc.
Simplement dit, une chose existe dans le réseau des significations ou des valeurs
symboliques. Par exemple, une pierre est une chose naturelle et une table est un meuble
fabriqué par l’homme. Toutefois une pierre peut changer de signification, quand nous
229
Cf. Heidegger, OA, p.13.
482
l’utilisons comme décoration dans un jardin ou comme pièce d’un mur. Autrement dit,
dans notre monde vulgaire, une chose apparaît comme un signe ou un signal dont la
signification est déterminée dans une communauté symbolique et humaine. C’est-à-dire
que l’œuvre d’art est aussi une chose mais ce n’est pas la chose elle-même, mais plutôt
une signification symbolique qui est déterminée par la signification commune ou la
valeur de l’art dans une communauté. Il est vrai que la signification de l’art est
différente entre les communautés. Mais si la signification seule était la cause de tous
ces problèmes, l’œuvre d’art ne serait pas une chose, mais seulement un signe. Et il
faudrait interroger seulement le sens pur de l’art. Mais cette proposition n’est-elle que
celle de l’idéalisme ? Heidegger pose une autre question : ‘’Qu’est donc, en vérité, une
chose, dans la mesure où elle est chose ?’’230
Dans l’histoire de la philosophie, selon les propositions sur le rapport de la
matière et de la forme, on a posé cette question. Nous ne présentons pas le déroulement
de l’explication heideggerienne ici, mais si on ose dire simplement la synthèse de la
matière et de la forme est une détermination de la philosophie classique. Dans nos
sensations, une chose est une matière mais à travers la forme.
« Ce qui donne aux choses leur consistance et leur drue fermeté, en provoquant
ainsi, du même coup, la qualité de leur afflux sensible, cela, la couleur, la
sonorité, la dureté, la massivité, c’est leur matérialité. Cette définition de la
chose comme matière (hure) implique et pose immédiatement la forme
(morphe). La consistance d’une chose consiste précisément en ce qu’une
matière consiste avec une forme. La chose est une matière informée. Cette
interprétation de la chose se réclame de l’aspect immédiat sous lequel la chose,
de par le visage (éidos) qu’elle nous offre, nous concerne. La synthèse de
matière et forme nous livre enfin le concept de chose convenant aussi bien aux
choses de la nature qu’aux choses de l’usage (Gebrauchsdinge). »231
Heidegger cependant explique que la forme et la matière ne dépassent pas la
signification symbolique. Heidegger utilise le terme utilité qui est une forme contenant
une signification qui détermine le rapport de la forme et de la matière. La forme est
avant tout un contour mais elle n’est pas littéralement une forme pure.
« (…) la cruche, la hache, la prise de chaussures sont également de la matière
230
231
Ibid.p.17.
Ibid.p.25.
483
prise dans une forme. Bien plus, la forme en tant que contour n’est pas que le
résultat d’une répartition de la matière. C’est au contraire la forme qui
détermine l’ordonnance de la matière. Elle détermine même la qualité et le
choix de la matière : l’imperméabilité pour la cruche, une dureté suffisante
pour la hache, de la solidité et de la flexibilité pour les chaussures. Cet
alliage-ci de la forme et de la matière se règle d’avance sur l’usage précis
auquel sont destinées la cruche, la hache, les chaussures. Une telle utilité n’est
jamais assignée ni imposée après coup à des étants du genre de la cruche, de la
hache, de la paire de chaussures. Elle n’est pas plus une finalité qui planerait
quelque part au-dessus d’eux. »232
Nous pensons que ce que Heidegger indique par le terme, utilité, est la même
idée que celle selon laquelle la signification d’une chose apparaît dans l’ordre
symbolique et humain. Mais l’important, c’est que la signification apparaît avec la
forme. Autrement dit, le problème qui était soulevé par la notion de forme est celui de
l’unité de la forme et du sens, autrement dit le sens-phénoménal. Ce que nous voulons
dire par le mot sens-phénoménal, c’est que le phénomène apparaît comme Gestalt dans
laquelle on ne peut pas distinguer entre la forme et le sens. Un phénomène vécu n’est ni
forme en soi ni sens en soi. Mais à travers la forme en tant que sens-phénoménal, nous
entrevoyons une autre dimension de la chose exprimée dans le mot matière quand il
concerne la notion de la chose telle quelle. Comment saisir la chose telle quelle,
c’est-à-dire ‘’ce qu’il y a de proprement chose dans la chose, de proprement produit dans
le produit et de proprement œuvre dans l’œuvre’’. Ainsi Heidegger propose une méthode
de phénoménologie. Pour saisir la chose telle quelle, Heidegger dit :
« (…) il ne suffit que de lasser la chose reposer en elle-même, par exemple dans
son être-chose, en évitant strictement l’anticipation et l’insulte des théories (…).
Nous devons nous tourner vers l’étant, penser à son contact même, ayant en
vue son être, mais précisément de telle sorte que nous le laissions reposer en
lui-même, dans son éclosion. »233
Nous
résumons
cette
citation comme
suit :
en
évitant
des
théories
philosophiques, décrire l’être-chose lui-même. En fait, Heidegger pose une réduction
eidétique que nous avons expliquée comme l’interprétation merleau-pontienne de la
232
233
Ibid.p.27.
Ibid.p.31.
484
phénoménologie. Heidegger lui-même précise :
« Comment expérimenter ce qu’est le produit en vérité ? La démarche
maintenant nécessaire doit se tenir à l’écart des tentatives proposant tout
aussitôt les diverses anticipations des interprétations courantes. Nous nous en
assurerons au mieux en décrivant tout simplement, sans aucune théorie
philosophique, un produit. »234
Mais comment appréhender une telle description ? Heidegger choisit la voie de
l’œuvre d’art :
« Comme exemple, prenons un produit connu : une paire de souliers de paysan.
Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. Tout le monde en
connaît. Mais comme il y va d’une description directe, il peut sembler bon de
faciliter la vision sensible. Il suffit pour cela d’une illustration. Nous
choisissons à cet effet un célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de
telles chaussures. »235
Mais si on décrit seulement les éléments représentatifs du tableau, on ne peut
pas trouver beaucoup d’indications. Il n’y a qu’une paire de chaussures très banales et à
l’arrière-plan, il n’y a presque rien. On voit seulement le sol et une partie du mur qui
donnent peu de renseignements concrets. Le contenu de ce tableau est apparemment
très pauvre. Cela signifie donc que si nous posons objectivement des éléments
représentatifs qui sont exposés dans le tableau nous ne pourrons jamais comprendre
l’être-produit du produit. Heidegger ensuite nous propose de réfléchir à l’utilité du
produit. En réalité, quand nous marchons en portant des chaussures, normalement
nous n’avons pas conscience de l’être des chaussures. Les chaussures deviennent l’usage
transparent lui-même. Heidegger écrit : ‘’C’est la paysanne aux champs qui porte les
souliers. Là seulement ils sont ce qu’ils sont. Ils le sont d’une manière d’autant plus
franche que la paysanne, durant son travail, y pense moins, ne les regardant point et ne
les sentant même pas. Elle est debout et elle marche avec ces souliers. Voilà comment
les souliers servent réellement.’’236 Nous comprenons que ce que Heidegger décrit est le
mode d’existence de notre expérience du monde quotidien. Nous vivons en immersion
234
235
236
Ibid.p.32.
Ibid.p.32-33.
Ibid.p.33.
485
dans une signification de l’ordre de l’usage des choses. Dans ce cas, les choses ne sont
que des signes indicateurs. Mais le monde ambiant de l’animal est peut-être proche du
mode d’existence de l’homme dans le monde de l’usage des choses. Pour les animaux,
une chose n’est rien d’autre qu’une signification, par exemple, elle est de la nourriture
ou bien elle n’est pas de la nourriture. Autrement dit, la chose n’est que le signal se
rapportant à la survie. Dans ce sens, le monde humain n’est pas constitué seulement
par des choses naturelles mais plutôt par des choses contenant les significations
humaines, autrement dit le monde humain est symbolique. Les chaussures sont bien
sûr un produit humain, toutefois l’homme l’utilise comme une chose naturelle. L’homme
vit quotidiennement dans son monde symbolique en tant que monde ambiant. Pourtant
nous savons que le monde humain n’est pas borné au monde ambiant. Au contraire, le
monde est pauvre pour les animaux mais pas pour l’homme, ou bien pour les animaux,
un monde comparable au monde humain n’existe pas. Et alors, qu’est-ce que le monde
humain ? Ce que le tableau de Van Gogh nous montre est justement un monde. Dans le
tableau, il n’y a qu’une paire de chaussures, et rien de plus. Toutefois, ce n’est pas tout
ce que le tableau raconte.
« Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des
pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente
et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables,
s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide.
Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd
dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son
don tacite du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère
du champ hivernal. A travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la
sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l’angoisse
de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. Ce
produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au
sein de cette appartenance protégée, le produit repose en lui-même. »237
La problématique de la terre et du monde humain, et celle de leur rapport
constituent le thème abordé par Heidegger dans l’étude de ce tableau de Van Gogh.
Meyer Schapiro indique cependant que les chaussures dans les tableaux de Van Gogh
sont en réalité celles de l’artiste lui-même qui sont des chaussures de ville, et non des
237
Ibid.p.34.
486
chaussures pour les travaux paysans.238 Schapiro a peut-être raison. Mais dans ce cas,
est-ce que l’interprétation heideggerienne du tableau n’est qu’une rêverie subjective et
arbitraire du philosophe ? Pour nous, le problème n’est pas la justesse de l’appréciation
de l’œuvre d’art. L’important, c’est de comprendre ce que Heidegger veut dire par sa
rêverie et ce que cette rêverie raconte sur la base inconsciente du philosophe. Dans le
paragraphe suivant, Heidegger montre que son interprétation ne provient pas
seulement de la méditation sur l’image du tableau, c’est-à-dire de l’appréciation
analytique de la peinture, mais plutôt de l’ouverture à l’imagination du monde vécu des
paysans. La rêverie heideggerienne aboutit à la notion de solidité.
« L’être-produit du produit réside bien en son utilité. Mais celle-ci à son tour
repose dans la plénitude d’un être essentiel du produit. Nous l’appelons la
solidité (die Verlässilichkeit). Grâce à elle, la paysanne est confiée par ce
produit à l’appel silencieux de la terre ; grâce au sol qu’offre le produit, à sa
solidité, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour ceux qui sont avec elle
comme elle, monde et terre ne sont là qu’ainsi : dans le produit. Nous disons
« ne…que », mais ici la restriction a tort. Car c’est seulement la solidité du
produit qui donne à ce monde si simple une stabilité bien à lui, en ne s’opposant
pas à l’afflux permanent de la terre. »239
Cette solidité du produit constitue le lien intime entre la terre et le monde
humain, sinon le produit devient une fabrication quelconque. ‘’L’utilité du produit n’est
(…) que la conséquence d’essence de sa solidité. Celle-là vibre en celle-ci, et ne serait
rien sans elle. Le produit particulier s’use et s’épuise, mais en même temps l’usage
lui-même tombe dans l’usure, s’émousse et devient quelconque.’’ 240 Heidegger ne
s’explique pas sur le problème de l’usure ici, mais il critique peut-être la civilisation
contemporaine qui est établie sur une énorme consommation des produits issus de la
technologie scientifique. Par exemple, il est difficile de trouver la solidité du produit
dans la voiture et l’ordinateur, etc. qui n’évoquent pas la terre. Une voiture et une paire
de souliers de paysanne sont toutes deux des fabrications humaines, mais la première
en tant que fabrication mécanique dans un but pratique, ne laisse pas transparaître sa
base essentielle : la terre. Au contraire, la paysanne entrevoit l’origine de la fabrication,
Cf. Meyer Scahpiro, L’Objet personnel, sujet de nature morte. – A propos d’une
notation de Heidegger sur Van Gogh – in Style, artiste et société, traduit par Allan,
238
Arasse, Durand, De la Soudière et Lebensztejin, Éditions Gallimard, Paris, 1982.
Heidegger, OA, p.34-35.
240 Ibid.p.35.
239
487
autrement dit la base de l’homme à travers la solidité de ses souliers. ‘’(L’utilité) fait
croire que l’origine du produit réside dans sa simple fabrication, laquelle impose à une
matière une forme. Et pourtant, en son authentique être-produit, le produit vient de
plus loin. La matière et la forme, ainsi que la distinction des deux, remontent
elles-mêmes à une origine plus lointaine.’’241 La distinction de la matière et de la forme
indique à son origine la distinction de la terre et l’homme. Ce qui importe, c’est que la
terre elle-même n’apparaît pas directement à l’homme. Comme on saisit la matière
selon la forme, on ne peut concevoir la terre qu’à travers un produit en tant qu’ordre
humain et symbolique. Mais ce n’est pas par la méthode analytique que nous saisissons
la terre. La terre n’est pas un objet. Le rapport de la terre et de l’homme n’est pas celui
de l’objet et du sujet. Heidegger poursuit :
« L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au
moyen de la description ou de l’explication d’une paire de chaussures
réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication
des souliers ; non pas par l’observation de la manière dont, ici et là, on utilise
réellement des chaussures. Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence
du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a
soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être. »242
Ce que Heidegger explique en indiquant le sens de l’œuvre d’art dans l’exemple
du tableau de Van Gogh, est l’aléthéia. Nous avons déjà mentionné l’aléthéia, mais nous
pensons que la phrase ci-dessous en est une des meilleures explications.
« La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers
de paysan, est en vérité. Cet étant fait apparition dans l’éclosion de son être.
L’éclosion de l’étant, les Grecs la nommaient alèthéia. Nous autres, nous disons
vérité, en ne pensant surtout pas trop ce mot. Dans l’œuvre, s’il y advient une
ouverture de l’étant (concernant ce qu’il est et comment il est), c’est
l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre.
Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en œuvre. « Mettre » signifie
ici : instituer. Un étant, une paire de souliers de paysan vient dans l’œuvre à
l’instance dans le clair (das Lichte) de son être. L’être de l’étant vient à la
241
242
Ibid.p.35.
Ibid.p.36.
