Les thérapeutiques ciblées ou le traitement des mécanismes

Les thérapeutiques ciblées ou le traitement
des mécanismes moléculaires
de la progression tumorale
J.-Y. Blay, J. Fayette et I. Ray-Coquard
Résumé
Le terme « thérapeutique ciblée » est potentiellement ambigu en oncologie.
Toute thérapeutique active agit de fait sur une cible moléculaire précise, béta
tubuline, récepteurs hormonaux, guanine de l’ADN, nucléotides et enzymes
régulant leur synthèse, etc. Le terme « thérapeutique ciblée » employé depuis
peu désigne en fait des thérapeutiques dirigées contre des cibles moléculaires
correspondant à des produits d’oncogènes, supposées jouer un rôle dans la
transformation néoplasique de la cellule cancéreuse. Les thérapeutiques ciblées
peuvent être classées en plusieurs catégories : 1) les thérapeutiques ciblées sur
des anomalies moléculaires causales, directement responsables de la transfor-
mation néoplasique, par exemple, l'imatinib pour les leucémies myéloïdes
chroniques, pour les GIST, pour les sarcomes de Darier et Ferrand. Ces théra-
peutiques donnent en général un taux de réponse élevé en monothérapie.
2) Les thérapeutiques ciblées sur des anomalies moléculaires plus en aval, qui
contribuent à la progression tumorale, mais qui ne constituent pas l'étape
initiale de la transformation, par exemple, le trastuzumab pour l'adénocarci-
nome du sein avec amplication de HER2. Ces thérapeutiques donnent des
taux de réponse limités en monothérapie, mais ont une activité antitumorale
additive avec la chimiothérapie dans les modèles actuellement disponibles.
3) En revanche, les thérapeutiques ciblées, lorsqu'elles sont évaluées sur des
cibles moléculaires ne jouant pas un rôle direct dans la transformation maligne,
n'ont en général pas ou très peu d'activité antitumorale clinique. On peut enfin
individualiser une quatrième catégorie, les anticorps monoclonaux dirigés
contre des cibles moléculaires ne jouant pas un rôle direct dans la transforma-
tion tumorale, par exemple CD20 dans les lymphomes B, dont le mécanisme
d’action fait, entre autres, intervenir le système immunitaire, via l’ADCC,
réalisant ainsi une immunothérapie passive.
Introduction
Le terme « thérapeutique ciblée » désigne des thérapeutiques dirigées contre des
cibles moléculaires présentes et supposées jouer un rôle dans la transformation
néoplasique de la cellule cancéreuse ciblée. Il ne s'agit pas d'un concept
nouveau en oncologie. Les traitements hormonaux des cancers du sein et de la
prostate correspondent à des thérapeutiques ciblées selon cette définition, et
sont étudiés de longue date.
Depuis trente ans, la mise en évidence d'anomalies caractéristiques de
certaines cellules néoplasiques, telles que des translocations spécifiques, des
mutations activatrices ou des amplifications géniques, a considérablement
modifié les classifications nosologiques des maladies néoplasiques. Cette clas-
sification moléculaire de certains cancers a débouché depuis cinq ans sur la
mise à disposition et/ou l'évaluation de médicaments capables de bloquer,
plus ou moins spécifiquement, la fonction de ces protéines activatrices. Ces
nouvelles thérapeutiques ciblées, « modernes », peuvent être classées en
plusieurs catégories :
les thérapeutiques ciblées sur des anomalies moléculaires causales, directe-
ment responsables de la transformation néoplasique ;
Les thérapeutiques ciblées sur des anomalies moléculaires plus tardives, qui
contribuent à la progression tumorale, mais qui ne constituent pas l'étape
initiale de la transformation ;
les thérapeutiques ciblées sur des cibles moléculaires qui ne jouent pas un
rôle direct dans la transformation ;
Les thérapeutiques ciblées par anticorps dirigées contre des antigènes
membranaire, réalisant une immunothérapie passive, amenant à la destruc-
tion cellulaire via une reconnaissance par le système immunitaire.
Dans cet article, nous décrirons quelques exemples de ces différentes situa-
tions.
Les thérapeutiques ciblées sur des anomalies
moléculaires causales
Dans cette première catégorie de maladies, les anomalies moléculaires ciblées
sont directement responsables de la transformation néoplasique. On peut citer
comme exemples de telles altérations génétiques le gène de fusion bcr-abl des
leucémies myéloïdes chroniques, les mutations activatrices du gène Kit dans les
tumeurs stromales gastro-intestinales, le gène de fusion EWS-Fli1 des sarcomes
d'Ewing. Pour les deux premières affections néoplasiques mentionnées, un
inhibiteur de la fonction des enzymes tyrosine kinase impliqué dans la trans-
formation néoplasique, bcr-abl et kit, l'imatinib mesylate (ou Glivec®), a été
516 Les cancers ovariens
développé et possède une activité tumorale établie. Nous prendrons l'exemple
des GIST pour illustrer cette première catégorie de maladies (1-9).
