Anicius Manlius Severinus Boethius ou la philosophie comme consolation Boèce est l’un des rares philosophes dont on peut affirmer avec certitude qu’il ne vit pas dans son monde, qu’il ne théorise pas des Idées in abstracto, mais qu’il est bien encré dans la réalité. Premièrement, il naît dans une période historique de grands chamboulements. Deuxièmement, nous allons voir ensemble, si vous le voulez bien, que sa philosophie, sa pensée est directement dépendante des événements de sa vie personnelle et de la vie politique générale de son époque. I. Le contexte historique En 476, l’empire romain d’Occident tombe entre les mains des Barbares. Théodoric, chef des Ostrogoths, qui avait séjournée en Italie où il avait la culture romaine, franchit en 489 les Alpes. En 497, il se fait reconnaître par l'empereur d'Orient Anastase, comme roi d'Italie. En 500 il faisait son entrée solennelle dans la ville de Rome, accueilli par les félicitations du pape, du consul, du sénat et du peuple. II. Vie et œuvres de Boèce Boèce naît en Egypte en 475, une année avant la chute de l’Empire. Son père meurt rapidement après sa naissance et il part à Athènes où son éducation est confiée à un patricien romain cultivé, Symmaque. Il entame ensuite une carrière politique pour le moins réussite et brillante. Il devient consul et préside le sénat. En 500, il est chargé de haranguer, au nom du sénat, le nouveau maître de l’Italie, Théodoric. Notre philosophe politicien s’attire ainsi les amitiés du nouvel empereur. Il restera dès lors toujours présent dans son entourage et essayera de créer dans la cour du roi barbare, un centre de culturel et intellectuel. Malheureusement, en 524, Boèce est faussement accusé auprès de Théodoric d'entretenir avec l'empereur Justin, son parent, une correspondance secrète. Il voulait, disait-on, reprendre l’Italie des mains des chefs barbares et la rendre aux empereurs romains. On a même produit deux lettres de notre philosophe dans lesquelles cette conspiration semble évidente, mais Boèce déclarera toujours que ces lettres n'étaient pas de lui et qu'elles avaient été écrites par ses ennemis. Théodoric poussé par les ennemis de Boèce le fit arrêté à Vérone et il fut conduit en prison à Pavie, à la fin de l'année 524. Il est exécuté sans procès en 526. Même si Boèce écrivit beaucoup de commentaire sur Aristote et Platon, essayant de créer une conciliation, une synthèse entre les deux pensées des philosophes (Catégories, De Interprétatione, Isagogue), l’œuvre qui va nous intéresser est une œuvre personnelle nommée « La consolation de la philosophie » que Boèce écrivit vers la fin de sa vie alors qu’il était en prison. Edward Gibbon sur Boèce «Tandis que Boèce, chargé de fers, attendait de moment en moment l'arrêt ou le coup de la mort, il écrivit la Consolation de la philosophie, ouvrage précieux, qui ne serait point indigne des loisirs de Platon ou de Cicéron, et auquel la barbarie des temps et la position de l'auteur donnent une valeur incomparable. La céleste conductrice, qu'il avait si longtemps invoquée dans Rome et dans Athènes, vint éclairer sa prison, ranimer son courage, et répandre du baume sur ses blessures. Elle lui apprit, d'après la considération de sa longue prospérité et de ses maux actuels, à fonder de nouvelles espérances sur l'inconstance de la fortune. La raison de Boèce lui avait fait connaître combien sont précaires les faveurs de la fortune; l'expérience l'avait instruit de leur valeur réelle; il en avait joui sans crime, il pouvait y renoncer sans un soupir, et dédaigner avec tranquillité la fureur impuissante de ses ennemis qui lui laissaient le bonheur, puisqu'ils lui laissaient la vertu. De la terre il s'élève dans les cieux pour y chercher le bien suprême. Il fouille le labyrinthe métaphysique du hasard et de la destinée, de la prescience de Dieu et de la liberté de l'homme, du temps