Poirson Philippe

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Poirson Philippe
Email : [email protected]
T. P. Philosophie du langage.
Assistant P. Keller.
Hiver 2002-03.
Travaux d’attestation.
Gottlob Frege,
Version I.3. (17 janvier 03).
« La science justifie le recours à une idéographie. » (1882) [abrégé par Sc. Rec. I. p.x],
« Sens et dénotation. » (1892) [abrégé par S&D p.x],
« Concept et objet » (1892) [abrégé par C&O p.x],
« La pensée. » (1918-1919) [abrégé par P p.x].
Articles du recueil « Ecrits logiques et philosophiques »,
Édition Du Seuil, essais point.
Est-ce que raisonner est psychologique ?
Raisonner est le fait d’articuler des propositions ensembles afin d’aboutir à des connaissances. Les
articulations du raisonnement sont de nature logique, les propositions sont des pensées. Frege
distingue dans la pensée à propos de quelque chose, ce « à propos » comme dénotation de l’objet, et le
sens qui est donné « à quiconque connaît suffisamment la langue où l’ensemble des désignations dont
il fait partie (…) » (S&D p.104).
La pensée, et même plus précisément la pensée vraie, est le soucis de la logique. Il ne faut
évidemment pas comprendre qu’elle veut dire des choses vraies, c’est le but de toute discipline, mais
bien plutôt que son objet de recherche est « les lois de l’être vrai ». Ces lois c’est la manière de saisir
la vérité, le comment l’on doit penser pour connaître vraiment. « Notre objet est la vérité dont la
connaissance est le but assigné à la science. » (P p.171).
◙
La logique est perçue comme un domaine du psychologique par certains, nombreux, philosophes.
Frege va ausculter la pertinence d’une telle approche.
Quel est le contenu de ce mot « vrai » ? C’est un mot que l’on utilise ordinairement pour qualifier
aussi bien des représentations, des tableaux, donc des choses perçues par les sens, que les propositions
et les pensées, qui sont non-sensibles. Cette double affectation révèle un double emploi, et deux sens
différents du mot « vrai ». Le premier sens employé par le courant psychologiste implique que le vrai
serait en relation d’accord entre une chose et sa représentation. Dans cette acceptation la vérité devient
relative, un plus ou moins, que cette notion ne peut accepter. Quelque chose a la propriété d’être vrai
ou fausse, il n’y a pas d’autre possibilité. La logique est bivalente et non relativiste, ceci est le premier
argument contre une logique psychologiste. Dans cette conception de la vérité qualifiant des pensées,
la proposition « cette photo ne lui ressemble pas » a une valeur de vérité déterminée par la dénotation
de son sens. Elle est vraie si et seulement si la photo ne lui ressemble pas, c'est-à-dire que la
proposition est vraie si l’objet « photo » et l’objet « lui » sont subsumés au concept « ne se
ressemblent pas ». La photo en elle-même n’est ni vraie ni fausse, elle est éventuellement ratée.
Le deuxième argument est qu’une pensée n’est pas une représentation, c'est-à-dire un phénomène
subjectif. Une représentation est le « tableau intérieur » (S&D p.105) qu’un sujet a. Cette notion
psychologique est subjective, c'est-à-dire qu’elle dépend de l’individu qui les a. Celui-ci est le porteur
de ses représentations. La représentation est donc dépendante de ce sujet. Cette représentation est nonsensible, ce n’est pas un objet, on a dans son monde intérieur une sensation de froid, on n’a pas le
froid. La représentation est donc la représentation de quelque chose contenu dans la conscience du
sujet. Les choses sont indépendantes du sujet qui se les représente. Les représentations sont, elles,
dépendantes du sujet qui les a. Or comme il n’y a personne d’identique ; que si nos sens peuvent se
ressembler, nos sensations ne sont pas pour autant semblables ; alors chaque porteur a ses propres
représentations personnelles uniques. La pensée comme contenu de conscience privée aboutit à
l’aporie relativiste. Nous l’avons déjà vu : la vérité ne supporte pas la variabilité.
