LA RHETORIQUE DES PHILOSOPHES Essai sur les relations épistolaires Autres ouvrages publiés par le même auteur: Diagonales. Essai sur le théâtre et la philosophie (PU d'Avignon, Editions Arias, 1997) Le paradoxe apprivoisé (Paris, Flammarion, 1998) Présence du paradoxe en philosophie (Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1998) Crépuscule des préjugés (paris, Publibook, 2001) ~L'Hannattan,2002 ISBN: 2-7475-2110-9 Olivier ABITEBOUL LA RHETORIQUE DES PHILOSOPHES Essai sur les relations épistolaires L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargi ta u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE À Christine et Roman INTRODUCTION « C'est par la peau qu'on fait rentrer la métaphysique dans les esprits. » (Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs) Que le discours d'un philosophe ne se limite pas à l'exposé de sa doctrine, ce n'est pas nouveau. On est même souvent conduit à faire appel aux correspondances qu'il a pu entretenir, afin d'éclairer cette doctrine. Mais que le discours tenu par un philosophe dans une correspondance puisse avoir un sens à part entière, cela voudrait dire qu'il y a une image du philosophe à refaire. Que certains philosophes manient la rhétorique et utilisent des techniques argumentatives, c'est connu. Et après tout, c'est même normal: il y a des philosophes qui ne sont pas de vrais philosophes. A l'époque de Platon1, on les appelait les sophistes2. Mais que les philosophes reconnus en fassent autant, cela signifierait qu'il n'existe pas de vrais philosophes ou, si l'on préfère, que les philosophes ne sont pas ce que l'on pense. On sait qu'il est dangereux de faire un rapprochement entre deux philosophes. C'est un peu ce danger dont nous nous proposons de comprendre la signification. Mais afin de ne pas prendre de risque, notre étude portera sur des philosophes qui se sont eux-mêmes rapprochés en établissant par exemple des liens épistolaires. Et pour qu'elle soit représentative, nous avons décidé de nous pencher sur le siècle où les correspondances philosophiques se mettent à foisonner: nous avons choisi trois des correspondances les 1 A notre époque aussi. Cf. Jeanne Parain- Vial, Tendances nouvelles de la philosophie (Paris: Le Centurion, 1978), 2e et 3e parties (respectivement: « Les sophistes» et « Les philosophes»). 2 Cf. Antisthène, disciple de Socrate, ITg. 173 in Giannantoni, Socraticorum Reliquiae (Rome: Ateneo, 1983), tome I, p. 386, cité en trad. IT. in L. Paquet, Les Cyniques grecs (Ottawa, 1975), p. 57 : « Si tu veux qu'un garçon vive avec les dieux, enseigne-lui la philosophie, si c'est avec les hommes, enseigne-lui la rhétorique ». Antisthène fut le fondateur de l'école Cynique. plus connues3 - faisant entrer en relation trois philosophes du dix-septième siècle, sans doute les plus célèbres -, à savoir celle de Leibniz avec Arnauld, celle de Spinoza avec Blyenbergh et, prenant le terme de correspondance dans son acception la plus large de relation écrite, la Disquisitio metaphysica de Gassendi accompagnée des réponses de Descartes ainsi que de sa lettre à Clerselier.4 L'intérêt de notre étude est donc de montrer la philosophie non plus comme discours-monologue, mais 3 Que les correspondances aboutissant à la rupture, ou présentant un aspect polémique, soient les plus exemplaires ne va pas de soi. C'est même un paradoxe. Et comme le note J.-M. Beyssade dans son introduction à Descartes: correspondance avec Elisabeth et autres lettres (Paris: GF, 1989), «II La correspondance avec Elisabeth, une correspondance exemplaire: la princesse Elisabeth », p. 23, une correspondance exemplaire se reconnaît à « une incontestable harmonie et comme des correspondances entre les deux esprits». Mais nos correspondances ne sont pas simplement exemplaires de la correspondance philosophique, mais du sens du rapport entre correspondances philosophiques et techniques argumentatives. Le paradoxe de l'exemplarité n'est donc porteur de vérité que parce que porteur de déception. Ainsi, comme le note J.