Poirson Philippe
Email : POIR[email protected]
T. P. Philosophie du langage.
Assistant P. Keller.
Hiver 2002-03.
Travaux d’attestation.
Gottlob Frege,
Version I.3. (17 janvier 03).
« La science justifie le recours à une idéographie. » (1882) [abrégé par Sc. Rec. I. p.x],
« Sens et dénotation. » (1892) [abrégé par S&D p.x],
« Concept et objet » (1892) [abrégé par C&O p.x],
« La pensée. » (1918-1919) [abrégé par P p.x].
Articles du recueil « Ecrits logiques et philosophiques »,
Édition Du Seuil, essais point.
Est-ce que raisonner est psychologique ?
Raisonner est le fait d’articuler des propositions ensembles afin d’aboutir à des connaissances. Les
articulations du raisonnement sont de nature logique, les propositions sont des pensées. Frege
distingue dans la pensée à propos de quelque chose, ce « à propos » comme dénotation de l’objet, et le
sens qui est donné « à quiconque connaît suffisamment la langue où l’ensemble des désignations dont
il fait partie (…) » (S&D p.104).
La pensée, et même plus précisément la pensée vraie, est le soucis de la logique. Il ne faut
évidemment pas comprendre qu’elle veut dire des choses vraies, c’est le but de toute discipline, mais
bien plutôt que son objet de recherche est « les lois de l’être vrai ». Ces lois c’est la manière de saisir
la vérité, le comment l’on doit penser pour connaître vraiment. « Notre objet est la vérité dont la
connaissance est le but assigné à la science. » (P p.171).
La logique est perçue comme un domaine du psychologique par certains, nombreux, philosophes.
Frege va ausculter la pertinence d’une telle approche.
Quel est le contenu de ce mot « vrai » ? C’est un mot que l’on utilise ordinairement pour qualifier
aussi bien des représentations, des tableaux, donc des choses perçues par les sens, que les propositions
et les pensées, qui sont non-sensibles. Cette double affectation révèle un double emploi, et deux sens
différents du mot « vrai ». Le premier sens employé par le courant psychologiste implique que le vrai
serait en relation d’accord entre une chose et sa représentation. Dans cette acceptation la vérité devient
relative, un plus ou moins, que cette notion ne peut accepter. Quelque chose a la propriété d’être vrai
ou fausse, il n’y a pas d’autre possibilité. La logique est bivalente et non relativiste, ceci est le premier
argument contre une logique psychologiste. Dans cette conception de la vérité qualifiant des pensées,
la proposition « cette photo ne lui ressemble pas » a une valeur de vérité déterminée par la dénotation
de son sens. Elle est vraie si et seulement si la photo ne lui ressemble pas, c'est-à-dire que la
proposition est vraie si l’objet « photo » et l’objet « lui » sont subsumés au concept « ne se
ressemblent pas ». La photo en elle-même n’est ni vraie ni fausse, elle est éventuellement ratée.
Le deuxième argument est qu’une pensée n’est pas une représentation, c'est-à-dire un phénomène
subjectif. Une représentation est le « tableau intérieur » (S&D p.105) qu’un sujet a. Cette notion
psychologique est subjective, c'est-à-dire qu’elle dépend de l’individu qui les a. Celui-ci est le porteur
de ses représentations. La représentation est donc dépendante de ce sujet. Cette représentation est non-
sensible, ce n’est pas un objet, on a dans son monde intérieur une sensation de froid, on n’a pas le
froid. La représentation est donc la représentation de quelque chose contenu dans la conscience du
sujet. Les choses sont indépendantes du sujet qui se les représente. Les représentations sont, elles,
dépendantes du sujet qui les a. Or comme il n’y a personne didentique ; que si nos sens peuvent se
ressembler, nos sensations ne sont pas pour autant semblables ; alors chaque porteur a ses propres
représentations personnelles uniques. La pensée comme contenu de conscience privée aboutit à
l’aporie relativiste. Nous l’avons déjà vu : la vérité ne supporte pas la variabilité.
