très étroitement, comme cela est notamment le cas chez Heidegger, tantôt au contraire ils entrent en
opposition violente. La dernière possibilité reçoit son illustration la plus radicale chez Nietzsche,
qu’on peut de ce point de vue, comme le suggère Geneviève Hébert, appeler le "malin génie" de
l’herméneutique philosophique contemporaine . Si l’on compare Nietzsche et Dilthey, on constate
que même d’un point de vue purement terminologique, le terme "herméneutique" n’est jamais
utilisé chez le premier. A ce silence, il y a des raisons, qu’illustre la méchante boutade de la
première Intempestive, où parlant de D.F. Strauss, Nietzsche écrit : "Quand on a été une fois malade
de hégelerie et de schleiermacherie, on n’en guérit jamais complètement" (Wer einmal an der
Hegelei und Schleiermacherei erkrankte, wird nie ganz kuriert") . Plus remarquable encore est
l’éclipse presque totale du terme "comprendre", qui, s’il est employé, ne l’est que dans un sens
négatif et péjoratif. Ainsi Nietzsche déclare-t-il, en visant le climat intellectuel du 19ème siècle
finissant, que le sérieux scientifique exige qu’on s’interroge sur les causes qui expliquent la genèse
des choses, au lieu de s’enquérir des raisons qui permettent de les comprendre. C’est pourquoi la
prétention de vouloir comprendre la vie en profondeur ne peut que s’achever dans la dérision .
On ne saurait plus brutalement prendre congé de "l’âge du comprendre", que celui qui s’exprime
dans ces lignes. L’accentuation négative et polémique de ce concept-clé de la pensée diltheyenne se
trouve compensée chez Nietzsche par un emploi accru, presque inflationniste, du terme
"interprétation", et de ses équivalents sémantiques ("Interpretieren", "Auslegen", "Ausdeuten" etc.)
en particulier dans les fragments de la dernière moitié des années 80. La valeur du monde réside
dans notre interprétation et ces interprétations ne sont elles-mêmes que l’expression particulière de
la volonté de puissance. Le monde qui nous concerne est l’expression particulière, c’est-à-dire une
perspective de la volonté de puissance, "c’est-à-dire qu’il n’est pas un état de fait mais invention
poétique; il est "fluctuant", comme quelque chose en devenir, comme une erreur qui se décale
constamment, qui ne s’approche jamais de la vérité : car - il n’y a pas de ‘vérité’" . Nous sommes
dès lors confrontés à un "mauvais infini" dont ni Hegel ni toute la métaphysique antérieure n’avait
eu l’idée : le perspectivisme infini des phénomènes soumis à la volonté de puissance, une caricature
évidente de tout ce que la métaphysique avait tenté de penser sous le concept d’infini.
Quelque scandaleuses que puissent être ces affirmations sans cesse martelées dans les fragments du
Nachlaß, aux yeux d’une philosophie "herméneutique", elles n’inaugurent pas moins "l’âge
herméneutique de la raison", et leur défi demeure comme une provocation permanente. Car c’est
justement ici qu’apparaît la possibilité que le concept d’interprétation puisse pénétrer jusqu’au
coeur même de la métaphysique, chez Nietzsche il est vrai seulement pour lui porter, ensemble avec
la morale, le coup de grâce définitif.
III. Les stratégies herméneutiques d’appropriation de l’histoire de la métaphysique
La naissance de la philosophie herméneutique coïncide globalement avec l’époque où la
métaphysique est soumise à une critique radicale, au point que pour beaucoup, elle semble sur le
point d’agoniser. Quelque différents que soient les diagnostics des médecins qui se rassemblent
autour de son chevet au début du siècle (inconsistance logique : Carnap, Wittgenstein I ; platonisme
inguérissable : Nietzsche ; relativité historique des visions du monde : Dilthey etc.) - cette situation
fait naître le soupçon que l’herméneutique ne serait que l’exécutrice testamentaire d’une
métaphysique moribonde. C’est précisément ce cliché qui doit à mes yeux être révisé aussi bien
pour des raisons métaphysiques et herméneutiques. D’un coté, il suffit de jeter un coup d’oeil sur
les débats philosophiques contemporains pour se rendre compte que la métaphysique présumée
défunte ou en état de coma dépassé fait preuve d’une extraordinaire vitalité, au point qu’elle a déjà
survécu à un certain nombre des médecins qui lui avaient établi un constat de décès ; d’autre part,
l’idée superficielle que l’herméneutique se substituerait purement et simplement à la métaphysique
ne rend pas non plus justice à celle-ci.
Toujours est-il que dans ce nouvel âge herméneutique de la raison se développent des "stratégies
d’appropriation" de l’histoire de la pensée spécifiques qui méritent qu’on leur prête attention. Ainsi,