Si la pensée était le fruit des représentations subjectives comme le conçoivent les psychologistes
alors les significations qui sont elles-mêmes des pensées formées d’un sens et d’une dénotation, ne
pourrait qu’être la propriété de chaque individu. Cette variation des significations ne peut aboutir qu’a
l’impossibilité de communiquer pour les hommes. « Or, il [le porteur des représentations] ne peut
communiquer une pensée que lui seul peut saisir. » (P p.180). Car si toute pensée était représentation,
les signes de communication seraient propres à chacun. La communication repose sur la stabilité de la
signification publique. Les significations ne sont donc pas des représentations. La controverse qui
oppose Frege à Kerry illustre ce point. Kerry confond l’intuition psychologique et le sens logique du
terme « concept ». Il ne peut ainsi voir que le concept est prédicatif, mais que lorsqu’on utilise le mot
« concept » pour le définir, il n’est plus alors un prédicat mais un nom propre, ayant pour référence un
objet. « Le concept « grunf » est un concept obscure. »
¦ Objet
¦copule¦ Objet
¦
¦ = argument
¦= Fonction ou prédicat ¦
avoir la propriété de l’objet « concept obscure »
Frege distingue, sans l’appeler ainsi, le langage à propos du langage, le métalangage. Dans la première
occurrence du mot « concept » de l’exemple, le mot est employé comme objet. « On ne peut nier
qu’on se heurte à une difficulté linguistique inévitable quand on dit : le concept « cheval » n’est pas
un concept (…) » (C&O p.132). Cette difficulté est le fruit de l’intuition psychologique qui nous mène
vers une confusion dans ce cas. La distinction analytique est nécessaire pour y voir clair. “ Il faut
nettement séparer le psychologique du logique, le subjectif de l’objectif. On doit rechercher ce que les
mots veulent dire non pas isolément, mais pris dans leur contexte. Il ne faut jamais perdre de vue la
différence entre concept et objet. ” Frege 1883, Fondements de l’arithmétique (p122)
Le sens, quand à lui, est objectif, c'est-à-dire public. « Celui-ci [le sens] peut être la propriété
commune de plusieurs individus : il n’est donc pas partie ou mode de l’âme individuelle. » (S&D
p.106). L’individu a des représentations subjectives, l’observateur saisit des pensées objectives dont le
champ sémantique est public. « Le contenu d’une telle proposition [une proposition affirmative, prise
comme un tout] est une pensée*. », (en note) « *J’entends par pensée non pas l’acte subjectif de
penser mais son contenu objectif, lequel peut être la propriété commune de plusieurs sujets. » (S&D p.
108). Cette distinction fonde la discipline de la logique comme recherche non pas sur l’acte
psychologique subjectif de penser, mais sur la pensée juste, sur le penser vrai. La logique s’inscrit
dans la recherche de l’être vrai, sur ce que l’on doit penser, et non pas dans la quête d’une vérité à
propos de ce que l’on pense. Les significations et les contenus de pensées sont objectifs et non privés
ou subjectifs. La logique permet de distinguer les propositions vraies et les fausses, le rationnel de
l’irrationnel, ce sont des critères objectifs et non pas subjectifs.
Certains commentateurs, comme Engel dans « Psychologie et philosophie »1, présente
l’argumentaire de Frege contre le psychologisme dans le domaine de la pensée, comme une attaque
1
« C’est justement la tradition frégéo-husserlienne en philosophie (qui, comme je l’ai suggéré plus haut, a sans
doute ses racines dans la philosophie allemande du 19ème siècle) qui nous fait habituellement assimiler le
psychologique et le subjectif, le psychologique et l’individuel. (…) Par « psychologie » je désignerai non pas
contre la psychologie subjectiviste non-scientifique. L’histoire du psycho-physiologiste naturaliste de
la page 186, dans la Pensée, démontre l’erreur de lecture. Dans ce passage, Frege s’oppose à la validité
de la psycho-physiologie scientifique en ce qui concerne la détermination des raisonnements logiques.
Ce scientifique part de deux présupposés : (1) Il est empiriste, et croit à la sûreté de ses sens. (2) Le
contenu de conscience dépendrait de la physiologie du sujet. Frege oppose l’incertitude des sens pour
balayer (1), (ce rejet se passe sans se donner la peine de refaire tout le procès de l’empirisme). (2)
s’autodétruit de lui-même : si nous n’avons accès qu’aux représentations de la conscience, nous
n’avons accès à aucune cause, en tant que fait objectif. Si nous acceptons l’approche psychophysiologiste, ce savant prend ses représentations pour des causes. Définir son activité comme
recherche scientifique, c’est nécessairement accepter l’objectivité, c'est-à-dire placer hors du subjectif
l’essence de la vérité des pensées. Les propriétés objectives de la pensée et des concepts ne se laissent
pas réduire à des propriétés naturelles de l’esprit. Le psychologisme confond la description d’un
processus mental d’une notion définie et le contenu objectif public de celle-ci. Les causes naturelles
psycho-physiologistes et le sens en lui-même sont deux sphères distinctes. Et donc, soit cette voie
aboutit à une impasse, soit elle doit user implicitement de présupposé extra-psychologistes, de
présupposés logiques alors qu’elle tente elle-même de les expliquer, elle tombe alors sous la circularité
de l’argument.
