Du sens, des sens. Sémiotique, marketing et communication en

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Jean-Jacques BOUTAUD
LIMSIC
Université de Bourgogne - Dijon
Du sens, des sens.
Sémiotique, marketing et communication
en terrain sensible
Mots-clefs : Sensoriel, Sensible, Esthésie, Expérience, Consommation
On aura deviné, dès le titre, tout ce que cette communication doit à
Greimas, l’auteur bien sûr Du Sens et De l’Imperfection, mais aussi à Floch,
avec son fameux triptyque Sémiotique, Marketing et Communication. Deux
sources d’inspiration majeures au moment où, dans ce périmètre
interdisciplinaire, se nouent de nouvelles relations et percent de nouveaux
enjeux, théoriques et opérationnels, à la faveur d’un questionnement
particulier : savons-nous prendre en compte la part sensible du sens ? Sous
quels traits, quelles formes, avec quels effets ? Un terrain sensible, donc, par
sa porosité (comment fixer les frontières du sensible ?) et le poids
ontologique de sa relation à l’intelligible, dans la tradition philosophique.
Dans leur trajectoire vers le sens, vers les processus de signification,
marketing et communication ont trouvé, dans la sémiotique, de nombreux
points d’appui conceptuels et méthodologiques. Aujourd’hui, cette
trajectoire prend une direction de plus en plus marquée vers le sensoriel et le
sensible, comme si sémiotique, marketing et communication, allaient
chercher de quoi se revitaliser et, pourquoi pas, se mettre en danger sur des
terrains encore mal balisés, si l’on ne verse pas directement dans
l’esthétique ou, à l’opposé, dans les sciences exactes.
Dans ses relations à la communication et au marketing, la sémiotique
est-elle simplement vouée à l’opérationnalité, voire à l’instrumentalisation,
avec la caution théorique et la prime de signification attendues, ou favoriset-elle le questionnement sur la complexité du sens et les nouveaux moyens
de l’aborder ? Que peut-elle aussi attendre, en retour, de son appariement à
la communication et au marketing, dans ce champ d’émergence du sensible
au niveau du discours, des objets, des dispositifs ou, plus globalement, des
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relations, des modes relationnels, intersubjectifs, que nos sociétés
idéalisent ?
Précisément, comment expliquer cet attrait pour le sensoriel et le
sensible ? Avec quelles relations de contiguïté entre les deux dimensions ?
Alors que le marketing semble avoir pris un temps d’avance, à travers tout
un découpage sectoriel ou conceptuel, en marketing non seulement
sensoriel, mais, relationnel, expérientiel, que révèle le besoin d’intégrer des
compétences sémiotiques ou des problématiques de communication dans
cette approche du sensoriel : le besoin, là encore, de le réifier au profit
d’une plus grande efficacité ou d’une plus-value marchande face à la
concurrence ? Ou, sans se figer sur cette dimension opératoire, un réel
renouveau paradigmatique pour questionner, dans toute consommation, les
signes et le sens de cette consommation.
On se doute que derrière toutes ces questions il ne s’agit pas de trancher
en faveur de telle ou telle approche, ou de dichotomiser le monde
bienveillant des uns et le monde sournois des autres. Il s’agit, au contraire,
de voir comment, au-delà des précautions et des préventions, bien naturelles
avant de s’engager ensemble, sémiotique, marketing et communication,
malgré leurs intérêts privés, peuvent s’enrichir de leurs relations croisées au
carrefour du sensible.
Nous nous proposons, d’abord, de mettre en perspective ces relations
croisées, établies non sans réserves, ni malentendus, mais, dans le même
temps, voulues, souhaitées, pas seulement au plan de la recherche, mais
aussi de la formation et du monde professionnel. Nous verrons comment le
sensible a concentré le champ d’action entre sémiotique, marketing et
communication, à travers des liens explicites ou concrets, ou des
correspondances induites par la complémentarité de travaux convergeants,
au même moment, sur le sensible. Pour conclure, notre propos se voudra
plus prospectif sur les objets, les champs et les enjeux d’une telle complicité
autour du sensoriel et du sensible.
1. L’apport sémiotique au marketing et à la communication
Même si les relations sont désormais établies et convenues, ce qui ne
veut pas dire stabilisées, entre sémiotique, marketing et communication, les
choses n’ont pas toujours été simples, disions-nous, pour situer les apports
respectifs et construire des ponts, au-delà de la simple curiosité à se
rapprocher sur des objets et s’accorder sur la mise en circulation des signes
dans la société. S’il faut penser avec Sebeok, que sémiotique et marketing
se rejoignent sur des problématiques similaires mais dans des « perspectives
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1
stratégiques différentes » , voyons déjà séparément les relations établies,
d’une part sur le versant sémiotique et communication, d’autre part sur le
versant sémiotique et marketing, pour mieux situer le point de rencontre
qu’offre aujourd’hui le sensible.
Sémiotique et communication, d’abord. S’il nous est permis de le
rappeler, nous avons souvent travaillé cette question2, en nous demandant
pourquoi le partage des compétences a tardé à se manifester ou à trouver sa
voie. Aujourd’hui encore, la communication accepte mal un principe
d’immanence et un métalangage qui coupent la sémiotique des contextes
d’énonciation et de leur ancrage pragmatique ; à l’inverse, la sémiotique
voit mal comment la communication peut toucher en profondeur la
signification, alors même qu’elle se définit, bien souvent, dans la publicité,
les médias, toute forme de persuasion, par des visées intentionnelles et la
nécessité de transmettre un message, dont de l’instrumentaliser. Ces
réserves ont leur justification, mais il a fallu les dépasser et sortir, de part et
d’autre, de ce prisme déformant, pour mieux entrevoir les relations de
solidarité entre sémiotique et communication, même si du chemin reste à
parcourir.