488
constance de son rayonnement. »243
Le tableau de Van Gogh n’est pas la représentation d’une paire de chaussures
comme objet, mais plutôt il expose la vérité au sens de l’aléthéia. Même si on utilise le
mot vérité, l’aléthéia ne signifie pas la vérité logique en tant que l’identification de la
proposition subjective et de l’objet. Cette vérité est proche de la notion dôgenienne du
inmo signifiant l’apparition du réel (jitsu) tel quel auquel l’homme appartient
inévitablement. Selon Heidegger, l’aléthéia indique l’apparition du lieu du rapport entre
la terre et l’homme. Nous avons expliqué dans la première partie de cette thèse que la
terre signifie la physis. Plus précisément, on peut dire que la terre est l’Être en tant que
physis. Mais cette terre n’existe pas substantiellement. Car la physis est un mouvement
qui apparaît. Dans Introduction à la métaphysique, Heidegger explique que ‘’la physis
serait ce qui entre dans la lumière en s’épanouissant, briller, luire, paraître, et par suite
apparaître.’’ 244 Ainsi nous comprenons que l’aléthéia indique le rapport entre le
mouvement de l’être en tant que physis et l’homme en tant que l’être-là (Da-sein). À
travers une œuvre d’art qui est installée au milieu du clair (das Lichite) de l’être en tant
que physis, l’être en tant que physis nous raconte ce qu’il est lui-même. Ce qu’un homme
peut faire est écouter ce que la physis raconte. Une œuvre d’art est aussi une fabrication
humaine, autrement dit un phénomène qui est constitué dans le monde humain.
L’homme essaie de faire parler la physis en fabriquant l’œuvre d’art dans le monde
humain. Il est bien sûr que la physis ne parle pas toujours à travers ce phénomène
humain. Il faut installer l’œuvre d’art c’est-à-dire le monde humain dans le Lichte de la
physis et l’homme s’y situe en dépassant l’attitude habituelle découlant de la distinction
du sujet humain et de l’objet. Nous avons expliqué que l’œuvre d’art est une fabrication
humaine, mais il faut comprendre le mot fabriquer au sens d’installer. À travers une
œuvre d’art bien installée, nous pouvons entrer dans le lieu de l’apparition de l’être en
tant que physis par lui-même. Dans ce sens, l’œuvre d’art ne se borne pas aux objets du
genre des beaux-arts. L’installation de l’œuvre d’art concerne la connaissance ou la
spécificité de l’homme. Simplement dit, cette spécificité humaine est la capacité
symbolique. L’installation signifie, en un sens, constituer un monde humain ou bien une
institution humaine et symbolique sur la terre en tant que physis. Il faut saisir le
rapport entre la terre et l’homme au sens double : collaboration et opposition. Mais
avant tout, il y a une différence entre la terre en tant que physis et l’homme. Heidegger
exprime cette différence en utilisant le mot combat. Le combat indique la différence et
243
244
Ibid.p.36-37.
Heidegger, IM, p.81.
489
en même temps le rapport entre la physis et l’homme. Nous avons déjà expliqué le
combat dans la section intitulée L’histoire et l’être de la première partie de notre thèse,
mais ici, nous pouvons dire que le combat en tant que différence provient
fondamentalement de la différence de l’Être et de l’étant. L’origine de la différence entre
la forme et la matière est aussi la différence entre l’Être et l’étant. Ce problème est
cause de l’oubli de l’Être dans lequel la forme et la matière ne sont posées que dans la
problématique de l’étant. Cependant nous pensons que l’oubli de l’Être n’est pas la
meilleure tournure. Il faut plutôt dire que le problème provient de l’oubli du combat ou
plutôt de l’oubli de la différence. Nous connaissons déjà la notion d’Ereignis, bien que
Heidegger n’utilise pas encore ce terme dans L’Origine de l’œuvre d’art. Nous pensons
que l’Ereignis signifie la différence qui est en même temps le rapport. Car nous
considérons que cette notion indique le mouvement de la différenciation sans les
suppositions préalables des substances. On ne peut pas supposer préalablement les
deux termes : Être et étant. Une différence surgit et avec elle, les deux termes
surgissent immédiatement. Cette différenciation indique justement la notion d’Ereignis,
mais cette pensée est celle de la physis chez les Grecs et du jinen chez des bouddhistes,
même si ces notions n’étaient pas étudiées à travers notre notion de différenciation.
Selon la notion d’Ereignis, l’être doit se diviser en deux dimensions. L’être comme mode
de l’Ereignis qui demeure et se cache, et l’être comme mode actif d’Ereignis qui apparaît.
Mais ce dernier indique justement l’essence de la physis. Nous devons saisir le rapport
du monde humain et de la terre selon le pivot de l’Ereignis en tant que physis.
Heidegger pose le temple grec comme un autre exemple de l’œuvre d’art. ‘’Sur le roc, le
temple repose sa constance. Ce « reposer sur » fait ressortir l’obscur de son support brut
et qui pourtant n’est là pour rien.’’245 Le point de vue de Heidegger se situe dans la
constance et dans ce « reposer sur ». Mais le temple est essentiellement l’apparence. Au
sens de l’apparence, le temple indique la fonction de la physis qui se lève et essaie de
monter vers le ciel.
« Cette apparition et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les
Grecs les ont nommés très tôt physis. Ce nom éclaire en même temps ce sur
quoi et en quoi l’homme fonde son séjour. Cela, nous le nommons la Terre. De ce
que ce mot dit ici, il faut écarter aussi bien l’image d’une masse matérielle
déposée en couches que celle, purement astronomique d’une planète. La Terre,
c’est le sein dans lequel l’épanouissement reprend, en tant que tel, tout ce qui
s’épanouit. En tout ce qui s’épanouit, la Terre est présente en tant que ce qui
245
Heidegger, OA, p.44.
490
héberge. »246
En méditant sur le temple grec, le point de vue heideggerien se situe depuis la
Terre en tant qu’Être. Mais si on regarde le temple selon l’essence de la physis qui
monte au ciel sous forme de lumière, on comprend que la terre apparaît comme la
direction opposée à la physis. Dans ce cas, est-ce que la terre n’est pas la base sur
laquelle le temple repose sa constance ? N’est-elle pas l’ombre de la lumière ? Ce que
nous voulons dire, c’est que la terre et le ciel, ou bien l’ombre et la lumière apparaissent
relativement. Mais quand nous regardons une apparition de la différence, nous voyons à
la fois la terre et le ciel. Ici, le temple indique cette apparition de la différence de la terre
et du ciel. Grâce au temple, nous pouvons saisir la puissance cosmologique de la physis
qui divise le ciel et la terre. Nous pensons que l’œuvre d’art réalise la puissance de la
différenciation en tant que physis. Mais Heidegger, le rêveur fasciné par la terre ne rêve
pas du ciel. Autrement dit, Heidegger ne peut poser que la problématique du rapport
entre la terre et l’homme qui vit en s’attachant à la terre.
« Debout sur le roc, l’œuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour,
l’établit sur la terre, qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal
(heimatlicher Grund). »247
Le sol natal se rapporte à la proposition majeure de l’Être. Selon l’œuvre d’art,
la terre brute en tant qu’Être peut devenir le sol natal de l’homme. La terre brute
elle-même qui ne se représente pas, c’est-à-dire celui qui n’est jamais l’étant indique
l’Être comme totalité. Ce qui est intéressant, c’est que la notion heideggerienne de l’Être
est constituée par la vision de la terre, même si l’Être et la terre ne s’identifient pas
directement. L’aléthéia est aussi saisie par la vision analogique de la terre qui se cache
mais qui est ouverte et se donne à l’homme comme un terrain humain.
« Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous
l’avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das
Hervorkommend-Bergende). La terre est l’afflux infatigué et inlassable de ce
qui là pour rien. Sur la terre et en elle, l’homme historial fonde son séjour dans
le monde. Installant un monde, l’œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine
Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit être pensé en un sens
246
247
Ibid.p.44-45.
Ibid.p.45.
491
rigoureux. L’œuvre porte et maintenant la terre elle-même dans l’ouvert d’un
monde. L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre. »248
Ici, le monde signifie un terrain humain qui apparaît en séparant le monde
humain du reste de la terre non-humain. L’homme se rattache à son terrain mais à
travers ce terrain borné, la terre elle-même parle de ce qu’est la terre en totalité. Dans
ce sens, l’œuvre d’art est un symbole du terrain humain c’est-à-dire du monde humain.
L’aléthéia indique ce rapport métaphorique entre le monde humain et la terre. Ici, la
physis est considérée comme l’analogie de la puissance de la terre qui fait naître les
plantes, végétaux et céréales, etc. et grâce aux dons de la terre, l’homme et les autres
animaux peuvent vivre. Heidegger écrit que ce qui caractérise l’œuvre n’est pas un
repos mais plutôt un avènement. ‘’Mais le repos n’est pas un contraire qui exclut le
mouvement : il l’inclut. Seul ce qui se meut est susceptible de repos. Au mode de
mouvement correspond le mode de repos.’’249 Bien que Heidegger pose le caractère du
mouvement de l’œuvre, son point de vue est situé dans le repos c’est-à-dire la terre. La
terre est caractérisée par le repos qui est lié à la notion de fond ou de totalité. Au
contraire, l’œuvre, c’est-à-dire le monde humain est caractérisé par le mouvement mais
le monde humain n’occupe qu’une partie de cette terre. Le mot symbolique, das Licht,
indique la vision heideggerienne du monde. Ce mot indique un terrain ouvert dans la
forêt profonde. Selon ce terrain humain, la terre monte elle-même mais elle n’apparaît
qu’en utilisant des œuvres ou des produits humains. Le regard de Heidegger se fixe sur
la terre, mais par contre, il ne regarde jamais, der Licht, la lumière elle-même qui
monte vers le ciel. En un sens, la problématique de l’Être est attachée aux événements
terrestres et finalement le rapport de la terre et du terrain humain est le thème
fondamental de l’Être. L’histoire fondamentale indique l’histoire de ce rapport entre la
terre et le terrain humain.
« Le monde est l’ouverture ouvrant toute l’amplitude des options simples et
décisives dans le destin d’un peuple historial. La terre est la libre apparition de
ce qui se referme constamment sur le soi, reprenant ainsi en son sein. Monde et
terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, et cependant jamais
séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde.
Cependant, la relation entre monde et terre ne décrépit point en une vide unité
d’opposés qui ne se concernent en rien. Reposant sur la terre, le monde aspire à
248
249
Ibid.p.49-50.
Ibid.p.52.
492
la dominer. En tant que ce qui s’ouvre, il ne tolère pas d’occlus. La terre, au
contraire, aspire, en tant que reprise sauvegardante, à faire entrer le monde en
elle et à l’y retenir. »250
Ce qui importe, c’est que Heidegger accentue la dualité fondamentale entre la
terre et le monde, autrement dit entre l’Être en tant que physis et l’homme. La terre ou
l’Être en tant que physis est plus fondamental que le monde ou l’homme, néanmoins
cette dualité n’est pas réduite à l’unité. La différence entre la terre et le monde ne
signifie pas la séparation mais plutôt le rapport inévitable. Heidegger pose le mot
combat ou bataille mais ce combat sans fin entre la terre et le monde constitue l’histoire
ou bien le destin. Selon ce destin, la vérité en tant qu’aléthéia est éclaircie.
« L’affrontement entre monde et terre est un combat. Nous faussons trop
facilement l’essence du combat en la confondant avec la discorde et la dispute ;
ainsi nous ne connaissons le combat que comme trouble et destruction. Mais
dans le combat essentiel, les parties adverses s’élèvent l’une l’autre dans
l’affirmation de leur propre essence. L’auto-affirmation (Selbstbehauptung) de
l’essence n’est cependant jamais le raidissement dans un état accidentel, mais
l’abandon de soi dans l’originalité réservée de la provenance de l’être propre.
Dans le combat, chacun porte l’autre au-dessus de lui-même. Le combat devient
ainsi de plus en plus combat, de plus en plus ce qu’il est en propre. Plus
âprement le combat s’exalte lui-même, plus rigoureusement les antagonistes se
laissent aller à l’intimité du simple s’appartenir à soi-même. La terre ne peut
renoncer à l’ouvert du monde si elle doit apparaître elle-même, comme terre,
dans le libre afflux de son retrait en soi-même. Le monde, à son tour, ne peut se
détacher de la terre s’il lui faut – en tant qu’ordonnante – amplitude et
trajectoire de toute destinée essentielle – se fonder sur quelque chose
d’arrêté. »251
Nous pensons que cette notion de combat est très importante. Cependant cette
notion de dualisme qui n’est pas réduite à la synthèse dialectique ou monothéiste est
déjà indiquée par la dualité de l’apollonien et du dionysiaque, et d’ailleurs c’est la
spécificité fondamentale de Zarathoustra chez Nietzsche. Et de plus, nous trouvons
cette pensée de la dualité dans une perspective cosmologique de la pensée chinoise qui a
250
251
Ibid.p.52-53.
Ibid.p.53.
493
exercé beaucoup d’influence sur le taoïsme et le bouddhisme. Nous nous expliquerons
sur ce propos plus tard, pourtant ce qui est important, c’est que ces pensées ne sont pas
saisies par rapport à l’homme. Au contraire, Heidegger ne saisit le combat qu’en ce qui
concerne le rapport entre la terre en tant que physis et le monde humain. Nous pensons
que cette détermination dirige le sens de l’art chez Heidegger. L’œuvre d’art est liée au
rapport de l’homme et la terre et l’être-oeuvre réalise le combat entre eux selon lequel
l’œuvre raconte ce qu’est la vérité.
« La terre ne surgit à travers le monde, le monde ne se fonde sur la terre que
dans la mesure où la vérité advient comme le combat originel entre éclaircie et
réserve. Mais comment la vérité advient-elle ? Réponse : elle advient en
quelques rares modes essentiels. Un des modes dans lesquels la vérité se
déploie, c’est l’être-œuvre de l’œuvre. Installant un monde et faisant venir la
terre, l’œuvre est la bataille où est conquise la venue au jour de l’étant dans sa
totalité, c’est-à-dire la vérité. »252
L’œuvre n’est finalement pas bornée à l’œuvre d’art. L’œuvre indique le savoir
ou la connaissance fondamentale de l’homme et les actes humains qui essaient de tenir
le rapport originel avec la terre. Dans ce sens, la philosophie est aussi une œuvre d’art.
La vérité signifie la vérité en tant qu’aléthéia qui parle à travers des œuvres dans
l’histoire. Mais cette vérité annonce en fait ce qu’est l’Être. Autrement dit, l’Être
lui-même se montre à travers le terrain humain c’est-à-dire le monde humain qui se
réalise dans les œuvres et dans l’histoire. Ainsi il faut saisir le sens de l’art à travers la
perspective de la vérité de l’aléthéia qui montre la vérité de l’Être qu’on ne peut
exprimer par l’être tel quel. Heidegger explique que le sens fondamental de l’art est
saisi par le mot tékné chez les Grecs.
« Tékné ne signifie jamais quelque genre de réalisation pratique.
