GESTION PÉRI-OPÉRATOIRE DES ANTICOAGULANTS Pierre Albaladejo (1), Emmanuel Marret (2), Annick Steib (3) (1) CHU Henri Mondor, 51 avenue de Lattre de Tassigny, 94010 Créteil (2) CHU Tenon, 4 rue de la Chine, 75970 Paris Cedex 20 (3) CHU Hautepierre, 1 avenue Molière, 67098 Strasbourg INTRODUCTION : LA BALANCE « RISQUE-RISQUE » Alors qu’en médecine classique, c’est la balance bénéfice-risque qui conduit à la prescription d’un traitement ou la réalisation d’un acte, il existe des situations spécifiques à la période péri-opératoire. Ce sont les situations particulières où un traitement est incompatible avec la réalisation d’un acte chirurgical. Le cas le plus illustratif est celui de la gestion péri-opératoire des médicaments antithrombotiques. En effet, dans ces situations, l’arrêt des anti-thrombotiques expose à un risque thrombotique (valve, fibrillation auriculaire, stents coronaires, etc…), le maintien des anti-thrombotiques aboutit à un risque hémorragique. Or, il n’est pas toujours aisé de juger de l’impact d’un événement lié à une de ces 2 attitudes et surtout de comparer l’impact des 2 types d’événements : par exemple, infarctus du myocarde et hématome postopératoire. Ces 2 événements ont un impact très différent en fonction de leur gravité : l’infarctus du myocarde peut par définition correspondre à une mise en circulation limitée de troponine sans impact immédiat sur le pronostic cardiovasculaire ou bien à un événement catastrophique s’il s’agit d’une thrombose de stent. A contrario, une thrombose de valve ou une embolie systémique ont des conséquences dramatiques en terme pronostic. Face à ce risque, un hématome postopératoire peut conduire à une reprise chirurgicale simple sans impact majeur sur le pronostic ou bien aboutir à des conséquences infectieuses catastrophiques s’il s’agit d’une prothèse de hanche par exemple. Comparer les deux types d’événements n’est pas aisé. La littérature médicale nous fournit des incidences ou des fréquences d’événement. Or, chaque événement a un poids différent (AVC ischémique versus hémorragie per ou postopératoire). Les stratégies reposant forcément sur la comparaison de ces événements sont fondées sur la valeur que leur donne chaque médecin intervenant dans la prise en charge du patient (chirurgien non cardiaque, chirurgien cardiaque, anesthésiste, cardiologue) et idéalement celle que leur donne les patients. C’est dire l’importance de l’information dans ces discussions. 146 MAPAR 2007 INTRODUCTION : GESTION PÉRI-OPÉRATOIRE DES AVK Les antagonistes de la vitamine K (AVK) sont indiqués en prévention primaire et secondaire de la maladie veineuse thromboembolique et de l’embolie pulmonaire, pour la prévention des embolies systémiques chez les patients en fibrillation auriculaire ou porteurs de valves prothétiques cardiaques, pour la prévention des accidents vasculaires cérébraux et la récidive des infarctus du myocarde. La prise en charge péri-opératoire d’un patient traité par AVK pose le double problème du risque hémorragique lié au traitement et du risque thrombotique induit par sa suspension. Le degré d’urgence de la chirurgie représente le troisième trublion. Pour les actes programmés, il est classique de proposer un arrêt préopératoire temporaire des AVK associé le plus souvent à un relais par héparine. Néanmoins, une large réflexion s’est engagée récemment : • Sur l’opportunité d’arrêter les AVK dans tous les cas, quel que soit le geste envisagé. • Sur la proposition d’un relais substitutif systématique préopératoire. • Sur la nature de ce relais. En effet, la plupart des recommandations actuelles disponibles dans la littérature relèvent d’avis d’experts, ne reposant pas sur des études de niveau de preuve élevé. Des recommandations pour la pratique clinique (RPC) comprenant un volet sur la gestion péri-opératoire des AVK est actuellement en cours d’élaboration sous l’égide de la Haute Autorité de Santé et de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire et des Produits de Santé. Les conclusions de ce référentiel médical seront rendues fin 2007. 