Ainsi, dans la direction qui est la nôtre, à l’orée du sensible, la
communication n’a pu se contenter de voir, dans la sémiotique, un outil de
décryptage des signes et des codes, des images et des connotations, qui ont
fait de la publicité un modèle d’application par excellence. Le caractère
multimodal de la communication, sa dimension symbolique, avec tous les
processus mis en jeu, en termes d’identité, de sens, de relation, tous ces
facteurs ont étendu le champ d’intervention sémiotique en communication.
En retour, la sémiotique s’est nourrie des supports de communication et des
problématiques sous-jacentes à leur utilisation (discours médias, nouvelles
technologies de l’information et de la communication, objets de
consommation) pour tracer de nouvelles voies dites sémiopragmatiques ou
sociosémiotiques (Semprini, Landowski, Fiske), non soumises à la
composante linguistique de la communication. Même idéalement construit,
le signe apparaît bien comme un élément de vie, de la vie sociale, dans
l’étendue de ses modes de manifestation et de communication (verbale, non
verbale, sensorielle, spatiale, etc.).
1
T. A. Sebeok, « Messages in the marketplace », Marketing and Semiotics. New Directions in
the Study of Signs for Sale, Mouton de Gruyter, 1987.
2
J.-J. Boutaud, Sémiotique et Communication. Du signe au sens, L’Harmattan, Paris, 1998 ;
« Sémiotique et communication. Un malentendu qui a bien tourné », Les sciences de
l’information et de la communication. Savoirs et pouvoirs, Hermès n°38, 2004.
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Les relations sémiotique et marketing n’ont pas davantage suivi, à
l’origine, le cours d’un fleuve tranquille. A titre d’exemple, dans sa lecture
de Marketing and Semiotics (Sebeok, 1987), Schroder s’inquiète de voir que
« le recueil ne propose aucune réflexion véritable sur les différences entre
marketing et recherche sémiotique. Les divergences méthodologiques –
approche quantitative dans un cas, qualitative, dans l’autre- sont passées
sous silence. Il n’est pas non plus question de filiations théoriques ou
politiques ». Et d’ajouter : « Deux traditions aussi clairement antagonistes
ne peuvent être fondues sans que l’on réfléchisse à leurs histoires
respectives ; à la façon dont ces histoires déterminent les questions posées,
et les limites du questionnement. Sans cette clarification préliminaire, il
semble difficile de mettre en place des objectifs communs »3 . Depuis, les
choses ont évolué, se sont précisément clarifiées.
On peut penser que Jean-Marie Floch a joué un rôle catalyseur
important. Les différentes synthèses consacrées aux relations sémiotique et
marketing4 font systématiquement référence à ses travaux. Dans leur article,
en forme d’hommage, Heilbrunn et Hetzel (2003) soulignent le mérite de
Jean-Marie Floch d’avoir apporté « dans un champ déjà relativement
sémiologisé la fraîcheur d’un regard sachant allier une lecture sensible du
monde à l’exigence méthodologique que requiert l’approche structurale »5.
Une lecture sensible, sur de multiples plans : épistémologique, car Floch
voit principalement, dans la sémiotique, un geste anthropologique, avec des
dimensions esthétiques et herméneutiques ; méthodologique, car Floch
revendique une « pensée bricoleuse », dans l’acception donnée par LéviStrauss, avec toute la liberté nécessaire pour établir des relations et des
oppositions signifiantes prenant forme et force de système ; sur le plan
thématique, enfin, où Floch passe librement d’un sujet à l’autre, sans jamais
perdre de vue ces « petites mythologies de l’œil et de l’esprit »6 qui
l’entraînent d’objets en lieux, de lieux en discours, de discours en identités
ou expression d’une philosophie de vie.
3
K. C. Schröder, « Discours critique ou marketing. Les enjeux d’une sémiotique de la
publicité », Hermès 13-14, 1994.
4
Citons par exemple : M. Pasquier, Marketing et sémiotique, Editions Universitaires Fribourg,
1999 ; B. Heilbrunn et P. Hetzel, « La pensée bricoleuse ou le bonheur des signes : ce que le
marketing doit à Jean-Marie Floch », Décisions marketing n°29, janvier-mars 2003 ; D. Glen
Mick et al., « Pursuing the Meaning of Meaning in the Commercial World : an International
Review of Marketing and Consumer Research founded on Semiotics », Semiotica, 2004.
5
B. Heilbrunn et P. Hetzel, op. cit., p. 19.
6
J.-M. Floch, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Editions Hadès-Benjamins, Paris,
1985.
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A suivre Heilbrunn et Hetzel (2003), les marketers vont donc trouver,
chez Floch, à la fois un état d’esprit, sensible au « bonheur des signes » et
une méthode de sémiotique appliquée. La méthode d’abord. Sémiotique,
Marketing et Commnunication (1990) la rend accessible par des procédures
de débrayage entre la théorie et son application. En quelque sorte une
défense et illustration du parcours génératif dont les différents niveaux
fournissent ce qu’il est convenu d’appeler des outils, comme le carré
sémiotique ou le schéma narratif. Au-delà de la méthode, il faut penser,
avec Heilbrunn et Hetzel (2003), que la lecture de Floch insuffle au
marketer un véritable état d’esprit ouvert au sens, au sensible, sans
comparaison avec une mécanique de persuasion dont la sémiotique serait
l’instrument : « le lecteur va lui-même jouer à l’auteur puisqu’il se substitue
en quelque sorte à lui dans le processus analytique (du moins
métaphoriquement) et, surtout, il s’aperçoit avec émerveillement que le
travail du marketer peut avoir conjointement " une épaisseur, des niveaux et
une perspective" »7. Allusion au mandala dont Floch avait relevé, dans l’un
de ses ouvrages8, la fonction non seulement symbolique mais allégorique
pour la sémiotique.