Ce mot nomme bien plutôt un mode du savoir. Savoir, c’est avoir-vu, au sens
large de voir, lequel est : appréhender, éprouver la présence du présent en tant
que tel. L’essence du savoir repose, pour la pensée grecque, dans l’alèthéia,
c’est-à-dire dans la déclosion de l’étant. La tékné comme compréhension
grecque du savoir est une production de l’étant, dans la mesure où elle fait
venir, et produit expressément le présent en tant que tel hors de sa réserve,
dans l’être à découvert de son visage ; jamais tékné ne signifie l’activité de la
252
Ibid.p.61.
494
pure fabrication.
L’artiste n’est pas un téknés parce qu’il est aussi un artisan, mais parce que le
faire-venir des œuvres, aussi bien que le faire-venir des produits advient en
cette production qui, dès l’abord, fait-venir l’étant dans sa présence, à partir de
son visage. Cependant, tout ceci advient au sein de l’épanouissement dru de
l’étant, au sein de la physis. »253
Ce qui est intéressant dans ces lignes, c’est que Heidegger explique que tékné
signifie un mode du savoir au sens d’avoir-vu, néanmoins Heidegger était-il un homme
qui aime voir ? Car nous imaginons que voir signifie avant tout voir à la lumière mais
Heidegger semble ne pas aimer voir à la lumière sous le ciel. Par exemple, parmi les
œuvres de Van Gogh, pourquoi un tableau de chaussures a-t-il captivé Heidegger ? Van
Gogh a essayé de saisir la lumière et il a préféré travailler en plein air sous le ciel clair.
Les tableaux de chaussures sont très personnels mais ils ne sont pas les meilleures
œuvres de Van Gogh. Autrement dit, ces tableaux ne montrent pas la vision que Van
Gogh a essayé de réaliser essentiellement. Et il est sûr que le but de Heidegger n’était
pas d’étudier les œuvres de Van Gogh. Pourtant nous pensons que les tableaux que Van
Gogh a peints en voyant des paysages naturels comme des champs et des arbres sont
ses meilleurs et d’ailleurs, ils racontent ce qu’est la physis mieux que les tableaux de
chaussures. Nous mentionnerons un tableau de paysage naturel plus tard, mais
pourquoi Heidegger n’a-t-il pas traité des autres tableaux de Van Gogh, bien meilleurs ?
Heidegger n’est peut-être pas un homme qui voit la nature qui est importante pour un
artiste peintre comme Van Gogh. Heidegger est un philosophe typique qui préfère
réfléchir à l’intérieur d’une maison que voir à l’extérieur, comme le philosophe du
tableau de Rembrandt qui médite dans une salle très sombre. Cependant nous ne nous
opposons pas à la pensée heideggerienne. Heidegger cherche la vérité en tant
qu’aléthéia dans les ténèbres de la terre, pourtant nous pensons qu’on peut la saisir de
différentes manières et dans d’autres dimensions. Par exemple, cette vérité
élucide-t-elle le problème de la visibilité elle-même ? Grâce à la lumière, nous pouvons
voir quelque chose toutefois nous ne pouvons pas voir la lumière elle-même. La lumière
nous fait voir une chose, en se cachant. Mais ce dont nous voulons parler n’est pas le
thème de la lumière. La question que nous posons concerne le point de vue de Heidegger
sur la physis. Heidegger saisit la problématique de la physis dans la perspective de la
terre, du repos et enfin de l’Être. Au contraire, Nietzsche la saisit dans la perspective du
ciel, du mouvement et enfin du devenir. Notre problème n’est pas de choisir une
253
Ibid.p.66.
495
perspective entre les deux. Nous pensons en réalité qu’il faut saisir la physis dans les
deux dimensions : terre et ciel. Il faut voir immédiatement les deux, terre et ciel, dans
une seule vision. En fait, le terme physis à son origine se rapporte à l’apparition en
lumière. Mais il ne faut pas imaginer la physis seulement selon la vision des fleurs qui
s’épanouissent sur la terre mais plutôt des fleurs qui s’épanouissent et se lèvent vers le
ciel à la lumière. L’essence de la physis comme lumière est tout d’abord de monter et se
lever vers le ciel. Comme nous l’avons mentionné, nous pensons que l’essence du temple
grec est avant tout un symbole de la physis en tant que lumière. Voir, a-t-il signifié chez
les Grecs, voir l’apparition de la physis et savoir ? Mais on voit la physis selon une figure
du temple. Comme on le sait, les temples grecs sont construits sur des hauteurs, des
collines par exemple. Quand on voyait un temple grec au loin, il semblait d’abord surgir
en divisant le ciel et la terre. Et ensuite, il semblait faire lien entre le ciel et la terre. Le
temple grec est la différenciation et en même temps le rapport entre le ciel et la terre.
Autrement dit, en voyant le temple grec, nous pouvons avoir la vision de la naissance du
ciel et de la terre, c’est-à-dire de l’origine du monde lui-même. Le ciel en tant que
lumière étant plus brillant, la terre en tant qu’ombre étant plus forte. Quand on médite
sur la problématique de l’Être en tant que physis, il faut la saisir selon la vision du
rapport relatif du ciel et de la terre, en élevant son regard vers l’horizon. Pour saisir la
physis, il faut sauter du terrain natal et humain selon la nature de la physis qui
apparaît en lumière. Au contraire, Heidegger a pensé en s’obstinant à rester sur son
terrain natal. Mais dans cette condition, la problématique de l’histoire de l’Être a
résonné très lourdement. Et cette obstination qui englobait toute l’humanité en
englobant même les cultures non-occidentales ne l’a-t-elle pas poussé à la collaboration
avec mouvement du Nazisme ? Pour dépasser la philosophie métaphysique, Heidegger
pose la problématique de l’Être, mais en posant la problématique de la vérité qui se
rapporte à la valeur humaine, même si c’est la vérité en tant qu’aléthéia, Heidegger ne
revient-il pas encore à la proposition métaphysique ? Car, la philosophie en tant que
métaphysique consiste avant tout à poser la question sur le rapport de la vérité et de
l’homme. Pourtant comme Heidegger lui-même l’affirme, la vérité en tant qu’aléthéia
n’est pas la vérité au sens métaphysique. Mais alors quelle vérité ? Nous pensons que si
on saisit la vérité d’après un point de vue fixe, autrement dit si on la saisit à partir de la
terre qui est destinée à l’Être, la vérité devient métaphysique. Nous pensons que
l’histoire de l’Être indique une institution philosophique du terrain occidental. Pour
dépasser l’histoire de l’Être, il faut déconstruire la notion de l’Être elle-même. Dans ce
sens, comme nous l’avons expliqué, la notion d’Ereignis indique une possibilité de la
pensée sur l’Être. Cependant nous ne comprenons pas encore la portée totale du chemin
496
philosophique de Heidegger. Pour atteindre le point d’arrivée de sa philosophie, nous
devons encore l’étudier. Mais nous comprenons finalement que notre interrogation sur
le jinen provient d’un autre terrain que celui de la philosophie occidentale. En
examinant le point de vue nietzschéen différent de celui de Heidegger, nous allons poser
une vision ontologique de l’Extrême-Orient dans la prochaine section.
497
4.
Paysage et Fûkei
Gaston Bachelard connu pour ses études sur l’imagination des quatre éléments
matériels : feu, eau, air et terre, écrit sur Nietzsche dans son livre consacré à l’élément
de l’air, intitulé L’Air et les songes. Selon Bachelard, ‘’Nietzsche n’est pas un poète de la
terre’’254 ni un poète de l’eau.255 Nietzsche est certainement un poète de l’air et du ciel.
À ce propos, Bachelard n’écrit rien sur Heidegger, néanmoins Heidegger est sans doute
un philosophe de la terre. Nous avons déjà évoqué cette idée, mais ici, il est intéressant
de voir comment Bachelard souligne la spécificité de Nietzsche en citant Aurore :
« Vous ne le connaissez pas : il peut suspendre après lui bien des poids, il les
emporte néanmoins tous dans les hauteurs. Et vous jugez, d’après votre petit
essor, qu’il veut rester en bas parce qu’il suspend ces poids après lui. »256
Et ensuite, Bachelard remarque un vers qui désigne brièvement ce qu’est ‘’un
des plus grands philosophes du psychisme ascensionnel’’.
« Tu es la profondeur de tous les sommets. »257
Dans la citation ci-dessus, celui qui est appelé ‘’il’’ ou ‘’lui’’ indique,
pensons-nous, Zarathoustra qui est bien sûr un double de Nietzsche lui-même. Mais
nous pensons que ces mots montrent une des pensées les plus importantes de Nietzsche.
Celui qui monte le plus haut suspend les poids plus lourds après lui. Zarathoustra est
un symbole de la puissance des deux directions opposées, l’une vers le haut et l’autre
vers le bas. Comme Bachelard le dit, Nietzsche n’est pas un rêveur de la terre. Mais en
suspendant des poids, Zarathoustra se rattache aussi à la terre. Le vers : ‘’La
profondeur de tous les sommets’’ montre brièvement ce qu’est Zarathoustra. Dans
l’introduction de Ainsi parlait Zarathoustra, nous lisons ces paroles :
« Voici, je vous enseigne le surhomme !
Le surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : que le surhomme
Gaston Bachelard, L’Air et les songes, - Essai sur l’imagination du mouvement -,
Librairie José Corti, Paris, 1943. p.164.
255 Cf. Ibid.p.166.
256 Ibid.p.208.
257 Ibid.p.208.
254
498
soit le sens de la terre. »258
La terre est liée à la vie. Selon les phrases suivantes, nous pouvons le
comprendre. Zarathoustra parle :
« Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux
qui vous parlent d’espérances supraterrestres ! Ce sont des empoisonneurs,
qu’ils le sachent ou non. Ce sont des contempteurs de la vie, des moribonds et
des empoisonnés eux-mêmes, de ceux dont la terre est fatiguée : qu’ils s’en
aillent donc ! »259
Les supraterrestres signifient avant tout chez Nietzsche les métaphysiciens.
Les chrétiens étaient aussi des camarades des supraterrestres mais Zarathoustra dit
qu’ils sont déjà morts.
« Autrefois le blasphème envers Dieu était le plus grand blasphème, mais Dieu
est mort et avec lui sont morts ces blasphémateurs. Ce qu’il y a de plus terrible
maintenant, c’est de blasphémer la terre et d’estimer les entrailles de
l’impénétrable plus que le sens de la terre ! »260
Que sont ‘’les entrailles de l’impénétrable’’ ? Nous pensons qu’elles sont les
vérités métaphysiques, c’est-à-dire les vérités qui sont supposées en tant qu’être-en-soi
dans la dimension transcendantale. La métaphysique signifie justement la supposition
d’une dimension en dehors de la nature (méta-physis). L’attitude métaphysique est
justement contre la nature en tant que vie. Autrement dit, Zarathoustra enseigne que la
vie est fondamentale. Mais qu’est-ce qu’il veut dire par la phrase : ‘’Le surhomme est le
sens de la terre’’ ? Nous pensons que le surhomme est Zarathoustra lui-même et que le
sens de la terre indique la volonté de puissance. Pourtant comme nous l’avons
mentionné, Nietzsche écrit aussi ‘’la vie est volonté de puissance’’. 261 Pourquoi
Nietzsche a-t-il inventé le nouveau terme de volonté de puissance pour indiquer la vie ?
Le mot vie indiquait l’impulsion aveugle de vivre et c’était, à cette époque-là, une notion
de Schopenhauer. Ainsi Schopenhauer a trouvé la valeur humaine dans la capacité de
raison pour dépasser et diriger la vie en tant qu’impulsion aveugle et sans direction.
258
259
260
261
Nietzsche, Zarathoustra, op.cit.p.291.
Ibid.p.292.
Ibid.p.292.
Nietzsche, Par-delà…, op.cit.p.570-571.
499
Nietzsche donne aussi une direction pour la vie dans le terme de volonté de puissance
mais cette direction provient de la nature de la vie elle-même. Selon Nietzsche, la
puissance est la vie mais cette vie n’est pas seulement une impulsion aveugle. La vie
est en même temps la volonté qui veut devenir plus forte. Ainsi le sens de la terre
indique que la terre existe en tant que vie au sens de la volonté de puissance. Mais pour
comprendre ce sens, l’homme est trop petit et habite trop près du sol. Il faut s’élever
plus haut pour voir le vrai sens de la terre. Ainsi le surhomme c’est-à-dire Zarathoustra
Messie nécessaire, éclaircit le sens de la terre. Mais qui est le surhomme ? Il n’est
jamais Dieu. C’est un homme qui devient le surhomme, en devenant lui-même la
volonté de puissance. Autrement dit, il est ‘’un être vivant qui veut donner libre cours à
sa force’’262 aussi puissante que possible. On peut utiliser le mot physis pour la vie en
tant que volonté de puissance. Chez Nietzsche, dans sa première époque, Dionysos
signifie la vie et la physis, et en même temps cette divinité est un symbole de la terre et
de la fatalité. Dionysos était proche de la vie au sens schopenhauerien. Ce que
Nietzsche veut dire, c’est que l’essence de Dionysos, c’est-à-dire le sens de la terre est
fondamentalement la volonté de puissance, et que pour comprendre ce sens, il faut le
saisir selon la perspective de la vie ou de la physis en tant que volonté de puissance, et
non selon la perspective de l’homme, notamment celle de la raison intellectuelle de
l’homme. À la fin de l’introduction de Ainsi parlait Zarathoustra, quand Zarathoustra a
décidé dans quelle voie avancer, il choisit un symbole. C’est la vision d’un aigle
accompagnant un serpent. Zarathoustra se dit d’abord qu’il ne doit être ‘’ni berger ni
fossoyeur’’ mais qu’il veut se joindre aux créateurs, à ceux qui moissonnent et chôment’’.
« « Je marche vers mon but, je suis ma route ; je sauterai par-dessus les
hésitants et les retardataires. Qu’ainsi ma marche soit leur déclin ! »
Zarathoustra avait dit cela à son cœur, alors que le soleil était à son midi : puis
il interrogea le ciel du regard – car il entendait au-dessus de lui le cri perçant
d’un oiseau. Et voici : Un aigle planait dans les airs en larges cercles, et un
serpent était suspendu à lui, non pareil à une proie, mais comme un ami : car il
se tenait enroulé autour de son cou. »263
La décision de Zarathoustra indique qu’il faut devenir soi-même un créateur,
non un observateur tel un berger. Un créateur signifie un homme qui essaie de
s’identifier à la puissance de la vie c’est-à-dire à la volonté de puissance. Nietzsche
262
263
Ibid.p.570.