Enfin la conception psychologiste de la pensée voudrait que nous n’ayons que des représentations
dans notre esprit. Mais alors le sujet porteur de son contenu de conscience n’est lui-même, pour luimême, qu’une représentation. Il y aurait donc un petit homme, un homoncule, qui serait interne à ce
sujet pour se percevoir en tant que représentation. Mais alors cet homoncule devrait lui-même avoir un
homoncule intérieur pour se représenter, et ainsi ad infinitum (ou ad nauseam) !!
◙
Quel est le problème, le puzzle auquel Frege se confronte ? La valeur de vérité d’une proposition
dépend de sa dénotation à l’objet qu’elle subsume sous son concept. Le sens d’une proposition est la
combinaison des sens des parties la constituant. Chacune des parties composant une proposition prend
son sens plein, ou saturé, dans le tout que constitue la proposition. « Seul le tout, formé par la
principale et la subordonnée, a un sens. » (S&D p.120). La proposition complète est une fonction
saturée par l’argument donnant ainsi son sens aux parties qui la constitue. Or le sens est « où est
contenu le mode de donation de l’objet » (S&D p.103). Une expression n’a son sens que prise
entièrement, comme un tout, et alors l’unité sémantique est la proposition complète dans un langage
donné. Autrement dit, la valeur de vérité d’une proposition est déterminée par le parcours de valeur,
c'est-à-dire le sens, qui mène la proposition à sa dénotation. Mais quel lien unis sens et dénotation dans
le signe (le mot ou la proposition) ? Si une proposition ne prend son sens que complète, le principe de
compositionnalité est-il encore valable – deux propositions dénotantes ayant chacune des valeurs de
vérité pouvant formées un non-sens - ?
Dans son article de 1892, intitulé « Uber Sinn und Bedeutung », Frege va discuter des deux
aspects que revêt une signification : le sens et la dénotation. La problématique qui se trouve en arrière
fond de cette discussion est de savoir qu’est-ce qui détermine un contenu de connaissance. Frege part
de la thèse kantienne qu’une proposition a priori analytique, telle que « a=a », est une tautologie, donc
une proposition vraie en vertu de sa signification mais sans apport de connaissance. En opposition, se
trouve la proposition « a=b » qui est synthétique, c'est-à-dire qui s’ensuit d’une expérience. Ces deux
l’étude subjective des sentiments, des émotions, des états « intérieurs », mais l’étude objective des phénomènes
mentaux comme des phénomènes naturels, tels qu’une psychologie d’inspiration scientifique entend les décrire,
et non pas tels qu’un journal intime pourrait le faire. ” Engel, p.59. Il est possible d’interpréter la position de
Engel différemment que je ne le fais dans le corps du texte, mais il reste que Frege ne semble pas seulement
parler des journaux intimes, et qu’il me semble que la psychologie s’occupe toujours des états mentaux de sujets.
(il est à noter qu’Engel est suffisamment ambigu dans son interprétation de Frege pour que l’on puisse lui
attribuer diverses opinions à ce propos)
propositions ont donc des valeurs de connaissance différentes, « a=a » ne m’apprend rien de plus que
a=a, « a=b » a une fécondité épistémique.
Pour clarifier prenons un exemple : « Lénine est identique à Lénine » et « Lénine est identique à
Vladimir Illich Oulianov ». Ces deux phrases sont également vraies en ce qu’elles se réfèrent au même
individu, mais la seconde permet de prendre connaissance du nom civile de Lénine, ce qui est fécond
pour une recherche historique par exemple.
Pourtant, si ces propositions sont des relations entre les objets qu’elles dénotent, c'est-à-dire
auxquels elles se réfèrent, alors « a=a » et « a=b » sont identiques : « a=a » = « a=b ». Alors « a=b »
est une proposition analytique comme « a=a ». Puisque nous avons vu que les deux propositions n’ont
pas le même contenu de connaissance, ce raisonnement est erroné : la relation d’égalité n’est pas une
identité entre les objets. Frege propose que cette relation est relation entre les signes d’objets, c'est-àdire une relation concernant la manière dont nous les désignons.
Frege propose l’exemple :
a
c
b
Le point d’intersection (a,b) et le point d’intersection (b,c) est un même et seul point mais il a deux
désignations. « Nous avons diverses désignations pour le même point et ces noms (…) indiquent en
même temps la manière dont ce point est donné. Par suite, la proposition contient une connaissance
effective. » (S&D p.103).
Frege nous a montré qu’il y a une différence entre une tautologie et une égalité entre deux
désignations différentes du même objet. L’identité non tautologique a un contenu de connaissance plus
grand. Le signe, ou la désignation, ne se réduisent alors pas à une dénotation d’un objet. Alors qu’estce qu’un signe ?
