Thomas Berns et Gaëlle Jeanmart : « Le rapport comme

– Thomas Berns et Gaëlle Jeanmart : « Le rapport comme réponse de l’entreprise
responsable : promesse ou aveu (à partir d’Austin et Foucault) » – p. 117
Thomas Berns et Gaëlle Jeanmart : « Le rapport
comme réponse de l’entreprise responsable :
promesse ou aveu (à partir d’Austin et Foucault) »
A. Introduction
Nous ne pouvons que constater la profusion de
rapports
censés décrire les
activités de tous les acteurs, rapports que bien souvent les acteurs écrivent sur eux-
mêmes : rapports non financiers des entreprises, mais aussi des universités, des
travailleurs, des chômeurs, des centres culturels, des juges, des médecins et des
hôpitaux, de la police, etc. Nous souhaitons ici fournir quelques réflexions prenant pour
acteur type l’entreprise entrant dans la dynamique de responsabilisation sociale. Ces
réflexions se situent dans le cadre d’une analyse plus large du rapport comme
dispositif central du champ normatif contemporain, au point qu’on pourrait parler d’une
ère du rapport, laquelle succèderait à l’ère de la loi. À quoi sert le rapport ? Quelle
fonction peut-il avoir ? Plus largement quels sont les enjeux normatifs derrière
l’invitation à toujours plus de transparence qui justifie cette démultiplication des
rapports ? Les réponses à ces questions emportent le plus souvent des partis pris
idéologiques (le rapport est tantôt considéré comme un instrument de contrôle, tantôt
comme un instrument de persuasion). L’intérêt d’une approche par acte de langage est
d’éloigner quelque peu la prise de position idéologique, grâce au décalage offert par
l’analyse du fonctionnement du langage.
Le point de départ de notre analyse du discours de l’entreprise, c’est
l’hypothèse somme toute assez évidente selon laquelle ce discours du rapport
(exemplairement le rapport non-financier de l’entreprise) n’est pas que descriptif, qu’il
aurait aussi une dimension prescriptive. La dimension descriptive de la communication
de l’entreprise est incontestable : elle est évidemment censée décrire ses pratiques,
c’est-à-dire informer. Ce discours doit-il pour autant être uniquement considéré comme
descriptif, c’est-à-dire uniquement susceptible d’être évalué sous l’angle de la vérité ?
Un rapport ne serait-il pas un acte de langage qui peut être analysé non seulement en
termes de vérité et de fausseté, mais aussi en termes de réussite ou d’échec ?
L’approche par la philosophie analytique, comme approche fondée sur les effets
– Revue de philosophie politique de l’ULg – N°3 – Février 2010 – p. 118
du discours, nous permettrait de questionner la nature éthique d’une responsabilité
nouvelle dont témoigne l’entreprise et qui s’assume sans pour autant relever de la
conviction ou d’une morale, cette dernière n’étant plus tant l’objet d’un choix individuel
que d’un marché des valeurs. Nous recentrons donc tout le mouvement de la
Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) sur le seul discours qui est censé en
rendre compte, en opérant une analyse de ce discours comme vecteur de moralisation
et de responsabilité, par le biais des performatifs de la pragmatique américaine et des
actes de langage subjectivants comme l’aveu de Foucault. Étrangers à l'approche de la
responsabilité sous l'angle des finalités, nous ne la considérons donc pas comme
étant liée, en amont, à un éventuel « sens » de la responsabilité de type prudentiel qui
viserait, en aval, une finalité bonne ; nous la considérons uniquement à travers les
productions et les concrétions liées à ses actes de langage, que cette communication
soit mue ou pas par une intention ou par une volonté bonne ou droite. Si nous
« limitons » ainsi fortement notre conception de l’éthique, nous nous donnons par
contre la possibilité de penser la production même des sujets : comme nous le
montrerons, c’est la définition même du sujet « entreprise » qui est ici mise en jeu1.
Global compact
Une initiative au sein de l'aire de la RSE, le
Global Compact
ou « Pacte
mondial », lancé en 1999, par l’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Kofi
Annan, en vue de responsabiliser les entreprises, nous paraît représentative de cet
appui sur la communication comme vectrice d’une moralisation qui ne demande plus
d’intention ou de volonté bonne. Le
Global Compact
(GC) nous semble pouvoir être
pointé comme un élément particulièrement représentatif, voire emblématique, de ce
grand processus de mise en discours de l'entreprise. Il ne serait rien d’autre qu’un des
éléments de l'appareillage multiple destiné à inviter et même presser les sujets
contemporains à produire des discours sur eux-mêmes. Nous devons en effet noter
l’importance accordée par le GC aux actes de communication produits par les
entreprises à propos de leur engagement dans un processus de responsabilité sociale,
c’est-à-dire à propos de leur engagement purement volontaire à respecter des principes
pourtant considérés par ailleurs comme non négociables tels les droits de l’homme.