et de l'éternité, et il essaie noblement de concilier les attributs parfaits de la Divinité avec les désordres apparents du monde moral et du monde physique: des motifs de consolation si communs, si vagues ou si abstraits, ne peuvent triompher des sensations de la nature; mais le travail de la pensée distrait du sentiment de l'infortune, et le sage qui, dans le même écrit, a pu combiner avec art les diverses ressources de la philosophie, de la poésie et de l'éloquence, possédait déjà sans doute cette intrépidité calme qu'il affectait de chercher. Il fut enfin tiré de l'incertitude, le plus grand des maux, par l'arrivée des ministres de mort, qui exécutèrent et pressèrent peut-être l'ordre cruel de Théodoric. On attacha autour de sa tête une grosse corde, qu'on serra au point que ses yeux sortirent de leurs orbites; et ce fut sans par une sorte de compassion que, pou abréger son supplice, on le fit expirer sous les coups de massue. Mais son génie lui survécut et a jeté un rayon de lumière sur les siècles les plus obscurs du monde latin.» EDWARD GIBBON, Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, tome 7, Paris, éd. Ledentu, 1828, p. 188-197. III. « La Consolation de la Philosophie » III. 1 Le texte « La consolation de la Philosophie » est une œuvre composée de 39 poèmes et de 39 textes en prose divisé en 5 livres. - Le premier décrit la situation de Boèce. Au désespoir, Dame philosophie lui apparaît et lui montre le chemin vers l’essentiel. Dans le second, la dame enjoint Boèce à entreprendre un retour sur soi et à se concentrer sur la connaissance de soi-même (La Fortune ne donne rien, elle prête) Le troisième décrit le problème de la finalité ultime des choses. Les deux derniers décrivent la Providence et la Prescience divine. III. 2 Le Désespoir de Boèce et l’apparition de la Dame Montrer Boèce en prison face à la philosophie. Boèce face à sa situation désespérante, ouvre son livre par un hymne poétique où il appelle la mort comme seule délivrance à sa souffrance actuelle. Mais les Muses et la Poésie sont chassées soudainement très violemment. Elles sont traitées de prostituées car elles n’apportent que de la complaisance dans le malheur. Soudain, apparaît à Boèce dans sa prison, une femme admirable. « Pendant que je m'occupais de ces tristes pensées, et que j'exhalais ainsi ma douleur, j'aperçus au-dessus de moi une femme dont l'aspect inspirait la vénération la plus profonde. Ses yeux pleins de feu étaient mille fois plus perçants que ceux des hommes ; les couleurs les plus vives annonçaient sa force ; sa vigueur ne paraissait point altérée, quoiqu'à son air on s'aperçût bien que sa naissance avait précédé celle des hommes les plus âgés de ce siècle. Il était difficile de connaître la hauteur de sa taille, car quelquefois elle ne paraissait pas audessus du commun des hommes, et quelquefois elle semblait toucher aux nues, les pénétrer même, et dérober sa tête aux regards curieux des mortels. Ses vêtements étaient composés du tissu délié d'une matière incorruptible, fait avec un art admirable et de ses propres mains, comme elle me l'apprit elle-même dans la suite. Leur éclat semblait un peu obscurci par un nuage léger, semblable à cette espèce de fumée qui, par succession de temps, s'attache aux vieux tableaux ; au bas de sa robe on voyait la lettre P, et au haut la lettre T, brochées dans l'étoffe, et entre ces deux lettres on remarquait différents degrés en forme d'échelle, par lesquels on montait de la plus basse à la plus élevée. On remarquait aussi qu'en quelques endroits sa robe avait été déchirée par des mains violentes, et que chacun en avait arraché ce qu'il avait pu. Dans sa main droite, cette femme majestueuse tenait des livres, et dans sa gauche elle portait un sceptre. » Au fond de son habit, on voit donc un pour représenter la vie pratique et au sommet un qui symbolise la vie