A LA RECHERCHE D`UNE DOCTRINE ECONOMIQUE

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Daniel VILLEY
Professeur à la Faculté dt:: Di'oit
et des Sciences économiques de Paris
A
LA RECHERCHE
D'UNE
DOCTRINE ECONOMIQUE
EDITIONS GENIN
PARIS
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Charles-Brook Dupont- White, économiste et publiciste français. Sa
vie, son œuvre~ sa doctrine. T. 1 : La Jeunesse de Dupont- /-Vhite et
ses travaux économiques (1807-1851),1 vol. , LI-677 pages. Paris,
Alean. Bibliothèque d' HistoIre comemporaine, 1936. Préface de
M. H. Noyelle, Professeur à la Faculté de Droit de Paris.
Redevenir des hommes libres, Paris, Genin, .Librairie de Médicis,
1946,
Leçons de Démographie, 2v. br. ronéotypé, Paris, Ed. Montchres
tien, 1951 et 1958.
Notes dv Philosophie économique.
T. l. Le je\! des intérêts. 19()5.
T. II. Parahpomènes au Jeu des intérêts, 19.66.
T. III. Les intérêts impersonnels, 1966.
Paris, Les Cours de Droit.
Petite Histoire des Grandes Doctrines économiques. Ed Génin, Paris
1954. Nelle. Ed. 1967.
La Grande Bretagne et le Marché Commun, Ed. de l'Epargne, 1961.
La Question de Berlin, Ed. de l'Epargne, 1961.
2. PARTICIPATION A DES OUVRAGES COLLECTIFS.
Plaidoyer pour te conservateur (in Les Chrétiens et la pol/llque, par
Henri Guillemin et autres auteurs. Paris, Editions du Temps
présent, 1948).
Sind Wellbewerb und Planung vereinbar·? publié dans Planung in der
Marktwirtschaft, Schriften,reihe der Friedrich Naumanns Stiftung, Stuttgart, 1964.
L'économis/e devant fhis/oire, publié dans L'His/oire. science humaine du temps présent, Centre international de Synthèse, Albin
Michel, 1965.
M. Jacques Rueff, un libéral moderne dans les Mélanges offerts à
Jacques Rueff. Payot, 1967.
Préfaces à: Jean Gabillard, La fin de finJiation, SEDES 1953.
·Jean Massot: Les Banques et finvestissementen Allemagne occidentale, L. G. D. J.,1960.
- Caetano Leglise da Cruz Vidal: A distribuiçqo eoseu Cus/o, Lisbon
ne,1964,
- François Bilger : La pensée économique libérale dans rAllelJ1a.gl1e contemporaine, L. G. D. J.•, 1964.
3. ARTICLES ..
Pamphlet contre fidéologie des réformes de stuc/ure. (Les Cahiers
politiques, juin 1945).
Les Condi/ions.économiques de la liberté. (La N F F ,juin 1946).
Examèn de conscience de ·féconomie politique. (R. E. P. , nov-déc
1951).
Examen de conscience de féconomie politique. (Annales de Science
économique appliquée, Louvain, mai 1952).
L'économie de marché devant la pensée catholique. R. E. P. Nov-. déc.
1954:
Au secours de r E/a/. Rev. Hist. ec. et soc., na 4, 1955.
Discussion d'un cas de théorie écol1nmique : le sophisme du cheval
mangeur. R. E. P. mars-avril 1956.
Karl Marx, Rev. d'Hist. ec. et soc. 1957. na 2.
Déprécia/ion dufutur e/ préférence pour la liquidité. R. E. P. Nov-déc.
1957.
Le marché commun dans roptique européenne, R. E. P., Janv-fév.
1959.
.
Prolégof1!ènes à renseignement de la philosophie économique. R. E. P.
Mai-juin 1959.
Le jeu des intérêts dans les relations économiques mternationales. Rev.
hist ec. et soc. n04, 1959.
L'éducation pour la vensée européenne,. Rev. bist. ec~ et soc. 1960. n~ 1.
Le jeu e/ le /ravail, la Nef, N°S 16-17, déc. 1963.
Marc/ri et Plan, r opUon de système, R. E. P .• Mai-Juin 1964
RenI> Cour/in, rœuvre,m R. E. P., nov-déc. 19~4.
La plllnificatlO,! en France, Il politIco, 1964, n03.
Concentra/ion et Concurrence, - ibid -·1965, n04.
Le phénomène « De Gaulle ». Farrnand, 75th. Anniversary Issue,
Oslo 1965.
Profit, Investissement, Au/oftnancement, Communication à l'Académie des Sciences morales et p<1litiques, 16 mai 1966.
A ROBERT LAZURICK
qui m'a donné ridée de·
ce petit essaI' .
Hommagp de déférente
sympathie
D.v
Lozère-sur- Yvette
le 1er. Décembre 1966
1
LES DOCTRINES EN PERIL
Jusq~'à une époque toute récente disons
jusqu'à la seconde guerre mondiale - les économistes étaient hommes de doctrine. Entre eux
on ne les distinguait point tant, ·comme aujourd'hui, par les techniques dont ils faisaient usageou bien par les domaines particuliers de leur discipline qu'ils avaient élus pour spécialité-que selon
leurs doctrines. On eût mal~isément conçu qu'un
économiste pût n'en point avoirtme. Il était agrarianiste· ou industriàliste; nationaliste ou universaliste. Il était libéral, ou socialiste, ou corporatiste,
ou coopéraÙste, ou dirigiste. Aux yeux de sès
prêtres non moins qu'à ceUK du public, l'économie
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
politique avait essentiellement pour objet ce grand
procès, sans cesse renaissant, où les partisans du
laissez-faire affrontent ceux de l'intervention.