Un signe ; qui peut être un nom propre, un groupe de mots, des caractères ; a deux aspects : sa
dénotation, c'est-à-dire l’objet qu’il désigne, et son sens, « où est contenu le mode de donation de
l’objet » (S&D p.103). Nous avons déjà pu voir que la dénotation d’un terme est sa référence, au nom
propre « Mulligan » correspond un objet, en l’occurrence un individu humain anglophone, aux
cheveux roux et à diverses autres caractéristiques physiques, sociales et psychologiques dont certaines
particulièrement impressionnantes. Le sens est donné « à quiconque connaît suffisamment la langue
où l’ensemble des désignations dont il fait partie (…) » (S&D p.104). « Mulligan » aura pour moi,
étudiant de 2ème année en philosophie à l’université de Genève, le sens d’un professeur de philosophie
nettement orienté vers le courant logico-analytique.
Cependant « (…) la dénotation du signe, à supposer qu’elle existe, n’est jamais donnée en pleine
lumière » (S&D p.104), i.e. la connaissance complète de l’objet, qui est référé par la désignation, reste
impossible ; ce qui ne nous permet donc pas de savoir pour tout sens si il convient ou non à sa
référence. En effet, si pour un signe correspond un sens déterminé, et pour ce sens il y a une
dénotation déterminée ; en revanche une dénotation, un seul objet donc, peut avoir plusieurs
expressions. Un langage parfait devrait permettre qu’à chaque sens corresponde une seule expression.
Le langage ordinaire reste ambigu, il contient par exemple des expressions sensées mais sans
dénotation.
L’auscultation de ces cas de langage ordinaire à laquelle se livre Frege, a pour but de comprendre
les liens entre le signe, son sens et sa dénotation. La définition que Frege propose du signe est qu’il
exprime le sens du nom propre et désigne sa dénotation. Le sens est du ressort du langage public, la
dénotation a une valeur de vérité de logique bivalente, soit il est vrai qu’elle correspond à l’objet
qu’elle réfère, soit cela est faux. La dénotation ne retient pas les singularités des propositions, elle les
réduit à deux ensembles : les vérités et les faussetés. Or si la connaissance implique la notion de
jugement et celle-ci celle de valeur de vérité - autrement dit connaître appelle la dénotation – la
référence ne peut suffire à asseoir une connaissance qui, si c’était le cas, devrait se limiter aux valeurs
de vérité. De l’autre côté, le sens n’est pas assez fiable à lui seul pour fonder une connaissance. La
connaissance surgit lorsque la pensée sensée s’unit à sa référence objective, à sa valeur de vérité. Mais
est-ce vraiment la dénotation qui donne sa valeur de vérité à une proposition ?
Dans les propositions de type habituel, cela ne fait pas de doute : « Cette auto jaune. » est vrai si il
est vrai que cette proposition a pour référence l’objet tel que c’est une voiture de couleur jaune. Mais
les propositions de type indirect, comme les citatifs, ou les attitudes propositionnelles, posent
problème. Frege va soumettre sa théorie au test de Leibniz (substitualité salva véritate) à travers
l’examen de ce second puzzle. « Si notre conception est juste, la valeur de vérité d’une proposition qui
en contient une autre à titre de partie sera inaltérée si on substitue à cette dernière une autre
proposition dont la valeur de vérité est la même. » ((S&D p.112).
Les attitudes propositionnelles est la dénomination (qui est postérieure à Frege) pour les phrases
mettant en relation psychologique une personne et une proposition ; telles que la croyance que,
l’intention que, le désire que, la connaissance que, … Dans les propositions affirmatives habituelles
nous pouvons utiliser le principe de substitution tout en conservant la valeur de vérité.
Par exemple :
(1) « P. Keller est assistant. »,
(2) « Tout assistant est beau. »,
(3) « Alors, P. Keller est beau. » ;
Si les prémisses (1) et (2) sont vraies alors (3) est vraie.
Mais regardons une inférence similaire dans le domaine des attitudes propositionnelles :
(1) « Vincent croit que Mr Mulligan est le professeur de philosophie analytique. »
(2) « Mr Mulligan est le tueur. »
(3) « Alors, Vincent croit que le professeur de philosophie analytique est le tueur. »
La forme de l’inférence pourrait sembler valide pourtant nous ne pouvons pas accepter (3)
comme vrai par (1) et (2), Vincent ne sait peut-être pas que Mr Mulligan a pour surnom le
tueur, et bien que (1) exprime vraiment sa croyance, que (2) est vrai, il n’est pas sur que la
proposition (3) soit vraie.
Le contexte des attitudes propositionnelles semble faire échouer le principe logique de substitution.
