ENCONTRE
DOULEUR ET SOINS INFIRMIERS
que le traitement reçu fasse son effet. Sa pathologie est
autre chose que lui, son effort pour guérir, sa collabo-
ration active ne sont pas toujours considérés comme
essentiels. On lui demande justement d’être patient,
c’est-à-dire passif et docile, confiant dans le mécani-
cien qui le soigne et non d’être partie prenante dans le
processus de la cure.
L’attention au malade est donc secondaire mais peut-
on le soulager de sa souffrance de façon purement
technique, en le mettant entre parenthèses pour ne
s’occuper que de l’organe malade
(2).
Selon son ori-
gine sociale et culturelle, sa singularité propre, tout
patient possède de surcroît un savoir profane sur sa
maladie, sur la manière dont celle-ci est apparue, son
évolution, les manières efficaces de la traiter ou d’en
soulager les symptômes, l’efficacité comparée des trai-
tements, etc. II possède une représentation de son
corps, de sa pathologie, des astuces qui le libèrent, etc.
II recourt peut-être simultanément à d’autres formes
thérapeutiques (traditionnelles ou médecines douces),
parallèlement au traitement médical, dont il parle ou
non aux infirmières selon le degré de confiance qu’il
leur accorde. Sa maladie le renvoie à une signification
intime qu’il cherche ou qu’il connaît déjà, une interpré-
tation profane de son mal avec laquelle il vit le quoti-
dien de sa souffrance. En méconnaissant ces données
la médecine soigne sans doute plus ou moins bien un
organe ou une fonction altérés, mais si elle passe à côté
de l’homme vivant, elle se prive d’un vecteur thérapeu-
tique fondamental qui consisterait à soigner un homme
souffrant dans la reconnaissance de ce qu’il est, et des
valeurs qui fondent son rapport au monde. L’exemple
de la douleur, abordé ici de manière très générale,
montrera l’impératif de prendre en considération le
malade dans toutes ses composantes pour le soulager
efficacement.
La douleur n’est pas un fait physiologique, mais
d’abord un fait d’existence. Ce n’est pas le corps qui
souffre mais l’individu en son entier. En éprouvant sa
douleur le sujet n’est pas le réceptacle passif d’un
organe spécialisé obéissant à des modulations imper-
sonnelles dont seule la physiologie pourrait rendre
compte. D’une condition sociale et culturelle à une
autre, et selon leur histoire personnelle, les hommes ne
réagissent pas de la même manière à une blessure ou à
une affection identique. Leur expressivité n’est pas la
même, ni sans doute leur seuil de sensibilité. Toutes les
sociétés définissent implicitement une légitimité de la
douleur qui anticipe sur des circonstances réputées
(2)
Sur l’ensemble des points esquissés ci-dessus, cf. D. LE BRE-
TON, Anthropologie du corps et modernité, PUF,
3e
éd. 1995.
physiquement pénibles. Une expérience cumulée du
groupe amène d’emblée à une attente de la souffrance
coutumière imputable à l’événement. Une intervention
chirurgicale ou dentaire, un accouchement, une bles-
sure suscite les commentaires avertis de ceux qui sont
déjà passés par là ou connaissent
«
quelqu’un qui...
»
Chaque expérience, chaque maladie, chaque lésion est
associée à une marge diffuse de souffrance. L’expres-
sion individuelle de la souffrance se coule au sein de
formes ritualisées. Quand une souffrance affichée pa-
rait hors de proportion avec la cause et déborde le
cadre traditionnel, on soupçonne la complaisance ou
la duplicité. Là où il est de rigueur d’endurer sa peine
en silence, l’homme submergé qui donne libre cours à
la plainte encourt la réprobation. Cette entorse à la
discrétion habituelle suscite des attitudes opposées à
celles souhaitées par le malade : la compassion cède le
pas à la gêne. A l’inverse, là où la ritualisation de la
douleur appelle la dramatisation, on comprend mal
celui qui intériorise sa peine et ne souffle mot à per-
sonne. La plainte, en même temps qu’elle traduit la
souffrance, a aussi valeur de langage qui confirme
l’entourage dans le bien fondé de sa présence. La
capacité du malade à affronter seul son épreuve, sans
montrer sa peine, tranche avec les pleurs ou l’anxiété
habituellement de rigueur. L’entourage est frustré dans
son souci de prodiguer consolation et soutien. La dou-
leur a ses rites d’expression que l’on ne transgresse pas
sans le risque d’indisposer les bonnes volontés
(3).
La culture modèle les comportements jusqu’à un cer-
tain point mais il ne faut pas la transformer en stéréo-
type venant briser la singularité du malade. Une en-
quête pionnière de Mark ZBOROWSKI, au début des
années cinquante, montre clairement la ritualisation
culturelle de la douleur
(4).
Ses résultats sont au-
jourd’hui dépassés, mais sa valeur de démonstration
demeure. Dans un hôpital du Bronx, à New York, il
interroge 242 sujets, parmi lesquels 146 malades. Es-,
sentiellement des hommes. II distingue quatre popula-
tions : les malades d’origine italienne (du sud), juive,
irlandaise et de
«
vieille souche américaine
»
(c’est son
expression). Les malades italiens sont davantage con-
cernés par l’immédiateté de la douleur que par le
trouble organique qu’elle manifeste. Lorsque celle-ci
est calmée par les analgésiques, leurs plaintes cessent,
et ils retrouvent vite leur bonne humeur. Au contraire,
pour les malades de tradition culturelle juive ces anal-
gésiques soulagent en surface une douleur qui vaut
pour la pathologie dont elle est le signe : vers celle-ci
(3) Cf. D. LE BRETON, Anthropologie de
/a
douleur, Paris, Métai-
lié, 1995.
(4) M. ZBOROWSKI,
People
in pain, Jossey-Bass, 1969.
Recherche en soins infirmiers
N”
53 -Juin 1998