Nietzsche, Zarathoustra, op.cit.p.300-301.
500
trouve qu’un vrai artiste est justement un créateur en tant que volonté de puissance.
Nous pensons que la vision d’un aigle accompagnant un serpent signifie l’identification
de deux concepts nietzschéens : la volonté de puissance et l’éternel retour du même.
Mais qu’est-ce que la notion de l’éternel retour du même ? Pour cette question, on a posé
plusieurs interprétations et nous ne pouvons pas les examiner, dans cette thèse.
Cependant nous considérons que cette notion indique le mode d’être de la vie ou plutôt
de la physis qui demeure. En fait, c’est Heidegger qui indique l’interprétation de
l’éternel retour du même comme l’être. Selon Heidegger :
« La Volonté de puissance dit ce que l’étant « est », c’est-à-dire en tant que quoi
il s’exerce (en tant que puissance).
L’Éternel Retour du Même nomme le Comment, le Quo modo dans lequel
l’étant est d’un quid ainsi caractérisé, sa « factualité » dans sa totalité, son
« fait qu’il est », son quod esse. C’est parce que l’Être en tant qu’Éternel Retour
du Même constitue ce qui donne sa consistance à la présence qu’il est ce qu’il y
a de plus consistant : l’absolu fait que. »264
En suivant Heidegger, nous expliquons le problème. La volonté de puissance
indique l’essentia en tant que devenir, et l’éternel retour du même, l’existentia en tant
qu’être. Pour unifier la volonté de puissance et l’éternel retour du même, Nietzsche pose
la physis. La proposition de physis est la dernière et en même temps la première
question de la métaphysique.
« Cela même que la Volonté de puissance et l’Éternel Retour du Même disent
dans leur unité d’essence est le dernier mot de la métaphysique. Le « dernier »
au sens de l’achèvement exhaustif doit dans une certaine mesure être le
premier. Celui-ci, la physis, commence en se divisant presque aussitôt dans
l’apparente opposition du devenir et de l’Être. La présence dans son
épanouissement, ininterrogée et non projetée quant au caractère de « temps »,
n’est perçue à chaque fois que sous un angle : en tant que naître et disparaître,
en tant que changement et devenir, en tant que demeurer et durer. Sous ce
dernier rapport les Grecs perçoivent l’Être proprement dit de telle sorte que
d’abord chaque changement est déterminé en tant que ouk on, plus tard en tant
Martin Heidegger, Nietzsche II, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski,
Éditions Gallimard, Paris, 1971. p.16. (Titre original : Nietzsche, Günther Neske Verlag,
1961).
264
501
que mè on donc toujours comme on. »265
L’opposition du devenir et de l’être n’est pas essentielle dans la proposition de
la physis. Les Grecs saisissent la physis dans la présence qui n’est perçue à chaque fois
que sous un seul angle. Selon la problématique de l’angle en tant que présence, les
Grecs comprennent l’être. Il faut l’être comme critère stable pour saisir le monde, sinon
nous nous trouvons dans le chaos. Car quand le devenir devient la présence, on peut
dire qu’il y a un devenir dans la perspective de la présence. Ainsi selon la présence, le
devenir est déterminé comme non-être (mè on). Mais à cause du platonisme, l’être est
considéré comme l’idée qui est l’essensia. Nietzsche saisit l’essence du devenir selon sa
pensée de la vie. Autrement dit, la vie en tant que l’être vivant est l’essence du devenir.
Dans ce sens, la proposition de l’être selon le platonisme n’est que l’être mort c’est-à-dire
un objet. Ainsi Nietzsche essaie de renverser les positions de l’être et du devenir, en
déterminant l’essence de la physis comme le devenir c’est-à-dire la volonté de puissance.
Selon Heidegger, cependant, l’opposition de l’être et du devenir chez Nietzsche reste
toujours dans le domaine de la métaphysique c’est-à-dire dans le domaine d’une
problématique de l’étant. Le problème de l’être chez les Grecs doit être saisi par l’Être
en tant que totalité qui n’est pas réduit à l’étant. L’union de l’être et du devenir montre
l’Être comme l’origine de tous les étants. La présence signifie fondamentalement la
clarté de l’Être qui apparaît par rapport au Da-sein. Comme nous l’avons expliqué, selon
la notion d’Ereignis, nous pouvons saisir plus précisément la propriété de l’Être
indiquant le devenir en tant qu’Être. Mais selon l’Ereignis, Heidegger fait le lien entre
l’être et le devenir dans la perspective de l’Être. Nous respectons la pensée
heideggerienne elle-même, cependant nous pensons que pour Nietzsche aussi
l’unification de l’être et du devenir est le but majeur de Zarathoustra, ce qui transparaît
de la vision d’un aigle accompagnant un serpent. Dans cette vision, l’être principal est
l’aigle qui vole selon la nature de la physis en tant que la volonté de puissance. Si le
serpent ne vole pas avec l’aigle, il devient un animal maudit qui indique la destination
pessimiste du cercle de la naissance et de la mort. Il est sûr que Nietzsche n’a pas posé
la notion de l’Être, mais chez Nietzsche, le fait d’adopter la perspective du devenir
c’est-à-dire celle de la volonté de puissance, est une tentative de dépasser le dualisme
simple de l’être et du devenir. Pour le même but, Heidegger choisit l’Être comme point
de vue principal, et Nietzsche, le devenir. Cette différence provient-elle des différents
fondements de l’imagination des deux philosophes, Heidegger étant philosophe de la
terre et Nietzsche étant philosophe de l’air, comme nous l’avons indiqué selon la
265
Ibid.p.17-18.
502
distinction bachelardienne ? Nous ne pouvons pas discuter ici cette question. Mais nous
pensons que les différentes perspectives de la terre et de l’air expliquent les différences
entre les deux philosophies. Pour Heidegger, l’homme habite sur la terre grâce aux dons
de la terre en tant que physis. Mais l’homme aide la physis à s’épanouir Dans ce sens,
Heidegger accepte la position de l’homme comme paysan ou berger par rapport à la
physis en tant que terre. Au contraire, Nietzsche, selon Zarathoustra, refuse d’être un
berger. Il devient lui-même la physis en tant que volonté de puissance qui s’élève vers
ciel. Faut-il en conclure que Heidegger est modeste et Nietzsche arrogant ? Ce qui est
intéressant, c’est que Heidegger comme berger insiste sur la vérité. C’est la vérité en
tant qu’aléthéia de l’Être et donc elle n’est pas une vérité métaphysique. Mais en posant
la vérité de l’Être, la position de l’homme devient stable passivement et objectivement
par rapport à l’Être. La vérité de l’Être est destinée à l’homme par l’Être lui-même. ‘’La
question initiale (la question de l’Être) ne répond jamais elle-même. Il ne lui reste que la
pensée qui accorde l’homme à l’audition de la voix de l’Être et ainsi le dis-pose à veiller
sur la vérité de l’Être.’’266 La vérité détermine la position de l’homme, mais autrement
dit, en supposant la vérité, l’homme tient sa raison d’être. Heidegger dit que la vérité de
l’Être est la réalité inévitable. C’est le destin. Pourtant à propos de la vérité, il y a une
phrase connue de Nietzsche :
« La vérité est la sorte d’erreur sans laquelle une certaine espèce d’êtres
vivants ne sauraient vivre. » (La Volonté de puissance, n. 493 ; 1885.)267
Heidegger explique que Nietzsche saisit la « vérité », au sens de valeur. La
vérité n’est qu’une valeur et donc elle n’est déterminée que par un point de vue. Elle
n’est pas absolue.
« Vérité : « illusion », - vérité : « une sorte d’erreur ? » De nouveau nous sommes
sur le point de conclure : donc tout n’est qu’erreur, donc c’est peine perdue que
de s’interroger sur la vérité. Non ! objecterait Nietzsche. C’est précisément,
parce que la vérité est erreur et illusion, que la « vérité » existe ; c’est à cause de
cela même que la vérité est une valeur. »268
Chez Nietzsche, la vérité n’est qu’une valeur qui indique un critère stable pour
266
267
268
Ibid.p.27.
Heidegger, N.1, p.395.
Ibid.p.396.
503
vivre. Elle n’est qu’une croyance. Mais selon Heidegger, cette proposition elle-même
suppose une vérité différente des valeurs. Nietzsche écrit :
« Qu’il faut une certaine quantité de croyances : qu’il soit permis de juger ; qu’il
n’y ait point de doute possible eu égard à toutes les valeurs essentielles – voilà
la condition préalable à tout être vivant et à sa vie. Il est donc nécessaire que
quelque chose doive être, et soit tenu pour vrai, - non pas que quelque chose
soit vrai. ‘’Le monde vrai et le monde apparent’’ – cette antinomie est ramenée
par moi à des rapports de valeurs. Nous avons projeté nos conditions de
conservation en tant qu’attributs de l’Être au sens absolu. De ce qu’il nous faut
être stable dans notre croyance, pour prospérer, nous avons fait en sorte que le
‘’monde vrai’’ ne soit plus un monde changeant, en devenir, mais un monde
étant. »269
La pensée nietzschéenne sur l’art explique plus précisément la problématique
de la vérité chez Nietzsche.
« « Nous avons l’art, afin de ne pas périr de la vérité. » (La Volonté de puissance,
N.822.)
Il est impossible de vivre avec la vérité – si tant est que la vie doive toujours
être un accroissement de vie. La « volonté de vérité », c’est-à-dire l’apparence
définitivement fixée est « déjà un symptôme de dégénérescence » (XIV,
368). »270
Et Nietzsche conclut : ‘’L’art a plus de valeur que la vérité.’’ 271 Cette
proposition est la cinquième proposition sur l’art. Pour comprendre la pensée
nietzschéenne sur l’art, nous rappelons les quatre autres propositions qui sont résumées
par Heidegger.
« 1. L’art est la plus transparente et la plus connue des structures de la Volonté
de puissance.
2. L’art doit être compris à partir de l’artiste.
3. L’art, selon le concept élargi de l’artiste, constitue l’événement fondamental
269
270
271
Ibid.p.396-397.
Ibid.p.195.
Ibid.p.195.
504
de tout étant : l’étant, pour autant qu’il est, est quelque chose qui se crée,
quelque chose de créé.
4. L’art est le mouvement antinihiliste par excellence. »272
Nous pouvons faire plusieurs déductions à partir de ces quatre propositions sur
l’art : (1) L’art est saisi dans la perspective de la volonté de puissance, non dans celle de
la vérité par rapport à l’humain. (2) L’art consiste à créer. (3) L’art est la création qui
apparaît de soi-même. (4) Le mouvement antinihiliste provient de la spécificité de l’art
en tant que volonté de puissance. (5) Dans la perspective de la volonté de puissance, la
vérité n’a pas de sens. En un mot, l’art signifie une attitude par rapport à la physis selon
laquelle l’homme doit se situer du côté de la physis, en se détachant de la position de
l’homme. D’après la perspective de l’art en tant que volonté de puissance, toutes les
vérités sont des erreurs, autrement dit elles sont des interprétations humaines trop
humaines. Chez Nietzsche, la supposition de la vérité signifie l’éloignement de la vie et
de la physis. Ainsi pour la vie, l’art en tant que structure de la volonté de puissance est
plus
fondamental
que
la
vérité.
Selon
Heidegger,
cependant,
la
mauvaise
compréhension de la vérité de l’Être chez Nietzsche pose problème. Les conditions de
l’art doivent être saisies dans la perspective de la vérité en tant qu’aléthéia de l’Être.
Heidegger interprète finalement la vie dans la perspective de l’Être et sa vérité.
« « Vie » ne signifie ni l’être purement animal et végétatif, ni l’affairement
immédiatement tangible et pressant de la vie quotidienne ; ce vocable désigne
ici l’Être dans sa nouvelle interprétation selon laquelle l’Être est un devenir.
« Vie » ne s’entend dans un sens ni « biologique », ni « pratique », mais
métaphysique. L’assimilation de l’Être et de la vie n’est pas non plus de l’ordre
d’une surenchère biologique, mais une interprétation transformée du
biologique, à partir d’une conception plus élevée de l’Être ; ce dernier
demeurant, à vrai dire, dans le vieux schème, non dépassé, Être et Devenir. »273
Selon Heidegger, Nietzsche suppose finalement une vérité qu’il considère
comme le devenir en tant qu’essence. Mais cette vérité qui n’est qu’un renversement du
platonisme, tombe dans la détermination de la vérité métaphysique comme l’étant. Pour
Heidegger, la vérité signifie fondamentalement l’aléthéia et pour lui, la pensée de
Nietzsche n’a pas atteint cette idée. Et donc, selon la vérité de l’aléthéia, autrement dit,
272
273
Ibid.p.75.
Ibid.p.198.
505
selon la problématique de l’Être, il faut re-saisir la problématique nietzschéenne sur
l’être et le devenir. Nous ne pouvons pas examiner ici ce que veut dire vraiment
Nietzsche. Cependant nous pensons que la vérité en tant qu’aléthéia ne peut pas
dépasser le problème de la vérité énoncé par Nietzsche. C’est-à-dire qu’une certaine
espèce d’êtres vivants, et avant tout l’homme, ont besoin de la vérité. Même si ce n’est
pas la pensée de Nietzsche lui-même, peut-on dire d’après sa proposition, que toutes les
vérités sont des interprétations humaines qui sont déterminées par la perspective du
monde de chaque communauté ? Nous pensons que la vérité en tant qu’aléthéia est une
institution d’après la perspective historique du monde établie par la philosophie
occidentale. Dans ce sens, il faut comprendre que la vérité en tant qu’aléthéia n’existe
que dans l’histoire de l’Être mais cette histoire elle-même est une institution. Alors une
question plus fondamentale se pose : si l’aléthéia est une institution, est-ce que l’Être
est vraiment ? Pour aborder ces problèmes, nous allons encore revenir aux tableaux de
Van Gogh.
Pourquoi Heidegger a-t-il choisi le tableau des chaussures parmi les
nombreuses œuvres de Van Gogh ? C’est parce qu’il a peut-être conçu préalablement
une théorie de la terre et de son rapport avec l’homme. Ici l’homme est présenté comme
paysan au sens symbolique, c’est-à-dire qui occupe la terre, bien qu’il n’y ait aucune
preuve indiquant que la paire de chaussures dans le tableau soit celle d’un paysan aux
champs. Ce tableau montre seulement la figure d’une paire de chaussures, mais
Heidegger ne réfléchit pas sur l’image elle-même, sur celle qu’on peut voir et qui est
présente, mais plutôt il trouve la signification de la vérité au fond. Le fond est toujours
apparent mais il n’apparaît pas comme un objet visible. Heidegger a vu le tableau selon
le rapport de la présence visible et de son fond invisible. Alors, peut-on comparer la
structure de l’aléthéia à celle de la vérité invisible de Dieu qui se présente en même
temps ? Il faut réfléchir sur ce point. Mais à ce propos, nous avons une autre question.
