La physique comme exercice spirituel ou pessimisme - E

La physique comme exercice spirituel ou
pessimisme et optimisme chez Marc Aurèle
Autor(en): Hadot, Pierre
Objekttyp: Article
Zeitschrift: Revue de théologie et de philosophie
Band (Jahr): 22 (1972)
Heft 4
Persistenter Link: http://doi.org/10.5169/seals-380993
PDF erstellt am: 18.04.2017
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LA PHYSIQUE COMME EXERCICE SPIRITUEL
OU PESSIMISME ET OPTIMISME
CHEZ MARC AURÈLE
En feuilletant le recueil des Pensées 1de Marc Aurèle, l'on ne
peut manquer d'être étonné par l'abondance des déclarations pessi¬
mistes qui s'y trouvent. Amertume, dégoût, «nausée »même devant
l'existence humaine s'y expriment en formules frappantes, par exem¬
ple celle-ci :«Regarde ton bain :de l'huile, de la sueur, de la crasse,
de l'eau gluante, toutes ces choses répugnantes. Tel est chaque
moment de la vie, tel est tout objet »(VIII, 24).
Ce genre d'expression méprisante est tout d'abord rapporté au
corps, àla chair, appelés «boue», «terre», «sang impur» (II, 2). Il
est aussi apphqué aux choses que les hommes considèrent comme des
valeurs :«Ce mets recherché, ce n'est que du cadavre de poisson ou
d'oiseau ou de porc, ce Falerne, du jus de raisin, cette pourpre, du
poil de brebis mouillé du sang d'un coquillage, l'union des sexes, un
frottement du ventre avec ejaculation, dans un spasme, d'un liquide
gluant »(VI, 13). Le même regard sans illusion se porte sur les acti¬
vités humaines :«Tout ce dont on fait tant de cas dans la vie, c'est
du vide, de la pourriture, de la mesquinerie, des mordillements réci¬
proques de petits chiens, des luttes d'enfants qui rient puis se met¬
tent àpleurer »(V, 33, 2). La guerre par laquelle Marc Aurèle défend
les frontières de l'Empire, c'est une chasse au Sarmate, comparable à
la chasse de la mouche par l'araignée (X, 10). Sur l'agitation désordon¬
née des marionnettes humaines, Marc Aurèle jette un regard impi¬
toyable :«Se les représenter comme ils sont quand ils mangent,
quand ils dorment, quand ils font l'amour ou vont àla selle. Et ensuite
quand ils prennent de grands airs, gesticulent fièrement ou se met¬
tent en colère et gourmandent les gens d'un air supérieur» (X, 19).
Agitation humaine d'autant plus dérisoire qu'elle ne dure qu'un
éclair et se réduit àpeu de chose :«Hier un peu de glaire, demain
cendres ou squelette »(IV, 48, 3).
1Les traductions des textes de Marc Aurèle qui vont suivre seront faites
sur le texte critique établi par W. Theiler (Kaiser Marc Aurei, Wege zu sich
selbst, Zurich, 1951).
15
226 PIERRE HADOT
Deux mots suffisent àrésumer la comédie humaine :tout est
banal, tout est éphémère. Tout est banal, parce qu'il n'y arien de
nouveau sous le soleil :«Considère sans cesse comment tous les évé¬
nements qui se produisent àl'heure présente se sont produits iden¬
tiques aussi dans le passé et se reproduiront encore. Comme ils sont
monotones ces drames et ces scènes que tu connais par ton expérience
personnelle ou par l'histoire ancienne. Fais-les revivre devant tes
yeux, par exemple toute la cour d'Hadrien, toute la cour d'Antonin,
toute la cour de Philippe, d'Alexandre et de Crésus. Tous ces spec¬
tacles étaient les mêmes que ceux d'aujourd'hui. Seuls les acteurs
étaient différents» (X, 27). Banalité, ennui qui vont jusqu'à l'écœu¬
rement :«Ce que tu vois dans l'amphithéâtre et dans des heux ana¬
logues t'écœure :toujours les mêmes choses, l'uniformité rend le
spectacle fastidieux. Eprouver la même impression devant l'ensem¬
ble de la vie. Du haut en bas, tout est toujours la même chose faite
des mêmes choses. Jusqu'à quand »(VI, 46). Non seulement les
choses humaines sont banales, mais elles sont éphémères. Marc Aurèle
s'efforce de faire revivre par l'imagination le grouillement humain
d'époques entières du temps passé (IV, 32), par exemple, celle de
Vespasien, celle de Trajan :les mariages, les maladies, les guerres,
les fêtes, le commerce, l'agriculture, les ambitions, les intrigues.
