Esclaves et planteurs dans le Sud américain au XIXe

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Depuis la première édition du présent ouvrage, l'on assiste,
aux Etats-Unis, à un nouveau départ des études concernant
l'esclavage, tant à cause de l'intérêt porté à la culture des
esclaves eux-mêmes que de l'exploitation de matériaux encore
peu utilisés, en particulier des témoignages d'affranchis
recueillis aux années 1930 par le W.P.A. La plus importante
de ces collections d'archives est celle, en 19 volumes, de
George P. Ravick, The American Slave A Composite Auto-
biography (1970), à laquelle From Sundown to Sunup
(1972), du même auteur, constitue une remarquable préface.
Il faut ajouter à cette collection le volume de Norman
R. Yetman, Voices from Slavery (1972).
Les études historiques récentes doivent en partie leur
nouveauté à ces sources, et les plus originales dépeignent
en détail la vie et l'esprit communautaire des esclaves.
Ce sont The Slave Community (1972) de John Blassingame,
This Species of Property (1972) de Leslie Owens et le
monumental Roll, Jordan Roll (1974) d'Eugène Genovese,
qui traite particulièrement bien du rôle de la religion et
complète l'exploration du paternalisme blanc amorcée par
le même historien dans The World the Slaveholders Made
(1969).
Sur l'esclavage dans l'Amérique coloniale, il importe
désormais de consulter Flight and Rebellion (1972) de
Gerald Mullins, American Slavery, American Freedom
(1975) d'Edmund Morgan et l'analyse détaillée des préjugés
et stéréotypes européens que propose Winthrop Jordan dans
White over Black (1969). The Problem of Slavery in the
Age of Révolution (1973) de David Brion Davis et Slavery
in the Structure of American Politics
1765-1820 de
Donald L. Robinson (1971) insistent sur les aspects institutionnels.
L'explication proposée du système esclavagiste par les
cliométriciens Robert W. Fogel et Stanley L. Engerman
dans Time on the Cross
The Economy of American
Negro Slavery (1974) semble avoir fait long feu, et Her-
bert Gutman en présente une critique pertinente dans
Slavery and the Numbers Game (1975), tandis que son
propre ouvrage, The Black Family in Slavery in Freedom
(1976), apporte une base solide pour la compréhension
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des liens de parenté et de la famille noire conformément à
un système de valeurs indépendant de la famillle euroaméricaine. De Peter H. Wood, Black Majority
Negroes
in Colonial South Carolina from 1670 through the Stono
Rebellion (1974) souligne bien l'apport africain à la culture
américaine. Lawrence W. Levine a recours à la musique et
au folklore pour éclairer la culture des esclaves de façon
pénétrante dans Black Culture and Black Consciousness
11977). Il faut y ajouter, pour le domaine linguistique, l'étude
de J.-L. Dillard, Black English (1972).
Parmi les synthèses historiques récentes sur les AfroAméricains avant la guerre de Sécession, la plus nuancée
et la plus complète est Black Odyssey, the Afro-American
Ideal in Slavery (1977) de Nathan I. Huggins. Le premier
volume de la série, History of Black Americans, que
prépare Philip Foner, a paru en 1976 et porte sur la période
qui va des débuts de la traite à la création des États-Unis.
Il s'avère d'ores et déjà indispensable.
M. F.
Novembre 1977.
Extrait de la publication
L'institution
particulière
Extrait de la publication
Extrait de la publication
A la lumière de l'esclavage, considéré à la fois comme
un moment historique de l'expérience afro-américaine
et comme une institution américaine spécifique, les manifestations actuelles du pouvoir noir et les résistances
que lui oppose la société blanche aux Etats-Unis nous
semblent moins déconcertantes et moins caractéristiques
de notre époque. Pour qui a étudié les révoltes d'esclaves,
les explosions de violence dans le ghetto et les tactiques d'autodéfense des Panthères Noires se situent,
fort logiquement, dans une tradition séculaire de protes-
tation. Pour qui a suivi le développement du capitalisme embryonnaire des plantations et l'extension simultanée de la servitude aux XVIIF et XIX' siècles, l'exploitation économique des masses noires apparaît
en
vertu d'une autre logique
solidement enracinée dans
les traditions économiques des Etats-Unis.
Une fatalité?