Non moins en allait-il ainsi dans les autres
disciplines. Un biologiste était vitaliste ou mécaniste, fixiste ou évolutionniste. Un psychologue,
c'était un innéiste ou un sensualiste, un champion'
du libre arbitre ou bien du déterrnimsme psvchique. Partout s'affrontment des rriaîtr~s, des écoles,
des systèmes de pensée. En tous domames la
raison d'être de la science. sa justification majeure,
c'était d'éclairer l~s controverses doctrinales. Le
conflit des doctrines était le ferment de la vie de
l'esprit. Les progrës de la connaissance germaient
comme par surcroît sur le champ de bataille où
se mesuraient les diverses doctrines rivales.
L'inquiétude doctrinale, l'émulation dt>ctrinale
n'étaient au reste rien moins que l'apanage des
seuls hommes d' étud e. La grande affaire de chaque
homme, la supreme ambitIOn de son existence
était de tirer au clair ce qu'il pensait, et de se
façonner un système cohérent de convictions.
Croyait-il donc en Pieu, ou seulement en l'homme,
ou en la Nature ! Etait-il classique ou romantique,
monarchiste ou républicain, conservateur ou
partisan du mouvement, patriote ou citoyen du
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12-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCFRINE ÉCONOMIQUE
monde ?, Tout le long de' son existence il s'apphquait à plus solidement fonder ses optiotts,'à les
mieux ensemble accorder : à confirmer et parfaire
sa doctrine.
Les temps ont bien changé. De moins en moins
les gens ont cure de s'engager sur les questions
fondamentales, de. se composer une vision du
'monde et une échelle de v<lleurs. Ils ont l'Impression que cela les dépasse; qu'il doit bien exister
pour cela des spécialistes ; que mieux vaut pour
leur compte penser à autre chose. Etpeut-être ,bien
est-ce'à dire qu'ils ne pensent plus du tout.
Parmi'les philosophes professionnels, on répugne à se proclamer aujourd'hui platonicien, tho, mis te, occamiste, cartésien, spinoziste, kantien
ou bergsonien. Et ce n'est point que l'on s'avise'
d'inventer de nouveaux sys,tèmes philosophiques,
pou~ remplacer ceux d'autrefois. Nop.. La: source
des systèmes aujourd'hui paraît bien tarie. Même
la phil()sophie --.:. dont on ,eût pu penser que c'est
,la vocation propre de systématiser la connaissance - traverse une éclipse des systèmes.
, Quant aux économistes, qui d;entre eux aujourd'hui se soucie de porter l'étiquette libérale, ou
socialiste? Aus yeux de la plupart, ce dyptlque a
perdu tout sens. Ils le tiennent pour dépassé. Non
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
que de nouveaux clivages doctrinaux aient remplacé celui-là. Ce que nous délaissons, ce n'est pas telle
ou telle doctrine économique," tel ou tel axe de
controverse doctrinale. C'est la doctrine: comme
outil de pensée, comme type de produit intellectuel, comme mode et comme plan de réflexion.
Prenez donc au hasard un élève de l'Ecole Nationale d'Administration. Demandez-lui s'il est
royaliste ou républicain. Je gage que vous n'en
obtiendrez qu'un haussement d'épaules indulgent
ou agacé. Non point que
la réponse lui semble aller
\
de soi. Simplement, pour lui la "question n'existe
pas. Cqmme il se trouve obligé de fréquenter certaines cérémonies officielles, il lui advient d'entendre jouer le Chant du Départ: « Un Français
doit vivre pour elle. Pour èlle un Français doit
mourir» Cela ne trouve en lui nulle résonance. La
forme du gouvernement, qu'importe? Ce qui l'intéresse. c'est tout autre chose: le taux de croissance,
le plan, la promotion sociale, celle du tiers monde,
la coexistence pacifique. Ne parlons pas d'une
dépolitisation de la jeunesse - ou de l'opinion
publiqut:en général. Bien plutôt s'"agit-il d'une
«dédoxalisation» de la politique. Plus que jamais
l'Etat - c'est-à-dire le politique - étend son
emprise sur tous les domainl!s de la vie- sociale.
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Seulement de plus en plus la politique se vide de
doctrine. M. Defferre - ou même M. Guy
Mollet - sont-ils socialistes (comme l'était par
exemple Léon Blum) ? M. Pinay est-II libéral?
M. Pierre Massé est-il pianiste? Il n'y a guère que
le général de Gaulle, qui soit gaulliste. Mais ici
l'exception confirme la règle. Le gaullisme n'a rien
d'une doctrine. Il est mépris et"refus de toute doctrine. Que les « partis de jadis» ne profèrent plus
én guise de pensée que des slogans de plus en plus
fades et verbeux, cela n'est hélas que trop manifeste. Mais les sarcasmes dont le Général les fustige ne visent point la pauvreté intellectuelle,
l'inconsistance doctrinale de leurs doctrines. C~
dont il les raille et les fouaille, c'est d'en avoir une,
et de s'en réclamer. La grande nouveauté du phé~
nomène U. N. R., c'est l'émergence d'un grand
parti politique parfaitement dénué de doctrine. Les
succès électoraux du gaullisme manifestent et signifient entre autres choses que le Français contemporain ne ressent plus le besoin d'une doctrine,
qu,'il n'a pas de doctrine, qu'il n'en veut plus. Et
même qu'il érige en doctrine la maxime de n'en
point avoir.
Que donc est la doctrin,e, qu'ainsi nous dédai-]5 -
A LA RECHERCHE Q'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
gnons? Au regard de l'empirisme, au regard des
techniques, au règard de la science surtout, qui la
prétendent supplanter et suppléer, comment
peut-on caractériser la doctrine?