Dans cette logique, une directive précise a été ajoutée en 2003 dite « Directive sur la
1Il s’agit donc de relayer l’idée de Butler selon laquelle « Détacher l’acte de discours du sujet souverain
constitue la base d’une conception alternative de la puissance d’agir et, ultimement, de la
responsabilité, conception qui reconnaît pleinement la manière dont le sujet est constitué dans le
langage, et la façon dont ce qu’il crée est aussi dérivé d’un autre lieu » (
Le pouvoir des mots. Politique
du performatif
, Trad. Ch. Nordmann, Ed. Amsterdam, Paris, 2004, p.41).
– Thomas Berns et Gaëlle Jeanmart : « Le rapport comme réponse de l’entreprise
responsable : promesse ou aveu (à partir d’Austin et Foucault) » – p. 119
communication sur le progrès »2, qui définit la seule obligation que comporte ce pacte :
toutes les entreprises participantes sont tenues de communiquer sur l’intégration des
principes du pacte dans leurs activités. Cette disposition contraignante, qui porte sur la
communication des comportements, et non sur les comportements eux-mêmes, se
contente de réclamer
« ... aux sociétés participantes de communiquer avec leurs parties prenantes,
chaque année, sur les progrès accomplis dans l’intégration des principes du Pacte
mondial, en utilisant leur rapport annuel, rapport de développement durable ou
autres rapports publics, leur site web ou autres moyens de communication ».
On constate immédiatement le caractère générique de la communication exigée : 1)
ses destinataires ne sont pas définis autrement que comme les
stakeholders
de
chaque entreprise ; 2) le support et la forme de cette communication sont laissés à la
discrétion de l’entreprise communicante ; 3) pire encore, le contenu et les critères
permettant de rendre compte de l’effective progression de l’entreprise en matière de
responsabilité sociale sont également indéfinis et dès lors laissés au libre choix de
l’entreprise :
« Idéalement, la société choisit un ensemble d’instruments de mesure qu’elle
considère satisfaisants pour mesurer les progrès accomplis ».
Ce qui est exigé, c’est donc une communication indéfinie, globale, générique, qui
s’adresse à des destinataires eux-mêmes indéfinis, via des supports indéfinis, en
fonction de critères et instruments de mesure tout autant indéfinis ce qui est exigé,
c’est en somme
de la
communication de l’entreprise sur elle-même.
Nous ne voulons pas dire que la question générale de la RSE se limite au GC ni
à un mécanisme de contrôle des acteurs induit par une sorte de « bavardage » non
structuré sur ses propres activités. Elle peut aussi, et heureusement, se développer de
manière plus réglementaire. Cependant, d’une part, il nous paraît qu’avec cette
obligation de discours sur les pratiques responsables nous butons sur le socle minimal
des divers processus de responsabilisation sociale des entreprises et que ce socle
minimal de l’engagement de l’entreprise qui ne réclame de faire appel, pour avoir du
sens, ni à un contrôle externe, ni à une bonne volonté interne suffit à produire ce
qu’on peut comprendre comme la responsabilité contemporaine. En effet et d’autre
part, nous posons comme hypothèse que le fonctionnement mécanique de ce discours
est exemplaire de l’évolution du capitalisme contemporain, et donc d’une marche en
avant du marché qui induit que les normes elles-mêmes, les valeurs morales et la
responsabilité deviennent les objets du marché et ne renvoient donc plus à des normes
supérieures à ce marché et destinées à le réguler de l’extérieur.
2
Cf.
http ://www.unglobalcompact.org/Languages/french/cop_guidelines_french.pdf.
– Revue de philosophie politique de l’ULg – N°3 – Février 2010 – p. 120
Comme on l’a dit, ce Pacte est par ailleurs marqué par un engagement
purement volontaire de l’entreprise le texte du GC y insiste qui ne s’articule donc à
aucune forme de mesure, qu’on comprenne le mot « mesure » comme réglementation
ou comme évaluation (celle-ci supposant la possibilité d’un jugement objectif et
extérieur). Bref, il semble n’exister que par ce qu’il évite3, reposant ainsi à première vue
sur le pari d’un sens de la responsabilité, d’une hypothétique bonne foi dans
l’engagement, d’une bonne volonté de l’entreprise, mais nous laissant dépourvus des
critères du bon ou de l’éthiquement responsable permettant d’apprécier le bien fondé
d’un tel pari. Face aux textes du GC, nous nous trouvons donc précisément devant ce
que nous cherchons à analyser, à savoir : un « pur » discours certes dépourvu de
toute pureté (s’il faut entendre le fait qu’il appartiendrait à un genre de discours donné
de manière précise), mais qui ne vaut que par sa production comme discours. Et ce
discours trouve sa « pureté » savoir cette pureté de la seule manifestation) dans le
fait même de ne pouvoir être compris que comme une promesse s’il appartient bien à
une logique de responsabilisation sociale.