Toutes ces masses humaines et leur activité se sont éteintes et il
n'en reste plus trace. Ce processus incessant de destruction, Marc
Aurèle essaie de se le représenter àl'œuvre sur ceux qui l'entourent
(X, 18 et 31).
L'homme se consolera-t-il de la brièveté de son existence en espé¬
rant survivre dans le nom qu'il laissera àla postérité Mais qu'est-ce
qu'un nom «Un simple son, faible comme un écho »(V, 33). Et
cette pauvre chose fugitive ne se transmettra qu'à des générations qui
ne dureront chacune qu'un éclair dans l'infini du temps (III, 10).
Plutôt que de se bercer de cette illusion, ne vaut-il pas mieux avec
Marc Aurèle se répéter :«Combien d'hommes ignorent jusqu'à ton
nom, combien l'oubheront bientôt »(IX, 30). »Mieux encore :«Bien¬
tôt tu auras tout oublié, bientôt tous t'auront oublié »(VII 21).
Qu'est-ce d'ailleurs que le monde humain dans l'ensemble de la
réahté Un petit coin de la terre le renferme et la terre elle-même
n'est qu'un petit point dans l'immensité de l'espace, tandis qu'une
vie humaine n'est qu'un instant fugitif dans le double infini du temps
qui s'étend devant et derrière nous. Dans cette immensité, toutes
les choses sont emportées impitoyablement par le torrent impétueux
des métamorphoses, par le fleuve infini de la matière et du temps
(IV, 43)-
Ainsi toutes choses humaines ne sont que fumée et que néant
(X, 31). Et, par-delà les siècles et les différences de culture, Marc
LA PHYSIQUE COMME EXERCICE SPIRITUEL CHEZ MARC AURELE 227
Aurèle semble faire écho àl'Ecclesiaste :«Vanité des vanités, tout
n'est que vanité. »*
**
Il ne faut donc pas s'étonner que beaucoup d'historiens aient
parlé avec quelque complaisance du pessimisme de Marc Aurèle.
P. Wendland 'évoque «sa morne résignation», J. M. Rist1, son scep¬
ticisme. E. R. Dodds 2insiste sur la perpétuelle autocritique qu'exerce
contre soi-même Marc Aurèle. Il met cette tendance en rapport avec
un rêve de l'empereur qui nous est rapporté par Dion Cassius 3. Il
aurait rêvé, la nuit de son adoption, qu'il avait des épaules d'ivoire.
Tout cela, selon E. R. Dodds *, suggère que Marc Aurèle asubi, sous
une forme aiguë, ce que les psychologues modernes appellent une
crise d'identité. Récemment le docteur R. Dailly, psychosomaticien,
et H. van Effenterre 5, ont cherché, dans une recherche commune,
àdiagnostiquer dans le «cas Marc Aurèle »des aspects pathologiques
d'ordre psychique et physiologique. S'appuyant sur le témoignage de
Dion Cassius °, ils supposent que Marc Aurèle souffrait d'un ulcère
gastrique et que la personnalité de l'empereur correspond aux corré¬
lations psychologiques de cette maladie :«L'ulcéreux est un homme
replié sur lui-même, inquiet, préoccupé... Une sorte d'hypertrophie
du moi lui masque ses voisins... c'est lui-même au fond qu'il cherche
dans les autres... Consciencieux jusqu'à la minutie, il s'intéresse àla
perfection technique de l'administration plus qu'aux rapports humains
dont elle ne devrait être que la somme. S'il est un homme de pensée, il
inclinera àla recherche des justifications, àla composition de per¬
sonnages supérieurs, aux attitudes stoïciennes ou pharisaïques. »7
Aux yeux des auteurs de cet article, les Pensées répondent àun besoin
d'« autopersuasion », de «justification àses propres yeux »8.
C'est précisément ici qu'apparaît, je crois, le mieux, l'erreur
d'interprétation àcause de laquelle on croit pouvoir tirer, de la lec¬
ture des Pensées, des conclusions concernant la psychologie de l'empe¬
reur stoïcien. On se représente cet ouvrage comme une sorte de journal
1P. Wendland :Die hellenistisch-römische Kultur in ihren Beziehungen zu
Judentum und Christentum, Tübingen, 1912, p. 135 et 137 ;J. M. Rist :Stoic
Philosophy, Cambridge, 1969, p. 286.
