UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE I : Mondes anciens et médiévaux Équipe « Rome et ses renaissances », EA 4081 THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline : Études latines Présentée et soutenue par : Raphaël BLAISE le 7 février 2015 Mystère et révélation Le ciel dans la philosophie romaine de Lucrèce à Sénèque Sous la direction de : M. Carlos LÉVY – Professeur émérite de l’Université Paris-Sorbonne Membres du jury : Mme Béatrice BAKHOUCHE – Professeur, Université Paul-Valéry Montpellier III Mme Bénédicte DELIGNON – Maître de conférences HDR, ENS Lyon M. Alessandro GARCEA – Professeur, Université Paris-Sorbonne Mme Sabine LUCIANI – Professeur, Université d’Aix-Marseille M. François PROST – Maître de conférences HDR, Université Paris-Sorbonne Position de thèse Le ciel est, pour les philosophes romains du Ier siècle avant et du Ier siècle après JésusChrist, un véritable thème. Il est omniprésent dans le discours et semble même jouir, par rapport aux autres parties du monde, d’un régime d’exception. Cicéron, à la période républicaine, en offre l’indice le plus évident. Dans son dialogue Sur la République, écrit au seuil de sa carrière philosophique, il s’interroge sur la meilleure forme de gouvernement et entame une réflexion politique et morale a priori étrangère à la question du ciel. Or l’œuvre s’ouvre sur un long débat astronomique et se conclut par le tableau cosmographique du Songe de Scipion, titre indépendant que la tradition donne au sixième livre. Bien que le ciel ne s’affirme plus, dans les œuvres ultérieures du philosophe, avec autant de constance, il n’est jamais absent : les longs passages qui lui sont consacrés dans le deuxième livre de La Nature des dieux, en sont le meilleur exemple. À la même période, atmosphère et firmament se déploient, dans La Nature de Lucrèce, sous la forme d’images, disséminées tout au long du poème. Dans le cadre d’une œuvre visant à dévoiler l’ensemble des principes de la physique, plusieurs centaines de vers, dans les chants V et VI, sont consacrés à l’explication des phénomènes célestes. Un siècle plus tard, Sénèque retrouve dans la Consolation à Marcia les accents mystiques du Songe de Scipion, en faisant du firmament le lieu d’une révélation. Le ciel apparaît fréquemment dans ses autres œuvres – qu’il s’agisse des Entretiens ou des Lettres à Lucilius – mais n’est le sujet véritable que des Questions naturelles. Des sept livres qui composent ce traité de physique, quatre portent exclusivement sur les manifestations célestes. Le philosophe se concentre successivement sur les météores, la foudre et le tonnerre, les vents, les comètes. Son contemporain, le poète Marcus Manilius, expose, dans les cinq chants de ses Astronomiques, la doctrine astrologique héritée des Grecs et des Chaldéens. Il y définit, en un langage souvent admiratif, l’influence des révolutions astrales sur la destinée humaine. En reprenant le substrat cosmologique traditionnel à leurs écoles, le néoacadémicien Cicéron, l’épicurien Lucrèce et les stoïciens Manilius et Sénèque innovent peu. Le ciel physique des Latins est le reflet du ciel grec. Toutefois, il ne saurait être enfermé dans cet héritage. Le ciel, en effet, ne peut se réduire à sa dimension objective : il existe et émeut au présent, si bien que le sujet, en le contemplant, ne parvient jamais à s’effacer tout à fait. Un ciel philosophique proprement romain, au-delà des divergences entre les penseurs, voit le jour. Les Latins étudient de façon originale ce ciel que la tradition leur a légué sous forme de représentation. L’évidence de la beauté fait qu’ils ne s’en tiennent pas à une appréhension strictement physique : ils ne récusent ni la perspective astronomique, qui se limite à l’observation des mouvements apparents, ni la perspective métaphorique, qui projette sur le ciel un imaginaire à dimension humaine. L’intérêt est donc moins de considérer le ciel en luimême que les différents points de vue qu’il a suscités : il s’agit de comprendre comment Lucrèce, Cicéron, Manilius et Sénèque ont interprété leurs sources afin de marier, dans leur théorie du ciel, les regards astronomique, philosophique et poétique. Cette étude vise à mettre en valeur la présence d’un trajet commun aux quatre philosophes dans leur appréhension des questions célestes. L’astronomie, dans les textes philosophiques latins, est évanescente. La régularité des révolutions astrales fascine les philosophes romains, mais cette fascination ne les engage pas pour autant à accepter de regarder le ciel en géomètres. Peut-être les constructions mathématiques ont-elles trop peu de chair pour pouvoir répondre à l’enthousiasme des Latins. Il est en