-M. Beyssade, la correspondance entre Descartes et Régius est « une vraie correspondance: mais elle a mis fin aux rapports entre les correspondants ». 4 « servant de réponse à un recueil des principales instances faites par M. Gassendi contre les précédentes réponses» (DM, p. 633). [Liste des abréviations et éditions utilisées dans cette étude: * DM : Gassendi, Pierre, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesi metaphysicam et responsa (Recherches métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de René Descartes et ses réponses), texte établi, traduit et annoté par Bernard Rochot (Paris: Vrin, 1962). * L / A : Leibniz, Gottfried Wilhelm, Correspondance avec Arnauld, introduction, texte et commentaire par Georges Le Roy (Paris: Vrin, 1984). * S / B : Spinoza, Baruch de, Correspondance avec Blyenbergh (Lettres XVIII à XXIV, et XXVII), traduction et notes par Charles Appuhn (Paris: GF, 1986).] 8 comme rapport dialogique. Avec les correspondances, la philosophie apparaît comme le rapport d'un discours philosophique à un autre discours, ce dernier pouvant être luimême philosophique, ou bien émaner d'un correspondant qui n'est pas reconnu comme philosophe (c'est le cas de la correspondance de Spinoza avec Blyenbergh). Une correspondance philosophique, c'est en même temps la rationalité face à la contradiction. La présence de techniques argumentatives dans des correspondances philosophiques serait en effet paradoxale, et ceci, à deux points de vue : elle signifierait d'une part la manifestation de désaccords dans un accord, et d'autre part la réduction du savoir à un savoir-faire. Une correspondance philosophique serait alors un rapport de rupture. Si donc notre étude parvient à montrer cette présence, cela voudra dire du même coup que pour les philosophes, le paradoxe n'est pas un paradoxe. Loin d'être en marge de l'opinion, un philosophe serait celui qui révèle le sens de l'opinion. Par l'argumentation, c'est bien la question de la force du discours philosophique sur l'opinion qui est mise en jeu. Le problème est de savoir quel est le type de cohérence du langage philosophique, quel est le pouvoir de la philosophie en matière de persuasion: qu'est-ce qui donne raison à un philosophe? L'importance de la technique pennettrait de définir le type de moyens discursifs de la philosophie, les fonnes linguistiques, rhétoriques du discours philosophique impliqué dans un dialogue. «Toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain, dit Descartes, que l'un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d'eux ne possède la vérité; car s'il en avait une vue claire et nette, il pourrait l'exposer à son adversaire de telle sorte 9 qu'elle finirait par forcer sa conviction ».5 Le désaccord, comme signe d'erreur, est signe de subjectivité. Peut-être faut-il entendre dans ces correspondances philosophiques la voix du philosophe comme sujet qui fonde littéralement la voix subjective6 qui faisait le charme des lettres jusqu'alors dévolu aux artifices littéraires. La subjectivité qui traverse l' œuvre de Descartes fonde également sa correspondance. Le «je» qui écrit, le sujet des missives, va apparaître comme l'ombre portée du «je» qui pense, du sujet philosophique. A l'image du philosophe comme homme de l'absolu, seul devant l'inexistence de l'universel et l'objectivité impossible, nous tenterons de substituer l'idée que l'objectivité est le principe. qui met en relation deux sujets. Nous verrons comment les techniques argumentatives sont le principe qui donne sens à la relation. Certaines techniques, en effet, semblent favoriser le développement de la subjectivité par l'argumentation. Ce qui rend la relation impossible. Il nous faudra par conséquent chercher quel est le type de techniques argumentatives qui rend la relation proprement relative. Pourtant, est-il possible que la relation s'objective assez pour effacer la différence entre les sujets? La différence n'est-elle pas plutôt ce qui fait durer la relation? Les sujets ne peuvent fixer la relation qu'en la rendant différentielle. Les techniques argumentatives utilisées par Descartes, Spinoza, Leibniz et leurs correspondants sont le signe du sens que prend au dixseptième siècle la relation pour un philosophe. 