Les cas de citation sont semblables, comme le célèbre paradoxe du menteur :
◙
Nous avons vu que Frege dénie à la psychologie une pertinence pour aborder la sphère de la
logique. Son argumentation est une variation sur ce que, de façon un peu anachronique, nous pourrions
appeler le thème de l’erreur de catégorie. Les approches psychologistes de la logique, et du
raisonnement donc, confondent objectif et subjectif, réalité et représentation et aboutissent à des
syllogismes aporétiques, n’ayant pas établi la distinction entre les normes (de l’être vrai) et les
manières de penser ou les applications de ces règles. La psychologie confond l’acte de penser et le
contenu de pensée. « Je ne suis pas ma propre représentation et si j’affirme quelque chose de moi, par
exemple qu’en cet instant je ne ressens aucune douleur, mon jugement concerne quelque chose qui
n’est pas un contenu de ma conscience, qui n’est pas ma représentation, mais qui est moi-même. Ce
dont j’énonce quelque chose n’est donc pas nécessairement une représentation. » (P p.188).
Cependant la problématique des attitudes propositionnelles n’est pas résolue par l’appareillage logique
de Frege. Celui-ci rejette le problème sur une base proprement métaphysique (que certains qualifient
de néo-platonisme) : il y aurait trois mondes, le monde des entités physiques, le monde des
représentations et le monde des pensées. Le langage est une représentation, et le langage ordinaire est
une représentation en l’occurrence imparfaite puisque des ambiguïtés a-logiques subsistent telles que
le cas des attitudes propositionnelles. Les significations des mots sont des entités extérieures à l’esprit.
Ce ne sont pas non plus des objets matériels. « Il faut admettre un troisième domaine. » (P p.184). Le
royaume des pensées qui sont des entités non-sensibles - comme les représentations, ce qui prête aux
confusions psychologistes – et des entités non-subjectives, ou objectives – comme les choses dont
elles dénotent - . Un royaume intemporel et sans porteur. « Telle est par exemple la pensée que nous
exprimons dans le théorème de Pythagore, vraie intemporellement, vraie indépendamment du fait que
quelqu’un la tienne pour vraie ou non. Elle n’a besoin d’aucun porteur. Elle est vraie non pas depuis
l’instant où elle a été découverte, mais comme une planète était déjà en interaction avec d’autres
planètes avant qu’on l’ait observée. » (P p.184). La psychologie du sujet n’est pas sans objet, mais la
logique ne fait pas partie de son domaine. Pour Frege il y a trois domaines : le monde 1 des choses : le
monde extérieur objectif mais altérable - le monde 2 des représentations : le monde intérieur subjectif
et évanescent - le monde 3 des pensées : objectif, inaltérable et constant.
« Penser ce n’est pas produire les pensées mais les saisir. » (P p.191). La vérité des pensées ne
dépend pas du sujet pensant. Ces pensées sont des choses réelles mais d’une autre nature que les
choses matérielles. Nous pouvons penser aux mathématiques pour saisir ce que Frege conçoit.
L’homme n’agit pas sur ces pensées, il n’est que le médium permettant d’actualiser les potentialités
des pensées. Le domaine du psychologique, le monde intérieur du sujet a un rôle nécessaire mais nonsuffisant pour la pensée. « La possession d’une impression visuelle est nécessaire à la vision des
choses mais non-suffisante. Ce qui doit s’y ajouter n’est pas sensible. Et c’est justement ce qui nous
ouvre le monde extérieur, car sans cet élément non-sensible chacun resterait enclos dans son monde
intérieur. S’il est vrai que l’élément non-sensible est ici déterminant, même là où ne collabore aucune
impression sensible, nous conduise hors du monde intérieur et nous fasse saisir des pensées. » (P
p.192)
Frege dénie à la psychologie d’avoir une pertinence pour la sphère du raisonnement logique.
Cependant, des ombres persistent dans sa conception. Raisonner c’est « raisonner à propos de », cela
correspond au domaine du psychologique comme Brentano le définit, en terme de renvoi (ou
d’intentionnalité). Frege n’ignore pas cela, ni que le raisonnement logique passe par des signes, en tant
qu’entités sensibles, comme représentants intuitifs qui nous manifestent le concept, c'est-à-dire l’objet
stable provenant du monde des pensées (Cf. Sc. Rec. I. p. 64). En suivant Frege, nous pouvons alors
dire que d’une part raisonner doit être du domaine de l’être vrai, de l’objectivité, mais que d’autre part
il y a une faillibilité constitutive de l’individu humain qui le limite à appréhender les pensées qu’à
travers le filtre de son dispositif psychologique. Pour résoudre ce problème de saisissement des
pensées, Frege nous propose un outil qui permettrai d’exprimer clairement et de façon stable les liens
logiques du raisonnement : l’Idéographie. Il y consacre sa vie, poursuivant ainsi le projet de langage
parfait de Leibniz, qui devait nous éviter de réfléchir. Ce sera un échec - même si nous pouvons
bénéficier de la fécondité exceptionnelle des recherches de Frege - pour une raison fondamentale,
philosophique.
