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faire la paix a
témoignages Féminité, mutilation, maternité: quatre fem
Oriane
Elle avait des cheveux roux
flamboyants et un corps qu’elle
aimait. Aujourd’hui, dernière
chimio avant les rayons, elle
apprivoise son nouveau reflet.
vec le canceR
mes racontent leur combat contre le cancer du sein.
«Je dois me
réapprivoiser»
Oriane Seydoux 42 ans, trader,
cancer diagnostiqué en 2011
«J ’
ai découvert mon
cancer en tombant
d’une chaise. Je
me suis tapé le sein, j’y ai découvert une boule. Je n’étais pas
très inquiète, j’avais déjà eu des
kystes bénins dans l’utérus. Je
craignais juste que la mammographie soit douloureuse. A l’ultrason, j’ai commencé à stresser.
Le technicien était muet. Pas un
mot, rien. Puis il m’a dessiné ce
qu’il voyait. Un cancer du sein.
Le choc! J’écoutais mais n’imprimais plus rien. On a pris rendezvous pour une IRM et une biopsie. J’étais dans un état second.
Dehors, les oiseaux chantaient
et je pensais: «Peut-être que je
vais mourir.» Ma famille et mes
amis étaient effondrés mais fantastiques, mes collègues aussi.
«Prends du temps, va te soigner», m’ont-ils dit.
» Parler de son sein en
public, c’est spécial. Un sein,
c’est un symbole de sensualité,
d’intimité. Comme les testicules
chez un homme, j’imagine. Là,
la poitrine devient objet médical.
A la biopsie, l’aiguille qui rentre
dans la chair rend la maladie
concrète. Le médecin était
froid et distant, j’avais besoin
d’empathie, d’une main sur
mon épaule. J’ai trouvé cela au
CHUV, où les soignants vivent
leur profession comme une
mission personnelle. Ils m’ont
incluse dans toutes les décisions,
notamment celle de faire une
tumorectomie et non une mastectomie complète. Durant cette
période, tout change! L’émotion
fait boguer le cerveau. On comprend tout lentement. Impos-
sible de se concentrer. Je suis
devenue hypersensible, actionnaire en kleenex. Je visualisais
mon armoire, vêtement serrés et
décolletés: importables. Dans la
rue, face à une femmes aux seins
rebondis, je pensais: «Pourquoi
moi et pas elle?» C’est terrible!»
Vivre en apesanteur
«La maladie a été une révélation.
J’ai dû accepter de remettre le
contrôle de mon corps à quelqu’un d’autre. Faire confiance,
me laisser piloter. Pour une célibataire forte et indépendante, ce
n’est pas si facile. On se sent à
poil, dans tous les sens du terme.
J’ai culpabilisé: par mon train
de vie ou mon alimentation,
me suis-je fait mon cancer? La
notion de temps change. On
est en apesanteur, en parallèle
de la vie active. Paradoxalement, la maladie et notre santé
deviennent le centre de toutes
les conversations. J’ai perdu
mes cheveux et mes poils mais,
heureusement, conservé mes
sourcils et mes cils. J’appelle
ma perruque Madame. Avant,
j’aimais mon corps. J’avais de la
chance, j’étais mince naturellement, sportive. Aujourd’hui, je
ne me regarde plus vraiment. La
séduction, les hommes, se sentir
belle dans un regard, ce sera
pour plus tard. Pour l’instant,
c’est une deuxième adolescence.
J’habite un corps qui n’est pas
tout à fait celui d’une femme.
Je dois réapprendre à m’apprivoiser. Accepter aussi que le
cancer a définitivement scellé
toute chance d’avoir un jour des
enfants.» _
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Témoignages
Peggy Moreillon
36 ans, ambulancière,
cancer diagnostiqué
en 2003
«P
ersonne d’autre que
soi ne connaît son
corps aussi bien. Moi,
quand j’ai trouvé une boule douloureuse dans mon sein droit,
j’ai trouvé ça bizarre. Mais mon
gynécologue de l’époque pensait
que c’était un kyste graisseux. Il
était hyper-rassurant: «Vous êtes
beaucoup trop jeune pour que
ce soit un cancer. D’autant que
c’est douloureux et les tumeurs
sont indolores.» Pour être sûr,
on a quand même fait un ultrason et une mammographie.