5 Oeuvres, t. XI, Règles pour la direction de l'esprit, pp. 205-206. 6 Cf. LIA, passim, les occurrences du mot « sentiment », et par exemple, p. 125 : «(...) me défendre des sentiments (.u) j'étais d'autant plus sensible (u.) » (Leibniz). 10 PREMIERE PARTIE LA RELATION IMPOSSIBLE « Vous vous moquerez de la démonstration de l'autre, qui ne se moquera pas moins de la vôtre (..) » (Gassendi, DM, p. 582) " PREMIER COUPLE: LA RELATION I L'IRREDUCTIBILITE. . Cf. notre article paru dans la revue Philosopher (Revue de l'enseignement de la philosophie au Québec, 1995, n° 17, pp.129-136). 1. Les prémisses de l'argumentation Pourquoi Blyenbergh a-t-il écrit à Spinoza? «Par amour de la vérité pure» I. Et plus essentiel encore: pourquoi Spinoza lui a-t-il répondu? Pour la même raison «n'ayant moi-même d'autre souci dans l'âme »2. Si la correspondance3 s'engage, c'est qu'il y a quelque chose de commun4 entre les deux épistoliers, quelque chose comme un accord. Pourtant, si Blyenbergh écrit à Spinoza, c'est qu'il y a un désaccord, des objections à formuler. Le paradoxe de la correspondance, c'est cette simultanéité de l'accord désiré et du désaccord constaté. Et comme tout paradoxe, il ne peut se résoudre que dans le temps. C'est bien en durant que la correspondance pourra faire le raccord, devenir une véritable relation5. Le l Cf. Spinoza, Oeuvres 4, Traité politique, Lettres (Paris: GF, 1983), p. I 78. Cf aussi la même référence à la pureté dans Leibniz, Discours de métaphysique et Correspondance avec Arnauld (Paris: Vrin, 1962), p.89:« (00.)sincèrement et sans flatterie (...)>> (Leibniz). Cf. enfin ibid., p.124: «(00.) la sincérité d'avouer (00.)) (Leibniz). 2 Cf. Spinoza, op. cil., p.182. 3 Cf les études de R. Taton sur « Le rôle et l'importance des correspondances scientifiques aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Revue de Synthèse (1976) et P. Dibon sur « Les échanges épistolaires dans l'Europe savante du XVIIe siècle», in Revue de Synthèse (1976). 4 Cf aussi Leibniz, op. cil., p. 121 : « (00.)Praedicatum inest subjecto, ou bien je ne sais ce que c'est que la vérité» (Leibniz). Pour ce qui est de Spinoza, op. cil., cf p. 181 : « (00.) entre toutes les choses qui ne dépendent pas de moi, il n'en est aucune qui ait pour moi plus de prix qu'un lien d'amitié établi avec des hommes aimant sincèrement la vérité »; «(00.) faire de mon mieux dans l'avenir pour resserrer nos relations et créer entre nous une amitié sincère». 5 Il convient d'établir « une fois pour toutes» la différence entre « relation» et « correspondance». On peut distinguer, en ce qui nous concerne, deux sens (un concret et un abstrait) pour ces deux termes respectifs: I. la correspondance comme relation par écrit entre deux personnes; la relation comme relation épistolaire. paradoxe de la correspondance, c'est qu'elle n'est pas immédiatement une relation, mais une demande de relation. Aussi y a-t-il, comme le révèle Spinoza, quelque chose de plus essentiel que la vérité, c'est l'amitié. Et Blyenbergh adresse sa lettre en vue d'un accord qui n'existe pas encore comme il s'adresse à la figure paradoxale qu'est un «ami inconnu».6 La question des prémisses est essentielle pour comprendre le déroulement de l'argumentation et l'issue de la correspondance. Ainsi, pour ce qui est de Leibniz et Arnauld, le fait que Leibniz se soit mis en position de demande de jugement7 , qu'il ait envoyé la première lettre, préfigure toute la condescendance que pourra affecter Arnauld dans la suite de l'échange8 . De plus, selon quel critère le jugement devrat-il s'exercer? Si Leibniz annonce d'entrée de jeu qu'il sera "«l'homme du monde le plus disposé à céder à la raison »9 , Arnauld, lui, invoquera d'autres raisons dans sa réponse du 13 mars 1686 : (...) je trouve dans ces pensées tant de choses qui m'effraient, et que presque tous les hommes (...) trouveront si 2. la correspondance comme relation de conformité, relation logique d'association; la relation comme lien de dépendance ou d'influence réciproque. Nous emploierons généralement « correspondance» au premier sens et « relation» au second sens, notre étude montrant ce que les correspondances écrites manquent d'essentiel dans ce qu'est une relation. Sinon nous préciserons. 