1. RISQUES LIÉS À LA POURSUITE OU L’ARRÊT DU TRAITEMENT 1.1. RISQUE HÉMORRAGIQUE LIÉ AU GESTE EN CAS DE POURSUITE DU TRAITEMENT Le risque hémorragique dépend de l’intensité du traitement, des types d’actes de chirurgie, d’investigation ou d’anesthésie vulnérants. L’estimation du risque de saignement en cas de poursuite du traitement est difficile à appréhender pour les AVK. En l’absence de tout traitement anticoagulant, les actes spontanément reconnus à risque hémorragique sont les interventions neurochirurgicales, la chirurgie urologique (incluant les biopsies rénales), la chirurgie carcinologique majeure, la chirurgie cardiaque et vasculaire majeure, la chirurgie orbitaire. Parmi les actes interventionnels, on relève la sphinctérotomie endoscopique et la polypectomie intestinale. Ce risque hémorragique est lié aux pertes sanguines prévisibles mais aussi aux difficultés rencontrées (accès difficile pour l’hémostase) voire aux conséquences fonctionnelles gravissimes potentielles d’une extravasation minime de sang (hématome intracrânien ou périmédullaire, chirurgie de l’oreille moyenne et du vitré). Le rôle de l’opérateur n’est pas négligeable [1]. La chirurgie orthopédique, digestive et thoracique sont à risque modéré. Le risque hémorragique sous AVK croît très rapidement quand l’INR est supérieur 4. Il est classiquement admis qu’un INR inférieur à 1,5 permet la réalisation de la majorité des gestes de chirurgie ou d’investigation [1]. Pour ce qui est de l’anesthésie les cas d’hématomes périmédullaires décrits dans Questions pour un champion en anesthésie 147 la littérature anglo-saxonne sous AVK [2] concernent tous des situations où le retrait du cathéter s’est effectué en situation d’hypocoagulabilité avec INR élevé (1,6 à 6,3). Chez les patients bénéficiant de faibles doses de warfarine à titre prophylactique, aucun incident n’a été décrit lors du retrait du cathéter (INR ~1,4) [3]. 1.2. RISQUE THROMBOTIQUE LIÉ AU PATIENT EN L’ABSENCE D’ANTICOAGULATION Une anticoagulation efficace n’élimine pas tout risque thromboembolique mais le réduit par rapport à l’absence d’anticoagulation. Cette différence peut être appréhendée par le calcul du risque annuel et le risque journalier (risque annuel/365) pour les deux situations (Tableau I). L’estimation du risque thromboembolique est également possible par le biais d’études observationnelles s’intéressant à la prise en charge péri-opératoire des patients traités. Des différences ont été observées en essayant de superposer le risque calculé et le risque observé [4]. Elles pourraient résulter d’un effet rebond lié à l’arrêt des AVK [5] ou à un effet prothrombotique induit par la chirurgie. Ces données étant difficiles à valider par des études bien menées, le risque de thrombose est en général classé en 3 catégories : faible, modéré ou élevé selon que le risque annuel calculé est < à 3 %, compris entre 4 à 7 % ou > à 8 %. (Tableau II) [6]. Tableau I Risque thromboembolique annuel avec ou sans anticoagulation. FA : fibrillation auriculaire, MVTE : maladie veineuse thromboembolique [6] FA isolée FA et AVC antérieur Valve mécanique • aortique • mitrale Récidive MVTE Sans AVK 1- 4,5% 12-15% Sous AVK 1,5% 1,7% 4% 8% (4-12% ?) 