10) La science sépare les domaines, pour davantage connaître (la preuve n'est plus à faire de la
fécondité heuristique de la spécialisation). La
doctrine au contraire les relie, pour mieux comprendre. La pensée doctrinale, c'est d'abord un
i effort de, raccordement, d'harmonisation des
: divers compartiments' de l'esprit. Articuler ensemble mes diverses options intellectuelles, les
relieraussi bien à mes options morales, politiques,
esthétiques, religieuses, etc ... ; organiser ma pensée en un tout cohérent ; mutuellement accorder
tous les jugements que je forme : jugements
d'existence et jugements de valeurs. Mettre à
l'unisson ma cosmogonie, ma sensibilité, ma
ligne de conduite. Tendre à l'unité de l'esprit et du
cœur. C'est cela, me faire une doctrine.
20 ) Et donc, à la différence de 1<\ pensée scientifique, la pensée doctrinale est personnelle. C'est
mon prin.cipe individuel, en ce qu'il a de plus
profondément intime et d'irréductiblement singulier, qui sert à ma doctrine de support fondamental, de foyer moteur, d'axe d'organisation de ses
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
divers éléments. Que Pythagore ou bien quiconque ait découvert et formulé le théorème qui
porte son nom, qu'importe? Le théorème de
Pythagore est à tout le monde. Pour tout le monde
il serait vrai, quand bien même Pythagore n'aurait
pas existé. Au lieu que la doctrine nietzschéenne
est inintelligible sans Nietzsche.
30) Les vérités scientifiques s'imposent à l'esprit de façon contraignante. Comme dit Auguste
Comte: « il n'y a pas de liberté de conscience en
astronomie ». La doctrine au contraire est à base
d'options, c'est-à-dire de choix personnels, et partiellement libres (dans le cadre du donné objectif). La science est une. Il est des doctrines d'être
plurielles. Cela ne constitue pas un argument contre leur valeur gnoséologique. L'histoire des
variations doctrinales ne pourvoit d'aucune excuse valable cette démission de l'intelligence, qu'est
le scepticisme. La réalité, sans doute, est beaucoup
trop riche et complexe pour que nous la puissions
tout entière connaître d\m seul point de vue,
embrasser dans le cadre d'un seul système.
Chaque ~octrine est une perspective particulière,
valable, légitime, encore que nécessairement
partielle, sur l'ensemble du réel. Les diverses
doctrines opposées sont toutes vraies pour autant.
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2
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Fausses seulement dans la mesure où elles prétendent exclure entièrement et définitivement les
autres. Ne disons pas, à la façon des éclectiques,
que toutes les doctrines contiennent une part de
vérité. Chacune en vérité est part de vérité,
chacune systématise. un aspect de la vérité. Que
les doctrines s'affrontent, qu'elles entrent. en
conflit les unes contre les autres, il faut cela pour
que lumière se fasse. L'éclat propre de chaque
doctrine frottée à ses rivales concourt à éclairer
le monde aux yeux de l'esprit.
4°) La doctrine n'est pas seulement objet
d'adhésion intellectuelle. Elle est encore objet de
croyance et de ferveur, et norme de conduite. Pour
quiconque en professe une, sa doctrine est raison
de vivre, voire de mourir: c'est-à-dire d'accomplir
et signer sa vie.
Notre époque cependant dédaigne, déprécie,
voire condamne les doctrines. Elle est adoxale,
adoxaliste, et même antidoxaliste. Pourquoi cela?
1°) Le prestige des sciences en pl~in essor sans
doute a fait tort aux doctrines. Tandis que s'accélèrent les rythmes du progrès scientifique, les
doctrines, lentes souvent à s'adapter, paraissent'
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
facilement démodées. La pensée doctrinale semble
être un genre préscientifique. Avant que Pascal
fût monté sur le Puy de Dôme, il pouvait y avoir
des dO,ctrinaires pour affirmer, d'autres pour nier
- à grands renforts d'arguments logiques, voire
théologIques - l'existence du vide. MalS l'expérience scientifique de Pascal a tranché la question.
La doctrine n'était que l'antichambre de la science. Elle paraît maintenant palinodie. « Toutes les
idéologies sont périmées », s'écrie M. Louis
Armand dans son « Plaidoyer pour l'henir ».
Et pourtant, s'il est vrai qu'historiquement la
doctrine a précédé la science, cela n'emporte
nullement que jamais la science puisse supplanter
et remplacer la doctrine. Sous prétexte qu'elle
n'en est plus au lyrisme de Taine e~ de Renan,
notre époque très volontiers se targue d'avoir dépassé les naïvetés du scientisme. Il est bien vrai
qu'elle a perdu tout lyrisme, même celui-là. Taine
et Renan dressaient la science contre la religion,
mais à la place de lateligion traditionnelle - qu'ils
niaient au nom de la science - finalement ils
n'avaient su mettre qu'une sorte de grandiloquente religion de la science. Que nous ayons dépouillé
c~ romantisme, cela n'emporte pas que le scientisme soit révolu. CrOire que la science peut nous
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
permettre de nous passer de 'doctrines, c'est cela
très précisément, le scientisme. Le scientisme
aujourd'hui n'est plus une religion. Il n'est plus
professé, comme doctrine. Il est vécu : comme
absence de doctrine.
2°) L'homme de doctrine croit à la vérité. Il
aspire à l'embrasser tout entière, à s'en composer
une image aussi large et fidèle que possible. Le
grand ressort de l'effort doctrinal, c'était le pur
amour de la vérité. Newman - qui fut peut-être
le plus grand doctrinaire de la pensée doctrinaledisait: knowledge ilS own end (à soi-mêlIl't le savoir
est sa propre fin). Or le désintéressement intellectuel, c'est une vertu, c'est une valeur qui se perdent. Nous ne désirons plus tant le vrai que l'opérationnel et l't{ficient. La science est utile, de
façon tangible. Mais la doctrine, à quoi cela
sert-il ?
