Du sens, des sens. Sémiotique, marketing et communication en

Jean-Jacques BOUTAUD
LIMSIC
Université de Bourgogne - Dijon
Du sens, des sens.
Sémiotique, marketing et communication
en terrain sensible
Mots-clefs : Sensoriel, Sensible, Esthésie, Expérience, Consommation
On aura deviné, dès le titre, tout ce que cette communication doit à
Greimas, l’auteur bien sûr Du Sens et De l’Imperfection, mais aussi à Floch,
avec son fameux triptyque Sémiotique, Marketing et Communication. Deux
sources d’inspiration majeures au moment où, dans ce périmètre
interdisciplinaire, se nouent de nouvelles relations et percent de nouveaux
enjeux, théoriques et opérationnels, à la faveur d’un questionnement
particulier : savons-nous prendre en compte la part sensible du sens ? Sous
quels traits, quelles formes, avec quels effets ? Un terrain sensible, donc, par
sa porosité (comment fixer les frontières du sensible ?) et le poids
ontologique de sa relation à l’intelligible, dans la tradition philosophique.
Dans leur trajectoire vers le sens, vers les processus de signification,
marketing et communication ont trouvé, dans la sémiotique, de nombreux
points d’appui conceptuels et méthodologiques. Aujourd’hui, cette
trajectoire prend une direction de plus en plus marquée vers le sensoriel et le
sensible, comme si sémiotique, marketing et communication, allaient
chercher de quoi se revitaliser et, pourquoi pas, se mettre en danger sur des
terrains encore mal balisés, si l’on ne verse pas directement dans
l’esthétique ou, à l’opposé, dans les sciences exactes.
Dans ses relations à la communication et au marketing, la sémiotique
est-elle simplement vouée à l’opérationnalité, voire à l’instrumentalisation,
avec la caution théorique et la prime de signification attendues, ou favorise-
t-elle le questionnement sur la complexité du sens et les nouveaux moyens
de l’aborder ? Que peut-elle aussi attendre, en retour, de son appariement à
la communication et au marketing, dans ce champ d’émergence du sensible
au niveau du discours, des objets, des dispositifs ou, plus globalement, des
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relations, des modes relationnels, intersubjectifs, que nos sociétés
idéalisent ?
Précisément, comment expliquer cet attrait pour le sensoriel et le
sensible ? Avec quelles relations de contiguïté entre les deux dimensions ?
Alors que le marketing semble avoir pris un temps d’avance, à travers tout
un découpage sectoriel ou conceptuel, en marketing non seulement
sensoriel, mais, relationnel, expérientiel, que révèle le besoin d’intégrer des
compétences sémiotiques ou des problématiques de communication dans
cette approche du sensoriel : le besoin, là encore, de le réifier au profit
d’une plus grande efficacité ou d’une plus-value marchande face à la
concurrence ? Ou, sans se figer sur cette dimension opératoire, un réel
renouveau paradigmatique pour questionner, dans toute consommation, les
signes et le sens de cette consommation.
On se doute que derrière toutes ces questions il ne s’agit pas de trancher
en faveur de telle ou telle approche, ou de dichotomiser le monde
bienveillant des uns et le monde sournois des autres. Il s’agit, au contraire,
de voir comment, au-delà des précautions et des préventions, bien naturelles
avant de s’engager ensemble, sémiotique, marketing et communication,
malgré leurs intérêts privés, peuvent s’enrichir de leurs relations croisées au
carrefour du sensible.
Nous nous proposons, d’abord, de mettre en perspective ces relations
croisées, établies non sans réserves, ni malentendus, mais, dans le même
temps, voulues, souhaitées, pas seulement au plan de la recherche, mais
aussi de la formation et du monde professionnel. Nous verrons comment le
sensible a concentré le champ d’action entre sémiotique, marketing et
communication, à travers des liens explicites ou concrets, ou des
correspondances induites par la complémentarité de travaux convergeants,
au même moment, sur le sensible. Pour conclure, notre propos se voudra
plus prospectif sur les objets, les champs et les enjeux d’une telle complicité
autour du sensoriel et du sensible.