On pourrait citer bien d’autres travaux qui ont jalonné ce parcours
croisé entre sémiotique et marketing. Mais, faute de place, nous ferons
directement référence à l’impressionnant travail de synthèse (plus de 350
références d’articles, de communications, de chapitres d’ouvrages,
d’ouvrages, de travaux non publiés ; plus de 400 contacts à travers le
monde, en six langues ; 600 travaux retenus en bases de données) de D. G.
Mick, J.E. Burroughs, P. Hetzel, M.Y. Brannen (2004). Ils proposent
d’enrichir le modèle linéaire de McCracken9 (extraction culturelle >
transferts de signification dans différents supports > appropriation par les
consommateurs) en un processus séquentiel élargi, intégrant les notions de
potentialisation (construction du consommateur comparable au lecteur
modèle d’Eco) et d’actualisation (activité interprétative du consommateur).
En voici la schématisation :
7
B. Heilbrunn et P. Hetzel, op. cit., p. 23.
J.-M. Floch, Tintin au Tibet, PUF, Paris, 1997.
9
G. McCracken, « Culture and Consumption : A theoretical account of the structure and
movement of the cultural meaning of consumer goods », Journal of consumer Research 13,
1986.
8
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Framework For Assessing Semiotic Marketing
and Consumer Research
D. G. Mick, J.E. Burroughs, P. Hetzel, M.Y. Brannen (2004)
Potentializing and Actualizing Meanings in the Object
(e.g., product design)
⊥
Potentializing and Actualizing Meanings around the Object
(e.g., packaging, brand
names/logos, advertising)
⊥
Potentializing and Actualizing
Meanings of Being and Buying there
(e.g., physical retail and acquisition
Environments, Internet, Credit cards/money)
⊥
Actualizing Meanings through Experiences, Ownership,
and Usage (e.g., entertainment/leisure, clothing,
Food, and vehicles, plus more general
Constructs and processes such as
Desire, memory and identity)
2. Trajectoires vers le sensible
Une fois surmontés leurs atermoiements respectifs, sémiotique,
communication et marketing ont, comme on l’a vu, fini par se rencontrer
autour de problématiques communes sur le sens, tout en suivant des
trajectoires différentes. Le carrefour est bien celui du sens, mais bénéficiant
des apports réciproques : mieux situé dans ses domaines d’application
sociale pour la sémiotique ; mieux intégré au déplacement qualitatif du
marketing ; mieux suivi dans son parcours à l’intérieur des processus de
communication. Des trajectoires aimantées, alimentées, par la quête du sens,
sans renier la spécificité de leur démarche. Cette confluence d’intérêts va
inévitablement profiter à des objets, des problématiques, tout en faisant
émerger des champs d’application bénéficiant de ces compétences croisées.
Ainsi pouvons-nous expliquer, même s’il témoigne d’une permanence
dans nos échanges symboliques, l’attrait actuel pour le sensoriel et le
sensible. Lieu commun de la communication, doxa sémiotique, enjeu de
marketing, le polysensoriel est, sans conteste, la clé ou la caution la plus
attachée au réenchantement du sens. Condition non suffisante, peut-être,
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Sémiotique, marketing et communication en terrain sensible
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mais absolument nécessaire, le plaisir doit participer du sens, les sens
doivent réenchanter les signes et les significations.
Les explications ne manquent pas. Elles relèvent de plusieurs facteurs
conjugués dans l’expression d’une sensibilité dite hypermoderne, portée par
des valeurs hédonistes. Cela entraîne un déplacement du sens vers les sens.
En quête d’expériences, le sujet demande à éprouver des sensations, à
s’éprouver. Les univers de consommation et les cadres d’échange du
quotidien deviennent toujours plus des terrains d’expérimentation, avec des
dimensions sensibles (l’expérience vécue) et signifiantes (les signes perçus,
ressentis) qui ressortissent des compétences partagées par la sémiotique, le
marketing et la communication. On reviendra aussi sur les enjeux
épistémologiques ou opératoires qui motivent les stratégies des uns ou des
autres. Mais la question du sensible doit d’abord être posée en termes clairs,
avec les différents éclairages que nous pouvons en attendre.
Commençons avec le marketing. Il ne pouvait tarder à emboîter le pas,
voire à anticiper, les évolutions, sinon les changements post, puis
hypermodernes. Impossible de reprendre ici l’instruction à la base, mais
dans ce contexte, l’attraction sensorielle et sensible transpire de toutes parts.
Plus que jamais, le sens de l’expérience est guidé par la recherche de
sensations, par l’immersion dans des contextes enveloppants,
polysensoriels. Le régime dominant est donc celui de l’esthésie et des
émotions sensorielles favorisées par synesthésie, par coopération des sens.
Mais ce paradigme sensoriel s’est développé, dans notre société, à un seuil
d’intensité élevé, que l’on qualifie d’hyperesthésie. Rien d’étonnant dans un
contexte
d’hypermodernité :
« Hypercapitalisme,
hyperclasse,
hyperpuissance, hyperterrorisme, hyperindividualisme, hypermarché,
hypertexte, qu’est-ce qui n’est plus « hyper » ? Qu’est-ce qui ne révèle plus
une modernité à la puissance superlative ?» (Lipovetsky, 2004 :72).
Quelques traits de cette sensibilité esthétique superlative : valorisation
permanente des expériences hédonistes ; recherche individualisée ou
individualiste d’expériences éclectiques ; promotion d’univers customisés
(kitsch, accessoire, paillettes), ou de mondes cosmétisés (esthétique, beauté,
forme) ; érotomanie ambiante autour du sexe et de la séduction. Une
sensibilité d’époque où le mode de vie est élevé en style, le style converti en
signes, et les signes en concept, avec le mot d’ordre, ou plutôt un mode
émotionnel dominant, récurrent : vivre une expérience, éprouver toujours
plus de sensations. Faire toujours mieux dans le syncrétisme du sens et des
sens.