Au XV HP siècle l'esclavage des Noirs devint, en effet,
cette « institution particulière » dans laquelle des générations d'historiens ont vu le péché originel de la civi-
lisation sudiste, la cause profonde de la guerre de
Sécession, la source lointaine des problèmes raciaux
actuels.
L'établissement de l'esclavage sur le sol américain
n'avait rien de fatal, ni de naturel. Il n'était lié ni
au climat, ni aux cultures tropicales. Rien n'y prédis11
L'institution particulière
posait la race noire, comme le montre la préférence
des premiers colons pour des serviteurs à terme venus
d'Angleterre. Les lois britanniques n'en prévoyaient pas
les modalités. Il fut élaboré avant tout pour répondre
aux exigences économiques dont les planteurs firent peu
à peu leur loi morale. Quand, en 1619, une première
cargaison d'Africains fut débarquée à Jamestown (Virginie) par une frégate hollandaise, ces Noirs ne devinrent
pas sur-le-champ des esclaves mais seulement serviteurs
à terme, comme des Blancs l'étaient déjà. Il faut attendre
quarante ans pour que des codes cohérents et complets
donnent une définition du Noir comme esclave. L'institution s'établit progressivement et inégalement d'une
colonie à l'autre
en 1640, un serviteur noir qui s'est
enfui se voit condamner en Virginie à la servitude
à vie, tandis que ses compagnons blancs ne font que
quatre ans supplémentaires. En 1647, la cour de la
colonie interdit aux Africains d'accéder à la citoyenneté
et de porter des armes. Dix ans plus tard, les actes
de vente stipulent que l'esclavage est à vie et s'étend
aux descendants. Ainsi, malgré des cas de rachat et
d'émancipation, les Noirs amenés dans les colonies britanniques se trouvent esclaves à vie autour de 1650,
et ce type de servitude leur est exclusivement réservé.
Quinze années encore, et leur couleur sera devenue
synonyme d'esclavage.
A l'origine, les impératifs économiques ne rendaient
pas celui-ci indispensable
le nombre des serviteurs
blancs (eux-mêmes relativement peu nombreux par rapport aux fermiers) était triple ou quadruple de celui
des Noirs. C'est le progrès de la grande plantation,
mieux adaptée à la monoculture du tabac, du riz,
de l'indigo, du chanvre, qui accroît l'exploitation de la
main-d'œuvre noire et, à cause de la crainte de leur
soulèvement, amène un renforcement systématique des
codes qui règlent leurs activités. Le capitalisme embryonnaire des planteurs devient alors la principale force
dynamique de la société sudiste. Dans ces colonies où
la terre abonde, où tout est à prendre et à construire,
l'idéal européen et chevaleresque de la gloire se trouve
tout naturellement subordonné, en milieu protestant,
au succès économique. Le type de cette réussite est
celle du grand planteur, qui fait de lui un aristocrate.
En effet, le rang social du fermier s'effondre avec
les cours du tabac, baisse en partie provoquée par
les Actes de Navigation de 1660. Au petit domaine
devenu peu rentable, se substitue la grande plantation
dont la production massive est à même de compenser
la réduction des marges de profit. Par ailleurs, la fondation d'une Compagnie Royale pour l'Importation des
Noirs favorise l'approvisionnement en main-d'œuvre. Au
début du XVIII' siècle, ce type d'exploitation a fait ses
preuves, et les exigences de la productivité éliminent tout
obstacle moral à la transformation du nouveau capita-
lisme agricole en un esclavagisme effréné. La classe
dominante légalise un état de fait en donnant au propriétaire un pouvoir absolu sur la personne de l'esclave.
Nous inspirant des remarquables travaux de Kenneth
Stampp, Stanley Elkins et Eugene Genovese qui ont
renouvelé les études fondamentales d'Ulrich B. Phillips 1,
nous nous efforcerons donc de présenter l'institution
particulière comme un système de contrôle et d'exploitation d'une main-d'œuvre bien définie, devenu peu à
peu un véritable mode de vie, un substrat culturel pour
le Sud tout entier. C'est autour de cette ligne directrice
que s'ordonnent les chapitres traitant du commerce
des esclaves, de leur labeur et de leur existence dans
les plantations, de leurs résistances enfin qui ont contraint
le système à intensifier sa répression et les intellectuels
du Sud à tenter de justifier leur civilisation quand ils
ne nourrissaient pas de doutes sur le bien-fondé de
son éthique.