Si Heidegger a eu l’intention de raconter la terre, pourquoi n’a-t-il pas choisi parmi les
œuvres de Van Gogh un tableau de paysage comme le Champs de blé aux corbeaux ?
Heidegger a peut-être pensé que ce tableau montre les champs de telle sorte qu’on peut
donner un sens vulgaire à la terre. Et d’ailleurs, il n’y a là rien qui indique l’existence
humaine. La terre en tant qu’Être que Heidegger indique n’est jamais visible, (sinon la
terre devient l’étant), mais il faut la rechercher par rapport à la dimension symbolique
humaine. L’apparition du phénomène est finalement le rapport de l’étant visible en tant
que figure à l’Être invisible en tant que fond. La structure de l’aléthéia, est constituée
d’après la structure verticale de l’apparence figurative et du fond caché. Est-ce pourtant
que cette structure elle-même est théologique et métaphysique ? Nous pensons qu’une
506
peinture est un symbole artistique ou bien une production symbolique et artistique que
nous nommons le miroir symbolique. Mais nous pouvons interpréter librement le sens
de l’image que ce miroir peut refléter. Cependant, il faut comprendre que cette
interprétation est aussi un symbole. Heidegger pose son interprétation en tant que
symbole sur le tableau qui est un symbole, et non la vérité absolue. Pourtant ce miroir
symbolique reflète plus de choses que ce dont un sujet voyant peut avoir conscience. En
racontant la vérité, bien qu’elle soit la vérité en tant qu’aléthéia, Heidegger montre-il
son désir inconscient ? C’est-à-dire que même si son interprétation, ou bien sa
philosophie est un symbole, ce que sa philosophie montre n’est pas un symbole. C’est
parce que la vérité en tant qu’Être lui-même le raconte. Nous avons utilisé le mot ‘’désir
inconscient’’ mais le problème fondamental existe plutôt dans la structure ou le système
que la philosophie heideggerienne contient. Heidegger considère souvent l’homme
comme le berger de l’Être. Cette vision elle-même est très chrétienne, autrement dit
l’homme est un être qui observe l’Être. Ici, les positions du sujet et de l’objet
apparaissent nécessairement. Pourtant la problématique que Nietzsche a posée depuis
son premier ouvrage La Naissance de la tragédie, était-elle le dépassement du rapport
du sujet et de l’objet ? Nous pensons que si on suppose quelque chose dans la perspective
de l’Être ou bien du Il y a, la problématique des positions fixes surgit. Heidegger
explique que l’Être n’est pas l’étant, mais plutôt la totalité. Cependant comme nous
l’avons expliqué, l’Être doit finalement être l’Ereignis qui est proche du naru en tant
que jinen, c’est-à-dire que l’Ereignis signifie l’apparition et le devenir en tant que physis.
Le problème de Heidegger, c’est qu’il interprète l’Ereignis en tant que physis au point de
vue de l’Être ou bien du Il y a. Cependant nous pensons qu’il faut saisir cette
problématique dans la perspective du devenir. Le devenir est plus fondamental que
l’Être. Dans ce sens, pensons-nous, la philosophie de Nietzsche n’est pas tout à fait
dépassée par Heidegger. Dans la perspective du devenir, nous pouvons saisir tous les
êtres relativement. Tous les êtres sont mouvants et changeants. La coïncidence et la
séparation des êtres se réalisent dans le processus mouvant. Nous ne sommes que
l’homme et nous voyons le monde d’après notre spécificité d’être. Heidegger suppose la
position de l’homme comme l’ouverture de l’Être. À travers cette ouverture, l’Être
lui-même se raconte, selon Heidegger. Cependant nous pensons que l’être qu’il faut
supposer être l’Être, c’est l’homme. L’Être est un miroir symbolique. Mais en utilisant ce
miroir, il faut nous voir relativement nous-même. Et alors, la position de l’homme
existe-t-elle si solidement ? L’homme est Da-sein mais alors cette position existe-t-elle
vraiment, si l’Être (Sein) lui-même est un miroir symbolique ? Nous pensons qu’il n’y a
que des rapports. Avec l’apparition du rapport de Sein et de Da-sein, les deux termes,
507
Sein et Da-sein, apparaissent. Ce que nous racontons ici est la pensée de l’engi
(co-production conditionnée). Mais ce que nous voulons dire avec la notion de jinen, c’est
que vivre ou bien être indique ce mouvement de susciter des rapports. Autrement dit, le
rapport est la différence ou bien la différenciation. Le monde ou l’univers n’est que le
devenir des différenciations. Dans ce sens, le monde n’est qu’un monde semblable à une
branloire pérenne (branle éternel). Mais bien sûr, notre pensée n’est aussi qu’un
symbole. Plus généralement, le symbole est l’institution. Et finalement, l’homme n’est-il
qu’un prisonnier encerclé par les institutions en tant que symboles ? Il faut comprendre
cependant que le symbole n’est pas une substance comme l’image dans le miroir.
Nous posons la problématique du paysage comme un exemple de possibilité de
briser le symbole en tant que miroir. En même temps, ce problème concerne une autre
question : pourquoi le paysage constitue-t-il le noyau de la peinture en Chine et aussi au
Japon ? On peut dire que cette question concerne le sens de l’art ou bien du savoir en
Extrême-Orient. Le texte de Jean-Luc Nancy, intitulé Paysage avec dépaysement, nous
initie à cette problématique. Dans ce texte, Nancy indique d’abord la relation étroite
entre trois mots : pays, paysan et paysage.
« Pays, paysan, paysage : c’est comme la déclinaison d’un mot, ou plutôt celle
d’un sémantème qui ne serait aucun de ces trois mots, chacun d’eux en formant
un cas. Il y aurait ainsi le cas de la situation - pays -, le cas de l’occupation -
paysan - et le cas de la représentation – paysage. Situation, occupation et
représentation d’une même réalité. Celle-ci ne serait rien d’autre que ce
qu’indique l’origine latine du mot : pacus ou pagus, le canton, c’est-à-dire
encore – et conformément, cette fois, au mot « canton » lui-même, le « coin » de
terre. Le pays est d’abord l’espace de terre pris dans un certain coin ou angle
(…). »274
Nous comprenons que le pays indique le lieu ou la présence qui nous donne le
cadre pour voir et savoir. Mais le sens du pays est déterminé par les gens auxquels il
appartient et qui l’occupent.
« (…) le pays se manifeste comme ce qui relève d’une appartenance, mais d’une
appartenance telle qu’elle ne peut venir que de celui qui « appartient » en tant
que et parce que il se rapporte à cela qu’il appelle « pays ». « Appartenir », c’est
Jean-Luc Nancy, Paysage avec dépaysement, in Au fond des images, Éditions
Galilée, Paris, 2003. p.101.
274
508
« tenir à », aussi bien au sens d’ « être attaché à » qu’au sens d’ « avoir un
rapport juste, pertinent ». « Mon pays », c’est ce qui relève pour moi de la tenue
(j’y tiens, il me tient, ça tient ensemble) et de la pertinence (ça correspond, ça
répond, ça fait sens tout au moins comme résonance). C’est pourquoi « mon
pays » peut être en même temps et sans aucune contradiction un village et une
nation, une région, un quartier, une ville. On dit aussi « une terre » dans un
sens proche. Le pays, c’est le coin de terre auquel on tient, par lequel on est
tenu : en tant que fils de la terre – ce que nous sommes tous -, on ne peut
qu’être d’un coin ou d’un autre, on ne peut pas être de la terre entière. »275
Ainsi selon le rapport qui existe entre le pays et celui qui l’occupe, le paysan est
le sujet qui réalise le pays comme endroit symbolique.
« Le paysan est celui dont l’occupation est le pays. Il l’occupe et il s’en occupe, et
il est occupé par lui : c’est-à-dire qu’il le prend et qu’il en est pris. Occuper tient
de capio, prendre, saisir. La paysannerie, c’est la prise du lieu et du temps du
pays. Sa culture, comme on dit, c’est-à-dire le façonnement de l’un par l’autre –
l’occupant et l’occupé, le besognant et le besogné (…). »276
Nancy explique que ‘’le paysan est aussi le païen’’ c’est-à-dire ‘’celui qui connaît
et qui vénère les dieux du pays’’.277 Autrement dit, le paysan signifie celui qui connaît
les sens divins se rapportant étroitement à son propre pays. Le pays contient des signes
profonds pour le paysan qui habite et vit ce lieu qui est son sol natal. Selon Nancy, la
naissance du paysage se rapporte à la disparition des pays en tant que patries pour les
dieux panthéistes. Le paysage apparaît avec le dépaysement. Le paysage ne signifie pas
une vue de la nature en général. Dans ce sens, Nancy distingue les tableaux de paysage
des autres tableaux qui représentent des vues de la nature.
« Dans ce que nous savons de la peinture antique, nous pouvons trouver des
décors champêtres, et parfois exotiques, mais on en reste précisément à un
décor qui ne prend son sens que d’une action (travail ou plaisir) et de présences
à l’œuvre (qu’on pourrait dire théologico-politiques). Il en va de même dans la
peinture jusqu’à l’époque de Giotto. Pour fixer les idées, et parce que cette
275
276
277
Ibid.p.104-105.
Ibid.p.107.
Ibid.p.109.
509
œuvre est bien connue, pensons aux Très Riches Heures du Duc de Berry : le
paysage
y
est
clairement
soumis
à
l’organisation
des
signes
théologico-politiques. (…)
Malgré l’importance du cadre naturel, l’Angélus de Millet ou La chute d’Icare
de Breughel ne sont clairement pas des paysages. Ou bien, (…) pensons aux
arrière-plans de La Joconde : ce sont deux allégories du rapport de l’homme au
monde, d’un côté un sentier de la vie, de l’autre le pont d’un ingénieur, et il n’y
a là aucun paysage, même d’arrière-fond. »278
Nous ne nous opposons pas essentiellement à cette interprétation de Nancy.
Cependant nous pensons qu’il faut distinguer la perspective de Léonard de Vinci
(1452-1519) de celle des autres, Breughel, Millet, etc. Ici, nous ne pouvons pas examiner
en profondeur la peinture intitulée La Joconde, c’est-à-dire Portrait de Monna Lisa del
Giocondo ni son auteur Leonard de Vinci lui-même, mais sur Léonard, notre pensée
diffère un peu de celle de Nancy. Nous pensons qu’on ne peut pas tenir compte de la
perspective non-chrétienne de Léonard. Il est certain que l’arrière-plan de La Joconde
suppose des significations allégoriques et que dans d’autres œuvres aussi, Léonard
élabore allégoriquement ces motifs. Pourtant nous pensons que la vision de la nature
que Léonard a réalisée n’est pas réduite au pays où les dieux anciens résident. Léonard
n’était peut-être pas chrétien orthodoxe et il a essayé de remonter à l’histoire d’avant le
christianisme. Léonard a plutôt recherché l’origine du christianisme, et donc dans ses
peintures, il semble que la Vierge qui a mis Jésus au monde et Saint Jean-Baptiste qui a
initié Jésus occupent des positions plus importantes que Jésus lui-même. Par exemple,
abordons l’image des tableaux intitulés La Vierge aux rochers. Léonard a peint deux
tableaux d’après le même motif, mais dans ces tableaux, Léonard donne une importance
centrale à la Vierge située entre l’enfant Saint Jean-Baptiste et l’enfant Jésus. La geste
tendre de la Vierge semble protéger les deux enfants saints. Ce qui est intéressant, c’est
que Léonard réalise ce motif avec des rochers qui émergent mystérieusement dans
l’arrière-plan. Ou bien, également dans un autre tableau, intitulé Sainte Anne, la
Vierge, l’Enfant et l’agneau, en exprimant l’attitude affectueuse maternelle de la Vierge
pour l’Enfant Jésus, Léonard peint des montagnes émergeant du brouillard dans
l’arrière-plan. Nous pensons que la figure de Sainte Anne derrière la Vierge n’est pas
nécessaire esthétiquement. Mais nous imaginons qu’à travers la figure de Sainte Anne,
Léonard a voulu montrer plus concrètement le sens des montagnes de l’arrière-plan. Il
faut saisir le sens de la maternité primordiale de la Vierge en tenant compte des rochers
278
Ibid.p.111-112.
510
et des montagnes dans les arrière-plans. Ou bien, prenons les tableaux de la figure de
Saint Jean-Baptiste. Dans le musée du Louvre, nous pouvons voir un tableau connu
intitulé Saint Jean-Baptiste dans lequel Léonard a réalisé la figure de Saint
Jean-Baptiste comme jeune homme ravissant et vital. Et également dans ce musée,
nous trouvons un autre tableau de l’école de Léonard, intitulé Saint Jean dans le désert
(Bacchus). L’œuvre originale de Léonard pour ce tableau ne subsiste pas, sauf un dessin
de Léonard lui-même mais ce dessin a aussi été volé en 1974 et il a désormais
disparu. 279 Mais ce qui importe, c’est comment interpréter le sens de Saint
Jean-Baptiste qui est réalisé par les images d’un jeune homme ravissant et plein de
vitalité chez Léonard et dans un tableau, il est identifié à Bacchus (Dionysos). Pour
Nancy, ces peintures indiquent justement le fait que Léonard était païen. Il est possible
que ce soit vrai, toutefois nous pensons que Léonard a essayé de montrer le sens de la
nature qui est oubliée avec la naissance du Christianisme, non les dieux anciens qui
comportent des significations très humaines. Mais il est sûr que Léonard n’a pas pu
découvrir le paysage en tant qu’apparition de la nature elle-même. C’est peut-être parce
que la Renaissance durant laquelle Léonard a vécu était l’époque du commencement de
l’anthropocentrisme européen dont l’idéologie a fait obstacle à la découverte du paysage
de la nature sans l’homme. Au contraire, Nancy ne remonte pas à l’histoire d’avant la
naissance du christianisme. Mais selon lui, c’est dans le monde athée au point de vue du
christianisme qu’on a trouvé le paysage. D’ailleurs, Nancy relie la naissance du paysage
à la naissance de l’Europe. Nancy explique dans quelle situation le paysage est apparu :
« Il faut (…) un absentement de toute présence qui détiendrait pour elle-même
une autorité ou une capacité de sens. Cela signifie que le paysage ne peut être
ni théologique, ni politique, ni économique, ni moral. Aussi bien apparaît-il
dans l’histoire, de manière très précise, dans le moment où ces divers registres
de sens se modifient jusqu’à bouleverser l’ordre entier des repères du monde
européen : ce qui est peut-être aussi la naissance de l’Europe. »280
Nancy ne précise pas l’époque exacte de la naissance du paysage et de l’Europe
mais elle correspond peut-être au XVIe ou XVIIe siècle. Selon Nancy, la notion de
paysage détermine le sens de la modernité et en même temps la spécificité de l’Europe
dont la caractéristique essentielle est l’athéisme, qui dérive paradoxalement du
Cf. Peter Hohenstatt, Léonard de Vinci, Könemann Verlagsgesellschaft mbH, Köln,
1998. p.102.