L’attrait du sensoriel s’explique par deux éléments clés des situations
de communication portées par le rénchantement, deux phénomènes
étroitement liés : la quête d’expérience et la valorisation du moment au sein
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de l’expérience sensible. Celle-ci doit être vécue, par immersion dans un
espace, une ambiance, un imaginaire de consommation, comme un moment
de parenthèse « enchantée ». Moment de suspension heureuse, phorique ou
enthousiaste (Winkin). Moment de suspension de l’incrédulité (« the willing
suspension of disbelieve », Coleridge) qui contamine ordinairement toutes
nos valeurs, tant il devient difficile de croire totalement ou durablement en
elles.
Incrédulité perçue comme le symptôme de la post-modernité, par la
mise en doute de valeurs fondamentales et des grands récits qui les
accompagnent. Comment croire encore en la famille quand elle se fissure de
partout ? Comment rester naïf sur le travail et la réussite professionnelle
quand aucune garantie ne subsiste ? Que dire des études et des diplômes, en
mal de reconnaissance sur le marché ? Perte de la magie comme « technique
de salut » (Weber), à défaut d’ancrage au divin, au sacré ou tout simplement
au bonheur.
Sombre tableau post-moderne, non sans prise avec certaines réalités du
quotidien. Mais tableau plein de contrastes et de contradictions. Signes de
destructuration peut-être, mais besoin aussi d’éprouver des sensations, de
vivre une expérience et de réenchanter le monde, en se laissant transporter
par les situations. Une démarche bien comprise par le marketing pour
réenchanter la consommation, sur un nouveau mode relationnel (aux
produits, aux services, aux espaces de vente) et expérientiel.
Le réenchantement se définirait ainsi comme une « suspension de
l’incrédulité », portée par le désir de nous en laisser conter comme
consommateur. Parenthèse heureuse ou irénique qui est celle de
l’expérience, soudainement détachée du fond de notre existence. Pas de
grand récit, donc, autour d’une valeur de dépassement (facteur
d’incrédulité) mais un temps suspendu, où l’expérience peut se vivre
pleinement, avec son lot de sensations et de compensations : partager un
bon moment, des émotions, s’enrichir au contact des autres, découvrir de
nouvelles sensations.
Tout concourt, par conséquent, à valoriser dans l’expérience, sa
dimension sensible, en la concevant non seulement comme une parenthèse,
mais comme un moment. Précisons ce qui caractérise ce moment de
l’expérience. Cela suppose :
- une discontinuité, rupture ou parenthèse, par rapport au continuum de
la vie ordinaire : le moment se détache du fond des activités ordinaires, il est
vécu avec une certaine densité ou intensité ; expression d’une pure actualité,
d’un présent absolu, il n’entre pas moins dans un temps mémorable dont le
sujet aime souvent garder une trace matérielle (photo, accessoire, objet
souvenir) ou immatérielle (souvenir anecdotique, récit mémorable) ;
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- une position réflexive du sujet, à la fois acteur et spectateur de sa
situation et de la transformation qu’elle opère sur lui ;
- une unité d’action, unité dramatique condensée dans le temps et
l’espace, immergée dans le hic et nunc de l’expérience, et unité
dramaturgique qui nous assigne un rôle en situation : entrer en scène, à la
faveur de toute situation de consommation ou de communication à capital
émotionnel, relationnel, expérientiel ; se mettre en scène ; se laisser prendre
au jeu ;
- une coloration affective favorable, harmonieuse ou intense, que le
sujet désire avant tout partager avec d’autres, à travers toute la gamme
multimodale de la communication ou tous les signes d’une empathie non
verbalisée, non verbalisable.
Sous l’attraction quasi permanente des univers d’ambiance ou des
mises en scène de la vie quotidienne (Goffman) le mot d’ordre est donc,
aujourd’hui, de vivre pleinement l’expérience. Cela suppose un double
processus de réflexivité (se voir faire, se voir agir) et d’apprentissage
hédonique (savourer des émotions, éprouver du plaisir). Moment
phénoménologique, d’abord compris (contenu et senti) comme pure
actualité de l’expérience sans finalité obligée : il se savoure en lui-même,
pour lui-même, en conjuguant, phoriquement, affection esthésique et
coloration affective.
Communication et marketing ne pouvaient que se rencontrer sur ce
moment de l’expérience, sur la parenthèse irénique ou réenchantée qu’elle
peut offrir au sujet ou au consommateur, s’il se prête ou se prend au jeu :
attraction et séduction des objets, des marques, des lieux, qu’il faudrait
confronter à la vision désenchantée de Baudrillard dans La société de
consommation (1970). A charge pour la sémiotique d’en explorer les signes,
les significations, les processus de construction du sens, sous différents
aspects (axiologiques, narratifs, thématiques, semi-symboliques) convoités
par le marketing et la communication dans l’affirmation de compétences
nouvelles, ou plutôt mieux reconnues, car les liens et les références
communes ne manquent pas, depuis une vingtaine d’années (D. G. Mick,
J.E. Burroughs, P. Hetzel, M.Y. Brannen, 2004).
On ne compte plus les formes de marketing mises en orbite, depuis peu,
autour du sensible : marketing polysensoriel, bien sûr (Rieunier, 2002) ;
marketing tribal, marketing des passions (Cova et Cova, 2003) ; marketing
relationnel (Hetzel, 2004). Mais, dans les limites de cet article nous
retiendrons tout particulièrement le marketing expérientiel dans le cadre
herméneutique partagé avec la sémiotique et la communication.