Si la pensée était le fruit des représentations subjectives comme le conçoivent les psychologistes
alors les significations qui sont elles-mêmes des pensées formées d’un sens et d’une dénotation, ne
pourrait qu’être la propriété de chaque individu. Cette variation des significations ne peut aboutir qu’a
l’impossibilité de communiquer pour les hommes. « Or, il [le porteur des représentations] ne peut
communiquer une pensée que lui seul peut saisir. » (P p.180). Car si toute pensée était représentation,
les signes de communication seraient propres à chacun. La communication repose sur la stabilité de la
signification publique. Les significations ne sont donc pas des représentations. La controverse qui
oppose Frege à Kerry illustre ce point. Kerry confond l’intuition psychologique et le sens logique du
terme « concept ». Il ne peut ainsi voir que le concept est prédicatif, mais que lorsqu’on utilise le mot
« concept » pour le définir, il n’est plus alors un prédicat mais un nom propre, ayant pour référence un
objet. « Le concept « grunf » est un concept obscure. »
¦ Objet ¦copule¦ Objet ¦
¦ = argument ¦= Fonction ou prédicat ¦
avoir la propriété de l’objet « concept obscure »
Frege distingue, sans l’appeler ainsi, le langage à propos du langage, le métalangage. Dans la première
occurrence du mot « concept » de l’exemple, le mot est employé comme objet. « On ne peut nier
qu’on se heurte à une difficulté linguistique inévitable quand on dit : le concept « cheval » n’est pas
un concept (…) » (C&O p.132). Cette difficulté est le fruit de l’intuition psychologique qui nous mène
vers une confusion dans ce cas. La distinction analytique est nécessaire pour y voir clair. “ Il faut
nettement séparer le psychologique du logique, le subjectif de l’objectif. On doit rechercher ce que les
mots veulent dire non pas isolément, mais pris dans leur contexte. Il ne faut jamais perdre de vue la
différence entre concept et objet. ” Frege 1883, Fondements de l’arithmétique (p122)
Le sens, quand à lui, est objectif, c'est-à-dire public. « Celui-ci [le sens] peut être la proprié
commune de plusieurs individus : il n’est donc pas partie ou mode de l’âme individuelle. » (S&D
p.106). L’individu a des représentations subjectives, l’observateur saisit des pensées objectives dont le
champ sémantique est public. « Le contenu d’une telle proposition [une proposition affirmative, prise
comme un tout] est une pensée*. », (en note) « *J’entends par pensée non pas l’acte subjectif de
penser mais son contenu objectif, lequel peut être la propriété commune de plusieurs sujets. » (S&D p.
108). Cette distinction fonde la discipline de la logique comme recherche non pas sur l’acte
psychologique subjectif de penser, mais sur la pensée juste, sur le penser vrai. La logique s’inscrit
dans la recherche de l’être vrai, sur ce que l’on doit penser, et non pas dans la quête d’une vérité à
propos de ce que l’on pense. Les significations et les contenus de pensées sont objectifs et non privés
ou subjectifs. La logique permet de distinguer les propositions vraies et les fausses, le rationnel de
l’irrationnel, ce sont des critères objectifs et non pas subjectifs.
Certains commentateurs, comme Engel dans « Psychologie et philosophie »1, présente
l’argumentaire de Frege contre le psychologisme dans le domaine de la pensée, comme une attaque
1 « C’est justement la tradition frégéo-husserlienne en philosophie (qui, comme je l’ai suggéré plus haut, a sans
doute ses racines dans la philosophie allemande du 19ème siècle) qui nous fait habituellement assimiler le
psychologique et le subjectif, le psychologique et l’individuel. (…) Par « psychologie » je désignerai non pas
contre la psychologie subjectiviste non-scientifique. L’histoire du psycho-physiologiste naturaliste de
la page 186, dans la Pensée, démontre l’erreur de lecture. Dans ce passage, Frege s’oppose à la validi
de la psycho-physiologie scientifique en ce qui concerne la détermination des raisonnements logiques.
Ce scientifique part de deux présupposés : (1) Il est empiriste, et croit à la sûreté de ses sens. (2) Le
contenu de conscience dépendrait de la physiologie du sujet. Frege oppose l’incertitude des sens pour
balayer (1), (ce rejet se passe sans se donner la peine de refaire tout le procès de l’empirisme). (2)
s’autodétruit de lui-même : si nous n’avons accès qu’aux représentations de la conscience, nous
n’avons accès à aucune cause, en tant que fait objectif. Si nous acceptons l’approche psycho-
physiologiste, ce savant prend ses représentations pour des causes. Définir son activité comme
recherche scientifique, c’est nécessairement accepter l’objectivité, c'est-à-dire placer hors du subjectif
l’essence de la vérité des pensées. Les propriétés objectives de la pensée et des concepts ne se laissent
pas réduire à des propriétés naturelles de l’esprit. Le psychologisme confond la description d’un
processus mental d’une notion définie et le contenu objectif public de celle-ci. Les causes naturelles
psycho-physiologistes et le sens en lui-même sont deux sphères distinctes. Et donc, soit cette voie
aboutit à une impasse, soit elle doit user implicitement de présupposé extra-psychologistes, de
présupposés logiques alors qu’elle tente elle-même de les expliquer, elle tombe alors sous la circularité
de l’argument.
