La mort me tâtera-t-elle sans cesse ? Eh bien soit ! Moi aussi j’ai longtemps tâté d’elle.
« Quand cela ? » dis-tu. Avant de naître. La mort, c’est le non être : ne l’ai-je pas déjà connu ?
il en sera après moi ce qu’il en était avant. Si la mort est un état de souffrance, on a dû souffrir
avant de venir à la lumière ; et pourtant alors nous ne sentions nul déplaisir. Dis-moi, ne
serait-il pas bien insensé celui qui croirait que la lampe éteinte est dans un état pire que celle
qui n’est point encore allumée ? Nous aussi on nous allume, et puis l’on nous éteint : dans
l’intervalle nous souffrons bien quelque chose ; mais après comme devant l’impassibilité est
complète. Notre erreur, ce me semble, Lucilius, vient de croire que la mort n’est qu’après la
vie, tandis qu’elle l’a précédée, de même qu’elle la suivra. Tout le temps qui fut avant nous
fut une mort. Qu’importe de ne pas commencer ou de finir ? Dans l’un comme dans l’autre
cas c’est le néant.
Sénèque (-4/65), Lettre à Lucilius, 54.
Sénèque est un stoïcien romain du premier siècle avant Jésus-Christ. Il a l’originalité dans ce
texte de montrer que la mort, contrairement à ce que l’on pense spontanément, n’est pas
seulement à venir, et n’est pas l’inconnu.
Il semblerait absurde de penser que la mort est quelque chose de passé. Cela voudrait dire que
je suis déjà mort, donc que je ne vis plus. Si c’était le cas, je ne serais même pas là pour le
dire. Donc, la mort semble être l’avenir, et même notre ultime avenir, après lequel plus rien ne
viendra. La mort est l’inconnu, que nous n’avons jamais vécu. Pour cette raison, elle nous fait
peur, car nous ne savons pas en quoi elle consiste : peut-être est-elle une souffrance atroce,
peut-être consiste-t-elle à aller aux Enfers, qu’en savons-nous ?
Pour vivre heureux malgré la mort, il faut donc comprendre que la mort ne nous être pas
inconnue, que nous avons déjà été morts, et que cette mort n’est rien.
Nous avons déjà pendant bien longtemps été morts. Quand ? Avant de naître. En effet, la
mort, cela consiste à ne plus exister, à n’être plus rien. Mais avant d’être né, nous n’existions
pas, nous n’étions rien. Entre le rien d’avant la naissance et le rien d’après la vie, est-ce qu’il
pourrait y avoir une différence ? Non, car rien, ce n’est rien. Deux riens ne peuvent pas être
différents l’un de l’autre.
Par conséquent, nous savons bien ce qui se passera une fois morts : nous ne serions rien
d’autres que ce que nous avons été avant de naître, comme une lampe éteinte qu’on allume
puis qu’on éteint.
Or, faut-il se rendre malheureux ? Ce néant que nous étions avant notre naissance, était-il
terrible ? Pas du tout : nous n’avons jamais souffert avec notre naissance, nous n’avons jamais
été malheureux, et ce rien d’avant la naissance ne nous fait pas peur. De la même façon, il ne
faut pas avoir peur de la mort à venir, elle n’est ni souffrance ni malheur.
Essayez de vous représenter ce que vous étiez avant votre naissance, et vous comprendrez que
la mort n’est rien de terrible.
Pour tout le monde, le présent, le moment actuel est égal, bien que le passé qu'on
laisse en arrière puisse être très inégal. Ainsi, ce qu'on perd n'est évidemment qu'un instant
imperceptible. On ne peut perdre d'aucune façon ni le passé ni l'avenir ; car une chose que
nous ne possédons pas, comment pourrait-on nous la ravir ? Celui qui a le plus vécu et celui
qui aura dû mourir le plus prématurément font exactement la même perte ; car ce n'est jamais
que du présent qu'on peut être dépouillé, puisqu'il n'y a que le présent seul qu'on possède, et
qu'on ne peut pas perdre ce qu'on n'a point.
Marc Aurèle (121-180), Pensées, Livre II, 14.