Les tumeurs stromales gastro-intestinales (GIST) sont des tumeurs rares,
pouvant se localiser à tous les étages du tractus digestif, dont l'incidence
estimée est voisine de 2 nouveaux cas pour 100 000 habitants par an. Les GIST
représentent une entité nosologique particulière depuis la découverte de leur
lien avec les cellules de Cajal, les cellules pacemakers de la motricité digestive.
Sur le plan phénotypique, les cellules tumorales de GIST sont caractérisées par
l'expression du marqueur CD34, commun aux cellules de Cajal, et par l’ex-
pression du récepteur tyrosine kinase kit (CD117) sous une forme mutée et/ou
activée dans 85% des cas, et de la chaîne alpha du récepteur du platelet derived
growth factor (PDGF)- PDGFRαdans 5% des cas environ. Ces mutations sont
de survenue précoce et constituent même possiblement l'événement oncogé-
nétique initial de la maladie (10-13).
La protéine kit, produit du proto-oncogène kit, est un récepteur trans-
membranaire à activité tyrosine kinase dont le ligand naturel est le facteur de
croissance stem cell factor (SCF) (14). Le gène kit est situé sur le bras long du
chromosome 4 (14). Ce récepteur appartient à la famille des récepteurs tyro-
sine-kinase de type III, et présente d'importantes homologies structurales avec
les récepteurs du macrophage colony stimulating factor 1 (M-CSF-1) du PDGF.
Les mutations de kit sont classées en deux catégories (14) :
les mutations dans les zones régulatrices portant sur les portions extracellu-
laires de la molécule ou sur les zones trans-membranaires et
juxtamembranaires impliquées dans la dimérisation ;
– les mutations dans le domaine kinase, souvent peu sensibles à l'imatinib.
Ces mutations impliquent possiblement des voies de signalisations intracel-
lulaires différentes qui sont actuellement à l’étude (11-20). Dans les GIST, les
mutations de ce gène, observées dans 85 à 90 %, sont responsables d’une acti-
vation spontanée de kit indépendamment de sa liaison avec son ligand
spécifique. Ces mutations sont rencontrées dans la lignée germinale dans les
rares cas familiaux de GIST, et dans la majorité des tumeurs à un stade précoce
ou avancé. Dans les GIST dépourvues de mutations détectables de kit, une
activation constitutionnelle de la kinase est observée (13). Les mutations de kit
et, d'une manière plus générale, son activation, pourraient jouer un rôle onco-
génique initial dans le développement de cette maladie.
Dans les GIST, les mutations sont le plus souvent situées dans l’exon 11 de
kit, plus rarement dans l’exon 9 et exceptionnellement dans les exons 13, 17 et
14 (14-20). La grande majorité de ces mutations se trouvent de part et d’autre
de la région transmembranaire du récepteur, impliquée dans la dimérisation de
la kinase après fixation de son ligand. La nature des mutations semble
influencer le devenir des GIST, y compris avant l'ère de l'imatinib (21-28). La
mise en évidence de ces mutations dans des GIST de petite taille (< 1 cm) et
dans des GIST familiaux souligne la précocité, voire la causalité de cet événe-
ment génétique, dans la carcinogenèse des GIST (11, 20). D'autres anomalies
génétiques apparaissent secondairement cependant, notamment des altérations
Les thérapeutiques ciblées… 517
et des pertes de segments du chromosome 14, 22, 1 (18, 29). Une analyse
récemment effectuée par micro-array d'expression identifie d'autres gènes
surexprimés et potentiellement activés in vivo dans les GIST (30). Leur rôle
dans la progression tumorale reste à établir.
Avant l'introduction de l'imatinib (STI571, Glivec®), la chirurgie était le
seul traitement efficace de cette pathologie, la chimiothérapie restant globale-
ment inopérante et la radiothérapie non applicable.
En 2001, ont démarré les premières études de phase I, puis II et III,
évaluant l’efficacité de l'imatinib dans le traitement des GIST en phase avancée
ou métastatique. Les données disponibles actuellement montrent que l'ima-
tinib induit 60 à 70% de réponses objectives avec l’imagerie conventionnelle
(TDM/IRM), 15 à 20% de maladies stabilisées et 10 à 15% de résistance
primaire. L'imagerie fonctionnelle par PET-scan est probablement la meilleure
méthode d'évaluation de l'efficacité de l'imatinib dans cette affection. Des
résistances secondaires (re-progression après réponse initiale) sont désormais
rapportées chez 30% à 50% des patients. Certains de ces patients vont
répondre à d'autres inhibiteurs de tyrosine kinase plus actifs, et à plus large
spectre, tels que le SU11248, bloquant également VEGFR2 notamment.
La survie à un an des formes avancées était voisine de 35% avant l'imatinib.