théorétique, c’est-à-dire contemplative des Idées et des principes premiers. Entre les deux, une échelle qui nous fait comprendre que la philosophie est une élévation vers un savoir supérieur qui amène le bonheur. Remarquer le texte mi-grec, mi-latin et l’erreur du T et du TH. La situation de notre philosophe est comparable à celle de Socrate en prison, condamné à boire la ciguë. Grâce à la philosophie, Socrate acquiert un regard qui donne un sens à l’absurdité du moment et qui permet de dépasser le désespoir de la situation. Cette situation a une portée universelle. La condition humaine est celle d’une âme emprisonnée dans une prison sensible et qui doit se libérer par la réflexion pour atteindre la contemplation des Idées. La philosophie commence à consoler Boèce en lui comparant sa vie à un exil. Elle l’exhorte à retourner vers sa propre patrie. Elle lui demande : 1° Le monde est-il régit par le hasard ou gouverner par les lois de la raison ? 2° De quelle façon le monde est-il gouverné ? 3° Quelle est la finalité de l’Univers ? 4° D’où procède toute chose ? 5° Qu’est-ce que l’Homme ? Boèce répond : 1° Il existe un ordre manifeste dans l’univers. Cet ordre empêche de penser qu’il soit le fruit du hasard. Il existe donc un principe premier qui régit le monde en vue d’une certaine finalité. 4° Toute chose procède du principe premier qui est Dieu. Ces deux réponses sont des certitudes de la part de Boèce. Pour les questions 2 et 3, il n’a pas de réponse. Il affirme même ne pas comprendre la deuxième à cause du mal, du désordre et de l’injustice des affaires humaines. Pour la 3ème, il se déclare ignorant. Pour la 5ème, il répond enfin avec assurance que « l’homme est un animal doué de raison et mortel ». La Philosophie réitère alors la 5ème question : Ne sais-tu pas que tu es aussi autre chose ? Il répond que non. Selon la philosophie, le mal dont souffre Boèce est l’oubli de soi. La guérison consiste donc à se retrouver, puis à découvrir la finalité de l’Univers et enfin à comprendre la Providence divine. III. 3 Qu’est-ce que le Bonheur ? La Fortune est changeante, instable, aveugle. Elle donne et reprend sans raison. Montrer Roue de la Fortune. Ainsi parle la Fortune : « - Pourquoi, ô homme ! vous répandez-vous sans cesse en plaintes contre moi ? de quoi vous plaignez-vous ? quel tort vous ai-je fait ? de quels biens vous ai-je dépouillé ? Je m'en rapporte à qui vous voudrez sur ce qui regarde la possession des biens et des honneurs de ce monde ; et si vous prouvez qu'il est quelqu'un ici-bas qui ait sur eux un droit de propriété, j'avouerai que vous êtes en droit de les redemander comme vous ayant légitimement appartenu. Mais quand vous êtes venu en ce monde, vous étiez nu et dépouillé de tout. Je vous ai pris alors entre mes mains, je vous ai prêté mes richesses, je vous ai prévenu de mes plus abondantes faveurs, j'ai prodigué pour vous tout ce que j'ai de plus précieux et de plus brillant. Il me plaît de retirer aujourd'hui mes dons : ne vous plaignez pas que je vous dépouille de rien qui vous appartienne ; rendez-moi plutôt les actions de grâces qui me sont dues pour vous avoir accordé la jouissance des biens qui n'étaient point à vous. Eh ! quelle peut être la source de vos plaintes ? Quelle violence vous ai-je faite ? Les biens, les honneurs et toutes les choses de ce genre sont en mon pouvoir ; j'en dispose à mon gré, ce sont des esclaves qui me reconnaissent pour leur souveraine ; ils viennent avec moi et s'en vont de même : s'ils vous eussent appartenu, rien n'aurait pu vous les ravir. » Le vrai bonheur ne dépend pas de la Fortune (richesses, argent, gloire, renommée,…). Il faut donc se détourner des biens extérieurs pour se concentrer vers l’intériorité et devenir ainsi maître de soi. Le bonheur est une aspiration universelle, un désir naturel qui par conséquent ne peut être vain. Mais quel est ce bonheur ? Il pose 3 définitions : - Le bonheur est un bien qui, une fois obtenu, ne laisse pas de place pour d’autres désirs. (comblé) - Le bonheur représente le bien suprême (ne veut pas plus) - Le bonheur est un état de perfection (dure toujours sinon peur de perdre) Les termes d’absolu, de parfait et d’éternel peuvent aussi bien être attribué au Bien qu’à Dieu. Ainsi, Boèce, avec l’aide de la Philosophie identifie le Bien suprême à Dieu. Le bonheur réside donc en Dieu, qui est la finalité ultime de toute chose. « Dieu est ce au-delà de quoi on en peut rien penser de meilleur. » Par conséquent, Dieu gouverne le monde, la providence divine dirige tout, même si l’homme ne peut pas comprendre la totalité du plan divin. Or si tout est gouverné par la providence divine, quelle place reste-t-il pour la liberté humaine ? « - Cela est ainsi sans doute, répondis-je ; mais cet enchaînement des choses, cet ordre du destin, ne détruit-il pas la liberté de l'homme ? - Non, me dit-elle ; l'homme est véritablement libre. La liberté est l'apanage de toute créature raisonnable. Car tout être doué de raison est capable par lui-même de discerner les choses et de connaître ce qu'il doit désirer ou fuir. Dès lors il peut se porter à l'un, et se détourner de l'autre. Ainsi, tout être en état de raisonner et de juger, a la liberté de vouloir ou de ne pas vouloir. » III. 4 Liberté humaine et prescience divine De la même manière que Dieu est éternel, son savoir est également éternel. Le savoir divin embrasse la totalité des choses, c’est-à-dire que même le passé et le futur sont présents dans l’esprit de Dieu. Il embrasse toute éternité comme si elles étaient présentes. Donc Dieu voit, connaît toutes choses dans le présent de son éternité. Ce que nous considérons donc, de notre petite vision humaine, comme prescience n’est pour Dieu qu’une science du présent. Il n’y a donc pas une nécessité logique que le futur soit tel ou tel. Il n’y a pas de prédétermination des événements futurs. La science de Dieu ne conditionne pas ce qu’elle connaît. La liberté humaine est donc conservée. « Mais, ajouteras-tu, si je peux, à mon gré, faire ou ne pas faire ce que Dieu a prévu, et que je vienne à changer de dessein, je tromperai sa prescience, qui a prévu ce que je ne ferai pourtant pas. Je réponds à cela qu'il est vrai que tu peux changer de dessein à ton gré, mais tu ne tromperas pas plus pour cela cette Providence adorable qui sait que tu peux changer, et qui sait en même temps si tu le feras ou non, que tu ne peux tromper ceux qui te voient, lorsque, sous leurs yeux, tu exerces ta liberté au gré de ton caprice. Quoi ! me diras-tu encore, les connaissances de Dieu changeront donc au gré de mon inconstance ; et puisque je peux vouloir une chose, et le moment d'après en vouloir une autre, la connaissance que Dieu a de moi éprouvera donc la même variation ? Non, sans doute, mon cher élève. L'oeil de Dieu voit l'avenir tout entier comme toujours présent. Ses connaissances ne varient point comme toi, en saisissant tantôt un objet, tantôt l'autre. Mais telle est la propriété essentielle de sa nature infiniment simple, qu'éternellement invariable, il voit d'un seul regard, tous les changements de ta volonté. » Présenté l’arbre des possibles. Derniers mots de Boèce « O hommes, fuyez donc le vice ; pratiquez la vertu. Qu'une juste confiance vous anime, et que l'humilité de votre prière la fasse monter vers le trône de l'Eternel. Si vous ne vous faites point illusion à vous-mêmes, vous devez savoir avec quelle ardeur vous êtes obligés de vous porter au bien, puisque vous ne pouvez rien faire qui échappe aux regards d'un Dieu souverainement juste, et qui voit tout». IV. La diffusion de la Consolation de la philosophie et l’influence de Boèce au MoyenAge. C’est la famille proche de Boèce qui commence par diffuser ses ouvrages, qui se répande tout d’abord