Rien à signaler. Il a fallu plus
d’une année et une poignée de
mammographies pour qu’enfin,
en 2003, mon gynéco, excédé
par mon insistance, m’envoie au
CHUV pour un ultime examen.
A l’ultrason, le technicien a dit:
«Allez me chercher un kit de
biopsie.» J’ai tout de suite compris. Je me souviendrai toute ma
vie du 3 juin 2003. Je taillais les
rosiers dans mon jardin quand
les résultats des analyses sont
arrivés.»
Un corps asymétrique
«Autour de moi, mes proches
ont été satellisés par la nouvelle. Moi, j’étais focalisée sur
ce qu’il fallait faire, sur l’action.
D’ailleurs, tout s’est enchaîné
très vite. Analyses, opération,
sept séances de chimiothérapie,
33 séances de rayons. Quand on
se réveille de la mastectomie avec
un sein en moins, à 28 ans, on se
demande si on est toujours une
femme complète. On a un corps
asymétrique. D’un côté, celui
d’une femme de bientôt 30 ans,
de l’autre, celui d’une enfant de
8 ans. Je ne portais plus que des
chemises amples. J’étais embarrassée par mon corps, j’avais
l’impression qu’on ne voyait
que cela. La première fois que
je suis allée dans un magasin de
lingerie spécialisée, je me suis
sentie vieille. Vous auriez vu les
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Peggy
Son médecin ne croyait
pas qu’elle avait un cancer. Il la trouvait parano.
Il a fallu près de deux
ans pour le convaincre.
Aujourd’hui, son sein est
reconstruit, elle aussi.
«Etais-je encore une femme?»
soutien-gorges qu’ils proposent!
L’apparence, c’est important. J’ai
eu mon cancer l’été de la canicule. Je n’ai pas mis de perruque,
mais des bandanas. Faire trop
fille, trop joli, à ce moment, ce
n’était pas possible. Pour mon
traitement, on m’a mis en ménopause artificielle. Plus de règles,
un bonus, mais en échange des
bouffées de chaleur. Et puis surtout, même si je n’avais jamais
ressenti très fort l’envie d’avoir
des enfants, là, c’est la médecine
qui a décidé pour moi. Pas de
bébés avant cinq ans, au moins.
Et c’est cela aussi la maladie: on
n’est plus tout à fait maître de
son destin, de ses choix.
» Pendant les séances de chimiothérapie, vous ne croisez que
des malades, blafards, chauves.
On ressemble à des morts en
sursis. A ce moment, le soutien
des proches et des infirmières est
essentiel. Un copain a rasé mes
cheveux avant qu’ils ne tombent
tout seuls. Par solidarité, ma mère
a fumé des joints avec moi pour
lutter contre les nausées de la
chimio. Et j’ai beaucoup parlé.
Cela aussi, c’était thérapeutique.
» En 2004, j’ai fait reconstruire mon sein. J’étais tellement
contente de revoir cette petite
bosse sur ma poitrine! Je me suis
mariée. Et un mois après mon
mariage je suis partie. Je n’avais
rien à reprocher à mon conjoint,
mais j’avais changé. Il était un
train régional, j’étais devenue
un TGV. Je voulais aller vite,
vivre vraiment. J’ai fait un grand
voyage à travers l’Afrique. Je me
suis mise à écouter beaucoup
plus mon instinct, mes envies.
Mon ex-mari, qui m’avait soutenue à travers toutes les épreuves
de la maladie, n’arrivait pas
à me voir comme quelqu’un
d’énergique, de vivant. Dans
ses yeux, j’étais restée une petite
chose fragile, à protéger. Moi,
je me sentais forte. Le cancer
était derrière moi. J’ai dragué
deux fois plus, un peu comme
un mec. Mon sein refait, ma
cicatrice faisaient plus peur aux
hommes qu’à moi. Mais, quand
j’ai rencontré Luc, mon mari
aujourd’hui, je cachais mon sein
derrière mon bras. C’est lui qui
m’a dit: «Il ne faut pas que tu
aies peur.» Son regard m’a libérée. Aujourd’hui, il traite mes
deux seins pareil!» _
Suzanne Balimann
48 ans, mère au foyer.