revanche certain que les conceptions de Platon ou, s’ils les ont vraiment connues, celles d’Aristote, coïncident mal avec leur exercice de la philosophie. La sagesse, pour eux, ne se trouve qu’au terme d’un cheminement éthique et ne s’accommode pas d’arguties qui ralentissent le trajet. Que Mercure précède Vénus dans l’architecture des sphères célestes, ou que le point vernal se situe dans la constellation du Bélier ou des Poissons, les intéresse peu. Ce n’est pas là une science qui fait les philosophes. Il est indigne, si l’on est romain, de s’abandonner à la contemplation de réalités invisibles, qui font oublier l’urgence des devoirs du citoyen. La tradition mathématique des anciens Grecs, déjà rejetée par Épicure, presque invisible chez les stoïciens, déserte le discours romain. Manilius même ne conserve de la science des astres que ce qui peut servir à son projet : s’il maîtrise parfaitement la trame complexe des différents cercles célestes, il se moque du cours des planètes et considère les constellations sans s’intéresser aux étoiles qui les composent. L’astronomie apparaît donc parfois, mais peine à trouver une réelle profondeur discursive. Elle ne parvient jamais toutefois à s’effacer complètement. Bien qu’elle ne soit pas de la philosophie, Manilius et Cicéron lui reconnaissent une utilité certaine. Elle est, pour l’auteur des Astronomiques, le socle naturel de son système : il est nécessaire de savoir calculer la position de l’horoscope, de déterminer le cours de la lune et des étoiles, afin de permettre la pratique de l’astrologie. Manilius s’attarde sur les mathématiques célestes avec un plaisir certain, mais admet qu’elles ne sont qu’une étape. La position de Cicéron est plus complexe, puisque rien dans son projet philosophique ne l’engage à céder à l’engouement. Mais il hérite d’une discipline fondamentalement ambiguë : centrée sur le ciel visible, modelée a priori par les conceptions cosmologiques anciennes, l’astronomie tend souvent à se confondre avec la physique céleste. Cette porosité fondamentale conduit sans doute Cicéron, et parfois même Sénèque, à nuancer sa position. C’est un tableau astronomique qui ouvre et conclut le traité Sur la République : le regard géométrique inaugure la carrière philosophique de Cicéron, à l’image du rôle qu’il est appelé à jouer par rapport au cursus philosophique. L’astronomie est un seuil, qui engage le savant, accompagné de sa seule érudition, à embrasser la réflexion véritable. L’étude des astres appartient dès lors à la syntaxe cicéronienne, et vise à adoucir, à intervalles réguliers, le chemin de l’apprenti philosophe. Le regard philosophique proprement dit n’apparaît que lorsque les auteurs étudient non plus la surface géométrique du ciel, mais sa profondeur physique. Dans la stricte tradition grecque, les Latins s’attachent à désacraliser le monde. Le firmament quitte le champ du surnaturel et s’explique désormais, à l’instar de l’atmosphère, par ses principes et, surtout, par ses éléments. Ce sont ces derniers que les philosophes romains mettent en avant. Lucrèce, dans son discours sur le ciel, renonce à adopter l’échelle de l’atome ; et Sénèque, dans ses Questions naturelles, évoque peu le principe actif stoïcien. Hérités des présocratiques, les quatre éléments fondamentaux – feu, air, eau et terre – peuvent à eux seuls rendre compte de tous les phénomènes. Mais les Latins se laissent parfois saisir par l’enthousiasme. Le firmament émerge progressivement de l’unité physique de l’univers jusqu’à devenir un lieu à part. Cet emportement se retrouve chez Cicéron, Manilius, Sénèque et, dans une moindre mesure, chez Lucrèce. Sans jamais céder aux anciennes représentations mythologiques, les philosophes construisent, à partir du substrat théorique des Grecs, un firmament nouveau, qui concentre en lui toute la divinité et toute la splendeur du monde. La voûté étoilée demeure soumise aux lois de la physique, mais il s’agit d’une physique empreinte d’un puissant regard métaphorique. Tandis que l’atmosphère, trop proche de la Terre, ne franchit guère les limites du discours physique, le firmament s’impose jusqu’à devenir un véritable symbole. Privé de ses dieux, il est prêt à être réenchanté par un imaginaire nouveau, à dimension humaine. Lucrèce est le seul philosophe à ne pas lui donner ce privilège. Cicéron, Sénèque et Manilius se fondent sur le double héritage de Platon et des stoïciens pour reconnaître qu’il existe, entre le ciel et l’intériorité de l’âme, un lien naturel. Davantage que leurs modèles cependant, les trois philosophes font de l’homme un microcosme, reproduction exacte du macrocosme de l’univers. En regardant les astres, l’homme se contemple