dans un cadre politique et religieux. Mais du 9ème au 15ème siècle, on voit une diffusion constante de ses textes et mêmes plusieurs commentaires qui se créent. Ces œuvres mirent en circulation bon nombre d'idées augustiniennes et surtout aristotéliciennes. Ainsi, le Moyen Âge jusqu'au XIIIe siècle, ne connut Aristote que par lui. V. La musique des sphères Si Boèce fut connut comme politicien, religieux, logicien et commentateur, un versant moins connu de sa philosophie est le développement d’une théorie naissant avec Pythagore appelée musique des sphères. V. 1 Pythagore, le découvreur Pythagore (570 ? / 480 ?), originaire de Samos, est probablement le premier à associer étroitement la musique et l’astronomie. Les pythagoriciens supposent que tout l’univers peut être compris selon un rapport mathématique défini où le Nombre régit la totalité des étants. Les pythagoriciens supposent que la sphère terrestre, de toutes parts semblables à elle-même, est immobile, au centre de l’Univers. Des liens invisibles unissent les étoiles entre elles qui sont toutes situées sur une même surface sphérique. La sphère possède le grand avantage de la simplicité et de la commodité du point de vue mathématique, ce qui suffit à expliquer ce que l’on voit, sans pour autant prétendre justifier ce qui se passe réellement dans le monde. Sept corps célestes échappent à la loi simple qui régit la multitude des fixes. Le soleil, la Lune et les planètes ne décrivent pas chaque jour le même cercle ; en outre, ce cercle changeant est parcouru par l’astre errant dans un temps différent de celui que met la sphère céleste à accomplir sa révolution. La Terre est considérée comme un corps céleste isolé dans l'espace, au centre d'une sphère. Les planètes ne sont pas toutes à la même distance de la terre, posées sur des anneaux circulaires opaques. L'ordre des planètes fait appel à une hiérarchie fondée sur la mythologie, dans l'ordre : Terre - Lune - Vénus - Mercure - Soleil - Mars - Jupiter Saturne - Fixes (étoiles). La Vie de Pythagore de Jamblique, 26 « Une fois, alors qu’il était plongé dans la réflexion et dans le calcul, cherchant à découvrir quelque instrument qui apporterait à l’ouïe un secours solide et infaillible, comme dans le cas de la vue qui a le secours du compas, de la règle ou, par Zeus, du dioptre, ou bien dans le cas du toucher qui a le secours de la balance et d’un système de mesure, il se trouva par une chance divine que, passant près d’une forge, il entendit des marteaux qui battaient le fer sur une enclume et qui produisaient des sons mêlés qui se trouvaient <en harmonie> les uns avec les autres, exception faite d’une paire de sons. Dans ces sons, il reconnut l’accord d’octave, celui de la quinte et celui de la quarte, et il constata que l’intervalle entre la quarte et la quinte était en soi dissonant, mais qu’il pouvait combler la différence de grandeur qui subsistait entre elles. (116) Plein de joie parce que, avec l’aide de dieu, il avait réalisé son projet, il entra dans la forge et, après de multiples essais, il découvrit que la différence entre les sons dépendait du poids des marteaux et non pas de la force de ceux qui frappaient, ni non plus de la déformation du fer battu. Ayant pris des morceaux de métal d’un poids rigoureusement égal à celui des marteaux, il revint chez lui. » Il découvre ainsi entre autre qu’une corde coupée en deux par la moitié, produit exactement l’octave supérieure de la corde simple et découvre les rapports mathématiques qui soustendent les rapports harmoniques. Plus généralement, il se rend compte que l’univers dans sa totalité peut être compris selon des rapports mathématiques. Etant donné qu'il y a autant d'intervalles musicaux qu'il y a de planètes, il suffit de placer celles-ci suivant les rapports harmoniques. Les sept planètes sont comme les sept cordes d'une lyre. En fixant la valeur