Pour Frege il y a donc : une chose (M1 ou M3 si c’est une idée), une vérité (M3), et une
expression (M2). L’expression représente (plus ou moins parfaitement) la chose sous la dénotation, et
la vérité à son propos par le sens. Quel le lien entre ces entités de mondes distincts ? Nous devons
examiner le parcours qui attribue une signification à une proposition. Nous avons une proposition, par
exemple « Poirson philippe est petit. », qui traditionnellement s’analysait comme Sujet - prédicat. Le
génie de Frege est de voir que cette forme superficielle exhibe une structure logique plus profonde.
Frege transforme cette analyse en une fonction subsumant un argument : la fonction (F) « être petit »
sur l’argument « Poirson philippe ». La fonction dénote d’un concept défini dans le monde 3
indépendamment de son ensemble d’extension, i.e. de tous les arguments qui tombent sous ce concept,
dont « Poirson philippe » fait partie. L’extension du concept « être petit » est un ensemble infini de
valeur de vérité à propos de chaque argument (dans le cas d’un prédicat à une place des duo comme
{(Poirson philippe, vrai) ; (Al pacino, vrai) ; (Michael Jordan, faux)…} ; il peut y avoir des prédicats à
plusieurs places). Pour Frege il n’y a pas une référence directe entre le prédicat et son extension, le
prédicat dénote du concept. C’est la phrase complète qui est saturée de sens, donc le prédicat nécessite
le sujet-argument pour prendre son sens. Le prédicat dénote donc du concept qui lui-même dénote
d’un ensemble d’extension. Nous l’avons vu les expressions « a=a » et « a=b » ont la même extension
du parcours de valeur, mais ont des sens distincts. Derrière la forme langagière se dévoile une forme
logique : « Poirson philippe est petit. » signifie « Il y a un x tel que x est Poirson philippe et x est
petit ». C'est-à-dire que les conditions de vérité logique de l’énoncé donnent son sens à celui-ci. Les
parties de l’expression ne prennent leur sens que dans le tout que constitue l’expression même. Il y a
compositionnalité de la proposition. Pour Frege c’est donc la forme logique intrinsèque de
l’expression mettant en jeu une fonction et un argument ayant chacun des dénotations, qui nous permet
de saisir son sens. Mais cette conception qui pose la compréhension comme une computation des
composants de la proposition n’est elle pas le chemin qui mène à une approche cognitiviste ? Qu’il
s’agisse d’entités concrètes et/ou abstraites qui soient non-mentales ne résout pas le problème de leur
saisie compositionnelle, qui pourrait ainsi se finir par une conception psychologique du raisonnement.
Et comme nous l’avons déjà aperçu, Frege oppose la référence directe et la référence indirecte, qui
pour lui dénote du sens habituel et non plus de la chose même. Cette région problématique recouvre à
la fois ce que nous appellerions le problème des niveaux de langage (par ex le paradoxe du menteur),
dont Frege donne en quelque sorte la piste de résolution, le problème des descriptions, et celui des
attitudes propositionnelles.
Niveaux de langage et Tarski.
Une première voie pour dépasser et résoudre le problème des références indirectes de Frege
(nous tentons de nous maintenir dans la poursuite de son chemin non-cognitiviste de la pensée
logique) serait de fonder sur une ontologie réaliste les composants de la proposition. Autrement dit, la
perspective serait d’arriver à une analyse de la signification reposant uniquement sur des dénotations
directes, saisissable par les sens sans calculation. Nous pouvons utiliser pour cela l’approche de
Russell, dans l’article « De la dénotation », qui en quelque sorte radicalise l’analyse de Frege. Il résout
certain problème d’analyse logique en approfondissant la recherche de dénotation, comme l’exemple,
traité comme sans sens par Frege, de « L’actuel roi de France est chauve ». L’analyse de Russell
permet de mettre en évidence que la forme logique de cette proposition doit répondre à trois conditions
de dénotation : « $x, x est chauve et x est l’actuel roi de France et il y a un x » ; dénotation subsumée
sous le prédicat, dénotation subsumée sous l’identité, et dénotation d’existentialité. Cette proposition
est compréhensible, et a un sens, mais il n’existe pas d’entité physique tombant sous celui-ci. Ce n’est
donc pas un non-sens comme pour Frege, mais une proposition fausse. Les propositions sont donc là
des représentations descriptivistes, Russell ayant radicalisé réalistement la conception idéaliste
frégéenne. Le paradoxe sémantique de l’analyse frégienne qui ne supporte pas la substantialisation de
prédicat est semble t-il ainsi résolue. Ce paradoxe était pour l’exemplifier : « Socrate est un homme »
s’analyse comme F(a) avec F comme fonction « être un homme » et a pour « Socrate » ; mais
l’analyse de Frege ne peut pas rendre compte de la formulation équivalente : «Un humain est
Socrate ». Or avec une analyse qui attribue une référence directe à chaque élément de la proposition en
les classifiant dans une théorie des types. Cependant cette approche réaliste ne règle pas le problème
de la provenance du sens des signes logiques eux-mêmes, bien qu’elle résolve le problème du tiersexclu sur la région des descriptions.