lui-même. Pour Cicéron et pour Sénèque, il ne s’agit pas tant d’imiter les mouvements de cette âme parfaite que de se projeter, par la pensée, au milieu des étoiles. En reconnaissant son affinité avec la grandeur du ciel, l’homme renonce à la médiocrité de la Terre et méprise les souffrances, les désirs et les honneurs, qui ne sont, à l’échelle du cosmos, que des constructions humaines dérisoires. L’émotion du firmament ne conduit toutefois jamais les philosophes à céder aux mirages de la superstition. Cicéron et Sénèque, malgré un contexte culturel favorable à la religiosité et malgré la tradition philosophique, renoncent à donner à la divination une place dans leur système. Pour Cicéron, elle n’est qu’une pratique superstitieuse dont il convient néanmoins de conserver les formes par respect du mos maiorum. Pour Sénèque, elle existe de droit, mais son exercice est si périlleux qu’elle ne peut se distinguer, dans les faits, d’une appréhension magique du monde. Manilius même, quoique son poème soit un vaste exposé de la doctrine des Chaldéens, est moins astrologue qu’il n’est philosophe. Le regard céleste des Astronomiques, qui ne proposent aucune leçon concrète, vise moins à dévoiler les arrêts du destin qu’à faire naître la conviction, toute stoïcienne, que l’homme est uni au cosmos. Forgé sur le modèle de l’homme, le firmament des philosophes est le lieu d’une découverte de soi : sa contemplation, parce qu’elle désigne confusément la vertu et le bonheur, devient une attitude profondément éthique. Le ciel n’est plus un simple espace topographique. Symbole de la vie éthique, il devient encore le symbole de la vérité. Lucrèce, Cicéron, Manilius et Sénèque ressentent, lorsqu’ils lèvent les yeux, une émotion qui touche à la ferveur amoureuse. Tout en s’abandonnant à la joie du regard, qui se traduit par un recours au langage métaphorique, ils n’oublient jamais qu’ils sont philosophes avant d’être poètes. Lucrèce donne à la beauté des images une valeur épistémologique : le ciel, en tant que partie du monde sensible, est l’exact reflet de l’échelle invisible des atomes. Mais il est aussi, en tant que tel, un comparant privilégié, qui permet de suggérer le caractère sublime de la révélation épicurienne. Cicéron et Sénèque en font l’image même de la sagesse. Si le philosophe chemine encore et ne peut rationnellement définir les contours exacts de la vérité, il lui est permis d’en avoir, dans la splendeur du ciel, un aperçu métaphorique. Cela ne signifie pas pour autant que la contemplation soit un mode de connaissance : il n’y a à attendre, de ce regard porté sur le ciel rêvé du sage, aucun savoir certain. Ainsi, la croyance en l’immortalité de l’âme, qui se révèle dans le ciel du Songe de Scipion et de la Consolation à Marcia, n’est-elle pas une certitude : elle n’est qu’un espoir. Cicéron et Sénèque, en décrivant ce ciel des morts qui accueillera les âmes libérées du poids du corps, ne prêtent à ce lieu aucune réalité : le firmament, objet poétique, demeure un symbole de la sagesse, cet au-delà de la philosophie vers lequel les hommes ne doivent jamais cesser de tendre. Il existe, malgré les divergences d’école, un regard porté sur le ciel propre à la philosophie romaine : le ciel est en même temps un objet et un instrument du savoir. Il est un objet, car il est une réalité astronomique et physique qui demande à se dévoiler sous les yeux du savant. Il est un instrument, dans la mesure où il désigne, grâce à l’émotion qu’il provoque, autre chose que lui-même : dans l’astrologie certes, mais aussi dans la pratique quotidienne de la philosophie, l’observation de la voûte étoilée confronte l’homme à l’infini et lui permet de se retrouver soi. Le regard sur le ciel, dans sa polysémie, pourrait donner à lui seul l’image du chemin vers la sagesse. L’esthète qui admire en permanence sa beauté, le navigateur et le paysan qui connaissent ses mouvements, adoptent aussitôt, pour autant qu’ils fassent le constat de sa régularité, un regard mathématique. L’astronome, dans son désir de savoir, est conduit à en percer l’écorce jusqu’à emprunter un point de vue philosophique. Le philosophe enfin, redécouvrant l’immédiateté du regard poétique, peut espérer y trouver un élan vers la sagesse. Le ciel est le lieu d’initiations successives, qui voient les hommes peu à peu perdre leur statut de profanes. La leçon des philosophes romains est bien une leçon de contemplation. En exhortant les hommes à se fier au ciel comme à un être familier, ils les engagent moins à être des sages qu’à ne jamais désespérer de la philosophie. Ils les invitent, en définitive, à trouver le courage d’être heureux : il s’agit là de la seule révélation véritable.