Cancer du sein gauche
diagnostiqué en 2000,
cancer du sein droit
diagnostiqué en 2005
«J’
allaitais mon
troisième enfant
quand mon cancer a été diagnostiqué. J’avais
36 ans, deux enfants en bas
âge et un bébé de 6 mois. Les
examens qui ont suivis n’étaient
que des contraintes sur mon
emploi du temps de jeune mère.
Je me suis dit: «La barbe, ce
n’est franchement pas pratique!» La nouvelle − «c’est pas
bon» − fut un vrai choc. Un
mélange d’émotions. J’ai réalisé
que je pouvais mourir. Que les
enfants avaient besoin de moi.
Que j’avais encore tant de choses à vivre, à faire. Surtout, je
me suis dit que c’était injuste.
» Mon sein, c’était la vie.
Je nourrissais mon bébé avec.
J’était à ce moment charnière
où je me réjouissais de devenir
à nouveau une femme et moins
une mère qui allaite. J’allais
redevenir féminine, et le médecin voulait me couper un sein
pour enlever les trois tumeurs
qui s’y trouvaient! Paradoxalement, avant la mastectomie, au
moment de m’endormir, je me
suis sentie presque soulagée. Les
problèmes étaient entre les mains
des médecins et plus entre les
miennes. Parce qu’un cancer avec
trois petits enfants, ce n’est pas
qu’un combat contre la maladie.
C’est une intendance de fous,
un marathon. Il faut tout gérer:
les sacs des enfants, les dîners, les
modes de garde, les soins. Des
soucis très concrets. Heureusement que nous avons eu le soutien de toute notre famille.
» Au réveil, j’avais une balafre
en zigzag sur la poitrine. Je me
suis sentie mutilée. Il n’y a plus
de pudeur. On est observée par
des cohortes de médecins, avec
la sensation, parfois, de n’être
qu’un numéro. Je me sentais
comme dans la chanson d’Henri
Dès qui parle d’une machine
pleine de tuyaux, qui pète par
Suzanne
Elle a vaincu le cancer
de son sein gauche.
Puis celui de son sein
droit. Aujourd’hui, elle
dit: «La vie continue.»
«Mon sein, c’était la vie»
tous les bouts et qu’on rafistole.
Je n’étais pas du tout à l’aise
avec mon corps. Je me sentais
lourde, moche, chauve. J’ai
quand même pu me montrer à
mon mari. Durant cette période,
il a beaucoup pris sur lui, et
il a su me montrer que j’étais
encore désirable. Cela aussi,
ce n’est pas si facile à accepter.
Je mettais une perruque, les
enfants détestaient me voir le
crâne nu. La nuit, je dormais
avec un bonnet, j’avais tout le
temps froid.
» Quand ça a été fini, j’ai senti
que tout le monde était content
de passer à autre chose. On
attendait de moi que je reprenne
tout comme avant, mon rôle de
mère, d’épouse. Je me suis sentie
un peu lâchée dans la nature,
déprimée sans savoir pourquoi.
On m’a reconstruit mon sein
en 2002. Redevenir symétrique,
quel bonheur!»
Pas de seins, un utérus
«Et puis, en 2005, boum, lors
d’un contrôle on me retrouve
une tumeur, dans le sein droit
cette fois! J’étais en rage: comment était-ce possible que cela
recommence? J’ai pensé que
j’allais à nouveau perdre mes cheveux, j’étais furieuse. Je me suis
crue foutue: persuadée d’avoir
des métastases partout. Savoir
que le cancer était localisé dans le
sein fut un soulagement. Et puis
je savais ce que j’allais vivre, je
connaissais les étapes.
» Le cancer était hormonodépendant: on m’a mise
en ménopause. Ils voulaient
m’ôter l’utérus: j’ai refusé.
Symboliquement, c’était ce qui
restait de ma féminité. Le plus
dur à gérer, c’est après. Tout le
monde me disait: «Tu verras,
on voit la vie différemment,
c’est un renouveau.» Moi,
j’étais au fond du trou, loin de
cette euphorie. J’ai eu besoin
d’une aide psychologique.
Pour faire avec les regards et les
attentes, aussi. Ceux qui disent
«Je ne veux surtout pas qu’on
m’en parle», comme si la parole
pouvait rendre le cancer contagieux. Ou cette connaissance
qui s’est exclamée que j’avais de
la chance de m’être fait refaire
les seins, parce que je n’ai plus
besoin de soutien-gorge. Trop
du bol, effectivement!» _
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Témoignages
Frédérique
Déterminée, on la
surnommait le petit
soldat. Elle a perdu ses
deux seins, mais mis au
monde deux enfants.