1. Une bibliographie critique est donnée en fin de volume.
L'institution particulière
L'esclavage aux Etats-Unis fut en effet un système
clos d'une importance cruciale dans la mesure où d'autres institutions sociales, susceptibles de sauvegarder les
droits humains de l'esclave, ne purent venir interférer
avec l'omnipotence et l'intérêt des planteurs. On voit
en effet le souci de rendement l'emporter sur toute
autre considération. Des droits, considérés ailleurs
comme fondamentaux, lui sont sacrifiés: la liberté du
mariage, l'institution familiale, l'instruction morale et
religieuse sont ainsi détruites, perverties ou ignorées dans
la mesure où elles risqueraient de faire obstacle à une
meilleure productivité ou à une vente plus avantageuse.
Tous les codes noirs établis vers la fin des années 1660
reposent sur le principe que la conversion de l'esclave
ne modifie. pas son statut.
Nous trouvons là, selon Elkins et d'autres historiens,
l'une des caractéristiques qui opposent l'institution particulière aux Etats-Unis aux formes que celle-ci revêt
en Amérique Latine.
En Amérique Latine
un esclavage tempéré
Dans les colonies espagnoles ou portugaises, la présence d'institutions et d'intérêts contradictoires empêche
en effet l'esclavage de revêtir l'aspect essentiellement
économique qui le rend si déshumanisant dans les territoiresbritanniquesdu Nouveau Monde. Les traditions cul-
turelles de ces colonies donnent à l'esclave un statut légal
qui s'inspire du droit romain, des codes de Justinien ou
des édits d'Alphonse le Sage concernant les Maures.
Cette définition légale constitue pour l'Africain une sorte
de protection. D'autre part, le souverain et l'église jouent
l'un et l'autre un rôle régulateur dans la conduite de
l'entreprise privée. Pour des raisons différentes dont les
résultats convergent, ils tempèrent l'exploitation de
Extrait de la publication
l'esclave. Le paternalisme des souverains espagnols se
manifeste souvent dans leurs colonies où ils se pré-
occupent souvent davantage de leur renommée que du
succès matériel des colons. Les institutions ibériques
encore médiévales et inspirées par l'esprit de chevalerie
ne laissent pas aux planteurs de Cuba et du Brésil les
coudées aussi franches qu'à ceux de Virginie le laissezfaire britannique. Parfois, les mesures royales s'opposent
directement à leurs intérêts immédiats, telle la déci-
sion d'émancipation (d'ailleurs jamais appliquée) d'un
Charles Quint entrant au monastère en 1557. En général,
le contrôle de l'administration royale empêche les abus
les plus flagrants.
Si l'Eglise catholique n'ose jamais flétrir l'esclavage
pour ne pas condamner la majorité de ses fidèles d'Amérique Latine, ses casuistes y voient plus volontiers une
tolérance qu'un droit. Les Jésuites, entre autres,
déploient de remarquables efforts pour assouplir le système, soutenant par exemple que la servitude n'abolit
pas l'égalité naturelle et ne rend pas l'esclave assimilable à du bétail. En donnant mauvaise conscience
aux planteurs, l'Eglise ne vise peut-être qu'à mieux
assurer son emprise sur leur esprit. Cependant son action
aboutit en fait à sauvegarder les droits élémentaires
de l'esclave.
Cette interaction de différentes institutions
classe
des planteurs, administration royale, Eglise catholique
et l'héritage en l'espèce du monde romain donnent
à l'esclave noir en Amérique Latine un statut bien
supérieur à celui qui lui sera imposé dans les colonies anglaises
tant que sa servitude n'est pas prouvée,
il est réputé libre; il a le droit de contracter le mariage
de son choix et ceci contraint à réunir des esclaves
appartenant à des maîtres différents; il peut ester en
justice et demander que son prix soit fixé afin d'acheter
sa liberté en payant par échéances; les enfants d'une
esclave qui épouse un homme libre sont eux-mêmes
L'institution particulière
libres. L'émancipation a valeur honorifique et n'est pas
pas rare, à l'occasion de fêtes de famille chez le
maître. Rien ne s'oppose par la suite à la participation
de l'affranchi à la vie nationale sous toutes ses formes.
La couleur ne constitue pas un handicap insurmontable.
En Amérique du Nord, au contraire, aucune tradition ne donnait à l'Africain fraîchement débarqué un
statut tout préparé. Aucune institution rivale ne venait
mitiger l'inexorable capitalisme des planteurs. Le roi?
