Retard, rattrapage, normalisation L`Etat social suisse face aux défis

Sera publié dans: Cattacin, Sandro (2006). "Retard, rattrapage,
normalisation. L’Etat social suisse face aux défis de
transformation de la sécurité sociale." Etudes et Sources 2006(To
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Retard, rattrapage, normalisation
L’Etat social suisse face aux défis de transformation de la sécurité sociale
Sandro Cattacin
Introduction*
L’Etat social suisse n’existe pas. Ainsi s’exprimait le syndicat en Suisse dans les
années 1970 confronté à la restructuration économique. Quelques années plus tard,
c’est toujours le monde syndical qui dénonce une remise en cause de ce même Etat
social1 – la contestation de cette analyse ne s’est pas faite attendre2. En effet, les
années 1970-1980 représentent en Suisse – à l’inverse du reste de l’Europe
occidentale3une période de croissance de l’Etat social. C’est seulement depuis
quelques années que l’Etat social suisse est mis en cause du point de vue de son
ampleur et que des efforts sont faits pour réduire les prestations.
Retard, rattrapage, normalisation ? Dans cet article, qui adopte une perspective
sociologique dans l’analyse des politiques sociales4, nous essayerons de comprendre
pourquoi, au moment où en Europe la tendance est à promouvoir des Etats sociaux
forts, la Suisse a limité l’expansion des prestations sociales étatiques et surtout
pourquoi elle s’est mise à récupérer son retard quand se dessinait dans le paysage
international une tendance inverse, soit lorsque la légèreté de l’Etat était perçue
comme un avantage sélectif dans la restructuration économique internationale. Nous
analyserons cette dynamique avec une attention particulière aux arrangements entre
l’Etat et les autres acteurs producteurs du bien-être (le welfare pluralism5), à savoir
l’économie et les organisations privées sans but lucratif ayant des activités sociales (le
« privé social »).
Ce texte débute par un bref historique des premières décisions à l’origine d’un Etat
social pour se pencher ensuite sur les années de l’après-guerre si différentes en Suisse
– en ce qui concerne la dynamique de l’Etat social – par rapport au reste de l’Europe.
Le moment clé de ce développement n’intervient qu’à partir du milieu des années
1970 pour aboutir à une saturation dans les années 1990. La normalisation de la
Suisse du point de vue de son développement étatique en est le résultat. Une
normalisation du modèle d’Etat social – cependant déséquilibrée, comme le souligne
Bertozzi et al.6 – qui sera aussi visible par l’insertion de ces efforts de restructuration
actuelle dans les tendances lourdes internationales.
Le développement subsidiaire de l’Etat social suisse
L’évolution de l’Etat moderne en Suisse est avant tout marquée par le principe de
subsidiarité et par ses développements. Ce principe, caractéristique du système
politique suisse, introduit une division des tâches entre différentes institutions et
différents acteurs, à la fois à l’intérieur même de l’organisation étatique et entre l’Etat
et la société civile. A l’intérieur de l’Etat, ce principe apparaît dans la structure
fédérale. Tout ce qui ne relève pas de la compétence de la Confédération est du
ressort des niveaux territoriaux inférieurs, c’est-à-dire des cantons et des communes.
À côté de cette segmentation verticale, la subsidiarité provoque aussi des effets de
segmentation horizontale en attribuant une large autonomie aux cantons. Ceux-ci
peuvent en effet gouverner indépendamment les uns des autres dans de nombreux
domaines politiques – notamment en matière de santé, d’éducation et de politique
sociale7. En ce qui concerne la division des tâches entre l’Etat et la société civile, le
principe de subsidiarité favorise l’initiative privée au détriment de l’action étatique.
L’Etat endosse un rôle subsidiaire par rapport aux activités privées (qu’elles soient
lucratives ou non lucratives) et lorsqu’un problème apparaît, celui-ci est d’abord pris
en charge par la société civile (que ce soit par les individus ou par ses expressions
organisationnelles). C’est seulement lorsque l’initiative privée ne parvient à trouver
de solution que lintervention étatique est demandée par des groupes politiques ou
sociaux. Dans ce cas, les institutions étatiques interviennent soit en participant aux
structures préexistantes, soit en les complétant. En Suisse, ce processus a pour
conséquence une cohabitation entre les structures publiques et privées dans la
production du bien-être, et une constellation particulièrement complexe entre l’Etat,
l’économie et la société civile8.
La période de l’industrialisation peut être considérée en Suisse comme le point de
départ pour l’organisation étatique moderne en Suisse9. Cette période est en effet
accompagnée de l’émergence de la question sociale et de l’échec de l’aide
traditionnelle aux pauvres, essentiellement apportée par l’Eglise et les familles.
Conformément au principe de subsidiarité, ces développements obligent la société
civile à chercher de nouvelles solutions permettant de remédier aux problèmes
sociétaux. Cette tâche d’innovation est principalement prise en charge par des
organisations du privé social qui se développent à cette époque, dans une logique de
concurrence morale entre le monde bourgeois et le monde syndical en constitution10.