Si une proposition acquiert du sens parce qu’elle est prise dans une structure de signes
logiques, d’où provient le sens des signes logiques eux-mêmes ? Ceci est, en quelque sorte, une
reformulation de la même question précédente sur le saisissement du sens. Il ressort de la conception
de Frege que celui-ci considère la validité des normes logiques comme découlant de la vérité des
propositions théoriques correspondantes. Le signe « ® » a le sens de l’implication car il est vrai que
® exprime l’implication en vertu de son objectivité absolue et reconnaissable, de son appartenance au
monde 3 des vérités logiques. On pourrait objecter la variabilité historique de certaines propositions
d’implications, reconnue vraies puis fausses, voir même que le tableau de valeurs de vérité du signe a
été controversé, mais ceci ne constitue pas un argument décisif contre Frege. Celui-ci peut facilement
répondre que c’est notre imperfection épistémologique qui procure une histoire rocambolesque à des
vérités éternelles et immuables. Or, la réponse « platonicienne » de Frege ne peut être maintenu par
Russell, qui postule une référence directe pour tout nom. Il faudrait alors distinguer les « atomes » du
langage d’appartenance catégorématique, i.e. les mots faisant partie du lexique avec une référence et
un sens, et ceux syncatégorématiques, i.e. les signes logiques. Ceci ne fait que déplacer le problème
pour trouver les fondements ontologiquement réalistes des signes logiques.
Je vais tenter une brève discussion sur la notion d’implication, afin de montrer un aspect du
problème que je tente de mettre en relief dans ce travail. Ce qui semble marquant en ce qui concerne
les propositions à propos des signes logiques c’est que l’on ne peut imaginer leurs conditions
contrefactuelles. Pour une proposition du type « Poirson philippe est petit », il est possible d’imaginer
que « Poirson philippe n’est pas petit » ou « Il n’existe pas de Poirson philippe ». Peut-on imaginer
que « ® ne signifie pas ® » ou que « a n’est pas a » ? « a=a » est une proposition analytique, c'est-àdire vraie en vertu de sa signification. La particularité du sens des signes logiques serait de faire partie
des propositions analytiques. Quine, dans son article « Deux dogmes de l’empirisme », démontre que
la notion « analytique » est membre d’une famille de notions ; dont « nécessité », « synonymie »,
« signification » ; qui se définissent entre elles, de façon circulaire. C'est-à-dire que si nous voulons
définir analytique, nous devons utiliser dans sa définition la notion de synonymie, pour définir
synonymie, nous devrons avoir recours à signification, et pour établir la signification de signification
nous devrons utiliser la nécessité, qui comme vu plus haut, se définit par l’analyticité. Cette famille
semble donc échapper à la correspondance réaliste. Quine en conclut au rejet de cette famille de
notions, nous ne serons pas aussi radicalement exclusif, et il semble bien que Quine en définitive ait
bien des problèmes à l’être. La discussion que mène Quine sur cette famille montre sa parfaite
compréhension des notions qu’il tente de rejeter, ce qui semble en soi constituer une infirmation de sa
thèse. Il reste incontournable d’avoir recours à la notion de vérité analytique pour caractériser certaines
propositions, telle que par exemple « un triangle a trois cotés » - in extenso « tout x, tel que x est un
triangle, implique (nécessairement) que x a trois cotés » -. (quine reformule un concept de stimulusanalytique qui ne me semble pas vraiment sortir du problème qu’il a mis en évidence).
La controverse qui s’esquisse alors est de savoir si l’implication logique « ® » est
équivalente à l’implication matérielle « Si … alors … ». L’implication logique se définit par son
tableau de vérité : P Q P®Q
V V V
V F
F
F V
V
F F
V
Nous pouvons alors dire que : « « il pleut » ® « il y a des nuages » » est vraie – c'est-à-dire qu’il n’est
pas le cas qu’il pleut et qu’il n’y a pas de nuages [« Ø(P & ØQ) »] - ® « si « il pleut » alors « il y a
des nuages » » est vraie. Mais pouvons nous établir l’implication réciproque entre l’implication
logique et l’implication matérielle, ceci afin d’asseoir l’équivalence entre les deux notions ? Il y a une
myriade de contre exemples à ceci : (α) « si je suis malade alors Diego Marconi est moustachu » ; (φ)
« si 2+2=5 alors 2+4=6 »… L’exemple (α) fait partie de ce qu’on peut nommer une non pertinence
entre l’antécédent et le conséquent. L’exemple (φ) lui exhibe plutôt un conflit entre les deux parties de
la proposition d’implication matérielle.