George III s'intéressait surtout à percevoir des droits
élevés sur le tabac et favorisait l'extension de sa culture
par tous les moyens. L'église? Peu hiérarchisée, peu
institutionnalisée, elle ne jouait alors dans le Sud qu'un
rôle fort secondaire. La tradition puritaine n'était d'ailleurs pas, quant à elle, de nature à s'opposer à la
réussite matérielle des planteurs, signe à ses yeux de
leur succès spirituel. A cette convergence des institutions et des intérêts s'ajoutait un trait psychologique
particulier aux peuples anglo-saxons
leur conscience
aiguë des différences raciales. Cette croyance que le
Noir
le Caliban shakespearien
était un être simiesque dénué d'intelligence et de sentiments humains venait
peut-être en partie d'un manque de rapports avec les
peuples de couleur. En tout cas, le célèbre pasteur
bostonien Cotton Mather fut prompt à voir dans la
servitude des fils de Cham le signe d'une malédiction
divine. Ce racisme originel interdisait déjà, virtuellement,
toute égalité au Noir. Dès que l'accroissement de la
population de couleur fut susceptible de représenter
une menace pour les Blancs, le consensus moral des
colons laissa le champ libre aux décisions des planteurs. Ceux-ci, constituant l'élite sociale et politique du
Sud, n'eurent aucune difficulté à faire voter les mesures
tendant à uniformiser et à rationaliser un système d'exploitation, qui en accord avec les sentiments de la
communauté blanche, assimila bientôt le Noir à l'esclave
et l'esclave au bétail.
Extrait de la publication
King Cotton
La logique du système, tel qu'il se développa dans les
colonies
méridionales
durant
la
seconde
moitié
du
XVIP siècle, n'apparaît pas toujours par la suite, à
travers ses variations historiques ou géographiques. Il
évolue ainsi de matière parallèle en Virginie et dans le
Maryland. De même la Caroline le prévoit dans sa
constitution de 1669. La Géorgie, après l'avoir exclu
pour des raisons commerciales, l'établit en 1750 devant
le succès de la monoculture assurée par les Noirs. Nous
avons vu que l'accroissement de la superficie des domaines permit de surmonter la crise du tabac au XV111' siècle. Or, la culture du riz favorisa encore cette extension
vers la fin du siècle, les plus grandes plantations,
en Caroline du Sud et en Géorgie, comptaient cinq
ou six cents esclaves, soit deux fois plus que les planta-
tions de tabac. Au nord de la Chesapeake, l'esclavage
prit des formes différentes dans les régions de culture
intensive ou diversifiée, les Noirs étaient surtout domestiques ou artisans. En Pennsylvanie, la prédominance
des Quakers, hostiles à la servitude pour des raisons
religieuses, donna aux Noirs un statut moins contraignant. En Nouvelle-Angleterre, la main-d'œuvre servile
ne représenta jamais qu'une fraction négligeable de la
population (près d'un millier sur 80 000 habitants au
début du XVIII' siècle) sauf dans le Rhode Island où
l'on assista à des tentatives pour introduire le régime
des plantations. La libéralité des codes noirs reflète
le peu d'intérêt porté au système
dès le XVIII' siècle
les Noirs purent racheter leur liberté dans le Massachusetts et celui-ci abolit l'esclavage en 1793.
Le Nord-Est préférait s'enrichir par la traite Boston dut une partie de son opulence au trafic du bois
d'ébène, d'ailleurs bien vite surpassée par Providence
L'institution particulière
(Rhode Island) où ce commerce prospéra jusqu'à l'interdiction de la traite. En s'adonnant à celle-ci, les colons
américains disputaient à l'Angleterre un monopole acquis
au siècle précédent. Fondée sous Charles H, la Compagnie Royale Africaine avait d'abord représenté les intérêts britanniques dans le trafic triangulaire. Quand une
période de libre concurrence internationale s'ouvrit à
la fin du XVIV siècle, la Grande-Bretagne s'adjugea
rapidement la première place. Avec un trafic annuel
moyen de 75 000 Noirs, elle approvisionnait non seulement ses colonies mais toutes les Amériques. La
concurrence faite à la métropole par ses colonies du
Nouveau Monde n'était pas dangereuse, mais elle constituait un motif supplémentaire de rivalité, et on a pu
y voir l'une des causes de la guerre d'Indépendance.