Enfin la conception psychologiste de la pensée voudrait que nous n’ayons que des représentations
dans notre esprit. Mais alors le sujet porteur de son contenu de conscience n’est lui-même, pour lui-
même, qu’une représentation. Il y aurait donc un petit homme, un homoncule, qui serait interne à ce
sujet pour se percevoir en tant que représentation. Mais alors cet homoncule devrait lui-même avoir un
homoncule intérieur pour se représenter, et ainsi ad infinitum (ou ad nauseam) !!
Quel est le problème, le puzzle auquel Frege se confronte ? La valeur de vérité dune proposition
dépend de sa dénotation à l’objet qu’elle subsume sous son concept. Le sens d’une proposition est la
combinaison des sens des parties la constituant. Chacune des parties composant une proposition prend
son sens plein, ou saturé, dans le tout que constitue la proposition. « Seul le tout, formé par la
principale et la subordonnée, a un sens. » (S&D p.120). La proposition complète est une fonction
saturée par l’argument donnant ainsi son sens aux parties qui la constitue. Or le sens est « où est
contenu le mode de donation de l’objet » (S&D p.103). Une expression n’a son sens que prise
entièrement, comme un tout, et alors l’unité sémantique est la proposition complète dans un langage
donné. Autrement dit, la valeur de vérité d’une proposition est déterminée par le parcours de valeur,
c'est-à-dire le sens, qui mène la proposition à sa dénotation. Mais quel lien unis sens et dénotation dans
le signe (le mot ou la proposition) ? Si une proposition ne prend son sens que complète, le principe de
compositionnalité est-il encore valable – deux propositions dénotantes ayant chacune des valeurs de
vérité pouvant formées un non-sens - ?
Dans son article de 1892, intitulé « Uber Sinn und Bedeutung », Frege va discuter des deux
aspects que revêt une signification : le sens et la dénotation. La problématique qui se trouve en arrière
fond de cette discussion est de savoir qu’est-ce qui détermine un contenu de connaissance. Frege part
de la thèse kantienne qu’une proposition a priori analytique, telle que « a=a », est une tautologie, donc
une proposition vraie en vertu de sa signification mais sans apport de connaissance. En opposition, se
trouve la proposition « a=b » qui est synthétique, c'est-à-dire qui s’ensuit d’une expérience. Ces deux
l’étude subjective des sentiments, des émotions, des états « intérieurs », mais l’étude objective des phénomènes
mentaux comme des phénomènes naturels, tels qu’une psychologie d’inspiration scientifique entend les décrire,
et non pas tels qu’un journal intime pourrait le faire. ” Engel, p.59. Il est possible d’interpréter la position de
Engel différemment que je ne le fais dans le corps du texte, mais il reste que Frege ne semble pas seulement
parler des journaux intimes, et qu’il me semble que la psychologie s’occupe toujours des états mentaux de sujets.
(il est à noter qu’Engel est suffisamment ambigu dans son interprétation de Frege pour que l’on puisse lui
attribuer diverses opinions à ce propos)
propositions ont donc des valeurs de connaissance différentes, « a=a » ne m’apprend rien de plus que
a=a, « a=b » a une fécondité épistémique.
Pour clarifier prenons un exemple : « Lénine est identique à Lénine » et « Lénine est identique à
Vladimir Illich Oulianov ». Ces deux phrases sont également vraies en ce qu’elles se réfèrent au même
individu, mais la seconde permet de prendre connaissance du nom civile de Lénine, ce qui est fécond
pour une recherche historique par exemple.
Pourtant, si ces propositions sont des relations entre les objets qu’elles dénotent, c'est-à-dire
auxquels elles se réfèrent, alors « a=a » et « a=b » sont identiques : « a=a » = « a=b ». Alors « a=b »
est une proposition analytique comme « a=a ». Puisque nous avons vu que les deux propositions n’ont
pas le même contenu de connaissance, ce raisonnement est erroné : la relation d’égalité n’est pas une
identité entre les objets. Frege propose que cette relation est relation entre les signes d’objets, c'est-à-
dire une relation concernant la manière dont nous les désignons.
Frege propose l’exemple :
Le point d’intersection (a,b) et le point d’intersection (b,c) est un même et seul point mais il a deux
signations. « Nous avons diverses désignations pour le même point et ces noms (…) indiquent en
même temps la manière dont ce point est donné. Par suite, la proposition contient une connaissance
effective. » (S&D p.103).
Frege nous a montré qu’il y a une différence entre une tautologie et une égalité entre deux
désignations différentes du même objet. L’identité non tautologique a un contenu de connaissance plus
grand. Le signe, ou la désignation, ne se réduisent alors pas à une dénotation d’un objet. Alors qu’est-
ce qu’un signe ?