30) L'option doctrinale répugne à l'esprit contemporain pour ce qu'elle comporte de subjectif
et d'incertain. Nous n'entendons engager notre
conviction qu'à coup sûr. Nous avons trop peur
d'être dupes. Nous ne comprenons plus très bien
qu'il' soit nécessaire, et légitime, 'et fécond que la
volonté libre concoure à l'œuvre de la connaissance.Nous n'avons plus le goût du risque intellectuel.
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Et cela veut dire peut-être que nous avons perdu le
sens de la liberté de l'esprit. Il existe une crainte pusillanime de l'erreur, qui n'est que commencement
de démission de l'intelligence. L'adoxalisme ambiant s'explique pour une large part par une certaine dévirilisation des espnts, qui détruit le sens de
l'engagement personnel, et le goût de J'affrontement doctrinal. La technique appliquée, l'empirisme, le neutralisme (même « actif»), le coexistentialisme,'l'éc1ectismç, le syncrétisme, l'irénisme,
constituent autant de bons prétextes pour se tenir
à l'écart de la mêlée, pour fuir les combats idéologiques.Signe des temps sans doute que l'esprit du
Club Jean Moulin, qui rassemble quelques centaines parmi les têtes les plus valables et les plus
influentes de la France d'aujourd'hui. Beaucoup
d'idées, certes, mais le moins possible de pensée:
car la pensée divise, et. le mot d'ordre est de rassembler. Beaucoup d'ingénieuses solutions concrètes, très sérieusement et honnêtement étudiées.
Pas de doctrine.
Nos contemporajns se font gloire d'être sans
doctrine. A leurs yeux complaisants c'est signe
de largeur d'esprit, d'objectivité scientifique, de
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
mélturité intellectuelle. Pour moi l'adoxalisine
serait plutôt un trait de décadence.
Il me semble que la pensée doctrinale répond à
une exigence profonde, fondamentale, irremplaçable de l'esprit humain.
La fonction de l'intelligence d'abord est de
comprendre, c'est-à-dire d'harmoniser et systématiser.
La réflexion doctrinale en outre est d'une inestimable fécondité scientifique. C'est en confrontant
mes idées les unes aux autres que je les teste,éprouve, édaire, approfondis. LeS gens qui n'examinent
chaque question qu'en elle-même, à l'aide des
seules données de la matière, sans référence à ce
qu'ils savent et pensent par ailleurs, sans s'éclairer
d'aucune doctrine, demeurent sourds aux résonances extérieures de1eurs thèmes d'étude,
aveugles à leurs implications profondes, fermés
à la perception des conséquences indirectes des
solutions qu'ils adoptent. Non moins que le
dogmatisme - qui n'est qu'une perversion de
l'esprit doctrinaire - l'adoxalisme fait naître et
perpétue un grand nombre d'erreurs.
Pour autant enfin que toute doctrine est personnelle, la pensée doctrinale est personnalisante.
La fidélité que nous gardons à nos grandes lignes
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
de pensée' constitue notre continuité intérieure,
notre identité profonde. Nous ne consistons que
par une certaine permanence et par la cohérence
en nous des options que nous avons faites. C'est
en façonnant et repolissant ma doctrine que je
m'informe, et, comme le dirait Berdiaev, en
quelque sorte me crée moi-même.
Depuis Marx, aucune œuvre économique doctrinale n'a vu le jour, qui seulement approche
l'ampleur et la rigueur de la sienne. San.s doute
est-ce l'une des explications de ce phénomène à
tant d'égards si paradoxal et déconcertant, que
constitue le regain marxiste des trente dernières
années. En dépit de l'usure de ses dogmes, de
l'archaïsme de sa construction théorique à peine
renouvelée des classiques anglais, des erreurs et
des contradictions logiques qui lui servent de
fondement; malgré tous les démentis que l'histoire inflige à ses schémas prévisionnels; nonobstant
l'inhumanité de son humanisme athée et collectiviste ; en dépit des tyrannies qu'il a engendrées,
de tous les crimes commis en son nom, en dépit
même de la menace que suspend sur l'existence
de notre civilisation, et de nos patries occidentales,
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~
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
l'impérialisme de celles qui se réclament de lui,
la fortune du marxisme connaît - en particulier
dans notre intelligenzia - une conjoncture ascendante. C'est que le marxisme apparemment
répond à ce besoin de synthèse totale, à ce besoin
de système qu'éprouve fondamentalement l'esprit
humain, que parmi l'adoxalisme ambiant ressentent tout de même beaucoup plus de gens qu'on ne
ne l'imagine, et qu'aucune école contemporaine
d'économistes ne se paraît soucier de satisfaire.
I..:un des secrets du croissant prestige du socialisme
de Marx.- dit scientifique - c'est la révolte de
l'appétit de doctrine contre une SCIence qui se recroqueville et compartimente et décompose et dé·grade en menue poussière de techniques purement
instrumentales.
Entré les marxistes et les non-marxistes adoxaux, la partie n'est pas égale. Ceux-là qui n'ont
pas de doctrine sont la proie désignée de ceux qui
en ont une. Rien n'est plus aisé que de les tromper
sur la marchandise. De la meilleure foi du monde,
naïvement ils feront leur telle maxime~ ils préconiseront telle mesure dont ils ne savent discerner
ni l'inspiration, ni les implications, ni les conséquences. Pourvu qu'ils ne souhaitent point la
catastrophe nucléaire, on leur fera signer l'appel
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
de Stockholm. Pourvu qu'ils ne soient point
amoureux des deux cents familles, on les enrôlera
dans des campagnes pour telle réforme de structure qui mène droit au collectivisme, - ou pour cette
trop fameuse « politique des revenus» qui, si elk
devait un jour devenir quelque chose, serait la
. négation de l'économie libre.