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Depuis l’article séminal de Holbrook et Hirschman10, en 1982, le
concept d’expérience semble motiver de nouvelles pratiques de
consommation ou de management, mais il apparaît encore timidement dans
les théories du marketing11. Celui-ci fait encore appel à des compétences
voisines, en sociologie de la consommation (activité orientée vers soi et les
autres) ou psychologie de l’environnement (immersion, ambiance). La
progression vers une démarche interprétative et qualitative nécessite une
double clé : « le registre et l’écriture expérientielle. Le registre concerne les
dimensions de la subjectivité : les émotions et les connaissances, les
croyances et les fantasmagories, les pratiques et les rituels. L’écriture se
manifeste dans le contexte, la mise en scène, le script et la représentation
que s’en fait le sujet ».12
Des travaux récents comme ceux de Hetzel marquent, à cet égard, un
mouvement significatif en direction de la communication et de la
sémiotique, répondant aux intuitions d’Holbrook et Hirschman qui
définissaient la consommation expérientielle comme « un état subjectif de
conscience accompagné d’une variété de significations symboliques, de
réponses hédonistes, et de critères esthétiques ». En allant dans ce sens,
Hetzel propose une « roue expérientielle »13 avec cinq fonctions
dynamiques : proposer de l’extraordinaire, surprendre, créer du lien,
stimuler les cinq sens, et se servir du capital symbolique des produits et des
marques.
Il nous paraît intéressant de convertir ces différentes facettes de
l’expérience en des pôles de manifestation dont l’unité et la contiguïté sont
rendus par la parenté phonétique des mots, à l’intérieur du vocabulaire
sensible. L’attrait hypermoderne pour le sensible et le sensoriel répond, en
effet, à différents modes de valorisation, formant système : valorisation tour
à tour emphatique (signes sensoriels amplifiés), pathique (empreintes
polysensorielles), empathique (immersion sensible ) et phatique (stimulation
sensorielle). Rien de gratuit dans un tel rapprochement de mots, mais plutôt
une continuité qui nous met sur la voie de l’unité du sensible :
10
M.B. Holbrook et E.C. Hirschman, « The Experiental Aspects of Consumption : Consumer
Fantasies, Feelings and Fun », Journal of Consumer Research, 22, 1982.
11
Voir M. Filser, « Le marketing de la production d’expérience : statut théorique et
implications managériales », Décisions Marketing n°28, 2002.
12
C. Benavent et Y. Evrard, « Extension du domaine de l’expérience », Décision Marketing
n°28, 2002.
13
P. Hetzel, Planète conso. Planète conso. Marketing expérientiel et nouveaux univers de
consommation, Editions d’Organisation, Paris, 2002.
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Quelques mots de commentaire sur chacun des pôles de valorisation du
polysensoriel, à l’intersection marketing, communication et sémiotique.
Signe d’hypermodernité, l’hyperesthésie consacre la forme
hyperbolique de l’expérience sensorielle recherchée par le sujet, avant tout
consommateur et consommateur de signes. Tout concourt, nous le voyons
en permanence, à l’expression emphatique du monde sensoriel ou de
l’immersion dans le monde sensoriel, saturé de signes à tous les niveaux :
décors, ambiances, objets, pratiques et discours, sursignifiés dans leur forme
et leur force d’expression sensorielle, de stimulation. Cette vision
emphatique est aussi celle de l’amoncellement et de la profusion, au sens où
Baudrillard les décrivait déjà dans les années 70 : « Les grands magasins,
avec leur luxuriance de conserves, de vêtements, de biens alimentaires et de
confection, sont comme le paysage primaire et le lieu géométrique de
l’abondance. Mais toutes les rues, avec leurs vitrines encombrées,
ruisselantes (le bien le moins rare étant la lumière, sans qui la marchandise
ne serait ce qu’elle est), leurs étalages de charcuterie, toute la fête
alimentaire et vestimentaire qu’elles mettent en scène, toutes stimulent la
salivation féérique » (Baudrillard, 1970).
Cadres sensoriels sursignifiés mais pas obligatoirement surchargés, car
l’entropie et la cacophonie menacent toujours quand les sens se surajoutent
les uns aux autres. Risque de collision ou de neutralisation, entre des
sensations finalement indifférenciées à force de s’accumuler, de partir en
tous sens. A vouloir trop en faire, la conception emphatique du
polysensoriel, se heurte à une conception réellement pathique, où les sens se
détachent, gagnent en finesse ou se distinguent chacun dans leur registre
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sensoriel, pour atteindre finalement un haut degré de coopération.
Conception orchestrale, où chaque sens joue sa partition instrumentale, à
l’intérieur d’un univers pathique qui se compose et révèle son unité
polysensorielle. Peut-être est-ce la modalité du bien-être face à l’expression
emphatique, utopique, du bonheur.
Difficile aussi de s’arrêter à l’expérience esthésique sans voir son
prolongement esthétique, dans la trajectoire du sensoriel vers le sensible. Ce
qui nous enchante à travers les sens, ne relève pas seulement de la
l’immersion sensorielle, par pression atmosphérique (signes emphatiques)
ou par impression diffuse et polysensorielle (sensations pathiques), mais
suppose encore une relation sensible au milieu ambiant, en termes d’accord,
de confiance, de connivence. L’envie de s’en laisser conter, propre au
réenchantement, passe donc par une relation d’empathie. Sentir l’ambiance,
bien se sentir, avoir l’envie de participer à l’expérience gustative ou
conviviale, de contribuer à sa réussite. L’effet esthésique et direct sur les
sens se déplace au profit d’une attitude esthétique orientée favorablement
vers la situation, en empathie avec elle. Sous cet angle, le sujet ne donne pas
l’impression de subir l’influence des sens, comme agi, certains diront
manipulé, par une inflation de signaux emphatiques. Il devient acteur d’une
situation qu’il partage, qu’il savoure, avec plaisir ou délectation, comme
mangeur ou consommateur en empathie avec son milieu.