du ton comme étant égale à la distance Terre - Lune, les Pythagoriciens établissent ainsi la première échelle planétaire. D'après eux toutes les planètes, y compris le soleil et la lune, tournent autour de la terre à vitesse constante suivant des orbites obéissant aux mêmes rapports numériques que la gamme. De plus, comme chaque planète se déplace dans l’air, chacune d'elle produit un son correspondant à sa taille. Si pour Saturne, do pour Jupiter, ré pour Mars, mi pour le soleil, fa pour Mercure, sol pour Vénus et enfin la pour la Lune. V. 2 Cicéron, la propagation de la théorie Cicéron (106-43), République, Livre VI, XVIII La vision pythagoricienne, triomphant à Rome dans le dernier siècle avant notre ère, permet à la musique des sphères de retrouver une grande fortune. Cicéron en reprend le thème dans le Songe de Scipion qui connaît un immense succès dans tout le Moyen-Age, et sera par la suite une des sources d’inspiration d’un opéra de Mozart. En voici le thème : le jeune soldat Scipion serait le petit-fils adoptif du célèbre Scipion l’Africain qui avait battu les Cartaginois en 202 avant J.-C. Nous sommes en 149 avant J.-C., et Scipion junior est retourné en Afrique se battre contre l’incorrigible Carthage. Avant la bataille, il a rendu visite à un ancien ami de sa famille, Massinissa, un Berbère allié aux Romains contre Carthage, et ils ont parlé de la gloire de Rome. Alors Scipion s’endort, et il se retrouve en rêve dans la Voie lactée. Il voit son père Paul-Emile et son grand-père, qui lui font constater qu’un voyage aussi merveilleux n’est réservé qu’aux citoyens vertueux. Scipion junior est saisi de l’extrême beauté et de l’éclat des astres et du monde, tandis que le grand-père lui commente la disposition des cieux : « Je regardais ces mondes avec stupeur et, quand je me ressaisis : « Qu’est-ce encore, dis-je, que ces sons à la fois si forts et si doux qui remplissent mes oreilles ? – L’impulsion et le mouvement des sphères inégalement distantes les unes des autres, dit-il, mais de façon que les intervalles soutiennent entre eux des rapports rationnels, produisent ces sons différents et, les plus aigus se combinant aux graves, des accords harmonieusement variés en résultent. De si grands corps en effet, ne se meuvent pas en silence et, en vertu d’une loi naturelle, les sphères extrêmes émettent d’un côté des sons graves, de l’autre des sons aigus. Ainsi le ciel, mouvant porteur d’étoiles, plus rapide que les autres sphères dans sa révolution, rend un son aigu et perçant comme un cri, la sphère lunaire donne au contraire le plus grave. Quant à la Terre fixée au neuvième rang, au centre de l’Univers, elle est, je le répète, toujours immobile, tandis que les huit sphères mobiles dont deux ont même impulsions produisent sept sons différents ; ce nombre en presque toute matière a une signification essentielle. Des hommes éclairées ont, avec des cordes ou des accents humains, imité ces harmonies et, par là, mérité que ce lieu céleste où nous sommes se rouvrît pour eux comme pour les grands esprits qui, dans une vie humaine, se sont appliqués à l’étude des choses divines. Remplies comme elles le sont du bruit de l’univers, vos oreilles se sont assourdies, car il n’y a point de sens plus émoussé que l’ouïe, et c’est ainsi qu’en cet endroit nommé Catadupa, où le Nil se précipite de hautes montagnes, le fracas incessant fait que les hommes ne perçoivent plus les sons. Quant à la musique produite par la révolution rapide du système des mondes, le bruit même en est tel que les oreilles humaines sont incapables de l’entendre, tout de même que vous ne pouvez regarder le soleil en face et que ses rayons triomphent de votre acuité visuelle et de vos sens. » Jusqu'à la fin du Moyen Age la musique est enseignée avec les mathématiques, considérant que celles-ci comprennent : -L'arithmétique, -La musique, - La géométrie, - L'astronomie. C'est " le quadrivium ". V. 3 Boèce, l’innovateur Au VIe siècle apr. J.