Elle est désormais voisine de 90%. La survie globale, sans progression et la
réponse au traitement sont influencées par la nature des mutations de kit sur
les cellules tumorales, les mutations de l'exon 11 étant associées à un pronostic
plus favorable. L'imatinib n'a, en revanche, pas d'activité antitumorale établie
dans les autres sarcomes non-GIST CD117 négatifs et/ou dépourvus de muta-
tions activant une boucle autocrine PDGF. Deux études de phase III majeures,
conçues et menées en moins de deux ans et rassemblant respectivement 946 et
756 patients ont été réalisées et publiées : elles comparaient deux doses d'ima-
tinib, 400 mg et 800 mg par jour pour le traitement des GIST avancés. L'étude
rapportée par Benjamin et al. (ASCO 2003, abstract 3272) ne met pas en
évidence de différence entre les deux doses, en terme de taux de réponse, de
survie sans progression et de survie globale. En revanche, l'étude de Verweij et
al. (31), avec un nombre de patient supérieur et une durée de suivi légèrement
supérieure met en évidence une amélioration significative de la survie sans
progression dans le bras 800 mg. À vingt-quatre mois, la survie sans progres-
sion est de 55% dans le bras 800 mg versus 40% dans le bras 400 mg. Ces deux
études étaient destinées dès leur conception à être réunies et analysées ensemble
dans une méta-analyse « programmée ». Cette analyse est plus que jamais
nécessaire. L'anatomie moléculaire des mutations de kit reste l'élément essen-
tiel corrélé au pronostic et à la réponse à l’imatinib. Heinrich et al. ont
démontré que les GIST porteurs de mutation de l'exon 11 ont un taux de
réponse, une survie sans progression et une survie globale supérieurs à celle des
patients porteurs de mutations situées dans l'exon 9, ou dans dans d'autres
parties de la molécule. La nature des mutations du PDGFRαet la réponse à
l'imatinib, dans les sites de la publication dans Science de l'article du même
groupe, démontrent la présence de mutations du PDGFRαchez 36% des
518 Les cancers ovariens
GIST indemnes de mutations de kit. Ici, la présence de mutations de
PDGFRαdans l'exon 18, notamment la mutation D842V, est associée à une
absence de réponse au traitement par imatinib (29). Récemment rapportée à
l’ASCO 2005, l’analyse moléculaire réalisée par M. Debiec Richter réalisée sur
337 patients de l’étude de Verweij et al. a permis d’affiner considérablement
cette analyse, démontrant la corrélation entre le site des mutations de l’exon
11, au nucléotide près, et la qualité de la réponse à l’imatinib, et démontrant
que certains sous-types moléculaires répondent mieux à une dose de 800 mg/j
(33, sous presse, ASCO 2005), tandis que pour la thérapeutique de deuxième
ligne SU11248, un taux de contrôle tumoral identique est obtenu quel que soit
le sous-type moléculaire (34).
Les GIST constituent désormais un modèle en oncologie solide, représen-
tant la première tumeur solide traitée par une thérapeutique ciblée sur une
anomalie moléculaire causale. On s’achemine d’ailleurs vers une thérapeutique
ciblée variable selon la nature et la topographie des mutations des récepteurs
tyrosine kinase, la biologie moléculaire, et le séquençage devenant dans cette
perspective, un outil décisionnel essentiel pour le praticien.
Les modèles tumoraux rentrant dans cette catégorie sont en nombre limité :
on peut citer le Glivec®dans les LMC, les leucémies myélomonocytaires chro-
niques associées à une translocation impliquant le récepteur du PDGF, les
dermatofibrosarcomes de Darier et Ferrand, caractérisés par une translocation
impliquant la chaîne bêta du récepteur du PDGF, certains syndromes hyper-
éosinophiliques (35-39).
Lorsque l'oncogène ciblé intervient dans les étapes initiales de la transfor-
mation, la thérapeutique ciblée possède une activité antitumorale importante
en monothérapie, et cette activité antitumorale est détectable ou démontrable
dès les études de phase I/II.
Les thérapeutiques ciblées sur des anomalies
moléculaires plus tardives
Ce sont les anomalies moléculaires qui contribuent à la progression tumorale,
mais qui ne constituent pas l'étape initiale de la transformation. Ces anomalies
moléculaires ne sont pas observées dans toutes les tumeurs d'un même type
histologique, elles ont volontiers une valeur pronostique, généralement défa-
vorable. Les amplifications du gène erb-B2 dans les adénocarcinomes du sein
constituent un exemple de ce type de pathologie. Retrouvées dans 15 à 20%
des tumeurs, elles sont associées à un pronostic défavorable et à une moins
bonne réponse aux traitements antinéoplasiques (40). Le trastuzumab est un
anticorps humanisé dirigé contre la partie extracellulaire de cette molécule.
Administré de manière hebdomadaire, il donne des taux de réponse voisins de
10% en monothérapie, mais permet d'augmenter significativement le taux de
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