ce genre... Choisis donc le meilleur joueur de harpe de notre temps, et
qu'il devienne comme un autre Orphée, qui dompta par la suavité de ses
accents la dureté du coeur des Gentils. Autant seront vifs les remercî-
ments qu'on nous adressera, autant, par une équitable compensation, je
saurai en faire retomber sur toi, pour avoir su à la fois et obéir à mes
ordres et te distinguer toi-même».
Il eût été à désirer, pour la tranquillité de Boèce, qu'il continuât à s'occu-
per longtemps encore des travaux scientifiques qui avaient été l'affection
de sa vie entière, et que, ministre d'un souverain arien, il n'usât de son
influence politique et de la confiance de Théodoric que pour faciliter une
réconciliation morale, comme d'autres avaient cherché à amener une
fusion politique entre les Goths et les Romains. Théodoric lui avait
témoigné depuis plus de vingt ans une grande considération, et dans l'an-
née 522 il le nomma une troisième fois consul, conjointement avec son
beau-père Symmaque ; mais le moment n'était pas éloigné où du faîte des
honneurs et de la prospérité, Boèce allait retomber dans l'abîme de l'infor-
tune ; et en considérant avec impartialité les événements de cette époque,
les apparences, il faut l'avouer, semblent, jusqu'à un certain point, accuser
Boèce et justifier Théodoric. A l'empereur semi-arien Anastase avait suc-
cédé, en 518, sur le trône de Constantinople, un orthodoxe fougueux, l'em-
pereur Justin, dont le zèle était encore enflammé par celui de sa femme,
l'impératrice Euphémie, née comme lui de race barbare. D'autres assurent
que loin d'être le fils d'un paysan thrace, il était, comme Boèce, de la
famille des Anicius. Quoi qu'il en soit, il ne fut pas plus tôt monté sur le
trône qu'il commença une persécution universelle contre les Ariens. Il les
dépouilla de leurs églises, les exclut de tous leurs emplois, confisqua tous
leurs biens et menaça leur vie, traitant ainsi en conspirateurs des hommes
qui formaient la moitié, et la plus énergique moitié, des habitants de l'em-
pire ; car il faut se rappeler qu'alors, à l'exception des Francs, tous les
Barbares qui étaient venus se jeter sur l'empire professaient, extérieure-
ment au moins, l'arianisme. Les Ostrogoths de l'Italie et leur roi Théodoric,
les Visigoths de la Gaule Narbonnaise, de l'Aquitaine et de l'Espagne, et
leur roi Alaric, les Suèves de la Galice, les Burgondes de la Gaule
Lyonnaise, les Vandales d'Afrique et Thrasimund leur roi, étaient égale-
ment Ariens et soutenaient les Ariens de l'empire. La persécution allumée
contre cette nombreuse secte en Orient enflamma promptement les
Italiens du même esprit d'imitation. Là on ne pouvait qu'écrire et disputer,
car la puissance politique était entre les mains des Ariens et de l'habile
Théodoric. On écrivit donc et on disputa, et ce furent surtout les doctrines
de l'arianisme qui servirent de champ de bataille. Arius, qui vivait au IVe
siècle, avait publié que le Verbe n'était pas égal à son père et qu'il n'avait
7
Consolation de la philosophie
sesseurs, c'était un avenir heureux qu'annonçait le triomphe de
Théodoric. Depuis sept ans qu'il avait renversé Odoacre, il avait fait
éclater les talents d'un grand homme. Arien, ainsi que son armée, il avait
montré la plus parfaite tolérance envers les subjugués ; Barbare, il avait
adopté les lois et jusqu'au costume des Romains ; vainqueur, il avait
respecté les propriétés des vaincus ; soldat, il voulut que ses soldats
n'eussent droit qu'aux emplois militaires, et conféra tous les emplois
civils, fidèlement conservés, aux pacifiques Romains dont il reconnut les
lumières. Boèce fut un des premiers qu'il distingua. En se faisant recon-
naître par les empereurs, Théodoric s'était réservé le droit de nomination
au consulat d'Occident, et Boèce fut revêtu une seconde fois par ses
mains, en 510, de la dignité de consul.
Ce fut à cette époque de sa vie que Boèce, dans toute la vigueur de son âge,
écrivit son Commentaire sur les dix catégories d'Aristote et plusieurs autres
ouvrages sur toutes les branches de la philosophie qui embrassait alors
toutes les sciences morales, physiques et mathématiques. Son projet était de
compléter sa traduction d'Aristote commencée à Athènes ; mais les affaires
publiques ne lui laissèrent pas le loisir de terminer cet important travail,
dont une partie obtint la plus haute célébrité dans les siècles qui suivirent.
On peut voir dans les curieuses lettres écrites au nom de Théodoric, par
Cassiodore son secrétaire et un de ses ministres, quel cas Théodoric fai-
sait de Boèce et dans combien de travaux divers il savait tirer parti de son
talent. Trois des lettres de Théodoric sont adressées à Boèce. Dans la pre-
mière, Théodoric a recours à ses talents mathématiques. Il lui dit qu'il a
appris qu'un trésorier infidèle altère les monnaies ; que les fantassins et
les cavaliers de sa garde se plaignent de ne pas recevoir d'argent de bon
aloi, et d'être obligés par là de faire des pertes considérables ; et il lui pre-
scrit de faire vérifier avec soin si les lois à cet égard sont observées.
Dans une seconde lettre ce sont les talents de Boèce pour la mécanique,
dont Théodoric réclame l'emploi. Dans la troisième lettre Théodoric fait
un appel au talent de Boèce pour la musique, et nous avons en effet
encore de ce savant un traité sur la musique. Il paraît que le roi des
Francs, Clovis, que Théodoric, qui avait épousé sa soeur Audelflède,
appelle Ludvin, consonnance plus rapprochée que la nôtre de la forme
réelle Hlutwig, avait beaucoup entendu vanter la musique des festins de
son beau-père. Il lui écrivit donc pour le prier de lui envoyer un habile
joueur de harpe. Théodoric s'adressa à Boèce.
«J'ai promis, dit-il, au roi des Francs, de satisfaire à la demande qu'il me
fait, uniquement parce que je connais toute ton habileté en musique, et
que j'ai compté sur toi, qui es parvenu par tes études aux sommets les
plus ardus de cette science, pour me désigner l'homme le plus habile en
Boèce
6