Mais si l’on pose un réquisit de pertinence, cela suppose des prémisses établissant les critères
de pertinence – par exemple que un fait du type de la morphologie de Diego Marconi ne s’ensuit pas
de façon pertinente une maladie pour ma personne. Or si une telle proposition pour être une
implication sensée nécessite des prémisses nous ne pouvons plus la considéré comme
vérifonctionnelle. L’implication matérielle n’est alors pas une implication au sens strict de la logique.
Un réaliste répondrait certainement qu’il y a des relations d’implication ou de nécessité au niveau
matériel comme par exemple « un homme implique un cerveau » - ou formules équivalentes « être un
homme implique nécessairement d’avoir un cerveau » ou « il n’y a pas d’homme sans cerveau » -. Or
certainement croyons nous cette relation dans nos actions linguistiques quotidiennes, mais jamais ce
postulat n’est vérifié ni même corroboré par ceux qui le croie ; c'est-à-dire que 1) il se peut qu’il existe
un homme sans cerveau, bien que largement testé cette proposition reste hypothétique (donc pas
nécessaire) ; 2) de fait nous répondons de cette croyance pour attribuer un sens à nos propositions sans
jamais même la tester, c’est un postulat que nous avons appris. Frege reste consistant face à cette mise
en échec du réalisme « naturaliste » en ayant recours au monde 3. Il pourrait répondre : oui nous
l’avons appris, c'est-à-dire découvert cette vérité dans le monde des propositions de l’être vrai.
Cependant cette conception appelle comme nous l’avons vue, différents niveaux de langage avec un
système de classe d’appartenance.
Ici, se pose le problème du paradoxe des ensembles : que faire si un concept n’appartient pas à
son ensemble d’extension ? Par exemple « la notion « synthétique » n’est pas une notion synthétique
(mais une notion analytique) ». Pour résoudre ce problème – ainsi que le problème de pertinence vue
supra – il est nécessaire d’introduire la théorie des types, ou de classes d’appartenance, bien que celleci reste indéfinissable logiquement. Le projet frégien d’un système de calcul logique vrai dans tous les
mondes possibles reposant sur un apriori objectif s’écroule pour faire place à la logique en tant que
construction reposant sur des conventions – des règles primitives. L’arrière plan philosophique de
Frege ne résiste pas aux réponses face aux paradoxes qu’il génère.
Le raisonnement, c'est-à-dire la connexion logique d’énoncé ayant un contenu sémantique, se
résume pour Frege à user de signes logiques qui ont un sens objectif et absolu en vertu de leur
signification. Notre discussion aura, je l’espère, montrer que la conception idéaliste de Frege nous
pousse à postuler un saisissement du sens à travers le parcours de vérité des énoncés, qui peut
s’interpréter comme une computation de sens. La métaphysique du monde 3 des entités abstraites
semble difficilement échapper à un élément psychologique dans le raisonnement. La conception des
expressions comme porteurs de sens pourrait difficilement faire l’impasse sur un cognitivisme qui
serait là pour découvrir comment nous ouvrons ces valises de sens, comment nous raisonnons. Une
poursuite non-cognitiviste devrait rompre avec la confusion que d’une part Frege critique chez les
psychologistes, mais d’autre part reproduit en ne distinguant pas l’amphibologie de la notion de
« sens » dans les définitions d’ « analytique » et de « synthétique », entre les règles qui sont vraies en
vertu de leurs significations parce qu’elles déterminent elles-mêmes la signification, et les propositions
qui acquièrent un sens en vertu du mécanisme logique des règles. Nous pourrions alors avoir une
conception de la logique, du raisonnement juste, non pas comme saisie cognitive, mais comme jeu
étant établie sur des règles constitutives « arbitraires ». Si cette voie respecte le refus de céder la place
au psychologisme pour établir le « raisonner » de Frege, il va à son encontre sur son aspect de
« réalisme » (idéaliste, en ce sens que les références indirectes dénotent du sens habituel des mots en
question). La question à propos du contenu psychologiste du raisonnement reste donc ouverte après
cette lecture…
Nous n’avons pas développer la problématique des attitudes propositionnelles qui seront
aborder dans les travaux II et III sur Austin et Grice, qui eux les traite sans rejeter le psychologisme.
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