280 Nancy, op.cit.p.113.
279
511
monothéisme chrétien. Car il faut que les divinités panthéistes soient chassées pour
établir l’Europe et la modernité du pays européen. Ce qui importe, c’est qu’il n’y a pas de
fond caché pour les divinités dans le paysage. ‘’Le paysage est le contraire d’un fond’’.
Sur un paysage, ‘’le « pays » doit y faire surface entièrement, seul et de partout.’’281
« Un paysage ne contient aucune présence : il est lui-même toute la présence.
Mais c’est aussi pourquoi il n’est pas une vue de la nature distinguée de la
culture, et avec elle dans un rapport quelconque (de travail ou de repos,
d’opposition ou de transformation, etc.). Il est une représentation du pays en
tant que possibilité d’un avoir-lieu de sens, d’une localisation ou d’une localité
de sens qui ne fait sens qu’en étant occupé à soi-même, se faisant « soi-même »
en tant que ce coin, cet angle ouvert non pas sur une contrée ou sur un
spectacle déjà disposé auparavant : mais un angle ouvert sur lui-même, faisant
ouverture et ainsi faisant vue non pas comme perspective d’un regard sur un
objet (ou comme vision) mais comme surgissement, ouverture et présentation
d’un sens qui ne renvoie à rien qu’à cette présentation. »282
Dans le paysage, il n’y a pas de signes, allégories ou symboles qui fassent
deviner des dieux cachés dans un fond. Le paysage est vu, entièrement visible. Le
paysage lui-même ne contient aucun sens déterminé mais plutôt il est la présence pure.
C’est-à-dire que le paysage est l’ouverture du lieu lui-même où les sens apparaissent. Ici,
souvenons-nous du tableau des chaussures de Van Gogh que Heidegger a analysé. On
peut dire que Van Gogh a peint ce tableau comme un tableau de paysage, au sens
nancien. Dans ce tableau, une paire de chaussures est peinte comme un objet présent
sans signe symbolique dans un espace indéterminé, bien qu’elles appartiennent à
l’artiste lui-même dans son atelier. Ainsi, Heidegger a pu laisser se déployer librement
son imagination à partir de la présence d’une paire de chaussures inconnues. Selon
Nancy, le paysage est avant tout l’ouverture à l’inconnu. Il ouvre le lieu d’une apparition
étrange.
« Le paysage ouvre sur l’inconnu. Il est proprement le lieu en tant qu’ouverture
à un avoir-lieu de l’inconnu. Il n’est pas tant la représentation imitative d’un
endroit donné, il est la présentation d’une absence de présence donnée. Si
j’osais forcer le trait, je dirais qu’au lieu de peindre un « pays » comme
281
282
Ibid.p.112.
Ibid.p.112.
512
« endroit », il le peint comme « envers » : ce qui se présente là, c’est l’annonce de
ceci, que « là » il n’y a nulle présence, et que pourtant il n’y a nul accès à un
« ailleurs » qui ne soit lui-même « ici », dans l’angle ouvert sur un pays qui n’est
occupé que de s’ouvrir en soi. »283
Il n’est pas étrange qu’une paire de chaussures dans le tableau de Van Gogh,
qui peut être à notre avis considéré comme paysage, invite Heidegger à rêver au monde
paysan et païen. Mais ce qui est intéressant, c’est que Heidegger évoque l’histoire de
l’Être au fond de ce paysage. Ainsi l’Être en tant que vérité de l’aléthéia commence à
diriger le sens du tableau en présence. Mais en fait, cela signifie-t-il que le tableau de
Van Gogh n’est pas un tableau de paysage ou bien que Heidegger a considéré ce tableau
comme allégorique pareil à l’arrière-plan de La Joconde ? En un sens, Heidegger, est-il
un philosophe qui rappelle les dieux anciens et ses travaux sont-t-ils comparables aux
travaux des paysans ? Selon Nancy, l’Être serait aussi une divinité ancienne. Cependant
nous pensons que ce que Heidegger rappelle n’est pas les dieux anciens, mais la physis.
La physis est plus fondamentale que les dieux panthéistes, mais Nancy ne s’intéresse
jamais à la physis. Sur ce point, nous nous expliquerons plus loin, pourtant Heidegger
est certainement un homme qui est fasciné par la terre et ne peut pas se détacher de la
terre, dans ses travaux. La dernière phrase de la Lettre sur l’humanisme montre
typiquement le style de la pensée heideggerienne.
« La pensée, de son dire, tracera dans le langage des sillons sans apparence,
des sillons de moins d’apparence encore que ceux que le paysan creuse d’un pas
lent à travers la campagne. »284
Dans cette phrase, la tékné a été transformée en analogie du travail paysan. Le
philosophe doit nourrir la terre et faire épanouir les fleurs de l’Être en tant que physis.
Mais Heidegger lui-même l’a expliqué, la tékné a concernait le savoir en tant que voir
chez les Grecs. Autrement dit, c’est un problème du regard qui donne la vue en présence.
Mais ce n’est pas un problème entre la surface de la terre en tant que visible et le fond
en tant qu’invisible. La tékné doit être conçue avec la physis, mais où est-ce qu’on trouve
la physis ? Sur ce point, la pensée du paysage chez Nancy est en un sens un essai de
restituer la pensée de la tékné, c’est-à-dire de l’art, c’est-à-dire du savoir dans la
perspective du voir. Nancy écrit sur le regard du paysage :
283
284
Ibid.p.114.
Heidegger, LH in QIII et IV, p.127.
513
« Ce regard ne découvre pas les présences d’un ordre déjà donné et déjà
conformé, comme est celui de la religion qui peuple les forêts et les prairies. Il
découvre le lieu sans dieu, le lieu qui n’est que lieu de l’avoir-lieu et l’avoir-lieu
pour lequel rien n’est donné, rien n’est joué d’avance : aucun pays, donc, n’est
donné, et chaque paysan possible a tout à inventer de son occupation, de la
manière et de l’intention dans lesquelles il convient d’inventer sa culture. Le
dépaysement est ici d’origine. »285
Dans le regard porté sur le paysage, on ne voit plus un pays habité par les
dieux. Le paysage est le lieu qui paraît toujours un lieu inconnu. C’est la présence
dépaysée. Cependant Nancy invite curieusement les hommes dans le paysage à la place
des dieux. Chez Nancy, la présence dépaysée indique à la fois tous les dieux en allés et
les hommes toujours à venir.286 Ainsi chaque paysan c’est-à-dire chaque homme doit
inventer la manière de l’occuper, bref de la voir (savoir). Dans ce texte, Nancy ne
mentionne que brièvement le rapport de la modernité et du christianisme dans la
perspective de l’athéisme, mais pensons-nous, Nancy trouve l’origine du paysage en tant
que dépaysement dans l’établissement de l’athéisme lequel se révèle être le négatif du
monothéisme chrétien qui est la base de la modernité européenne. Mais qu’est ce que le
christianisme a chassé en chassant les dieux panthéistes ? Par exemple, si on analyse la
mythologie grecque, on trouve que les dieux panthéistes sont déjà très humains mais
leur divinité indique que leurs origines sont la nature en tant que physis. En un sens, le
christianisme a chassé les éléments de la physis qui était également la source du
christianisme lui-même. Ainsi est-ce que le christianisme marque la naissance de
l’anthropocentrisme en Europe et la modernité européenne est-t-elle développée comme
la forme ultime de l’anthropocentrisme ? En réalité, la disparition des dieux
indique-t-elle que les dieux sont devenus complètement humains, en se détachant des
éléments de la physis ? Dans cette perspective, on peut comprendre pourquoi Nietzsche
a recherché la physis en remontant à l’origine du christianisme à travers Dionysos et
Zarathoustra. Ce que Heidegger a essayé est de saisir plus précisément la notion de
physis chez Nietzsche. Nancy ne pose pas la problématique de la physis, bien qu’il soit
un philosophe fortement influencé par Heidegger. Nancy ne distingue pas la culture
humaine de la nature dans sa proposition du paysage, ou plutôt il essaie d’exclure la
nature du paysage. En un sens, nous ne nous opposons pas à cette pensée. Mais en quel
285
286
Nancy, op.cit.p.118.
Cf. ibid.p.119.
514
sens ? Chez Nancy, la nature n’est-elle qu’un objet naturel au sens vulgaire ? Chez nous
aussi, la problématique du paysage ne doit pas se rapporter à la nature en tant qu’objet
au sens contemporain, mais pour nous, la problématique du paysage concerne
étroitement l’apparition de la nature en tant que physis. Nous trouvons une différence
entre le phénomène naturel et l’homme, le premier étant l’être non-symbolique et le
dernier étant l’être symbolique, mais ils s’identifient dans la dimension de la physis.
Cependant, est-ce que chez Nancy, finalement, la nature en tant que physis est aussi
une divinité ancienne, autrement dit est-elle un signe fixe qui fonctionne comme un
obstacle pour la liberté humaine ? Nancy ne connaît que le monde humanisé avec le
christianisme. Pour éclaircir le sens essentiel du paysage, il faut remonter à sa source.
Elle est certainement dans la notion du paysage en Chine qu’on peut percevoir dans des
tableaux chinois, comme Nancy lui-même le remarque : ‘’la peinture de paysage ne naît
pas sans certains emprunts à la Chine’’. En même temps, il avoue son ignorance sur la
notion chinoise du paysage.287 Ce qui est intéressant, bien que Nancy ne connaisse pas
la pensée chinoise, c’est que la vision de Nancy sur le sens fondamental du paysage n’est
pas très éloignée de la vision chinoise, mais dans un sens, le paysage de Nancy et le
paysage chinois sont complètement différents. Le paysage chinois indique aussi le
monde sans divinités humanisées. Chez Nancy, après la disparition des deux, ce monde
athée devient finalement l’endroit que l’homme occupe librement. Au contraire, dans le
paysage, les Chinois ont trouvé la nature en tant que jinen qui n’est pas un dieu ancien
très humanisé, mais cette nature en vie est également l’origine des dieux et de l’homme.
La nature en tant que jinen est plus ancienne et fondamentale que les dieux anciens.
Pourtant, pensons-nous, Nancy lui-même saisit inconsciemment cette nature en tant
que jinen et physis dans le paysage. Le paysage est avant tout la vue de la nature.
Notamment les propos suivants rejoignent l’essentiel de cette vision chinoise :
« Le paysage est le lieu de l’étrangeté ou de l’étrangement et de la disparition
des dieux. Il est véritablement l’ouverture du lieu de cet absentement. Pour
cette raison, il ne peut donner à pressentir une autre présence, analogue, qui se
tiendrait simplement invisible là où les autres étaient visibles. Il ne cache ni ne
révèle ou n’évoque l’invisible en tant qu’un survisible qu’il faudrait deviner en
clignant des yeux vers la lumière du ciel. Car il ouvre sur lui-même : il ouvre
sur ce partage qu’il est lui-même du ciel et de la terre, des nuages et des chênes,
cette séparation des éléments en quoi consiste toujours une création.
C’est en ce sens précis que la création a lieu ex nihilo : son matériau et son
287
Ibid.p.113. (Note.1).
515
opération ne sont pas autre chose que la séparation, l’écartement. C’est
l’écartement ou la déchirure de ce qui n’est encore rien, ne se distinguant de
rien, étant purement vidé en soi. L’écartement lui-même n’est rien : il est la
séparation, l’intervalle, la ligne sans épaisseur de l’horizon qui ajointe et
disjointe terre et ciel. Toute peinture de paysage peint un horizon : elle peint
l’unidimensionnalité de sa ligne à la fois comme une clôture d’espace, comme
une fuite ouverte à l’infini et comme une arabesque déployée et multipliée en
lignes d’arbres et de nuages, de collines et de sentiers, branches et volutes,
boucles et brisées comme autant de fractales de l’unique horizon qui n’en finit
pas de reculer et de renouveler la partition des éléments. »288
Après la disparition des dieux, dans ce lieu de l’absence des signes, Nancy voit
le mouvement de la création originale. C’est la création du paysage par soi-même. On ne
peut pas dire qu’il y a un paysage. Le paysage surgit et devient. C’est l’apparition ou la
genèse du paysage lui-même. Ici, Nancy raconte le partage du ciel et de la terre. En
utilisant les mots, séparation, écartement ou déchirure, ce que Nancy exprime est lié à
notre problématique qui est indiquée par les mots, différence ou différenciation. Ce
partage ou plutôt la séparation du ciel et de la terre indique justement la naissance du
monde ou de l’univers. Avant l’apparition de cette différence, il n’y a rien. En Chine, le
paysage montre justement cette genèse du monde. C’est la genèse du rien (ex nihilo),
mais il faut dire que le rien est tout à fait rien, et non l’absence de l’être. Nous ne
pouvons pas expliquer la pensée chinoise en général, mais prenons le taoïsme comme
exemple. Car dans la perspective de la différenciation originale, nous comprenons bien
pourquoi le taoïsme a posé le tao comme néant. En réalité, la détermination du tao est
toujours ambiguë dans le taoïsme, mais est-ce qu’on peut interpréter que le tao signifie
l’opération de la différenciation elle-même ?
Dans le taoïsme, avec l’apparition fondamentale de la différence entre le ciel et
la terre, le monde commence à exister. La différenciation des deux directions : vers le
ciel et vers la terre est l’origine du monde ou de l’univers. Ces deux directions du
mouvement original ne s’arrêtent jamais et grâce à harmonie de la puissance des deux
directions, le monde poursuit son existence paisible. Pour expliquer ces deux directions
de la puissance, on peut utiliser les notions de yin et de yang qui exercent beaucoup
d’influence sur le taoïsme. C’est-à-dire que la terre correspond au yin (ombre, féminin
ou nombre pair) et le ciel correspond au yang (lumière, masculin ou nombre impair).