Il est temps pour les non-marxistes de mettre
fin à cette situation de désarmement idéologique
unilatéral, qui est aujourd'~ui la leur, et qui les
mène tout droit à la défaite. Plus que toute
autre chose, ce qui nous fait aujourd'hui défaut,
c'est une doctrine économique libérale amplement
conçue, solidement pensée, fermement fondée,
accordée au contexte du troisième quart du
XXème siècle, et qui soit propre à éclairer, régir,
ordonner notre politique économique. Afin qu'en
dépit des remous d'une époque ardente, fascinante
et terrifiante à la fois, soient sauvées et confirmées
les valeurs éternelles et universelles de l'humanité,
et celles qui ont fait la civilisation de l'Occident.
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25'-
II
LE SYSTÈME DU MARCHÉ
Nous avons jusqu'ici tenté de situer la pensée
doctrinale en général. Qu'est-ce mamtenant, en
particulier, qu'une doctrine écono11Jique ? C'està mon sens - une interprétation d'ensemble de la
vie économique glo bale,mais qui se trouve en outre
reliée, appuyée, intégrée à un système général de
pensée, qu'elle inspire et réfléchit à la fois. Une
doctrine économique opère non seulement le
mutuel accord de toutes les idées que je puis avoir
sur les divers aspects de la vie économique,
mais encore l'harmonisation réciproque de ma
pensée économique avec tout ce que je pense par
ailleurs : en religion, en philosophie, en esthéti~
27
~
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
que, en histoire, .:n prospective, en morale, en politique, etc ...
Toute doctrine économique débouche sur une
option de régime (libéral, socialiste, corporatiste,
etc ... ). Et donc au domaine économique l'effort
doctrinal tend essentiellement à poser une préférence .de système économique, articulée à un
sys tème général de préférences (1).
Il convient ici de préciser ce que c'est, en économie politique, que la question du système.
D'abord, quels que soient les temps et les lieux,
quel que soit le degré de développement économique, quels que soient les cadres sociaux et juridiques de la vie économique, toujours se pose un
même problème fondamental, que la vie économique consIste à résoudre, et dont c'est l'objet
propre de la science economique d'analyser
comment il se resoud. Ce problème économique
fondamental peut s'énoncer dans les termes que
voici. Etant donné le fait de la rareté ~ c'est-à-dire
(1) Par analogie avec « préférences de structure» dont a parlé mon
collègue. M. Jean Weiller, et'qui constituent l'une des normes de
la politique cQmmerciale des nations.
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
étant donné que les choses n'existent pas en quantité suffisante pour que tous les désirs de tous les
hommes puissent être ensemble satisfaits comment va s'opérer le départ entre les besoins
qui sèront assouvis, et ceux qui seront sacrifiés?
Ce qui revient à dire :
1°) Quelle combinaison de production sera
préférée, parmi toutes celles qui seraient techniquement réalisables ?
2°) Par quel procédé sera réglée la distribution
des ressources productives entre leurs divers
emplois possibles, d.e telle façon que se trouve
réalisée précisément cette combinaison-là ?
Ce problème économique fondamental découle
des données constantes de la nature et de la condition des hommes. Bien avant qu'on l'ait su clairement poser, déjà Robinson dans son île, ou le
seigneur féodal dans le cadre de son domaine, le
résolvaient pratiquement au jour le jour. Mais à
l'échelle globale, jusqu'à une date relativement
récente, le problème économique fondamental
n'a point fait problème. A J'intérieur du domaine
rural régnait l'autoconsommation. L'artisan travaillait sur commande. Les décisions de produire
n'étaient pas dissociées des décisions de consommer. Tous les a.justements se fa isaient directement.
-
29-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ECONOMIQUE
Il en va tout autrement depuis la grande révolution économique qui est advenue entre le XVlème
et le XVlIIème siècle. La division du travail, la
diversification des produits, l'allongement du
processus de production ont bouleversé le paysage
économique. Le cadre de la VIe économique s'est
prodigieusement élargi, dans l'espace et dans le
temps. Les décisions de produire et ies décisions
de consommer ne sont plus désormais effectuées par les mêmes personnes, ni au même
moment. Alors - depuis qu'est dépassée l'ère de
l'économie de voisinage ~ la solution du problème économique fondamental implique un
système de régulation et de coordination, dans le
cadre de la société tout entière, de l'ensemble des
décisions de consommer et de produire.
Que le problème du système n'ait pratiquement
surgi qu'avec la révolution industrielle, cela sans
doute concourt à expliquer que la science économique, dont il constitue l'objet central, ne soit
elle-même apparue que vers cette époque-là.
Mais si le problème du système. est un problème
récent, il n'est pas moins, dans le contexte économique contemporain, inéluctable. La première
30 -
À LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE. ÉCONOMIQUE
tâche de l'économiste consiste à le poser clairement. Ensuite, l'ééonomiste se doit préoccuper de
la solution du problème du système. En comporte-t-il une ? En comporte-t-il plusieurs ? Et
alors, combien ? Cette simple question préjudicielle n'est jusqu'ici rien moins que tranchée. Elle
divise encore les économistes.
Au XIXème siècle, la majorité d'entre eux
tenait qu'un seul système économique est pensable
et praticable, logiquement co~érent, propre à
correctement résoudre le problème écono~ique
fondamental : le système libéral, fondé sur le
marché. «Il n'y a - dira Pantaleoni - que deux
doctrines en économie politique : celle de ceux
qui la savent et celle de ceux quine la savent pas».
Pour Marx, en revanche, plusieurs systèmes sont
théoriquement concevables, mais à chacun des
stades de l'évolution de la technique productive,
un seul convient, et s'impose absolument. Le
capitalisme a été scientifiquement nécessaire.
Demain, c'est le socialisme qui le sera.
Tenons-nous en, pour notre part, au plan 10gique.Combien de solutions comporte le problème
théorique du système? Un auteur entre tous a pris
cette question p~t les cornes: un grand professeur
de Fribourg-en-Brisgau, l'une des plus nobles
-
31-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE"
figures de la résistance allemande au nazisme,
l'inspirateur incontesté de l'orientation qu'a
prise la politique économique allemande depuis
1948 : Walter Eucken. Pour Walter Eucken, le
problème du système économique (il ditWirtschaftsordnung) a deux solutions, ni plus ni moins:
d'une part l'économie de marché, fondée sur la
liberté"et la concurrence; et, d'autre part, l'écono- "
mie « dirigée du centre », c'est-à-dire intégralement et autoritairement planifiée.