Quelquefois, la médiation des sens ne nous entraîne pas aussi loin dans
la compréhension empathique d’un milieu ou d’une situation. La
manifestation sensorielle se limite alors à une fonction phatique, de contact,
d’accroche : attirer l’attention, surprendre, faire réagir, si possible
favorablement, à des signaux sensoriels censés nous atteindre et frapper nos
esprits. Le mode dominant est ici réactif, avec des stimulations sensorielles
comme signes d’appel (sons, odeurs, couleurs, etc.) souvent utilisés dans les
milieux marchands pour attirer l’attention. La dimension esthétique reste
secondaire par rapport à la fonction interpellative des signaux sensoriels
utilisés, par exemple, dans les rayons d’hypers, à fort impact commercial,
ou dans les fast-foods qui tentent d’allécher la clientèle sans la fixer, comble
du rendement phatique.
A l’horizon phénoménologique du sensoriel et du sensible, on voit donc
tout l’intérêt de conjuguer les compétences sémiotiques aux avancées du
marketing expérientiel. Au-delà, c’est tout un pan herméneutique du
marketing, qualitatif et interprétatif, qui sollicite la sémiotique, dès qu’il
s’agit d’approfondir les significations en jeu dans la consommation (Mick et
al., 2004). A l’inverse, la sémiotique tarde à vraiment intégrer ou
internaliser des concepts, thématiques ou problématiques qui animent
pourtant le marketing en direction du sens et du sensible, avec des apports
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notables de la sociologie, de l’esthétique et de l’anthropologie. La
sémiotique voit au mieux, dans le marketing, un terrain d’application ou
d’exercice professionnel14, ou bien souvent un réservoir d’études et
d’expériences plutôt qu’un bassin épistémologique dont elle pourrait tirer un
profit théorique, même si les travaux de Sebeok15 favorisent de réelles
connexions.
On peut cependant considérer que tous les travaux sur la sémiotique
publicitaire ont montré la voie16. Ce n’est pas un hasard si le Sémiotique,
Marketing et Communication de Floch abonde en exemples publicitaires et
si la communication publicitaire, en général, s’est aussi bien prêtée à
l’interdiscipline, tout en donnant à la sémiotique un gage de modernité, à
savoir se régénérer avec les Mythologies de la consommation et de la
communication.
Il faut penser que le sensible peut être le lieu et l’enjeu d’une rencontre,
avec une attention plus grande de la sémiotique à l’égard du marketing, dans
son déplacement qualitatif vers le symbolique. Ne voit-on pas la sémiotique
s’aventurer de plus en plus dans les arcanes du sensoriel et du sensible. Si
bien des travaux actuels sont loin de se laisser circonvenir ou
instrumentaliser par des démarches opératoires, ils participent du sensible
comme sujet émergent. Pensons, pour tout ce qui concerne de près ou de
loin, la communication, aux travaux de Ouellet sur l’empathie et l’esthésie,
de Lupien17, sur les espaces sensori-perceptifs ou de Landowski qui résume,
on ne peut mieux, les promesses d’une recherche ouverte sur le sensible :
« Est-il possible de rendre compte de l’expérience, comprise comme
moment de l’émergence du sens, tout en restant dans le cadre d’une quête
d’intelligibilité raisonnée et communicable ? ». Et comme pour affiner la
dimension communicationnelle : « Qu’il s’agisse de nos rapports à l’autre
en tant que corps-sujet, à la temporalité ou aux objets du « goût », une
socio-sémiotique du sensible appelle bien plutôt une conceptualisation de
type interactif »18. Interaction par co-présence, co-construction,
intersubjectivité, interdépendance.
14
J. Fontanille et G. Barrier, Métiers de la sémiotique, Pulim, Limoges, 1999. Voir
notamment : E. Bertin, « Le planning stratégique en communication » et G. Ceriani : « Le
parcours type d’une étude sémiotique ».
15
T. A. Sebeok, Marketing and Semiotics. New Directions in the Study of Signs for Sale, op.
cit.
16
J.-J. Boutaud, « Cuisines du sens et sémiotiques publicitaires », La sémiotique et le social,
Pulim, Limoges, 2002.
17 J. Lupien, « Espaces sensori-perceptifs et arts visuels », Théories de l’image, Visio, vol.1,
n°3, hiver 1997.
18
E. Landowski, Passions sans nom, PUF, Paris, 2004.
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C’est Landowski encore qui souligne le regain d’intérêt pour le
sensible, à la faveur de travaux d’inspiration très différente, selon qu’ils
valorisent la dimension phénoménologique et, pourquoi pas,
impressionniste, de la perception, comme on le voit avec les recherches
actuelles sur la « sémiotique gourmande »19, ou qu’ils trouvent leur gain
d’intelligibilité dans un métalangage plus formel, dégagé d’observations
empiriques et objectivé, comme chez Fontanille, par des schématisations
syntaxiques de la sensorialité, des « principes communs d’organisation » de
cette « syntaxe figurative », selon des modes, modèles et modalisations du
sensible20 , bien en amont des contingences situationnelles de la
communication ou expérientielles du marketing. Faut-il, pour autant,
s’arrêter à ces différences de degrés et de paliers dans l’approche du
sensible, comme des niveaux inconciliables au plan théorique, ou chercher
dans la diversité de ces approches, comme nous le pensons, le ferment de
toutes les questions qui s’entrecroisent aujourd’hui, à l’intersection
sémiotique, marketing et communication.
3. Le sensible, entre le mou et le dur
Rappelons-nous les mises en garde de Sebeok évoquées en ouverture de
cet article : sémiotique et marketing, mais ajoutons la communication, se
rejoignent sur des problématiques similaires mais dans des « perspectives
stratégiques différentes ». L’attraction pour le sensible, ou la prise en
compte du sensoriel, en sont l’illustration. Les dimensions sensibles
intéressent par leur valeur et leur pouvoir de signification. Mais encore fautil définir ces dimensions sensibles, déjà au sens large, et a fortiori dans leurs
manifestations particulières, leurs formes spécifiques. Est-ce l’esthésie que
Greimas abordait déjà dans les pages De l’Imperfection21 ? Est-ce
l’esthétique, que nous définissons en communication comme une relation
qui prend forme22 ? Avec quel écart, quelles frontières entre le sensoriel et
le sensible ?