1. L’apport sémiotique au marketing et à la communication
Même si les relations sont désormais établies et convenues, ce qui ne
veut pas dire stabilisées, entre sémiotique, marketing et communication, les
choses n’ont pas toujours été simples, disions-nous, pour situer les apports
respectifs et construire des ponts, au-delà de la simple curiosité à se
rapprocher sur des objets et s’accorder sur la mise en circulation des signes
dans la société. S’il faut penser avec Sebeok, que sémiotique et marketing
se rejoignent sur des problématiques similaires mais dans des « perspectives
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stratégiques différentes »1, voyons déjà séparément les relations établies,
d’une part sur le versant sémiotique et communication, d’autre part sur le
versant sémiotique et marketing, pour mieux situer le point de rencontre
qu’offre aujourd’hui le sensible.
Sémiotique et communication, d’abord. S’il nous est permis de le
rappeler, nous avons souvent travaillé cette question2, en nous demandant
pourquoi le partage des compétences a tardé à se manifester ou à trouver sa
voie. Aujourd’hui encore, la communication accepte mal un principe
d’immanence et un métalangage qui coupent la sémiotique des contextes
d’énonciation et de leur ancrage pragmatique ; à l’inverse, la sémiotique
voit mal comment la communication peut toucher en profondeur la
signification, alors même qu’elle se définit, bien souvent, dans la publicité,
les médias, toute forme de persuasion, par des visées intentionnelles et la
nécessité de transmettre un message, dont de l’instrumentaliser. Ces
réserves ont leur justification, mais il a fallu les dépasser et sortir, de part et
d’autre, de ce prisme déformant, pour mieux entrevoir les relations de
solidarité entre sémiotique et communication, même si du chemin reste à
parcourir.
Ainsi, dans la direction qui est la nôtre, à l’orée du sensible, la
communication n’a pu se contenter de voir, dans la sémiotique, un outil de
décryptage des signes et des codes, des images et des connotations, qui ont
fait de la publicité un modèle d’application par excellence. Le caractère
multimodal de la communication, sa dimension symbolique, avec tous les
processus mis en jeu, en termes d’identité, de sens, de relation, tous ces
facteurs ont étendu le champ d’intervention sémiotique en communication.
En retour, la sémiotique s’est nourrie des supports de communication et des
problématiques sous-jacentes à leur utilisation (discours médias, nouvelles
technologies de l’information et de la communication, objets de
consommation) pour tracer de nouvelles voies dites sémiopragmatiques ou
sociosémiotiques (Semprini, Landowski, Fiske), non soumises à la
composante linguistique de la communication. Même idéalement construit,
le signe apparaît bien comme un élément de vie, de la vie sociale, dans
l’étendue de ses modes de manifestation et de communication (verbale, non
verbale, sensorielle, spatiale, etc.).
1 T. A. Sebeok, « Messages in the marketplace », Marketing and Semiotics. New Directions in
the Study of Signs for Sale, Mouton de Gruyter, 1987.
2 J.-J. Boutaud, Sémiotique et Communication. Du signe au sens, L’Harmattan, Paris, 1998 ;
« Sémiotique et communication. Un malentendu qui a bien tourné », Les sciences de
l’information et de la communication. Savoirs et pouvoirs, Hermès n°38, 2004.
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Les relations sémiotique et marketing n’ont pas davantage suivi, à
l’origine, le cours d’un fleuve tranquille. A titre d’exemple, dans sa lecture
de Marketing and Semiotics (Sebeok, 1987), Schroder s’inquiète de voir que
« le recueil ne propose aucune réflexion véritable sur les différences entre
marketing et recherche sémiotique. Les divergences méthodologiques –
approche quantitative dans un cas, qualitative, dans l’autre- sont passées
sous silence. Il n’est pas non plus question de filiations théoriques ou
politiques ». Et d’ajouter : « Deux traditions aussi clairement antagonistes
ne peuvent être fondues sans que l’on réfléchisse à leurs histoires
respectives ; à la façon dont ces histoires déterminent les questions posées,
et les limites du questionnement. Sans cette clarification préliminaire, il
semble difficile de mettre en place des objectifs communs »3 . Depuis, les
choses ont évolué, se sont précisément clarifiées.
On peut penser que Jean-Marie Floch a joué un rôle catalyseur
important. Les différentes synthèses consacrées aux relations sémiotique et
marketing4 font systématiquement référence à ses travaux. Dans leur article,
en forme d’hommage, Heilbrunn et Hetzel (2003) soulignent le mérite de
Jean-Marie Floch d’avoir apporté « dans un champ déjà relativement
sémiologisé la fraîcheur d’un regard sachant allier une lecture sensible du
monde à l’exigence méthodologique que requiert l’approche structurale »5.