Commençons par celle-ci. La planification
autoritaire - ici l'adjectif n'est qu'une redon-:
dance : toute planification par essence est autoritaire, ou bien" épiphénoménale - implique
- à tout le moins sous sa forme la plus pure qu'il n'y ait qu'un seul propriétaire de l'ensemble
des facteurs productifs disponibles, un seul sujet"
"de toutes les décisions économiques : la collectivité, qu'incarne un Etat omnipotent et omniprésent.
Seul juge des besoins sociaux, il définit souverainement l'optimum économique : c'est-à-dire
l'objectif auquèl va se trouver ordonnée toute l'activité économique nationale. Seul maître absolu de
l'appareil de production; il affecte souverainement
-
32-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
toutes les ressources disponibles - terre, main
d'œuvre, capitaux - aux divers emplois dont elles
sont susceptibles, de telle sorte que soit réalisé le
plan qu'il a lui-même conçu. A l'échelle de la société tout entière, on retrouve alors l'unicité du
sujet économique qui caractérisait l'économie
fobinsonienne (celle de Robinson, seul dans son
île), ou l'économie domaniale. La coordination
d'ensemble, dans ces conditions, ce n'est pas un
pro,blème à résoudre: c'est une besogne, qui incombe au planificateur. Tous les ajustements
seront ~on œuvre consciente. La planification
autoritaire tranche le problème du système en le
supprimant.
Avec l'autre système - celui de l'économie de
marché - la propriété est individuelle, le travail
et l'entreprise libres, les sujets de décisions multiples et indépendants les uns des autres. Alors,
faute d'une unique autorité qui contrôle l'ensem-'
ble, il faut qu'un mécanisme impersonnel opère
le mutuel ajustement de toutes les décisions de
consommer et de produire. Tel est le'rôle du mécanisme des prix. L'optimum économique n'est plus
dès lors la ,satisfaction des besoins sociaux, tels que
dans le système planifié les définissait et hiérar-
33-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
J
chisait une seule autorité. C'est, et ce ne peut être
que la satisfaction optima de la demande solvable,
c'est-à-dire de la demande telle qu'elle s'exprime
sur le marché. La distribution des facteurs n'est
plus l'œuvre d'un seul cerveau souverain. Mais le
mécanisme des prix coordonne les multiples
décisions individuelles, de telle sorte que finalement l'offre et la demande de chaque marchandise se trouvent mutuellement ajustées,
ainsi que les .diverses productions complémentaires les unes des autres.
Pour peu que l'on sè donne une répartition
initiale des fortunes, et un régime su~cessoral, le
système est déterminé. La demande des biens dépend de la répartition des revenus, qui dépend
des prix des facteurs, qui reflètent la valeur des
produits, qui dépend de leur demande. Le cercle
est clos. Le système économique tourne sur
lui-même.
Et sans doute, l'optimum économique auquel
il est ordonné comporte-t-il une large part· de
convention. La demande solvable, dont l'économie de marché maxime la satisfation, y est fonction d'une distribution du pouvoir d'achat (fortunes et revenus) qui résulte non seulement de la
productivité actuelle de chacun, mais· aussi d'une
-
34-
_A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUÈ
succession de hasards historiques, dont les effets
se sont, le long des décennies et des siècles, accumulés. L'épargne, et donc le taux de croissance,
dépendent de la façon dont le déprécient ou apprécient le futur les détenteurs de surplus de pouvoir
d'achat, c'est-à-dire un nombre plus ou moins
restreint de. gens plus ou moins tirés au sort. Le
marché donc, c'est bien une balance où se pèsent
les services rendus, mais non moins, à la longue,
une roue de loterie. L'économie libérale est une
économie organisée en mode de jeu. Et non point
soumise à la volonté consciente d'un planificateur
souverain, mais bien à une règle du jeu, qui, comme toutes les règles de tous les jeux, consacre des
conventio~s arbitraires. Ses partisans auraient
grand tort de n'en pas convenir. Mais ils peuvent
le faire sans la moindre fausse honte. Faire la part
des choses, et celle du hasard, à côté de celle du
calcul, c'est éminemment raisonnable. Pourquoi
l'optimun économique que dégage le marché,
en vertu des conventions qui le constituent
(propriété, héritage, liberté des contrats), serait-il
après tout moins aimable que cet autre sorte
d'optimum que dicte arbitrairement l'autorité
politique? Encore une fois, si l'on entend que
chaque consommateur soit laissé libre de disposer
-
35-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINf:. ÉCONOMIQUE
sa consommation comme il l'entend (dans les
limites de son pouvoir d'achat), et que chaque
individu soit laissé libre de choisir son travail,
et d'entreprendre telle production qu'il préfère
(dans les limites de la rentabilité), alors il n'existe
pas d'autre ordre économique concevable que
celui qu'engendre le mécanisme des prix, et dont
la norme est la satisfaction maximél de la demande
solvable. Ce que le système du marché implique
d'irrationnel convient à l'essence de l'homme, et
garantit sa dignité.