6 Cf. Spinoza, 7 Cf. Leibniz, op. cil., p. 79 : « (...) le faire prier de le considérer op. cU., p. 178. (...) et de dire un sentiment (.n) je ne trouve personne qui soit plus propre que lui d'en juger (n.) ». 8 Ibid, p. 83 : « Je suis présentement si enrhumé, que tout ce que je puis faire, est de dire en deux mots (.n) ». 9 Ibid, p. 79. 16 choquantes, que je ne sais pas de quelle utilité pourrait être un écrit qui (...) sera rejeté de tout le monde.10 Bien plus, pourquoi Arnauld répond-il si ce n'est parce qu'il respecte quelqu'un qui l'estime? Mais avant tout, Arnauld restera le catholique irréductible pour qui il ne s'agit pas d'avoir foi en la raison, mais de raisonner selon la foi, « d'obtenir par un appel à des considérations morales la conversion de Leibniz au catholicisme »11 « Sunt innumerabiles quaestiones, quae non sunt finiendae ante fidem, nefiniatur vita sine fide ».12 Enfin, la « relation »13 entre Descartes et Gassendi est dès le début solidement garantie car elle se fonde sur un accord avec une tierce personne, Mersenne, envers qui l'un et l'autre se sentent obligés.14 Cette obligation extérieure les rend comme responsables de la relation, bien qu'ils soient presque en complet désaccord entre eux, comme le conclura à la fin Descartes: « l'esprit s'est entretenu avec la chair et, comme il convenait, en beaucoup de choses ils ont été en désaccord »15 . A la limite, on le voit, le désaccord effectif est encore plus nécessaire à l'argumentation que l'accord JO Ibid, p. 83. (Tous les passages apparaissant avec ce type d'alinéa correspondent à des citations). II Ibid, p. 17. 12Ibid., p. 83. 13 au sens concret du terme, et non pas «correspondance », les textes échangés n'étant pas des lettres (sauf la « Lettre à Clerselier »). 14 Cf. Pierre Gassendi, Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Renati Cartesii metaphysicam et responsa (Paris: Vrin, 1962), p. 12 : «Certes, ce n'était pas de mon propre mouvement, mais parce qu'on me l'avait demandé, que je vous avais écrit» (Gassendi). Ironie de Descartes: «(Mersenne), en homme toujours plein de zèle (...») (Ibid, p. 10). 15 Cf. Spinoza,op. cit., p. 628. 17 recherché. Mais une relation entre deux sujets irréductibles peut-elle éviter la rupture? 2. L'irréductibilité des positions Je vois que nous pensons différemment non seulement sur les conséquences éloignées qui se tirent des premiers principes, mais sur les principes mêmes. Dès lors, il ne me paraît plus qu'un échange de lettres entre nous puisse servir à notre instruction. Je vois, en effet, qu'aucune démonstration, non pas même la plus solide, suivant les règles de la démonstration, n'a de force à vos yeux (...)16 . Il faut distinguer deux moments dans cette déclaration de Spinoza: l'affirmation de la contradiction des principes et celle de l'incompatibilité des positions. Le passage de l'une à l'autre comme d'un antécédent à son conséquent (<<Dès lors (...) ») est loin d'être évident, en effet, et révèle peut-être une extrême finesse de la technique argumentative spinoziste. Que la thèse de Blyenbergh et celle de Spinoza se contredisent, c'est un fait entendu. Difficile de ne pas recoI)l1aître une opposition absolue entre l'enseignement de l'Ecriture Sainte qui affirme l'existence du mal et la grande théorie rationaliste, certes transformée par Spinoza, d'après laquelle le mal n'est rien 17. Mais de là à en conclure 16Ibid, pp. 203-204. 17 Cf. ce que dit G. Lewis dans son introduction aux Lettres de Leibniz à Arnauld (...) (Paris: PUF, 1952), à savoir que la position théologique d'Arnauld s'oppose à la position métaphysique de Leibniz avant même que la correspondance ne débute. Cf. aussi Leibniz, op. cil., p. 88 : « (...) 18