Il est d’ailleurs intéressant de noter comment le GC, qui ne cesse de se
présenter comme un engagement volontaire et dépourvu d’enjeux contraignants,
parvient à justifier l’existence de cette obligation, même purement générique, de
communiquer, de rendre compte de son engagement : dès lors que le pacte est un
engagement purement volontaire qui ne s’appuie sur aucune contrainte et qui ne peut
donner lieu à aucune évaluation, et que c’est engagement n’est en conséquence qu’un
engagement à progresser (et non pas un engagement au respect de certains principes
ou de certains buts préalablement définis4), l’intégrité même de ce pacte réclame que
l’engagement soit constaté sous peine de ne rien signifier. Telle est bien l’étrange
contractualité minimale propre à la promesse : l’obligation de constat qu’elle implique
découle de son caractère volontaire et tendanciel. Comme le dit le texte du GC, « une
démarche volontaire perd de son intérêt et de sa crédibilité si elle ne permet pas de
constater les progrès accomplis »5. Nous devons en réalité communiquer
dès lors
que
nous refusons toute contrainte. Et cette communication ne peut représenter un
engagement que comprise comme une promesse. C’est ce mouvement même de
réduction de l’engagement à une promesse et ses implications que nous entendons
analyser ici.
3Voir à ce sujet T. Berns et G. Jeanmart, «La responsabilité qui s’impose. Le cas de la responsabilité
sociale des entreprises »,
Traduire nos responsabilités planétaires. Recomposer nos paysages
juridiques
, (sous la direction de C. Eberhard), Editions Bruylant, 2008, p. 409-427.
4Voir T. Berns et L. Blésin, « Le devenir contractuel du Global Compact », in :
Repenser le contrat
, G.
Lewkowicz et M. Xifaras (éd.), Dalloz, Paris, 2009, en particulier p. 250 à 253.
5Cf. « Guide pratique de la communication sur le progrès »,
http://www.un.org/french/globalcompact/guide.htm
– Thomas Berns et Gaëlle Jeanmart : « Le rapport comme réponse de l’entreprise
responsable : promesse ou aveu (à partir d’Austin et Foucault) » – p. 121
Si le minimum d’engagement propre au GC tient donc au fait que sa
communication peut être prise pour une promesse, c’est pourtant à la condition de
certains déplacements par rapport à la conception classique de la promesse : il faudra
penser notamment la temporalité spécifique de ce discours du rapport, initialement
considéré comme descriptif et comme portant seulement sur des faits passés, quand il
se fait aussi promesse. Il faudra également se déprendre de la condition de sincérité
postulée par Searle à la promesse pour éviter d’entrer dans de vaines suppositions sur
les intentions présidant à l’engagement de l’entreprise. C’est alors aussi la conception
classique du sujet et de la responsabilité que nous devrons retravailler pour penser la
promesse en dehors de l’intention. La promesse comme d’ailleurs le contrat dont elle
est une des figures (Hobbes) ou une des étapes (Kant) – a en effet classiquement pour
fondement une figure du sujet indispensable à la morale comme au droit pour fonder la
responsabilité : un sujet libre et autonome, doué d’intention et d’un
animus
contrahendi
. Si nous refusons par principe de considérer l’intention de l’entreprise dans
son engagement, nous ne pouvons
a priori
pas considérer qu’elle promet sauf
précisément à construire un autre type de promesse : une promesse
sans
sujet libre et
habité par une véritable intentionnalité. L’enjeu de cette réflexion est donc d’élaborer
conjointement une promesse sans intention de promettre et une nouvelle notion de
responsabilité propre au néolibéralisme : une responsabilité sans sujet souverain à sa
source.
B. Le rapport comme promesse – lecture austinienne du rapport
Pour clarifier un peu artificiellement notre propos, on peut avancer qu’il y a deux
types ou deux moments possibles de « promesse » dans l’engagement de l’entreprise
dans le GC et plus généralement dans une dynamique de RSE : la promesse de rendre
compte de ses progrès en matière environnementale et sociale, qui est inaugurale à
l'engagement de l'entreprise dans la logique du GC et qui fait bien de cet engagement
un contrat, et la promesse d'actes responsables en matière d'environnement et de
pratiques sociales, que pourrait engager ce compte rendu d'activités. Ce sont les
interactions entre ces deux promesses, de sorte qu’une promesse de parler puisse
aboutir effectivement à une modification des pratiques, qui nous intéressent
particulièrement.
Nous sommes donc d’abord dans un cas de figure la promesse porte sur du
discours : l’entreprise ne promet rien d’autre que du discours. Le discours est à la fois
la façon de promettre et son objet même. Il faut alors prêter attention aux niveaux de
langage pour ne pas se prendre les doigts dans ce tissu compliqué, comme Russell
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