20% 0,7% 1,1% (0,9-1,5%) 2,5-7,5% Tableau II Facteurs de risque thrombotique chez des patients traités par AVK [1]. Les facteurs de risque sont l’âge supérieur à 75 ans, diabète, HTA, antécédents d’AVC et d’AIT, insuffisance VG. ETE : événement thromboembolique. AC APL : anticorps antiphospholipide Valve Risque Elevé Risque modéré Risque faible AVC-AIT< 1mois Aortique à bille Position mitrale Position aortique disque ou ailette et 2 facteurs de risque d'AVC ou plus Position aortique et < 2 facteurs risque d’AVC FA MVTE ETE <1mois Cancer AVC-AIT<1mois AC APL Atteinte mitrale d’origine Insuffisance cardiaque RAA Insuffisance respiratoire FA chronique et 2 facteurs de risque ou plus d’AVC ETE < 6mois ETE après % AVK FA chronique et < 2 facteurs risque d’AVC Absence de facteurs de risque 148 MAPAR 2007 2. QUE FAIRE DU TRAITEMENT AVK EN PRÉOPÉRATOIRE ? 2.1. RISQUE HÉMORRAGIQUE FAIBLE Dans un certain nombre de situations il est possible d’effectuer un acte chirurgical sans arrêter le traitement par AVK car le risque hémorragique de la chirurgie est minime et/ou aisément contrôlable. Les actes concernés sont la chirurgie dentaire, la chirurgie cutanée, la chirurgie de la cataracte. Des recommandations ont été publiées pour la gestion des extractions dentaires sous AVK [7]. Les conditions requises associent l’éviction des agents interférant avec l’hémostase (AINS, antibiotiques), l’utilisation de moyens hémostatiques (colles, compresses résorbables, bains de bouche à l’acide tranexamique, compression locale par morsure) et le maintien de l’INR dans la zone thérapeutique (INR 2-4). Des études menées en dermatologie permettent d’envisager la chirurgie de surface sous traitement [8]. Une étude de cohorte réalisée en ophtalmologie dans la chirurgie de la cataracte chez 19 283 patients dont 681 étaient sous AVK a montré l’absence de complications hémorragiques lorsque le traitement était maintenu [9]. Dans ce cas, le maintien des AVK requiert un réajustement des techniques anesthésiques, privilégiant la réalisation d’anesthésies topiques. 2.2. RISQUE HÉMORRAGIQUE MODÉRÉ OU ÉLEVÉ Si la chirurgie ou l’acte interventionnel exposent à un risque hémorragique, il est préférable d’arrêter le traitement. Dès lors se discutent deux points : • Combien de temps faut-il arrêter les AVK avant l’intervention ? • Faut-il relayer par un autre traitement anticoagulant plus maniable jusqu’au jour de l’intervention ? Cette discussion doit tenir compte du risque thrombotique défini précédemment. • Chez le patient à risque thrombotique faible (< 3 %), le traitement peut être arrêté 3 à 5 jours avant l’opération pour permettre à l’INR de se normaliser. Pour atteindre un seuil de sécurité d’INR de 1,5, un arrêt de 48 à 72 heures est suffisant pour les AVK de demi-vie courte comme l’acénocoumarol (Sintrom®) ; 72 heures ou plus sont nécessaires pour un traitement par fluindione (Préviscan®) ou warfarine (Coumadine®) Le relais préopératoire n’est pas nécessaire. Les AVK seront repris rapidement après l’intervention. • Chez le patient à risque thrombotique modéré, on peut être tenté de proposer un relais. Cependant les données de la littérature ont récemment montré [10] à partir de calculs de simulation que seule une incidence potentielle de risque d’AVC > 5,6 % par an justifiait d’une substitution péri-opératoire à doses anticoagulantes. Les auteurs concluent que la majorité des patients porteurs d’une valve mécanique aortique ou ayant une FA prise en charge sans relais avaient une espérance de qualité de vie identique à ceux substitués à pleine dose. Seuls les patients à haut risque d’AVC (valves mécaniques mitrales) tireraient bénéfice du relais. • Chez le patient à risque thrombotique élevé, la substitution s’avère nécessaire. Les modalités de relais font l’objet de nombreuses discussions. Si le choix de l’héparine fait l’unanimité, celui de la molécule (héparine non fractionnée : HNF