A l’évidence, en se retrouvant au carrefour du sensible, sémiotique,
marketing et communication, ont des choses à partager, implicitement ou
explicitement, même si chacun garde sa trajectoire et avance en fonction de
son histoire, de ses compétences et de ses intérêts. A ce carrefour du
sensible, nous savons combien se détache la notion d’expérience.
Syncrétisme d’une situation, d’un moment, d’un acte, selon l’éclairage
19
E. Landowski (éd.), Sémiotique gourmande. Du goût, entre esthésie et sociabilité, PULIM
55-56, Limoges, 1998.
20
J. Fontanille, Modes du sensible et syntaxe figurative, PULIM 61-62-63, Limoges, 1999.
21
A. J. Greimas, De l’Imperfection, Fanlac, Périgueux, 1987 ;
22
Voir l’introduction à notre ouvrage, L’imaginaire de la table, L’Harmattan, Paris, 2004.
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Sémiotique, marketing et communication en terrain sensible
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porté, l’expérience ne suscite pas moins différents niveaux de convoitise.
Pour le marketing les choses sont claires. Il ne peut se départir de sa mission
fonctionnelle, opérationnelle, sur les représentations et les comportements
du consommateur : « Au-delà de la gestion par l’entreprise du processus de
décision du consommateur (influer sur ces choix : la transaction) et de son
contexte (influer sur l’environnement du choix : la relation), il s’agit d’agir
sur l’expérience même du consommateur, sur la production même de la
valeur de consommation : même si, dans un cas extrême, le consommateur
est « prisonnier » de la relation à la marque, il reste au marketing à l’aider à
valoriser sa consommation, à l’inciter à des modes de consommation (plus,
mieux, bien, …). Le contrôle de l’expérience de consommation devient ainsi
un but essentiel de l’entreprise » (souligné par nous).23
On ne saurait, toutefois, enfermer le marketing dans une logique aussi
instrumentale, compte tenu des avancées significatives que nous avons
observées en direction du qualitatif et du compréhensif, au-delà du prédictif
et du persuasif.
Si, au carrefour du sensible, la sémiotique fait usage, elle aussi, de la
notion d’expérience, on se doute qu’elle suit sa vocation herméneutique et
cherche à saisir la forme esthésique de cette expérience, sans penser
directement à une application ou une utilisation du « faire » sémiotique. A
l’image de Landowski on peut toutefois concevoir de tracer, à partir de
l’expérience sensible, une nouvelle voie pour la sémiotique, et d’ouvrir, parlà, de nouvelles perspectives, en termes de terrain ou de situation, par prise
en compte du quotidien : « Présence, situation, esthésis, interaction : telles
sont quelques-unes des principales notions qu’il faut retenir pour cerner la
spécificité du « faire » sémiotique en ce qu’il offre aujourd’hui, à nos yeux,
de plus vivant. Se donnant pour objectif la saisie du sens en tant que
dimension éprouvée de notre être au monde et se voulant directement en
prise sur le quotidien, le social et le « vécu », la recherche en notre domaine
s’oriente ainsi, de plus en plus explicitement, vers la constitution d’une
sémiotique de l’expérience, en particulier sous la forme d’une sociosémiotique »24. Le rapport avec la communication est implicite mais réel,
car il s’agit déjà d’adosser la sémiotique à la sociologie, avec des questions,
par exemple, autour des valeurs et des représentations sociales, des
imaginaires socio-politiques mais d’intégrer aussi la sémiotique de
l’expérience à une microsociologie de la communication ordinaire,
quotidienne, au sens goffmanien. Cela concerne les activités des sujets,
leurs rôles, leurs relations intersubjectives, dans la dramaturgie des
situations de communication vécues ou représentées. Elles fonctionnent
23
24
C. Bénavent et Y. Evrard, op. cit., p. 9.
E. Landowski, op. cit., p. 35.
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60
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comme des dispositifs de figuration et de visibilité, d’exposition et d’action.
C’est notamment l’hypothèse que nous développons dans nos travaux, en
articulant les notions de préfiguration de la situation de communication,
configuration du dispositif d’interaction et figuration du sujet sur toute
scène sociale, dans un domaine d’intérêt que nous partageons avec
Landowski : le goût25. La table est bien, en effet, le lieu par excellence de
l’éprouvé et mise à l’épreuve du sujet qui a bien souvent pour charge de
« respecter » la table, ses manières, ses codes, mais aussi d’animer la table,
de la faire « vivre » ou la rendre vivante, sans savoir si la situation va
prendre avec les autres convives.
Tout se concentre donc dans ce moment de l’expérience que
sémiotique, marketing et communication explorent, chacun à sa manière,
mais en créant des passerelles sur le sensible, avec toutes ses variables, ses
variantes mais aussi ses valeurs et ses valences, pour reprendre un terme de
la sémiotique tensive. Beaucoup de notions peuvent alors être convoquées
en dehors de celle d’expérience qui nous a servi de pivot. Nous en avons
mentionnées, çà et là : la sensation, la perception, le polysensoriel, la
synesthésie (Hébert, 2002), l’empathie, sous le double chapeau du sensoriel
(paradigme de la sensation) et du sensible (paradigme de la sensibilité).
Nous sommes restés, aussi, dans un cadre greimassien, mais il est clair
qu’une approche peircienne pourrait apporter beaucoup, notamment autour
de la priméité26, du qualisigne, de l’hypoicône et, bien sûr, de la fameuse
trichotomie icône, indice, symbole, tout particulièrement dans
l’indifférenciation sensible de l’icône, ou dans les traces indicielles du
sensible, par contagion ou contiguité des relations métonymiques à l’objet
(Véron).
