De la domination néo-classique et des moyens d`en sortir[1]

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De la domination néo-classique et des moyens d'en sortir
par Edward FULLBROOK
| Alternatives économiques | L'Économie Politique
2005/4 - n°28
ISSN 1293-6146 | ISBN 2952221286 | pages 78 à 91
Pour citer cet article :
— Fullbrook E., De la domination néo-classique et des moyens d'en sortir, L'Économie Politique 2005/4, n°28, p. 78-91.
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L’Economie politique 28
De la domination
néo-classique
L’Economie politique
Trimestriel-octobre 2005
p. 78
Edward Fullbrook,
University of West of England, Royaume-Uni.
I
l est aujourd’hui courant de parler de l’économie néo-
classique comme de l’« économie dominante » car la plupart
des universités n’offrent rien d’autre. Sournoisement, le nom
stigmatise aussi comme excentriques, bizarres, déviants,
louches, ces économistes qui s’aventurent hors des frontières étroites
des axiomes néo-classiques. Dans une tentative de comprendre
comment cela est arrivé, la première partie du présent article retrace
rapidement l’histoire étrange de la science économique depuis les
années 1870 jusqu’au défi lancé récemment à l’hégémonie néo-
classique par le Mouvement pour une économie post-autiste (PAE).
La seconde partie passe en revue quelques dimensions importan-
tes de l’approche post-autiste, née à Paris pendant l’été 2000 et
qui implique à présent des milliers d’économistes du monde entier
dans un effort de long terme pour libérer la science économique
de sa camisole de force néo-classique.
Une étrange histoire
Jaloux de la physique
Les origines de l’économie néo-classique ne sont pas ce que l’on
pourrait croire de l’extérieur. Même si elle flirte aujourd’hui avec
De la domination
néo-classique et des moyens
d’en sortir
[1]
[1] Tous nos remerciements
à l’auteur pour nous avoir
autorisé à reprendre son
texte « The Rand Portcullis
and PAE », Post-Autistic
Economics Review,
n° 32, 5 juillet 2005,
http://www.paecon.net/
PAEReview/issue32/
Fullbrook32.htm
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néo-classique
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›››
le néolibéralisme, elle a commencé comme une tentative intellec-
tuelle honnête et soi-disant scientifique. Son saint patron n’était
ni un idéologue ni un philosophe politique, encore moins un éco-
nomiste, mais sir Isaac Newton. Les pères fondateurs de l’économie
néo-classique espéraient réussir (et leurs descendants s’imaginent
aujourd’hui qu’ils y sont parvenus) ce que Newton a fait pour l’univers
physique. Leur but était de construire un modèle économique à
l’image de la mécanique newtonienne dans laquelle les agents
économiques seraient traités comme s’ils étaient des particules
obéissant aux lois de la mécanique. En principe, on pourrait décrire
le comportement simultané de ces agents par un système solvable
d’équations. Ce qui suppose de traiter les désirs humains comme
des données de base qui ne seraient affectées en rien par les rela-
tions modélisées, comme les masses des corps physiques dans la
mécanique classique. C’est à cette fin et pas pour comprendre
les phénomènes économiques que l’homo œconomicus et le
calcul hédoniste ont été inventés. Thorstein Veblen résume ainsi
cette métaphysique fondamentale : « Le matériau humain auquel
cette recherche s’intéresse est conçu dans des termes hédonistes,
c’est-à-dire comme une nature humaine passive, à peu près inerte
et définitivement déterminée : l’homme est considéré comme un
calculateur instantané de plaisirs et d’efforts, qui oscille comme
une parcelle homogène de désir de bonheur sous l’action de stimuli
qui la déplacent tout en la laissant intacte. Il n’a ni passé ni futur.
C’est une donnée humaine définitivement isolée… »
[2]
.
Le rêve d’un modèle figé de l’univers économique a été réalisé
autour de ce concept central dans les années 1870 par William Stanley
Jevons et surtout par Léon Walras, qui avaient tous deux fait des
études de physique. On l’appela le modèle de l’équilibre général. Et
cette métaphore mécanique minutieuse, fière d’être dépourvue de
tout contenu empirique, reste aujourd’hui le texte sacré de la théorie
économique, pour les étudiants et les économistes du monde entier.
Le modèle, qui est invariablement exprimé dans un langage
métaphorique à faire rougir de honte un bon poète, fonctionne en
posant a priori un ensemble d’axiomes, sur le mode de la géométrie
euclidienne :
– l’univers économique est fixé ;
– il se trouve dans le vide et non dans un écosystème ;
toutes les relations dans une économie sont autorégulées,
dans le sens que toute perturbation met en mouvement les forces
qui vont rétablir l’équilibre ;
[2] Thorstein Veblen,
« Why is economics not
an evolutionary science ? »,
Quarterly Journal
of Economics,
vol. 12, 1898, p. 373.
