Sénèque, Lettres à Lucilius. - LYCEE MARC BLOCH Val-de

Sénèque, Lettres à Lucilius.
1 Introduction.
Sénèque (4 avant J-C ; 65 après J-C) est un philosophe romain, célèbre défen-
seur du stoïcisme impérial. En 41, il est renvoyé de rome pour la Corse, en exil
politique 1d’où la mère de Néron, Agrippine la Jeune le tire, en 49. Il sera le
précepteur de Néron, et aussi un de ses plus proches conseillers. Si Sénèque est
connu pour être un philosophe stoïcien, il l’est moins pour ses pièces. En effet,
il était aussi dramaturge. En 65, lors de la conjuration de Pison 2, Sénèque est
accusé d’être l’un des comploteurs, et s’ouvre les veines, sur l’ordre de Néron 3.
Dans les Lettres à Lucilius, Sénèque tente de convertir Lucilius, une connais-
sance épicurienne au stoïcisme. Ils échangèrent près de 124 lettres, qui étaient
semble-t-il dès le départ désignées à être publiées.
2 Version.
Seneca salutem Sénèque salue suo Lucilio son cher Lucilius.
Quod studes Le fait que tu étudie pertaneciter avec ténacité et agis et que tu
agisse omnibus omissis en mettant de côté tout le reste hoc unum pour cela, ut
te facias pour que tu devienne meliorem cotidie meilleur chaque jour, et probo
et gaudeo je l’approuve et je m’en réjouit, nec tantum non seulement hortor
ut perseueres je t’encourage à perséverer, sed etiam mais encore rogo je te le
demande !
Autem En revanche illud te admoneo t’engage à faire ceci : ne eorum more
ne te conduit pas comme ceux qui qui cupiunt désirent non proficere non pas
progresser sed conspici mais être remarqués (ne) facias aliqua et ne fait rien
quae qui in habitu tuo dans ton apparence aut genere uitae ou dans ton mode
de vie notabilia sint ne puisse être remarqué.
Asperum cultum Une apparence repoussante ('négligée) et intonsum caput
et des cheveux longs ('pas rasés) et neglegentiorem barbam et une barbe négli-
gée et indictum argento odium et déclarer sa haine de l’argent et positum cubile
humi et déposer ton lit à même le sol et sequitur et poursuivre quidquid aliud
une quelconque ambitionem ambition peruersa uia par une voie malhonnête,
euita (tout cela), évite-le.
Ipsum nomen philosophiae Le nom même de philosophe etiam si tractetur
même s’il est porté modeste avec modestie satis inuidiosum est est suffisam-
ment odieux 4:quod si que se passerait-il si nos coeperimus nous commencions
excerpere à nous mettre à l’écart hominum consuetudini des habitudes ordi-
naires ? Intus À l’intérieur de nous omnia dissimilia sint que tout soit différent,
1. Encore et toujours pour des raisons d’oreillers...
2. Néron ayant tendance à se comporter avec le faste et l’omnipotence des roi orientaux,
il déplait aux sénateurs, qui perçoivent en lui un rappel de la Royauté
3. Une anecdote intéressante à ce propos : il aurait été obligé de se baigner dans l’eau
chaude, son sang n’étant pas assez liquide, et ne s’écoulant pas par les entailles !
4. Les romains n’aimaient pas particulièrement les philosophes, perçus comme des agita-
teurs. Plusieurs édits ont d’ailleurs été pris dans le but de les expulser de Rome. En effet, la
philosophie était un véritable mode de vie, et les philosophes étaient parfois les chefs de petits
groupes, des communautés fermées où ils exerçaient une influence qui déplaisait aux autorités
(n’ayant aucun contrôle).
1
frons à l’extérieur nostra conueniat soyons semblables populo au peuple ('à
tout le monde).
Non toga (N’ayons) pas de toge splendeat brillante ne sordeat mais pas non
plus crasseuse quidem assurément ; non habeamus argentum n’ayons pas d’ar-
genterie in quod dans laquelle solidi auri de l’or massif descenderit est incrusté
caelatura en fines ciselures, sed non putemus mais ne croyons pas caruisse que
manquer auro argentoque d’or et d’argent indicium soit la preuve frugalitatis
d’un certain dénuement.
Agamus Agissons id ut de manière à meliorem uitam sequamur mener une vie
meilleure quam uulgus que celle du vulgaire ('de la foule) non ut contrariam
et non pas contraire (à celle-ci) : alioquin sinon quos uolumus ceux que nous
voulons emendari corriger ('améliorer, convertir) a nobis fugamus nous les
ferons fuir loin de nous et auertimus et nous les détournerons, quoque aussi
illud effecimus faisons en sorte ut nostri que les nôtres nihil imitari uelint ne
veuillent nous imiter en rien dum timent de peur ne imitanda sint de devoir
nous imiter omnia en tout.