Le progrès technologique dans l'industrie textile européenne contribua à l'extension de l'esclavage quand,
dans le développement de la culture cotonnière, s'accrut
le besoin de main-d'œuvre bon marché.
Le coton importé du Moyen-Orient était utilisé depuis
des siècles en Europe Occidentale, mais c'était une étoffe
de luxe à cause du coût de son traitement. Au XV IV siè-
cle, on cultivait une espèce à fibre courte dans les
colonies anglaises d'Amérique, mais de manière mar-
ginale. Une espèce à fibre longue, d'un meilleur rendement, fut acclimatée au début du XVIIIe siècle dans
les plaines littorales et les îles de Caroline et de Géorgie,
avec un succès croissant. Ce lut cependant l'invention
d'une égréneuse mécanique par Eli Whitney en 1793
qui révolutionna cette culture
grâce à cette machine
dont le rendement pouvait être cinquante fois supérieur
au travail à la main, le coton à fibre courte devint
fort rentable. Les manufactures britanniques réclamaient
une abondante matière première; le climat subtropical
se prêtait admirablement à la monoculture du coton,
et celle-ci supplanta rapidement toutes les autres. De la
Géorgie et des monts de Caroline, elle gagna les terres
vierges du Sud-Ouest. L'acquisition des territoires espagnols et français permit cette expansion. Après 1815,
le coton conquit le Mississipi, l'Alabama, les riches
terres de la « black beltet, plus tard, pesa lourdement sur les décisions d'annexion
des
territoirs arra-
chés au Mexique.
Quelques chiffres résument la croissance simultanée
de cette culture et de l'esclavage. En 1792, la récolte
de coton américain atteint 13 000 balles; en 1817,
460 000; elle s'élève à plus de deux millions de balles
en 1840, à près de 5 en 1860. Les Etats situés à
l'ouest de l'Alabama et du Tennessee fournissent alors
les trois quarts de la récolte mondiale.
Esclaves et planteurs
La population noire croît parallèlement. Au rythme
de 20 000 par an au début du XIX' siècle, de 6 000
vers 1850, les Africains sont débarqués aux Etats-Unis.
Quand la traite se ralentit, les naissances se multi-
plient, en particulier dans les propriétés d'éleveurs du
Sud-Est. En 1820, on compte près de 65 000 esclaves
dans le Sud-Ouest; quarante ans plus tard, leur nombre
a décuplé. A l'échelle nationale, l'évolution de la population servile (généralement à égalité avec les Blancs
dans les régions de grandes plantations) est similaire
en 1790, il n'y a pas 700 000 esclaves en 1850, ils sont
3 200 000, et presque 4 000 000 en 1860. Le recense-
ment effectué au milieu du XIXe siècle établit que
deux millions et demi d'entre eux travaillent dans l'agriculture, dont plus de 1 800 000 sur les plantations de
coton, 350 000 dans celles de tabac, 150 000 dans les
champs de canne et 60 000 dans ceux de chanvre. Près
de 400 000 esclaves habitent les villes où ils sont domes-
tiques, artisans ou ouvriers.
Qui sont, en face, les planteurs? Sur deux millions
L'institution particulière
Extrait de la publication
et demi de familles libres vivant dans le Sud, on
compte seulement près de 384 000 propriétaires d'esclaves, concentrés dans une zone s'étendant de la Géorgie
à la Louisiane. La grande majorité d'entre eux ne
font pas, à proprement parler, partie de la classe des
planteurs, puisque la moitié ont moins de cinq esclaves
et près de 90
moins de vingt en 1860. Ceci place
un esclave sur deux entre les mains de 25 000 familles.
La plupart de celles-ci possèdent de 20 à 50 Noirs;
3 000 seulement en possèdent plus de 100, et elles
se trouvent dans les régions fertiles
basse Louisiane,
vallée alluviale du Mississippi, région du Natchez, littoral et îles de Caroline et de Géorgie, « ceinture noire»
de l'Alabama. C'est là une riche minorité qui constitue
la classe dirigeante du Sud, celle qui va modeler, plus
que toute autre, la culture sudiste qui imprégnera la
conscience nationale naissante.
Le vieux Sud connut son apogée pendant la première
moitié du XIX' siècle, en particulier de 1830 à 1850,
avant que le capital du Nord et les campagnes abolitionnistes
ne
menacent et
ne
contestent
sérieusement
ses fondements économiques et idéologiques. Tirant leur
richesse de la propriété des esclaves, les planteurs en
tiraient aussi leur prestige et leurs prétentions à former
une aristocratie. L'esclavage donna son empreinte au
Sud. Celui-ci ne put renoncer pacifiquement à ce qui
était devenu un véritable mode de vie, apportant même
le sentiment de l'honneur et des responsabilités que
donne le pouvoir de commander.