Ainsi, au XIXe siècle, avant que l’Etat n’entreprenne quoi que ce soit dans le domaine
de la politique sociale, deux mouvements dont le but est de réduire et d’éliminer les
disparités sociales apparaissent. D’une part, le mouvement ouvrier organise
progressivement, conjointement à ses pressions politiques en faveur des ouvriers, des
associations d’entraide dans les domaines de la consommation, de la production, du
logement et de la sécurité sociale. Par exemple, dans le cadre de la sécurité sociale,
des caisses de secours mutuels sont organisées pour distribuer des prestations en cas
de maladie, d’invalidité, de chômage et de vieillesse11. Parallèlement au mouvement
ouvrier, les « réformistes sociaux », principalement composés d’intellectuels et de
philanthropes d’origine bourgeoise, se regroupent au sein d’organisations d’utilité
publique afin d’aider les personnes socialement défavorisées. Si ces personnages sont
motivés par le besoin d’apaiser leur conscience, ils le sont aussi par une volonté de
stabiliser l’ordre existant12.
Mais affirmer que la modernisation politique en Suisse trouve ses origines dans les
pressions ouvrières et celles des réformistes sociaux reviendrait à minimiser à tort le
rôle de la bourgeoisie. Celle-ci, alors au pouvoir, est en effet consciente de la menace
que représentent les conséquences de l’industrialisation pour le système en place.
Premièrement, de larges tranches de la population risquent de tomber dans la
pauvreté, ce qui peut nuire à lacurité et à l’ordre interne. Deuxièmement,
l’industrie a besoin de main-d’œuvre qualifiée, en bonne santé et jouissant de mesures
minimales de sécurité. Enfin, les demandes des organisations ouvrières se font plus
pressantes et nécessitent des mesures de conciliation13. Ainsi, à la fin du XIXe siècle,
les membres de l’aile progressiste du parti radical – les radicaux éclairés – estiment
qu’à l’instar de la politique prônée par Bismarck, l’Etat a le devoir de fournir à
chacun les conditions nécessaires à une vie décente. De plus, ils espèrent que
l’intervention étatique puisse redonner confiance dans le système politique et
économique, ébranlé par la dépression des années 1870-188014.
Les premiers développements de la sécurité sociale illustrent l’importance des acteurs
intermédiaires. Par le biais de subventions privées et étatiques, un réseau
d’associations et d’œuvres d’entraide privées15 était en mesure de couvrir une partie
des besoins sociaux de la population ainsi que de combler les lacunes évidentes
laissées par l’économie et les premières mesures de l’Etat social suisse. L’origine des
acteurs sans but lucratif actifs dans le domaine social en Suisse remonte à la
deuxième moitié du XIXe siècle16. Parallèlement aux organisations émanant du
mouvement ouvrier (les mutuelles), on assiste à l’émergence d’associations
caritatives (par exemple la Croix-Rouge, fondée en 1866, la Croix-Bleue en 1877,
Caritas en 1901). Celles-ci interviennent là où l’Etat est absent et remplissent une
fonction substitutive. Les mutuelles, en particulier, ont joué un rôle primordial au sein
du monde du travail.
L’organisation de la société civile (le « privé social ») est à tel point développée que
les autorités fédérales n’osent pas introduire une assurance accident et maladie avant
que l’idée ne soit proposée par les associations d’entraide mutuelle. Mais dès que
l’idée d’une assurance réglée au niveau fédéral a été acceptée, les caisses mutuelles
privées se sont développées à un tel point qu’il n‘a plus été possible de les remplacer
par une structure étatique obligatoire17. Il est donc tout à fait adéquat d‘envisager le
développement de l’Etat social suisse selon une logique catégorielle ou
« bismarckienne » qui sera modife, comme nous le verrons, après la Deuxième
Guerre mondiale. Cette logique est celle du maintien des positions sociales et des
structures préétablies, typique dans des contextes pluralisés comme la Suisse. C’est
donc un changement orienté vers la conservation, non pas à cause d’un choix
politique conservateur, mais en raison d’une force relative des différentes
composantes de la société18.
Pendant la période allant du début de la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin de
la Seconde, la constellation des acteurs change en effet de visage. Vers les années
1910, le rôle des organisations sociales du secteur privé s’est étendu avec la
reconnaissance de leur caractère substitutif par des instances publiques. L’attribution
par la Confédération et les cantons des premières subventions remonte à cette
période. La reconnaissance de ce mode de fonctionnement fait émerger de nouvelles
instances productrices de solidarité. Non seulement le nombre d’organisations de
solidarité (comme par exemple Pro Senectute crée en 1917, Pro Infirmis en 1920 et
Pro Familia en 1942) augmente, mais leur attitude à l’égard de l’Etat change. Elle
n’est plus faite d’autonomie ou de conflits (les associations issues du monde
syndical), mais de coopération.
La grève générale de 1918, moment culminant de la protestation ouvrière, marque le
passage pour le mouvement syndical de la logique de conflit à l’intégration dans la
concertation politique nationale19. Plus tard, après la crise de 1929, la gauche sociale-
démocrate modère ses positions – en acceptant notamment les institutions de l’Etat –
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