Entre sémiotique, marketing et communication on voit donc se dessiner
un espace commun pour l’exploration du sensible, non réductible à la
thématique du réenchantement, entrevue précédemment (carré sémiotique
supra), mais ouvert à des dimensions plus ontologiques, à l’intersection
25
E. Landowski et J.-L. Fiorin (éds), O gusto da gente, o gusto das coisas, Sao Paulo, Educ,
1997 ; trad. ital., Gusti e disgusti. Sociosemiotica del quotidiano, Turin, Testo e Immagine,
2000 ; E. Landowski (éd.), Sémiotique gourmande. Du goût entre esthésie et sociabilité, op.
cit. ; J.-J. Boutaud, l’Imaginaire de la table, op. cit. ; J.-J. Boutaud, Le sens gourmand, à
paraître, 2005.
26
A ce sujet J. Fontanille fait observer : « D’un point de vue sémiotique, le syncrétisme
polysensoriel peut donc être considéré comme premier, en ce qu’il assure l’autonomie de la
dimension figurative. Ce qui ne saurait manquer de faire problème pour la sémiotique
peircienne, pour qui le « premier » est une qualité sensible pure « la « priméité »).
L’anthropologie nous apprend qu’en phylogenèse, on ne rencontre pas d’abord une « qualité
sémiotique pure », et que le « premier » de toute fonction sémiotique est complexe,
syncrétique, de fait impur, et par nature, relationnel, voire réticulaire », Modes du sensible et
syntaxe figurative, op. cit., p. 14.
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Sémiotique, marketing et communication en terrain sensible
61
cette fois de : l’esthésique, l’esthétique, l’éthique. Nous nous contenterons
d’en reporter la schématisation, en reprenant les points nodaux de notre
parcours :
La trinité de l’expérience sensible
LE SENS
sense -meaning
ESTHESIE
SYNESTHESIE
ETHIQUE
LA SENSATION
sense - sensory
LA SENSIBILITE
ESTHETIQUE
sensibility - sensitive
L’esthésie est bien à l’articulation du sensoriel et du sens, puisqu’il
faut bien lier les ordres sensoriels à leur mise en discours, la sensation à la
perception et à la signification, avec, nous le savons, une autonomie
figurative propre au déploiement sensoriel (à l’exemple de la dégustation du
vin, investie de sensations et d’images). Entre le sensoriel et le sensible,
l’esthétique se caractérise, comme on l’a vu en communication, par
l’attention à la forme (du dispositif, des objets, du cadre, de la relation). Une
forme non pas statique et donnée, sur la scène sociale, mais que le sujet
construit et investit en espérant qu’elle va prendre, signe de sociabilité. La
dimension éthique s’ajoute à l’esthésie et l’esthétique, en mobilisant, au
travers des formes sensibles du quotidien et de l’expérience, des processus
de signification à plusieurs niveaux : construction identitaire, valorisation
d’image, apprentissage et dramaturgie des rôles en société, adhésion à des
valeurs, relations ritualisées, etc.
Vaste programme, donc, pour ce qui constitue, aux yeux de Landowski,
une « grammaire sensible ». On pourrait d’ailleurs juger malheureuse la
référence obligée à la grammaire au moment de reconnaître l’importance du
sensible. Mais l’expression en forme d’oxymoron suggère précisément de
dépasser la dualité entre le sensible et l’intelligible, dualité stérile avec
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Jean-Jacques Boutaud
62
« d’un côté les spécialistes du discursif, du cognitif, du rationnel, de
l’articulé, du catégorique, du formalisable (et aujourd’hui du tensif), de
l’autre les amateurs du prédiscursif, du sensitif, de l’affectif, de l’amorphe,
de l’esthésique, de l’impressif »27. Du haut de son métalangage, mais parfois
coupée du monde par ce métalangage, comme le notait déjà Barthes dans sa
Leçon inaugurale au Collège de France, la sémiotique ne doit pas craindre
de revenir, avec la communication et le marketing, dans le « pôle faible » de
la connaissance28. Cela ne signifie pas renoncement et déficit de
scientificité, mais au contraire progression en mode mineur dans les arcanes
du sensible et du sensoriel, plus près du sujet, de l’expérience, de la saveur
des choses et du monde. Greimas proposait de jeter un « pont par-dessus la
zone brumeuse du monde des sens et des « effets de sens », en conciliant
peut-être un jour la quantité et la qualité, l’homme et la nature »29. C’est
peut-être en acceptant l’incomplétude et « l’imperfection » du monde, c’est
peut-être en nous glissant à nouveau dans cette « zone brumeuse » du sens,
en cultivant non seulement la saveur mais la fadeur du signe, que nous
percevrons la sagesse qui est au cœur du sensible.
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FILSER, M. [2002] « Le marketing de la production d’expérience : statut
théorique et implications managériales », Décisions Marketing n°28.
27
E. Landowski, Passions sans nom, op. cit. p. 5.
« C’est résolument dans le pôle fort du savoir que se forment en linguistique la sémiologie,
en psychologie les méthodes cognitivistes et expérimentales, et en sciences sociales la
démographie et l’économie. A l’inverse, la traduction (dans le champ linguistique), la
psychanalyse (dans le champ psychologique) et l’ethnologie (dans les sciences sociales) se
situent dans ce que Vattimo qualifie de« pôle faible » de la connaissance », F.
Laplantine,« Dits, non-dits et interdits de la performance. Réflexions sur l’inperfection », La
performance (sous la dir. de B. Heilbrunn), La Découverte, Paris, 2004.
29
A. J. Greimas, Sémantique structurale, op. cit., p.9.
28
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