Comme Marcel Granet, le sinologue l’explique, ‘’La philosophie chinoise (…) est dominée
288
Ibid.p.116-117.
516
par les notions de Yin et de Yang’’,289 mais il faut comprendre tout d’abord qu’ils sont
des symboles.
« Le Yin et le Yang ne peuvent être définis ni comme de pures entités logiques,
ni comme de simples principes cosmologiques. Ce ne sont ni des substances, ni
des forces, ni des genres. Ils sont tout cela indistinctement pour la pensée
commune, et aucun technicien ne les envisage jamais sous l’un de ces aspects à
l’exclusion des autres. On ne les réalise pas plus qu’on ne les transcende ou
qu’on ne cherche à en faire des abstractions. Dominée tout entière par l’idée
d’efficacité, la pensée chinoise se meut dans un monde de symboles fait de
correspondances et d’oppositions qu’il suffit, quand on veut agir ou comprendre,
de faire jouer. »290
Granet explique négativement le sens de ces symboles. Nous ne connaissons
pas le processus du déclin de la philosophie chinoise. Nous imaginons que l’esprit
positiviste a dominé la philosophie chinoise depuis plusieurs siècles. Il faut re-saisir le
sens philosophique des concepts du yin et du yang. Mais le fait que le yin et le yang ne
sont que des symboles est important. Nous utilisons le terme de puissance mais elle ne
signifie pas une force substantielle. La vision taoïste du ciel et de la terre n’indique pas
quelque vision représentative. C’est la vision symbolique de l’origine du monde. Dans le
taoïsme, on pose la notion de ki qui est utilisée comme une analogie du tao lui-même et
indique la puissance fondamentale de la différenciation. Comme nous l’avons expliqué,
le ki est littéralement l’air ou le vent. Mais il faut comprendre ce vent symboliquement.
Ce qui importe, c’est que le principe comme puissance est l’un qui est montré par le ki
en tant que tao. Mais le tao tout seul est le rien. Avec l’apparition de la différenciation
du tao lui-même, on peut dire premièrement que « il y a ». Dans la vision symbolique, le
monde existe comme dualité entre le yin (terre) et le yang (ciel) et après, selon ce
système du yin et du yang, le monde se divise en multiples. Dans l’histoire du processus
formalisé du taoïsme, on supposerait plusieurs éléments, mais cette explication n’est
pas notre sujet. Ce qui est intéressant, c’est que le taoïsme est à la fois monisme et
dualisme. Et d’ailleurs, les taoïstes ont bien compris que le tao et aussi les yin et yang
ne sont que des symboles. Les symboles signifient les termes linguistiques, autrement
dit ils sont posés dans la dimension métaphysique. Or, si on pense seulement dans le
domaine de la métaphysique, le problème de la vérité surgit. Est-ce que le tao et les yin
289
290
Marcel Granet, La Pensée chinoise, Éditions Albin Michel, 1968.p.101.
Ibid.p.124.
517
et yang sont vrais ou pas ? Et il faut donc dire que dans le taoïsme, le tao n’est qu’un
nom provisoire, c’est-à-dire il faut nier le langage pour éviter que la proposition sur la
vérité ne provienne de la métaphysique. En utilisant le langage, c’est-à-dire la
métaphysique, on essaie d’éviter le problème métaphysique. Le tao n’est posé que
comme un symbole, un mot ou une notion métaphysique. Mais en revenant toujours à
son origine : l’apparition originale de la différenciation, autrement dit en se souvenant
du rien de l’origine, il faut éviter la construction d’un système métaphysique. Comme
nous l’avons expliqué, le bouddhisme aussi a commencé comme négation de
l’hindouisme en tant que métaphysique et notamment, Nâgârjuna a développé une
pensée anti-métaphysique. Le bouddhisme zen est établi dans le monde du taoïsme qui
contient une problématique pareille au bouddhisme. Et il faut comprendre que la
peinture de paysage chinoise s’est développée dans la perspective du taoïsme et du
bouddhisme zen. En fait, il y a plusieurs sortes de peintures de paysage, mais le style
bouddhique zen nommé Sansui-ga (peinture de paysage à l’encre chinoise) est peut-être
le plus connu. Ce genre de peinture apparaît au VIe siècle environ, comme une méthode
de méditation bouddhique. Il s’est répandu partout dans l’Asie de l’est, mais nous ne
connaissons pas l’histoire de cette peinture dans d’autres pays que le Japon, ainsi nous
examinerons le problème dans le contexte du Japon. Les bouddhistes japonais, qui
n’étaient pas des artistes, ont pratiqué le Sansui-ga, et ce n’est que par la suite qu’il est
devenu le genre majeur indiquant l’essence de la peinture au Japon. Comme nous
l’avons déjà expliqué, le nom de Sansui-ga signifie littéralement la peinture de la
montagne et de l’eau (rivière). Mais il faut expliquer tout d’abord que le Sansui-ga n’est
pas une sorte de peinture de paysage au sens occidental qui proviendrait de la notion de
pays. On ne présente pas la terre stable comme un objet que l’homme occupe ainsi que
dans la notion étymologique occidentale du paysage. On peut utiliser ici la notion des
yin et yang. La montagne signifie le yang et l’eau, le yin. La montagne et l’eau sont les
présentations de la puissance universelle. Le Sansui-ga montre la vision de l’origine du
monde qui est en se mouvant et en devenant. Cependant ce qui importe, c’est que cette
vision n’est pas une vision de la vérité. On a expliqué que le yin et le yang sont des
symboles. Autrement dit le symbole est une forme humaine mais cette forme est
l’apparition du cadre pour voir. S’il n’y a aucun cadre ou aucun critère, il est impossible
de voir. Ou bien on peut utiliser le terme de style que nous avons présenté comme
notion merleau-pontienne dans la première partie de notre thèse. Les notions du yin et
du yang ont fonctionné comme un style symbolique principal qui dirige l’histoire de la
philosophie en Chine. Une histoire se construit autour d’un style en tant que symbole
primordial. Mais c’est un symbole qui donne une vision humaine. Le symbole du yin et
518
du yang engendre l’expérience de la vision. Ce symbole du yin et du yang indique la
genèse du monde mais en même temps, ce symbole montre justement l’apparition de la
montagne et de l’eau elles-mêmes en tant qu’expérience. Si on a l’expérience de cette
apparition originale, le symbole lui-même disparaît. Le yin n’est pas l’essence de l’eau et
le yang n’est pas l’essence de montagne. ‘’La montagne est la montagne, le fleuve est le
fleuve’’. La notion des yin et yang n’est qu’une méthode, elle n’est ni la vérité ni l’essence.
Dans ce sens, le Jyûgyû-zu (Les Dix Tableaux de la vache) est aussi une méthode
symbolique. La méditation bouddhique Zazen est aussi une méthode symbolique.
Quand on accède à l’expérience originale, il faut se détacher du symbole qui n’est qu’une
méthode. Au Tibet, il y a une tradition de peinture bouddhique nommée Mandala, mais
comme on le sait, il faut abandonner le mandala au fleuve ou le brûler après son
achèvement. Cette coutume indique le caractère du Mandala en tant que méthode de
méditation, et non objet esthétique. En un sens, le Sansui-ga appartient au genre du
mandala dans le style du bouddhisme zen. Mais est-ce que la vision originale signifie la
vérité ? La vérité n’est qu’un sens ou une connaissance dans la perspective de l’homme.
Le monde ou l’univers existe et devient de soi-même sans l’existence humaine. Cela
indique le jinen. Ce qui importe, c’est que l’homme ne peut pas exister tout seul sans
l’univers auquel il appartient. L’homme n’est qu’une partie de la vie de l’univers.
Autrement dit, la vie de l’homme existe, en appartenant à la vie de l’univers en tant que
jinen et physis. Dans ce sens, comme Nietzsche le dit, la vie est plus importante que la
vérité. Ce que l’homme moderne a oublié est cette vie fondamentale en tant que jinen et
physis. Ainsi la physis est réduite à la nature qui n’est pour l’homme qu’un objet
d’analyse. Il faut dépasser la position subjective de l’homme. En japonais, le mot
correspondant à voir est 見 る miru. Miru évoque une de ses variantes : 見 入 る
mi-iru (voir en extase). 入る iru signifie entrer ou pénétrer. Pour mi, on peut utiliser
d’autres caractères sino-japonais. Par exemple, 身 (le corps) ou 魅 (le charme). Le
charme attire notre âme. Ainsi le mot miiru indique l’acte par lequel nous pénétrons
avec le corps et l’âme en entier. Autrement dit, dans cet état, notre subjectivité disparaît.
La distinction du sujet et de l’objet disparaît. Mais nous ne devons pas nous en tenir à ce
jeu de mots. Pour saisir l’origine de la nature comme vie fondamentale, il est nécessaire
de revenir au sens de voir en tant que miru ou bien miiru. La position de l’homme est
passive par rapport à la nature. Cependant, ce que nous pouvons faire est fabriquer ou
plutôt créer des symboles ravissants qui attirent le corps et l’âme. Ces symboles
ravissants deviennent également des œuvres d’art. Si cette chose n’est pas ravissante
au point de nous faire oublier notre existence subjective, nous ne pouvons pas l’appeler
un chef-d’œuvre. Toutefois nous pensons que la notion d’art au Japon est aussi dirigée
519
par la notion de jinen au sens qu’on peut saisir dans le Sansui-ga.
En raison de notre intérêt fort pour la peinture, notre explication est centrée
sur le problème visuel. Cependant on peut trouver la même perspective dans d’autres
genres d’arts traditionnels au Japon. Nous ne pouvons pas expliquer ici d’autres genres
d’art, toutefois dans ce contexte, toutes les œuvres d’art sont saisies comme des
symboles. Un symbole ne signifie pas une représentation du réel. En un sens, le symbole
lui-même est le réel, ou plutôt le symbole est un lieu à travers lequel le réel apparaît en
se liant à la dimension primordiale. Pour indiquer la dimension primordiale, le paysage
naturel en tant que jinen est fondamental pour tous les genres d’art. Mais l’existence de
l’homme n’occupe jamais la position principale. Dans ce sens, le terme français, paysage
qui exprime seulement la notion de pays n’est pas une dénomination exacte. Comme la
notion de ki dans le taoïsme, le ki (l’air ou le vent) étant la métaphore de la puissance du
jinen, dans l’art japonais en général, la notion de l’air en tant que ki a une fonction
essentielle. L’air est utilisé comme un symbole artistique de la création. On ne peut ni
voir ni écouter directement l’air, mais on sent toujours la force du vent. Avant tout, nous
vivons, en respirant l’air. Au contraire, le mort est l’être qui arrête de respirer. Ainsi l’air
est également le symbole de la vie. Ce qui est intéressant, c’est que le mot sino-japonais
correspondant au paysage contient le sens de ki. Ce mot est 風景 fû-kei (lecture en
japonais). Ce mot signifie littéralement ‘’la vue du vent’’. Comme autres synonymes du
fûkei, on peut poser 光景 kô-kei (lecture en japonais) et 景色 ke-shiki (lecture en
japonais). Le kôkei signifie ‘’la vue de la lumière’’. Le keshiki ‘’la vue de la couleur’’ mais
ici shiki indique fondamentalement le phénomène lui-même comme nous l’avons
expliqué dans l’interprétation de la formule bouddhique. Le mot 景 kei signifie la vue
dans le japonais actuel, mais ce qui est intéressant, c’est ce que ce mot sino-japonais est
composé par les deux parties : l’une est le mot 日 hi ou nichi (lecture en japonais)
signifiant le soleil, la lumière et le jour, etc. et l’autre, le mot 京 kyô ou kei (lecture en
japonais) signifiant le capitale ou le centre. Ainsi, est-ce que nous pouvons interpréter le
mot kei comme le lieu central c’est-à-dire la source d’où le soleil ou la lumière surgit ?
Cette interprétation n’est que notre hypothèse, pourtant on peut trouver un autre mot
intéressant : 景 気 kei-ki (lecture en japonais). On peut utiliser ce mot dans des
tournures comme : ‘’Keiki ga ii’’ ou ‘’Keiki ga warui’’ (‘’Le marché est animé’’ ou ‘’Le
marché est désert’’). Le mot keiki a indiqué peut-être le lieu visuel ou plutôt la présence
dans laquelle le ki (l’air en tant que puissance) surgit.
Dans ce sens, même si on ne représente pas un paysage de montagne et d’eau,
on peut trouver partout des vues du jinen au sens de fûkei ou de kôkei. Le Sansui-ga est
devenu formel dans la société étroite du bouddhisme zen, mais ce genre de peinture s’est
520
développé comme Fûkei-ga. Le meilleur exemple que nous puissions citer pour ce style
pictural est l’un des chefs-d’œuvre de Tôhaku Hasegawa (1539-1610) un des artistes
peintres les plus célèbres au Japon. Il s’agit d’une œuvre à l’encre de Chine, intitulée
Pinède. Cette peinture montre seulement les ombres des pins. Il n’y a pas de figures
représentatives mais l’important, c’est le rapport entre les ombres des pins et l’espace
vide où rien n’est peint. Autrement dit, il n’y a qu’un écart, un abîme ou une
différenciation qui divise les ombres des pins de l’espace vide. Mais de façon étonnante,
l’air souffle dans cet écart. Nous pouvons sentir le vent frais entre les arbres et l’espace
vide. En étant invités par le vent, nous pénétrons dans la forêt. Le vent se lève, le ki
surgit, et c’est justement le lieu en tant que fûkei (la vue du vent) qui se rapporte au
monde primordial. C’est ainsi que nous revenons certainement au thème de la peinture
d’après la nature chez Cézanne et Van Gogh.
À l’époque du japonisme en Europe, le genre de l’art japonais qui exerce la plus
grande influence sur les artistes occidentaux serait l’estampe en bois nommée Ukiyo-e.
L’Ukiyo-e est inventé au XVIIe siècle (l’ère d’Edo) et ses productions ont continué jusqu’à
la fin du XIXe siècle. Ce genre est né comme peinture populaire dans la culture urbaine.
Ces peintures montrent principalement la vie des Geisha (prostituées professionnelles
qui sont en même temps, danseuses et musiciennes) et des portraits des acteurs du
théâtre de Kabuki (un théâtre traditionnel japonais le plus populaire de l’ère d’Edo), etc.
En un mot, l’Ukiyo-e était une sorte de peinture de mœurs et la plupart de ses motifs
étaient très formalisés. Ce qui est intéressant, c’est que les personnalités des figures ne
sont pas le thème central pour les artistes de l’Ukiyo-e, bien que selon certains artistes,
on puisse trouver des différences subtiles de motif. Mais si on ose simplifier, comme le
nom de ce genre l’indique, l’Uki-yo lui-même est le thème principal. Voir l’Ukiyo,
autrement dit créer le symbole qui reflète la vision de l’Ukiyo, c’était le vrai thème des
artistes. L’Ukiyo signifie ‘’le monde flottant’’, ce mot exprime un sentiment de décadence.