-C., Boèce est imprégné de la théorie pythagoricienne selon laquelle le nombre étant le principe de toute chose, la musique n'est rien d'autre que la science des nombres qui régissent le monde, la source de l'harmonie universelle. Il résume cette conception philosophique en distinguant trois sortes de musique; - la musique du monde, musica mondana, cette harmonie fondamentale qui régit le cours des astres et que les Anciens appelaient la musique des sphères; - la musique de l'homme, musica humana qui est le rapport que l'homme entretient avec le cosmos, dans l'harmonie de l'âme et du corps, de la sensibilité et de la raison. - Enfin, le dernier palier de la musique, la musique instrumentale, musica instumentalis. Si les planètes créent par leurs déplacements un son, selon leur vitesse, leur éloignement et leur taille, comme la Terre est au centre de l’Univers, reçoit tout ses sons qui se joignent en une harmonie superbe. Cependant, nous ne sommes pas capables d’entendre ces sonorités planétaires, car notre oreille les ignore, habituée qu’elle est à les entendre depuis notre naissance. Mais nous pouvons tout de même avoir une perception de cette musique des sphères par ses effets. En effet, cette harmonie universelle centrée sur la Terre harmonise et règle la Nature dans son entier. Ainsi, de même qu’il existe une régularité dans le cycle des Sphères, il existe une cohésion évidente dans le cycle des saisons, du jour et de la nuit, etc. Ainsi donc pour Boèce, pour les Grecs, tout est musique. Ce qui nous étonne dans ces catégories, c'est que la musique instrumentale soit mise au dernier rang alors que, selon notre conception moderne de la musique, nous lui accorderions spontanément le premier. Mais si Boèce fait figurer la musique instrumentale à la fin, ce n'est pas parce qu'il lui attribue un rôle inférieur. Au contraire, selon lui elle doit être une imitation de la nature; c'est-à-dire non pas comme nous pourrions le croire, une reproduction du chant des oiseaux ou une expression de nos sentiments, mais l'imitation de la musique des sphères. Bien plus encore que l’Harmonie de la Nature, la musique des Sphères a une influence sur notre âme. Elle règle les différentes parties de notre âme et nous permet de comprendre la vertu et de différencier le bien du mal. Platon , Lois II, 673 a Or, quand la voix atteint jusqu’à l’âme, voilà, me semble-t-il, la formation à la vertu que nous avons appelé musique. La musique doit également refléter les rapports harmonieux qui doivent s'établir entre la sensibilité et la raison, condition préalable aux relations harmonieuses de l'homme avec le cosmos. Ainsi donc, la musique instrumentale n'est pas conçue comme un art de divertissement mais comme un art de formation et de perfectionnement à la vertu. Ainsi, celui qui est plus généralement en contact avec le Bien, harmonise son âme et la rend belle. Le Beau est l’égale du Bien. Celui qui agit bien ou qui fait de beau agit selon l’ordre de la nature, s’élève ainsi aux principes premiers et se rend ainsi semblable à Dieu. Plotin, I, 6, 6, 13 Du Beau « Par conséquent l’âme, lorsqu’elle s’est purifiée, devient forme et principe formel, totalement incorporelle, intellectuelle, elle participe tout entière du divin, d’où provient la source du Beau et tous les êtres de même genre qui lui sont apparentés. Donc l’âme, lorsqu’elle a été reconduite en haut vers l’Intellect, est une chose belle à un degré supérieur. Et l’Intellect ainsi qui lui est propre et non pas étrangère, parce qu’alors l’âme est réellement seulement âme. C’est précisément pourquoi il est juste de dire que pour l’âme, devenir bonne et belle, c0est se rendre semblable à Dieu1, parce que c’est là que viennent le Beau et l’autre part des êtres véritables. » 1 Théétète 176 b 1