«Le cancer n’est
qu’un obstacle
sur le chemin»
Frédérique Vuadens
30 ans, enseignante,
cancer diagnostiqué en 2007
«M
a mère est décédée d’un cancer
du sein, ma
grand-mère avant elle. Après
que je suis tombée malade, on
m’a diagnostiqué positive au
gène BRC A1, responsable du
cancer du sein. Mais, en septembre 2007, quand j’ai découvert une boule douloureuse
dans mon sein, je n’ai pas cru
à une tumeur. J’avais toujours
imaginé avoir du temps avant de
me préoccuper d’un potentiel
cancer. Le temps de me marier,
de faire des enfants, de vieillir
un peu. J’ai fait des examens
sans rien dire à mon père et à
mes deux sœurs, pour ne pas les
inquiéter inutilement. Chez ma
gynécologue, j’ai lu le résultat
des analyses dans les yeux des
assistantes médicales. Le premier truc auquel j’ai pensé, ce
n’est pas «Je vais mourir», mais
«Je vais traverser tout ce qu’a
enduré ma mère: la douleur,
la chimio, l’opération et j’ai
peur de ne pas être aussi courageuse». Puis j’ai pensé à mon
futur mariage, prévu l’année
suivante: «Comment je vais faire
pour la robe, pour le chignon?»
Des détails, mais cette cérémonie, c’était mon rêve et j’avais
déjà tout prévu. Je me suis
aussi interrogée: «Est-ce que
mon homme restera avec moi?»
J’ai pris la maladie comme un
test: s’il reste et qu’on survit
à cela, ce sera le bon. Grâce à
mon expérience avec ma mère,
je connaissais la maladie et ce
qu’elle implique. Le plus dur fut
de retourner enseigner en classe
cet après-midi-là, d’appeler
mon futur mari, de parler à ses
parents, à ma famille. A chaque
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fois, il fallait remonter le moral
de la personne, rassurer, réconforter. Personnellement, passé
le premier choc, j’allais mieux.
Je me suis dit: «Ce cancer, c’est
l’histoire de six mois. Je vais me
battre et ce sera fini.» Je n’ai
jamais eu peur. Dans ma tête, le
cancer n’était qu’un passage, un
obstacle sur le chemin. Je suis
très optimiste et cet état d’esprit
a rendu les choses plus faciles.
La maladie n’a pas gagné sur ma
vie et ma personnalité.»
Pas de tabous
mais de l’humour
«Mon cancer était déjà très
avancé, mais les ganglions
n’étaient pas touchés et la
tumeur pas hormonosensible.
Finalement, on peut dire que
j’ai eu de la chance dans mon
malheur. Il a juste fallu accepter
que je n’allaiterais jamais mes
enfants. Le centre de la fertilité du CHUV a congelé mes
ovules fécondés, au cas où la
chimio me rendrait stérile.
On n’en a finalement pas eu
besoin, je suis tombée enceinte
naturellement, deux ans après
le traitement. Aujourd’hui,
on a deux enfants.
» J’ai été opérée le 10 octobre 2007, un mois après le diagnostic. J’ai obligé les médecins
à me faire une double mastectomie. Il était hors de question
que le cancer puisse apparaître
dans mon autre sein. Les oncologues étaient contre. Vu mon
âge, ils craignaient que le choc
psychologique soit trop violent.
Ils n’ont pas eu le choix. J’étais
si déterminée qu’au CHUV un
des médecins me surnommait le
petit soldat.
» Se voir avec deux cicatrices en V à la place des
seins, c’est impressionnant.
Mais même sans poitrine, ni
cheveux, ni cils et sourcils,
je mettais toujours des pulls
moulants et je me maquillais.
Avec mon mari, on n’avait
pas de tabous. On a beaucoup
plaisanté: l’humour, ça aide à
tout surmonter. Il m’appelait
ma p’tite Chucky mais m’a
toujours trouvée désirable. Ce
cancer m’a enseigné beaucoup
de choses sur moi et les autres.
Entre les chimiothérapies, j’ai
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