Un signe ; qui peut être un nom propre, un groupe de mots, des caractères ; a deux aspects : sa
dénotation, c'est-à-dire l’objet qu’il désigne, et son sens, « où est contenu le mode de donation de
l’objet » (S&D p.103). Nous avons déjà pu voir que la dénotation d’un terme est sa référence, au nom
propre « Mulligan » correspond un objet, en l’occurrence un individu humain anglophone, aux
cheveux roux et à diverses autres caractéristiques physiques, sociales et psychologiques dont certaines
particulièrement impressionnantes. Le sens est donné « à quiconque connaît suffisamment la langue
où l’ensemble des désignations dont il fait partie (…) » (S&D p.104). « Mulligan » aura pour moi,
étudiant de 2ème année en philosophie à l’université de Genève, le sens d’un professeur de philosophie
nettement orienté vers le courant logico-analytique.
Cependant « (…) la dénotation du signe, à supposer qu’elle existe, n’est jamais donnée en pleine
lumière » (S&D p.104), i.e. la connaissance complète de l’objet, qui est référé par la désignation, reste
impossible ; ce qui ne nous permet donc pas de savoir pour tout sens si il convient ou non à sa
référence. En effet, si pour un signe correspond un sens déterminé, et pour ce sens il y a une
dénotation déterminée ; en revanche une dénotation, un seul objet donc, peut avoir plusieurs
expressions. Un langage parfait devrait permettre qu’à chaque sens corresponde une seule expression.
Le langage ordinaire reste ambigu, il contient par exemple des expressions sensées mais sans
dénotation.
L’auscultation de ces cas de langage ordinaire à laquelle se livre Frege, a pour but de comprendre
les liens entre le signe, son sens et sa dénotation. La définition que Frege propose du signe est qu’il
exprime le sens du nom propre et désigne sa dénotation. Le sens est du ressort du langage public, la
dénotation a une valeur de vérité de logique bivalente, soit il est vrai qu’elle correspond à l’objet
qu’elle réfère, soit cela est faux. La dénotation ne retient pas les singularités des propositions, elle les
a
b
c
réduit à deux ensembles : les vérités et les faussetés. Or si la connaissance implique la notion de
jugement et celle-ci celle de valeur de vérité - autrement dit connaître appelle la dénotation – la
référence ne peut suffire à asseoir une connaissance qui, si c’était le cas, devrait se limiter aux valeurs
de vérité. De l’autre côté, le sens n’est pas assez fiable à lui seul pour fonder une connaissance. La
connaissance surgit lorsque la pensée sensée s’unit à sa référence objective, à sa valeur de vérité. Mais
est-ce vraiment la dénotation qui donne sa valeur de vérité à une proposition ?
Dans les propositions de type habituel, cela ne fait pas de doute : « Cette auto jaune. » est vrai si il
est vrai que cette proposition a pour référence l’objet tel que c’est une voiture de couleur jaune. Mais
les propositions de type indirect, comme les citatifs, ou les attitudes propositionnelles, posent
problème. Frege va soumettre sa théorie au test de Leibniz (substitualité salva véritate) à travers
l’examen de ce second puzzle. « Si notre conception est juste, la valeur de vérité d’une proposition qui
en contient une autre à titre de partie sera inaltérée si on substitue à cette dernière une autre
proposition dont la valeur de vérité est la même. » ((S&D p.112).
Les attitudes propositionnelles est la dénomination (qui est postérieure à Frege) pour les phrases
mettant en relation psychologique une personne et une proposition ; telles que la croyance que,
l’intention que, le désire que, la connaissance que, … Dans les propositions affirmatives habituelles
nous pouvons utiliser le principe de substitution tout en conservant la valeur de vérité.
Par exemple :
(1) « P. Keller est assistant. »,
(2) « Tout assistant est beau. »,
(3) « Alors, P. Keller est beau. » ;
Si les prémisses (1) et (2) sont vraies alors (3) est vraie.
Mais regardons une inférence similaire dans le domaine des attitudes propositionnelles :
(1) « Vincent croit que Mr Mulligan est le professeur de philosophie analytique. »
(2) « Mr Mulligan est le tueur. »
(3) « Alors, Vincent croit que le professeur de philosophie analytique est le tueur. »
La forme de l’inférence pourrait sembler valide pourtant nous ne pouvons pas accepter (3)
comme vrai par (1) et (2), Vincent ne sait peut-être pas que Mr Mulligan a pour surnom le
tueur, et bien que (1) exprime vraiment sa croyance, que (2) est vrai, il n’est pas sur que la
proposition (3) soit vraie.
Le contexte des attitudes propositionnelles semble faire échouer le principe logique de substitution.
Les cas de citation sont semblables, comme le célèbre paradoxe du menteur :
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