versus héparine de bas poids moléculaire : HBPM) est controversé dans la mesure où les HBPM n’ont pas l’AMM dans cette indication. Les recommandations nord américaines [11] publiées en 2004 restaient imprécises, Questions pour un champion en anesthésie 149 suggérant l’emploi de l’HNF et des HBPM, à doses préventives ou curatives chez les patients à risque thrombotique intermédiaire ou élevé. Aucune recommandation n’était faite dans le cadre particulier des patients porteurs de valves mécaniques [12]. L’héparine non fractionnée est proposée sous administration continue avec les contraintes inhérentes à son utilisation : hospitalisation, monitorage régulier du TCA. Elle peut également être injectée par voie souscutanée à raison de 400 UI.kg-1.j-1 en 2 ou 3 injections. Cette dernière modalité, satisfaisante sur le plan cinétique est difficile à réaliser sur le plan pratique chez des malades à domicile. L’emploi des HBPM en place de l’HNF a fait son chemin et des études récentes permettent de faire le point sur ce sujet. L’étude REGIMEN comparant HNF et HBPM dans un essai observationnel multicentrique a montré l’absence de différence entre ces 2 médicaments pour ce qui est de l’incidence de saignement majeur (1 %) et d’événement thrombotique (3,8 %). Cependant, les HBPM étaient moins souvent proposées pour la chirurgie majeure ou en cas d’anesthésie générale dans cette étude [13]. Un autre registre prospectif incluant 650 patients à risque artériel élevé [14] a montré que l’emploi de daltéparine en relais pré et postopératoire était associé à un faible risque hémorragique et thrombotique. Deux études prospectives ont été menées avec les HBPM ; la première [15] avec la daltéparine, la seconde avec l’enoxaparine [16]. La première montre la faisabilité du relais, la seconde que des études complémentaires sont nécessaires pour la chirurgie majeure ; en effet, des saignements plus importants ont été rapportés, comparés à la chirurgie mineure ou aux gestes invasifs. La synthèse des études publiées [6] a révélé une incidence globale de 2,68 % d’évènements hémorragiques graves et de 1,04 % d’évènements thrombotiques pour un nombre total de 1 642 patients chez qui le relais pré et postopératoire a fait appel à des HBPM. Chez les patients porteurs de valves mécaniques, l’incidence globale des saignements majeurs serait de 2,8 % ; celle des thromboses de 0,4 % en se référant à 749 patients issus de 5 études [17]. CONCLUSION L’arrêt préopératoire des AVK n’est pas indispensable pour tous les actes réalisés en chirurgie ou en dehors du bloc opératoire. Si cet arrêt est nécessaire avant l’intervention, il n’est pas indispensable de relayer les AVK dans tous les cas. En cas de relais, les HBPM sont de plus en plus souvent proposées, mais restent à évaluer à grande échelle. D’autres possibilités sont également explorées telles l’absence d’arrêt préopératoire associé à l’administration d’une petite dose de vitamine K la veille de l’opération pour corriger rapidement l’INR. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Douketis JD. Perioperative anticoagulation management in patients who are receiving oral anticoagulant therapy : a practical guide for clinicians. Thromb Res 2003;108:3-13 [2] Horlocker TT, Wedel DJ, Benzon H, Brown DL, Enneking FK, Heit JA, Mulroy MF, Rosenquist RW, Rowlingson J, Tryba M, Yuan CS. Regional anesthesia in the anticoagulated patient: defining the risks. Reg Anesth Pain Med 2003;28:172-197 [3] Wu CL, Perkins FM. Oral anticoagulant prophylaxis and epidural catheter removal. Reg Anesth Pain Med 1996;21:517-524 150 MAPAR 2007 [4] Dunn A. Perioperative management of oral anticoagulation : when and how to bridge. 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