,
/
Le marché d'une part, la planification d'autre
part, constituent deux solutions antithétiques,
l'une et l'autre logiquement correctes, du même
inéluctable problème: celui de la coordination
à l'échelle globale des divers éléments de la vie
économique
Dans une certaine mesure, appréciable mais
restreinte, on peut juxtaposer, voire ensemble
combiner des éléments qui ressortissent à l'un et
à l'autre des deux systèmes. On peut donc concevoir des régimes mixtes, et tous les régimes effectivement pratiqués le sont à quelque degré. En
ce genre toutefois, beaucoup~'en faut· que tout
-
36-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
soit logiquement permis, et pratiquement inoffensif. Rien sans doute ne s'oppose à ce que dans
une économie de marché s'insère un secteur
public judicieusement situé, et de dimension raisonnable. Mais on n'y saurait réglementer les
prix et les revenus sans introduire au sein du système des distorsions, des rigidités, des zones
. d'indétermination, qui faussent et détraquent le
fonctionnement de l'ensemble. On peut concevoir
que dans une économie planifiée certains marchés
partiels soient institués et laissés libres. Mais en
général on n'y peut décentraliser la fonction de
décision sans que ce soit aux dépen:- de la cohérence du plan, donc de l'efficiënce de l'économie.
Il est aujourd'hui très à la mode de prophétiser
la convergence des systèmes : l'occidental et le .
soviétique. Le développement du dirigisme d~ns
les économies libres d'une part, et d'autre part
certaines déclarations et certaines mesures spectaculaires qui déjà, pour certains esprits pressés,
amorcent une conversion des Russes à· la loi
de l'offre et de la demande, et au principe du profit, ont pu paraître accréditer cette perspective.
Les deux régimes iraient à la rencontre l'un de
l'autre. Le jour serait en vue où ils se rejoindront.
Se regardant alors l'un l'autre face à face, quelque
-
37-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
part dans le no man's land qui les sépare encore
aujourd'hui, chacun d'eux croira voir son propre
visage, comme dans un miroir. Voilà bien de quoi
combler d'aise la grouillante cohorte de ces esprits
confus qui fuient les dilemmes, et brouillent les
oppositions. Je n'y crois guère pour ma part.
Quand une économie de marché se politise et réglementarise, quand une économie planifiée se décentralise ou démocratise, l'une et l'autre pèche
contre sa propre logique, contre la logique touJ.court, partant contre l'économicité. L'on peut
(très en gros) poser que c'est sous sa forme la plus
pure que chacun des systèmes est le plus efficient.
Je crois à la force d'attraction des formes pures.
Ceux qui prédisent la convergence des systèmes
extrapolent des processus très partièls qui sont des
processus de dégradation, et que je ne crois guère
appelés à se poursuivre. Les combinaisons stables .
eJ;ltre le plan et le marché sont contenues dans d'étroites limites. Dans la chimie des systèmes comme
dans la nature zoologique, les hybrides sont rares,
et ceux qui voient le jour sont rarement féconds.
Quelles que soient, au demeurant, les altérations que l'on puisse imaginerùe l'un ou de l'autre
système, jamais leur mutuel mélange ne saurait
donner naissance à une forme médiane, intermé-- 38 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
diaire, neutre, organique, équilibrée, et qui représenterait en quelque sorte un tiers système. Un
homme vivant peut avoir deux jambes de bois,
deux bras artificiels, des yeux de verre, des artères
coronaires en matière plastique: ce n'en est pas
moins un homme vivant. On peut sur une poupée
coller de vrais cheveux, de vrais ongles, voire de
la vraie peau humaine. Elle n'en reste pas moins
une poupée. Ainsi peut-on concevoir què dans
une économie de marché l'on planifie certains
secteurs ou certaines fonctions, ou que dans
une économie planifiée soient insérés certains
processus partiels de marché. Il n'en reste pas
moins qu'en ultime instance la cO'ordination
d'ensemble de l'économie sera l'œuvre soit du
plan, soit du marché : non de l'un et l'autre à la
fois.
L'option de système est dichotomique. Le
grand mérite de Walter Eucken est de l'avoir
montré. Je ne crois pas que sa démonstration
théorique soit réfutable. Entre le marché et le
plan, donc il faut choisir. Beaucoup de nos con~emporains y répugnent. Ainsi en va-t-il des socialistes démocrates, des chrétiens-sociaux, des
champions de certaines réformes de l'entreprise,
des prophètes lyriques de la planification indica-
39-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
.. l'
live. Ce sont le plus souvent des moralistes, des
idéalistes sociaux, qui consciemment ou non
gardent la nostalgie de ce que furent autrefois les
sociétés précapitalistes, avant que n'ait surgi le
problème du système. Devant l'alternative que
leur propose la logique économique, ils se cabrent
ou se dérobent. L'individualisme capitaliste et la
grégarisation communiste leur inspirent une égale
aversion. Ils ne veulent entendre parler ni des
aveugles mécanismes du marché, ni de l'universelle et inhumaine contrainte d'un Léviathan
monstreux et .lointain. La jungle concurrentielle
leur paraît sordide, mais non moins la paix des
cimetières, et cette espèce d'ordre qui règne à
Varsovie. Ils entendent préserver la liberté, mais
condamnent ou décrient l'économie de marché,
et ses· implications fondamentales : c'est-à-dire
l'inégalité, la formation par le jeu de l'offre
et de la demande des taux des diverses sortes de
revenus, la sélection des consommateurs « par
l'argent », la sélection des producteurs par la
faillite, la maximation du profit comme norme du
comportement des entreprises, la gestion des
entreprises par leurs seuls propriétaires capitalistes, la spéculation, etc ... Leurs intentions certes
som pures. Mais, si Walter Eucken a raison, leurs
-40 -
A. LA RECHERCHE D'UNE DOCfRINE ÉCONOMIQUE
propos ne débouchent nulle part : à moins que
dans la planifièation totalitaire.
Notre temps suscite en série des projets de
réforme de l'entreprise, dont la plupart visent à
ôter partiellement ou totalement sa gestion aux
capitalistes. Beaucoup de gens ont l'impression
qu'il n'y a rien là d'incompatible avec la liberté.