À l’origine, cette expression relève de la perspective taoïste et bouddhique dans laquelle
l’univers lui-même est en devenir et change sans arrêt. Mais ce sens philosophique a été
oublié, et cette perspective s’est corrompue pour aboutir au sentiment pessimiste et en
même temps humaniste de la notion de l’Ukiyo. Toutefois cette notion exprime encore en
même temps, la notion de jinen dans la perspective d’un pessimisme très humain.
C’est-à-dire que l’homme ne peut pas dépasser le destin qui lui est donné définitivement
comme être tel quel. Personne ne connaît son destin dans l’avenir et donc il faut
s’amuser maintenant. Cependant grâce à deux artistes de génie ayant vécu à cette
époque, le thème de la nature, fondamental dans l’art japonais, ressuscite dans
l’Ukiyo-e. Ces artistes peintres géniaux sont Hokusai Katsushika (1760-1849) et
521
Hiroshige Andô (1797-1858) le premier, connu comme le fondateur du genre du paysage
et le deuxième, comme celui qui l’a développé. Nous ne pouvons pas examiner dans le
détail les œuvres de Hokusai et de Hiroshige ici, pourtant il suffirait d’indiquer que chez
Hokusai et Hiroshige, le paysage n’est rien d’autre que le fûkei (la vue du vent) ou le
kôkei (la vue de la lumière) dans la perspective du Sansui-ga. Nous ne pouvons pas non
plus étudier concrètement l’influence de l’Ukiyo-e dans le japonisme en général, mais du
moins, pour Cézanne et Van Gogh, la découverte fondamentale fut la peinture du
paysage. Même si Cézanne a dit qu’il n’aimait pas l’Ukiyo-e,291 nous pouvons pourtant
voir clairement l’influence de la série Trente-six vues du Mont Fuji de Hokusai sur la
série cézannienne des Montagne Sainte-Victoire. La Montagne Sainte-Victoire se lève
par soi-même en tant qu’être vivant. Avant les peintures de Cézanne, on ne trouve pas
d’autre exemple pour cette sorte d’expression que les peintures du Mont Fuji de Hokusai.
La Montagne Sainte-Victoire est le yang ou plutôt une réalisation symbolique de la
nature en tant que physis ou jinen. Ici, souvenons-nous de l’interprétation
merleau-pontienne des tableaux de Cézanne. Merleau-Ponty explique le paysage
cézannien :
« La nature elle-même est dépouillée des attributs qui la préparent pour des
communications animistes : le paysage sans vent, l’eau du lac d’Annecy sans
mouvement, les objets gelés hésitants comme à l’origine de la terre. C’est un
monde sans familiarité, où l’on n’est pas bien, qui interdit toute effusion
humaine. »292
En se détachant de la perspective humaine, Cézanne a peint en adoptant
lui-même le point de vue de la nature. Ainsi Merleau-Ponty trouve une impression
inhumaine dans la peinture cézannienne en général. Comme nous l’avons indiqué, cette
impression se rapporte au monde du Sansui-ga. Nous ne nous opposons pas
principalement à l’interprétation merleau-pontienne, pourtant nous sentons une autre
impression que celle qu’on remarque dans la citation ci-dessus : ‘’le paysage sans vent,
l’eau du lac d’Annecy sans mouvement,’’ etc. Nous ne pouvons pas déterminer
précisément d’après quel tableau Merleau-Ponty a eu cette impression, toutefois nous
sentons le vent dans la plupart des œuvres de Cézanne. Le monde cézannien est très
tranquille en surface, cependant si nous pénétrons dans la peinture avec le corps et
Cf. Sadao Kikuchi, Ukiyo-e, Éditions Hoiku sha, Ôsaka, 1963. p.126. Il n’y a pas de
traduction en français.
292 Merleau-Ponty, SN, p.28.
291
522
l’âme, tout entier, nous pouvons sentir le vent qui souffle dans les arbres et depuis la
Montagne Sainte-Victoire qui s’élève. Le paysage cézannien est justement le fûkei (la
vue du vent).
Quant à Van Gogh, nous pouvons démontrer son intérêt exceptionnel pour le
paysage. Tout d’abord, on trouve plusieurs fois le nom de Hokusai dans ses lettres et
d’autre part, il a copié des tableaux de Hiroshige, dans lesquels on voit que Van Gogh a
respecté le genre du paysage de l’Ukiyo-e. En fait, ce sont ces tableaux eux-mêmes qui
montrent que Van Gogh avait interprété le paysage d’après l’œuvre d’artistes japonais
comme Hokusai et Hiroshige. En un sens, nous pouvons trouver une perspective proche
du vitalisme dans les tableaux de Van Gogh. Par exemple, dans un tableau que nous
avons déjà mentionné : Les Champs de blé avec les corbeaux, le ciel, la terre, les nuages,
les blés et les corbeaux, sont tous des êtres qui bougent et se meuvent. L’être vivant
n’est pas borné seulement aux corbeaux. C’est-à-dire que dans cette vue, tous les êtres
sont vivants et animés par eux-mêmes. Mais il n’est pas nécessaire de supposer des
dieux animistes dans ce monde. Ce que Van Gogh voit n’est pas les dieux anciens qui
sont familiers aux hommes mais plutôt la physis ou le jinen. Sans explication, le vent
souffle fortement et la lumière inonde le ciel. On pourrait dire que ce paysage est le
fûkei et aussi le kôkei (la vue de la lumière), et de plus, la lumière en tant que thème
majeur de l’impressionnisme lui-même était celle dans le kôkei. Mais nous pouvons
trouver une angoisse sombre dans ce tableau de Van Gogh. On peut l’interpréter comme
le reflet de la pensée instable de Van Gogh qui est peut-être déjà hanté par le suicide,
pourtant nous imaginons que quand Van Gogh peignait, il voyait déjà son âme qui
montait au ciel, en devenant le vent et la lumière. Il a compris que l’homme n’est qu’une
partie de la nature. L’homme vit et meurt en suivant la nature en tant que vie
universelle et un jour, lui-même doit y revenir. Il aurait vu cette raison universelle
calmement comme un grand auteur de la tragédie grecque.
Notre explication risque de donner à croire que le jinen ou la physis se réduit à
la perspective animiste. Il faut nous souvenir que le thème fondamental est le problème
de la différenciation que nous posons avec la problématique du paysage chez Nancy. Ce
que Nancy indique dans sa problématique du paysage, en utilisant les mots, partage,
séparation ou écart, n’est pas très différent de la thématique historique du yin et du
yang. Comme nous l’avons expliqué, le yin et le yang n’étaient pas des dieux, mais
toujours des symboles. Cependant ces symboles dirigent le sens historique du paysage
dans l’Extrême-Orient. Mais ce paysage est justement le lieu où surgit le jinen. Ce qui
est intéressant, c’est que l’explication de l’Être pour les Grecs par Heidegger peut être
interprétée selon ce point de vue du paysage. Heidegger écrit :
523
« « Être », pour les Grecs, signifie : stabilité, en un double sens :
1. Le se-tenir-en-soi, conçu comme le pro-sistant (physis) ;
2. Ce re-ster-en-soi est « stable », demeurant : la permanence (ousia). »293
L’Être en tant que stabilité est le centre et le pivot de la pensée de Heidegger.
L’Être indique le style heideggerien ou bien celui de la philosophie occidentale. Mais la
permanence en tant que ce qui demeure doit être aussi tout d’abord l’être mouvant. Et
donc, la permanence (ousia) peut-elle être aussi interprétée selon le point de vue de ce
qui bouge ? La physis, comme Heidegger lui-même l’explique, est ‘’ce qui entre dans la
lumière’’.294 C’est-à-dire ce qui s’élève par soi-même dans la lumière. On peut saisir ces
deux dimensions de la physis et de l’ousia dans la perspective du paysage qui se divise
en deux directions : le yin et le yang. Et alors, on pourrait comprendre que la physis est
exprimée par le yang en tant que puissance dirigée vers le ciel et que l’ousia est
exprimée par le yin en tant que puissance dirigée vers la terre. Heidegger qui préfère la
stabilité ou bien la vision imaginative de la terre constitue sa philosophie dans la
perspective de l’ousia en tant qu’Être. Au contraire, en Chine et au Japon, le point de
vue du devenir et du mouvoir était principal. Nous n’avons pas l’intention de faire un
choix soit le devenir en tant que la physis, soit l’Être. Ce que nous voulons dire, c’est que
le problème fondamental se situe dans la différenciation elle-même de ces deux
directions. Les notions du yin et du yang, la séparation de l’horizon dans le paysage chez
Nancy et les deux dimensions de l’Être chez les Grecs, toutes ces problématiques
indiquent l’apparition originale de la différence. Dans ce sens, la notion de Gestalt et
celle de la chair chez Merleau-Ponty, l’Ereignis chez Heidegger et aussi la notion de
l’engi (co-production conditionnée) chez Nâgârjuna suggèrent tacitement cette
problématique de la différenciation. Avec l’apparition de la différence originale, le
phénomène surgit. Cependant nous ne supposons pas l’Être en tant que totalité. Si on se
situe au point de vue du mouvoir et du devenir, l’Être en tant que totalité doit être la
vacuité. C’est l’apparition du lieu ex nihilo. Ce qui importe, c’est qu’on ne peut pas
trouver sensiblement ce mouvement de la différenciation elle-même. Ce que nous
pouvons saisir n’est qu’un phénomène déjà apparu en tant qu’étant. L’essence de la
problématique de l’Être se situe dans l’interrogation sur l’être phénoménal à l’état
naissant. Dans ce sens, la problématique de l’être en tant que phénomène dans
l’apparition de la différence est aussi une interrogation essentielle de la phénoménologie.
293
294
Heidegger, IM, p.74.
Ibid.p.81.
524
En fait, l’être signifie la puissance de différenciation mais finalement, si on saisit l’être
dans la perspective du devenir, l’être n’est rien d’autre que la physis. La physis
n’indique pas seulement une direction de la puissance qui s’élève vers le ciel mais plutôt
elle est la puissance fondamentale elle-même. Le mouvement de la physis elle-même
devient l’ousia en tant que mode de la physis qui demeure. Et si dans ce sens, la physis
est la totalité, elle se divise tout d’abord en deux dimensions puis devient multiple par
soi-même, comme le tao. Dans cette perspective, la physis est comparable au tao qui est
le jinen. Et donc, la physis est le jinen. Dans notre thèse, en réalité, c’est cette
problématique de la différenciation qui est toujours interrogée sous la problématique du
jinen. Cependant, nous pensons qu’il faut éviter de poser la différenciation en tant que
vérité. Car cette problématique n’est qu’une idée linguistique, autrement dit un symbole.
Ce que nous voulons dire, ce n’est pas que la vérité réelle, vérité de la vérité existe en
dehors du langage. Toutes les suppositions de la vérité ne sont qu’institution humaine
ou bien institution métaphysique. Mais la fonction du langage lui-même qui constitue la
dimension transcendante contient la structure métaphysique. Pour dépasser ce
problème, nous utilisons souvent notre terme, le miroir symbolique. En un sens, le
miroir symbolique indique le sens des œuvres artistiques et des notions philosophiques.
Cependant ce qui importe, c’est qu’il faut saisir que les images dans ces miroirs sont
vides, c’est-à-dire le miroir symbolique lui-même est non-substance et il n’y a vraiment
rien. Nous considérons notamment que les notions philosophiques indiquant la totalité :
le tao, la vacuité et l’Être, etc. sont typiquement des miroirs symboliques. Mais ces
notions ne sont pas la vérité elle-même et d’ailleurs, elles n’indiquent pas non plus la
vérité. Si on suppose une vérité substantielle, comme par exemple dans le platonisme,
cette philosophie tombe dans un piège de la métaphysique qui consiste à devoir
examiner sans arrêt les preuves et les déterminations d’une vérité qui ne se rapporte
pas à notre réalité vivante. Le miroir symbolique lui-même est vide, comme la notion
bouddhique de vacuité le montre le plus exactement, mais ce miroir peut refléter notre
monde tel quel. À travers un miroir symbolique, nous revenons à une expérience vécue
dans laquelle le miroir symbolique lui-même doit se briser. Ici, nous revenons à un
thème phénoménologique : le monde vécu. Si la philosophie perd le rapport avec
l’expérience concrète ou plutôt le monde vécu, cette philosophie devient une relique
desséchée. Ce que notre notion de jinen indique est la vision abstraite que nous avons
exprimée par l’apparition et le devenir des différenciations mais en même temps, le
jinen signifie la nature elle-même où nous vivons inévitablement. Le jinen est le
phénomène naturel et l’univers naturel dans lequel il faut sentir actuellement le vent et
la lumière, etc. par notre corps. Il faut revenir aux sensations de la nature concrète à
525
travers un miroir symbolique. Autrement dit, à travers le miroir symbolique, le monde
vécu surgit. Enfin, l’éveil du bouddhisme zen signifie le retour au monde vécu
c’est-à-dire à la vie en tant que telle, comme le 10e tableau du Jyûgyû-zu le montre.
L’œuvre d’art, comme par exemple les œuvres de Cézanne ou de Van Gogh indique la
même chose, mais de temps en temps, cette sorte d’œuvre d’art nous montre l’expérience
vécue plus fortement et directement que la philosophie. Nous pensons que la
philosophie est aussi un art. Heidegger explique que l’art signifie voir et donc savoir en
tant que tékné. Mais ce que nous savons n’est pas la vérité que vise la pensée
scientifique et métaphysique. Par exemple, selon le tableau de Van Gogh, Champs de
blé aux corbeaux, nous nous trouvons dans le paysage naturel. Dans ce lieu, nous
comprenons que l’homme ne connaît rien sur cet univers total. Cet univers ne se réduit
pas aux notions substantialistes et métaphysiques telles les lois scientifiques, Dieu(x) et
les Idées, etc. Il n’est pas principalement important d’interpréter, autrement dit
d’occuper cet endroit. Il faut comprendre que le paysage est avant tout le fûkei en tant
que lieu où la nature elle-même apparaît. C’est la vue de la genèse du monde. Quand
nous voyons (miru) ce paysage (fûkei), nous pénétrons dans le monde naturel lui-même
avec le corps et l’âme, tout entier, en devenant une partie de la nature en tant que
genèse du monde.
526
Téléchargement