En même temps, c'est dans les chaînes que le Noir
fit son apprentissage de la vie américaine, qu'il se forgea
un langage, des coutumes, une morale, une idéologie
qui, s'opposant à la domination blanche, lui permettaient
de survivre spirituellement. Si le racisme américain s'enracine dans l'histoire tragique des Blancs et des Noirs
dans le Sud avant la Guerre Civile, les origines de la
culture afro-américaine se trouvent dans l'adaptation
Extrait de la publication
nécessaire du patrimoine africain au contexte anglosaxon. Les rapports entre planteurs et esclaves révèlent
au plus haut point cette opposition et cette complémentarité de cultures et de traditions.
Des archives
passionnées
Pour nous faire une idée de cette existence quotidienne dans la plantation, il nous suffit, semble-t-il, de
savoir écouter. D'innombrables voix portent témoi-
gnage
récits de voyageurs américains ou européens,
livres de comptes et registres de planteurs, journaux
intimes et correspondance familiale, récits d'esclaves
fugitifs, souvenirs recueillis après l'émancipation, etc.
Mais un difficile problème d'interprétation se pose. Chaque document, ou presque, se veut témoignage; il propose sa vérité, sa vision d'un système controversé. Aucun
récit n'est impartial: son auteur est l'ami d'un planteur, ou un abolitionniste en puissance. Même les voyageurs européens se montrent favorables à l'un ou l'autre
camp. Quelques observateurs, tout au plus, tentent de
se comporter comme une de nos modernes commissions
d'enquête et s'ef forcent à plus d'objectivité. Nous devons
sans cesse confronter des points de vue, établir des
recoupements, équilibrer les récits pour obtenir, par
approximations, une sorte d'image-témoin de l'esclavage
faite de visions superposées.
Des silences
et des textes
Les éléments économiques sont mieux connus, par
les registres d'intendants, les journaux, la correspondance
familiale, les recensements officiels, les études ou monoL'institution particulière
Extrait de la publication
graphies publiées dans les gazettes agricoles de l'époque.
Ces données mesurables sont souvent inexactement mesu-
rées. Elles ne peuvent de toute façon permettre d'appré-
hender les rapports humains. Souvent, toute une tragédie
est évoquée en une phrase
J'ai dû vendre Sarah, ou
Encore trois nègres morts ce mois-ci
et nous ne
pourrons jamais en deviner les résonances. C'est peutêtre la routine de l'existence noire qui est la plus difficile à recréer. Les journaux de planteurs ne mentionnent
guère ce qui va de soi. Ni d'ailleurs les récits de
fugitifs, trop souvent remaniés par les abolitionnistes
qui mettent en valeur les atrocités du système. Ecrits par
des Noirs qui ont pu prendre un recul par rapport à
la plantation, ces autobiographies sont déjà des jugements, des actes d'accusation. Mais où saisir la trame
de l'existence des milliers de Noirs nés et morts dans
la servitude, qui changeaient de domaine sans changer
d'état? Que pensaient-ils? Etaient-ils résignés? Révoltés?
Certes, nous avons les spirituals, les contes et récits folkloriques, mais ils représentent un produit fini, un aboutissement figé, dont les origines sont mal connues et
dont certains termes (un vocable africain, un mot anglais
mal compris) étaient déjà indéchiffrables aux esclaves
que la guerre libéra. Sur les révoltes, nous n'avons que
le point de vue officiel: des échos dans les gazettes,
les minutes de quelques jugements, ou, exceptionnel-
lement, les confessions d'un Nat Turner transcrites par
son avocat et que nous ne pouvons lire qu'à travers
l'écran déformant de la conscience blanche. Fort précieuses sont les interviews, recueillies au XX' siècle,
de Noirs nés dans l'esclavage. Nous entendons vérita-
blement parler de vieilles gens qui se penchent sur
leur passé, ces mêmes Noirs que quelques photographies
de l'époque de la Guerre Civile nous montrent en
troupeau sur le seuil des cases ou servant comme auxi-
liaires dans les rangs de l'Union.
Nous avons puisé à toutes ces sources, mais surtout
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