2E. R. Dodds :Pagan and Christian in an Age of Anxiety, Cambridge, 1965,
p. 29, n. 1(E. R. Dodds fait allusion aux Pensées VIII, 1, 1;X, 8, 1-2 ;XI, 18,
5;V, 10, 1).
3Dio Cassius, LXXI, 36, 1.
4E. R. Dodds, ibid., p. 29, n. 1.
5R. Dailly et H. van Effenterre :Le cas Marc Aurèle. Essai de psycho¬
somatique historique, dans Revue des études anciennes, t. LVI, 1954, P- 347_3D5-
6Dio Cassius, LXXII, 6, 4.
7R. Dailly et H. van Effenterre, article cité, p. 354.
8R. Dailly et H. van Effenterre, article cité, p. 355.
228 PIERRE HADOT
intime, dans lequel l'empereur épancherait son âme. On imagine, d'une
manière assez romantique, l'empereur, dans l'atmosphère tragique de
la guerre contre les Barbares, écrivant ou dictant, le soir, ses réflexions
désabusées sur le spectacle des choses humaines, ou essayant perpé¬
tuellement de se justifier ou de se persuader pour remédier au doute
qui le ronge.
Mais il n'en est rien. Pour comprendre ce que sont les Pensées, il
faut bien reconnaître le genre littéraire auquel elles appartiennent et
les replacer dans la perspective générale de l'enseignement et de la
vie philosophiques àl'époque hellénistique ». La philosophie est, à
cette époque, essentiellement, direction spirituelle :elle ne vise pas à
donner un enseignement abstrait, mais tout «dogme »est destiné à
transformer l'âme du disciple. C'est pourquoi l'enseignement philo¬
sophique, même s'il se développe en longues recherches ou en vastes
synthèses, est inséparable d'un retour continuel aux dogmes fonda¬
mentaux, présentés si possible en courtes formules frappantes, sous
forme d'Epitome ou de catéchisme, que le disciple doit posséder par
cœur, pour se les remémorer sans cesse2.
Un moment important de la vie philosophique est donc l'exer¬
cice de la méditation :«Méditer jour et nuit »3comme dit la Lettre
d'Epicure àMénécée. Grâce àcette méditation, il s'agit d'avoir sans
cesse «sous la main », c'est-à-dire présents les dogmes fondamentaux
de l'Ecole afin que leur puissant effet psychologique s'exerce sur
l'âme. Cette méditation peut prendre la forme d'un exercice écrit *,
qui sera unvéritable dialogue avec soi-même :eiç éoutóv 5.
Une grande partie des Pensées de Marc Aurèle correspond àcet
exercice :il s'agit d'avoir présents àl'esprit d'une manière vivante
les dogmes fondamentaux du stoïcisme. Ce sont des morceaux du
système stoïcien 6que Marc Aurèle se redit «àlui-même ».
Acette «mémorisation »des dogmes s'ajoutent, chez l'empereur
philosophe, d'autres exercices spirituels écrits, tout àfait tradition-
1On trouvera dans G. Misch :Geschichte der Autobiographie, I, 2, Berne,
195°, P- 479 S<1-. non seulement une excellente présentation d'ensemble de
l'œuvre de Marc Aurèle, mais une bonne mise au point concernant son «pes¬
simisme ». Sur la direction et les exercices spirituels dans l'Antiquité, cf. P. Rab-
bow :Seelenführung. Methodik der Exerzitien in der Antike, Munich, 1954
Ilsetraut Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung,
Berlin, 1969 et, du même auteur, Epicure et Venseignement philosophique hellé¬
nistique et romain, dans Actes du VIIIe Congrès de l'Association Guillaume
Budé, Paris, 1969, p. 347-353-
2Cf. Ilsetraut Hadot :Epicure et l'enseignement philosophique, p. 349.
3Diogene Laërce, X, 135.
4Epictète :Dissert. III, 24, 103 ;III, 5, 11.
5C'est le titre grec des Pensées de Marc Aurèle. On peut traduire : « Pour
lui-même. »
6W. Theiler, op. cit., p. 14.
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