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– ces « forces » sont produites exclusivement par le comportement
des individus agissant indépendamment les uns des autres ;
le comportement de ces agents obéit à certaines propriétés
mathématiques. Par exemple, le choix du consommateur est transitif
(s’il préfère X à Y et Y à Z, il préférera toujours X à Z), exhaustif
(dans l’ensemble des biens existants, le consommateur, à niveau de
revenu donné, comparera tous les biens deux à deux) et indépen-
dant (un consommateur n’est pas influencé par les choix des autres
consommateurs).
Il faut dire à leur décharge que peu d’économistes ont tenté de
donner une base empirique à ces axiomes. C’est en fait un domaine
dans lequel règne un confortable formalisme. Les éléments du
modèle et les relations entre eux ont été conçus pour être sem-
blables à ceux du modèle de l’univers physique de Newton. Les
exigences de la grande métaphore règnent même quand le modèle
est appliqué – comme dans la tradition marshallienne, qui a eu un
grand succès chez les pédagogues – au coup par coup et de façon
non mathématique à des marchés individuels.
Un exemple de ce formalisme est la notion élémentaire et omni-
présente de demande du marché pour un produit. La science éco-
nomique néo-classique définit la demande du marché pour un pro-
duit comme l’addition des demandes des agents individuels pour le
même produit. Mais cela suppose que la demande de chacun est
indépendante de celle de tous les autres ; par exemple, un indi-
vidu va choisir d’aller dans une boîte de nuit sans être influencé
par le fait qu’elle est pleine de monde ou complètement vide. Sans
cette hypothèse d’indépendance (c’est-à-dire d’absence de toute
interrelation entre les agents), la demande du marché telle que
l’entend la science économique dominante n’existe pas. Chacun
sait pourtant, même les économistes néo-classiques lorsqu’ils ne
sont pas au travail, que, dans une société de consommation, les
interactions influant fortement sur les marchés sont la règle plutôt
que l’exception. Malgré des obstacles aussi évidents, observables
partout de façon empirique, les métaphores du néo-classicisme
continuent à dominer.
Veblen et Keynes
A la fin du XIXesiècle, Thorstein Veblen lança une contre-révolution face
à la domination croissante de l’approche néo-classique en écono-
mie. En critiquant ses hypothèses, il analysa les institutions tout
comme les individus isolés, mit l’accent sur les phénomènes sociaux
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émergents, montra que l’habitude influence le choix économique
plus que ne le fait le calcul rationnel, rejeta toute forme de réduc-
tionnisme et souligna l’importance de la connaissance dans l’évolu-
tion économique. Cette approche gagna régulièrement des adhérents
jusqu’à la Première Guerre mondiale et, en 1917, un de ses principaux
tenants, John R. Commons, fut élu président de l’Association des
économistes américains (AEA). L’année suivante, cette nouvelle école
fut baptisée « économie institutionnelle » dans les réunions de l’AEA,
et adoptée par l’Association comme un moyen de construire une
théorie économique capable de traiter les problèmes du développe-
ment de l’après-guerre
[3]
. Dans les années 1920, les institutionnalistes
ont fait jeu égal avec les néo-classiques aux Etats-Unis, mais dans
les années 1930, leur nombre a diminué. Comme l’économie néo-
classique, l’économie institutionnaliste ne savait ni expliquer ni
résoudre la crise qui avait frappé les économies capitalistes.
C’est alors qu’intervint John Maynard Keynes. Il offrait une nou-
velle interprétation des économies capitalistes expliquant leur effon-
drement et fournissant dans le même temps quelques mesures pra-
tiques susceptibles de les faire repartir et fonctionner sans à-coups,
sans remettre en cause leurs principes fondamentaux. Etant donné
l’état catastrophique du capitalisme et la crainte grandissante d’une
révolution, même les économistes néo-classiques n’osèrent pas empê-
cher que l’on essaie la théorie de Keynes. Quand on vit qu’elle fonc-
tionnait, la discussion s’arrêta à ce niveau. Désormais, pour la conduite
ordinaire de l’économie tous les présidents des Etats-Unis seraient
keynésiens. Mais au niveau de la théorie, qui est, dans la tradition
néo-classique, fondée sur les axiomes plus que sur l’empirisme (sinon
les axiomes auraient été abandonnés depuis longtemps), le débat ne
faisait que commencer. Keynes mourut en 1946, et les économistes néo-
classiques lancèrent leur contre-révolution. Cette fois, ils ne seraient
pas satisfaits tant que la plupart des facultés de sciences écono-
miques du monde ne seraient pas débarrassés des économistes qui
exprimaient des idées autres que néo-classiques.
Le rôle du Pentagone
Keynes a étudié les mathématiques à Cambridge. A vingt-cinq ans,
il écrivit un Traité sur la probabilité dont Whitehead et Russell firent
l’éloge et qui donna naissance à ce qui est connu sous le nom de
théorie « logico-relationniste » de la probabilité. Lorsqu’il commença
à s’intéresser à l’économie, il fut choqué de voir combien les éco-
nomistes mathématiciens abusaient des mathématiques, les appli-
quant sans discernement à des phénomènes qui ne s’y prêtaient
[3] Geoffrey M. Hodgson,
How Economics Forgot
History, Londres, Routledge,
2001, p. 155
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