Une lecture sensible, sur de multiples plans : épistémologique, car Floch
voit principalement, dans la sémiotique, un geste anthropologique, avec des
dimensions esthétiques et herméneutiques ; méthodologique, car Floch
revendique une « pensée bricoleuse », dans l’acception donnée par Lévi-
Strauss, avec toute la liberté nécessaire pour établir des relations et des
oppositions signifiantes prenant forme et force de système ; sur le plan
thématique, enfin, où Floch passe librement d’un sujet à l’autre, sans jamais
perdre de vue ces « petites mythologies de l’œil et de l’esprit »6 qui
l’entraînent d’objets en lieux, de lieux en discours, de discours en identités
ou expression d’une philosophie de vie.
3 K. C. Schröder, « Discours critique ou marketing. Les enjeux d’une sémiotique de la
publicité », Hermès 13-14, 1994.
4 Citons par exemple : M. Pasquier, Marketing et sémiotique, Editions Universitaires Fribourg,
1999 ; B. Heilbrunn et P. Hetzel, « La pensée bricoleuse ou le bonheur des signes : ce que le
marketing doit à Jean-Marie Floch », Décisions marketing n°29, janvier-mars 2003 ; D. Glen
Mick et al., « Pursuing the Meaning of Meaning in the Commercial World : an International
Review of Marketing and Consumer Research founded on Semiotics », Semiotica, 2004.
5 B. Heilbrunn et P. Hetzel, op. cit., p. 19.
6 J.-M. Floch, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Editions Hadès-Benjamins, Paris,
1985.
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A suivre Heilbrunn et Hetzel (2003), les marketers vont donc trouver,
chez Floch, à la fois un état d’esprit, sensible au « bonheur des signes » et
une méthode de sémiotique appliquée. La méthode d’abord. Sémiotique,
Marketing et Commnunication (1990) la rend accessible par des procédures
de débrayage entre la théorie et son application. En quelque sorte une
défense et illustration du parcours génératif dont les différents niveaux
fournissent ce qu’il est convenu d’appeler des outils, comme le carré
sémiotique ou le schéma narratif. Au-delà de la méthode, il faut penser,
avec Heilbrunn et Hetzel (2003), que la lecture de Floch insuffle au
marketer un véritable état d’esprit ouvert au sens, au sensible, sans
comparaison avec une mécanique de persuasion dont la sémiotique serait
l’instrument : « le lecteur va lui-même jouer à l’auteur puisqu’il se substitue
en quelque sorte à lui dans le processus analytique (du moins
métaphoriquement) et, surtout, il s’aperçoit avec émerveillement que le
travail du marketer peut avoir conjointement " une épaisseur, des niveaux et
une perspective" »7. Allusion au mandala dont Floch avait relevé, dans l’un
de ses ouvrages8, la fonction non seulement symbolique mais allégorique
pour la sémiotique.
On pourrait citer bien d’autres travaux qui ont jalonné ce parcours
croisé entre sémiotique et marketing. Mais, faute de place, nous ferons
directement référence à l’impressionnant travail de synthèse (plus de 350
références d’articles, de communications, de chapitres d’ouvrages,
d’ouvrages, de travaux non publiés ; plus de 400 contacts à travers le
monde, en six langues ; 600 travaux retenus en bases de données) de D. G.
Mick, J.E. Burroughs, P. Hetzel, M.Y. Brannen (2004). Ils proposent
d’enrichir le modèle linéaire de McCracken9 (extraction culturelle >
transferts de signification dans différents supports > appropriation par les
consommateurs) en un processus séquentiel élargi, intégrant les notions de
potentialisation (construction du consommateur comparable au lecteur
modèle d’Eco) et d’actualisation (activité interprétative du consommateur).
En voici la schématisation :
7 B. Heilbrunn et P. Hetzel, op. cit., p. 23.
8 J.-M. Floch, Tintin au Tibet, PUF, Paris, 1997.
9 G. McCracken, « Culture and Consumption : A theoretical account of the structure and
movement of the cultural meaning of consumer goods », Journal of consumer Research 13,
1986.
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