Philosophia La philosophie promittit promeut hoc primum en premier lieu
sensum communem le bon sens ('le sens commun) humanitatem le sens de
l’humanité et congregationem et l’art de vivre ensemble a qua professione et par
cette conception de la philosophie dissimilitudo notre dissemblance nos separabit
nous mettra à part.
3 Commentaire.
3.1 Introduction.
Les Lettres à Lucilius furent écrites par Sénèque sur la toute fin de sa vie (aux
alentours des années 63, 64). S’il s’agit d’une correspondance privée entre deux
hommes, ces lettres étaient cependant dès le départ destinées à être lues par un
plus grand nombre. C’est pourquoi certains considèrent ces Lettres comme une
sorte de testament philosophique de Sénèque, celui-ci tentant de convaincre
Lucilius (épicurien) de rejoindre les rangs des stoïciens. Cependant, même si
ces lettres n’étaient pas destinée à rester dans le cadre privé, il n’en reste pas
moins qu’il s’agit d’une correspondance réelle. Les Lettres se différencient en
cela d’autres textes philosophiques où les deux parties ne sont là que pour servir
l’argumentation de l’auteur. Cela peut aussi expliquer l’abscence de rhétorique
complexe, et un certain aspect familier (sermo quotidianus) que nous pouvons
trouver dans ces Lettres.
L’enjeu de ces Lettres est donc de convertir Lucilius au stoïcisme. Sénèque
endosse pour cela le rôle d’un pédagogue, en montrant que l’épicurisme et
le stoïcisme ne sont pas finalement si éloignés... mais que le stoïcisme est bien
mieux ! Nous étudierons dans ce commentaire trois axes principaux :
la lettre d’un professeur à son élève ;
la question de l’apparence du philosophe ;
le statut du philosophe dans la Cité.
2
3.2 La lettre d’un professeur à son élève.
3.2.1 Des félicitations.
L’extrait s’ouvre sur une formule de salutation : « Senequa Lucilio suo
salutem » propres aux lettres. De plus, le possessif « suo » donne une dimension
intime et chaleureuse à ce qui va suivre.
Les verbes sont le plus souvent à la première et seconde personne. Ainsi,
le discours est ancré dans le dialogue, et non pas dans la narration, ce qui
augmente l’impact de l’argumentation de Sénèque, en rendant son discours plus
vivant, et capable d’interpeller le lecteur, quel qu’il soit.
On pourra aussi relever la dimension pédagogique donnée au texte, dès
les première lignes, par de nombreux encouragements et félicitations de Sénèque
à Lucilius : « pertaneciter » (qui a pour sujet la quantité de travail fournie
par Lucilius) « omnibus omissis » (qui a pour sujet sa concentration, Lucilius
laissant de côté tout le reste) et « quotidie » (qui a pour sujet la régularité
du travail de Lucilius). Ainsi, ce dernier est présenté comme l’élève rêvé par
Sénèque.
Avec la gradation «probo et gaudeo », on remarque que Sénèque glisse d’une
simple constation impersonnelle (« probo », « j’approuve ») à un sentiment
plus personnel (« gaudeo », « je m’en réjouit ») ce qui dénote l’implication
personnelle de Sénèque vis à vis de son élève.
Une autre manière pour Sénèque de féliciter son élève et de faire le lien entre
son étude théorique de la philosophie, et son étude pratique : « studes et agis ».
Ainsi, Lucilius met en pratique une véritable philosphie personnelle, dans le
but de s’améliorer (« meliorem cotidie »), ce qui est selon Sénèque le véritable
but d’un philosophe : devenir un peu meilleur chaque jour, la philosophie
n’étant qu’un moyen pour y parvenir. Avec la gradation «hortor (...) rogo »
il valorise donc ce comportement, et félicite en quelque sorte son élève de son
initiave personnelle.
3.2.2 Une mise en garde.
Mais si Sénèque se montre fier de son élève, il n’en devient pas aveugle. En
effet, il le met clairement en garde «te admoneo », sur la question de l’ap-
parence. On remarquera à ce propos la construction en chiasme 5utilisée par
Sénèque : « conspici » (être remarqué), « in habitu tuo » (aspect extérieur),
«genere uitae » (comportement), et un retour à « notablia sint » (être remar-
qué). Ainsi, Lucilius devra être particulièrement vigiliant sur la question de son
apparence, mais aussi sur son comportement. En effet, la philosphie à Rome,
n’est pas seulement l’étude conceptuelle de quelques obscures théories, mais un
véritable mode de vie, embrassant la totalité de l’être humain.
3.3 L’apparence du philosophe.
Remarque : Rome était à l’époque infestée de prétendus philophes, dont la
principale caractéristique était d’avoir un aspect presque bestial (barbe, crâne
rasé, vêtements excentriques, souvent en haillons), sans pour autant produire
une pensée philosophique intéressante.
5. Croisement d’éléments dans une phrase produisant un effet de rythme ou insistant sur
des parallèles.
3
3.3.1 Une opposition entre l’apparence extérieure et intérieure.
Sénèque relie l’apparence extérieure et intérieure à l’aide d’une asyndète, qui
exprime une opposition forte entre ces deux termes : « Intus omnia dissimilia
sint, frons populo nostra conueniat ». L’opposition symétrique des deux termes
«intus » (à l’intérieur) et « frons » (à l’extérieur) accentue encore ce phénomène.
De plus, le « omnia » insiste sur le fait qu’il est possible d’être radicalement
différent de la foule, sans pour autant se couper du monde, « conueniat populo ».
Autre phénomène d’insistance, la longue énumération de choses à pros-
crires : « asperum cultum (...) peruersa uia sequitur », qui se termine de manière
violente par un « euita »sans appel, qui frappe par sa brièveté (en opposition
avec la longueur de l’énumération).
Dans la longue énumération de choses à ne surtout pas faire, on peut distin-
guer deux grandes catégories : celles ayant pour sujet l’apparence physique,
«asperum cultum et intonsum caput et neglegentiorem barbam », avec lesquelles
Sénèque condamne avec virulence une apparence volontairement négligée,
dans le but de ressembler à un animal, et celles ayant trait au comporte-
ment, à la vie sociale, « et indictum argento odium et cubile humi positum
et quidquid aliud ambitionem peruersa uia sequitur », avec lesquelles Sénèque
condamne cette fois-ci un comportement volontairement asocial, cynique au
sens Romain du terme : refuser la civilisation et retourner à l’état animal est
antithétique avec la fonction même du philosophe qui se doit d’appartenir à
cette civilisation.
Ainsi, selon Sénèque, d’une certaine façon, l’apparence extérieure révèle l’ap-
parence intérieure, ce qui est paradoxal 6.
3.3.2 Le refus d’un certain luxe.
Mais si Sénèque condamne le dénuement volontaire dans lequel vivent scie-
ment certains philosophes, il ne fait néanmoins pas l’apologie de l’oppulence la
plus totale. En effet, le « non habeamus argentum », du domaine de l’ordre, ne
laisse planer aucun doute : il faut refuser l’excès de luxe. Car c’est bien l’excès
qui est ici dénoncé, avec notament avec « solidi auri » (or massif) et comme si
cela ne suffisait pas, « caelatura descenderit » (incrusté de ciselures) (ou encore
avec le « auro argentoque » où la fusion de ces deux métaux précieux apparait
comme le summum du luxe).
Enfin, « frugalitatis indicium » nous montre que selon Sénèque, l’apparence
extérieure ne peut servir de référent pour juger quelqu’un.
3.4 Le philosophe dans la cité.
À Rome, les philosophes ont très mauvaise presse, et ce depuis toujours. Ils
sont en effet perçus comme des individus dangeureux, inquiétants 7. Certains
furent même chassés par Claude (le prédécesseur de Néron). C’est cela que
Sénèque sous-entend en disant « Satis ipsum nomen philosophiae, inuidiosum
est ». Il faut selon lui parvenir à dépasser l’a priori négatif qu’ont les Romains
vis à vis des philosophes, et cela est impossible en se comportant comme un être
animal, et en refusant la civilisation. C’est pourquoi « sensum communem »,
6. Avec le fait que la majorité de cette lettre philosophique soit consacrée à l’apparence.
7. Au sens premier : capable de briser la quiétude.
4
«humanitatem », « congragationem » (ces deux derniers termes ayant trait à
la participation à la bonne marche de la cité) sont très importants dans le
discours de Sénèque : pour lui, un philosophe doit vivre parmi la Cité.
On voit donc qu’ici, Sénèque donne une définition d’un bon philosophe :
il ne s’agit pas pour lui d’un être à part et excentrique, mais au contraire d’un
acteur politique (agissant dans la Cité), ce qui est la seule façon pour un
philosophe d’être accepté. De cette manière, Sénèque condamne les épicuriens
et les cyniques.
3.5 Conclusion.
Sénèque donne dans cet extrait une définition humaniste des philosophes.
Ils doivent pour lui posséder deux caractéristiques principales :
une apparence commune ;
une action politique.
Sénèque veut donc se démarquer des philosophes parasites, car pour lui, l’inté-
gration dans la cité est seule garante de l’acceptation des philosophes.
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