Or il faut regarder en face les implications de la
logique économique. Il n'y a pas en général de
liberté possible sans marché. Le marché n'est pas
pensable si le mobile de l'activité économique
n'est plus le gain monétaire, si la norme de
gestion de la firme n'est plus la maximation
du proht. Or on ne peut concevoir une économIe
de profit , que la gestion des entreprises ne SOIt
purement capitaliste. À rmitiative nécessairement
est lié le risque. Seul le capital peut supportet; les
risques de la production. Si l'on ne veut pas de la
gestion capitaliste des entreprises, alors il faut
instaurer le collectivisme d'Etat. Mais si l'on ne
veut pas du collectivisme d'Etat, alors il faut
maintenir la gestion capitaliste des entreprises.
Donc l'option de système est inéluctable. C'est
la théorie économ,iql1e, qui en définit les termes.
-
41-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Non moins concourt-elle à l'éclairer, ne fût-ce que
par ce qu'elle nous apprend des coûts de la coordination dans chacun des systèmes, et de son
rendement propre de système. Seulement la
science ne nous dicte pas l'option de système.
L'option de système est affaire de doctrine. Elle
est toujours - partiellement - subjective. Il est
inévitable - et il est légitime - qu'elle reflète le
tempérament, le caractère, les goûts, les opinions,
les valeurs de chacun. A mon option de système
économique concourt l'ensemble de mon système
d'options. Que je sois ou non chrétien, théiste ou
athée, transcendantaliste, ou immanentiste, de
droite ou de gauche, classique ou romantique;
amateur d'art abstrait ou d'art figuratif, cela naturellement se reflètera de quelque manière - à
vrai dire complexe et subtile - dans mon option
de système économique. Les liens qui relient entre
eux mes divers choix en divers domaines certes ne
sont pas rigides. Ils tiennent de la résonance,
plutôt que de la déduction. Ce sont des liens de
réciproque convenance, plus que d~s corrélations
logiques. Nul ne saurait tirer un système économique de l'Ecriture Sainte. Même l'Ecriture Sainte
n'en retentit pas moins sur l'option de système.
Chaque système économique suppose, implique
-42 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
engendre un contexte de civilisation. Des mœurs,
une morale, une mentalité, un régime juridique,
des structures sociales et politiques. C'est en
raison de son contexte surtout que nous préférons
tel ou tel système. Le s.ystème pIaniste suppose
tout un accompagnement mental et institutionnel
hors duquel il ne peut respirer, et dégénère: une
mystique collective totalitaire, l'adhésion de tous
à une vérité instrumentale officielle, une éthique
de participation, d'obéissance, et de conformisme;
et la dictature politique, voire policière. Au
contraire le marché s'accorde à une axiologie
fondée sur la dignité de l'individu, à la responsabilité personnelle, à la démocratie politique. C'est
finalement pour l'amour de la liberté tout court
que les libéraux préfèrent l'économie libre.
La principale raison d'être de toute doctrine
économique, c'est de motiver, de fonder, de justifier, d'opérer une option de système économique.
Deux systèmes seulement sont possibles, parce
que logiquement et pratiquement, il n'existe pas
de troisième formule. Pas de troisième principe
de détermination de l'échelle des préférences
socialès. Pas de troisième procédé d'ajustement
mutuel des diverses grandeurs économiques.
L'économie de marché d'une part, et d'autre part
-
43-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
le collectivisme, sont l'un et l'autre logiquement
cohérents et concrètement praticables. Le reste
est confusion, et malthusianisme. Mais s'il n'y a
que deux systèmes, en revanche le cl;tamp des
doctrines est illimité. Parce que chaque système
économique admet plus d'un accompagnement
idéologique, plus d'une justification doctrinale:
Pour les classiques anglais du XVIIlème siècle
l'économie libre se fondait sur une philosophie
utilitaire, qu'à juste titre nous trouvons aujourd'hui bien pauvre, et fade et courte. Les ordolibéraux de l'Allemagne contemporaine lui donnent
une base kantienne. Pour les physiocrates, le libéralisme économique était lié au régime du despote
éclairé. Aujourd'hui nous l'apparentons plutôt à la
démocratie parlementaire. La doctrine se repense
.et se renouvelle sans cesse. On peut imaginer du
capitalisme un grand nombre de justifications et
d'interprétations de rechange. Mais toutes les doctrines libérales concluent à l'économie de marché.
Le libéralisme a fourni l'accompagnement des
premiers vagissements de la science économique.
Très longtemps l'un de l'autre on les a mal distingués. Quand j'étais étudiant encore, on ne pouvait
-
44-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
parler d'un« économiste libéral» sans encourir le
soupçon de pléonasme. Par rapport au planisme
- qui ne remonte pas à Marx, mais à Stalinela doctrine libérale est donc ancienne. Et cela
lui fait sans ·doute une plus grande maturité.
Mais d'un autre cô!é c'est une disgrâce. L'accélération de l'histoire, qui soumet les doctrines à des
rythmes d'adaptation fébriles, a quelque peu pris
les libéraux au dépourvu. La doctrine libérale s'est
figée, affadie, démodée. Elle s'est essoufi1ée, elle
n'a pas pu suivre. Parfois elle se raidit dans un
dogp1atisme stérile. Parfois elle se dissout, dans.
un modernisme empiriste qui l'altère et décompose. La pensée libérale contemporaine en quelque
sorte a perdu pied. Elle manque à la fois de
souplesse et de fermeté. La crise actuelle du libéralisme est avant tout carence de pensée. En
pleine .fidélité à ses principes fondamentaux, il
nous incombe d'adapter le libéralisme aux nouveaux arrière-plans que font à la vie économique
l'évolution des idées philosophiques, l'évolution
des yaleurs, l'évolution des structures sociales.
En dépit d'une voyante et trompeuse façade de
socialisation et de planification indicative, je crois
qu'aujourd'hui l'économie de l'Occident, que
l'économie française même demeurent fondamen-
-
45-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
...l':
talement capHalistes. De fâcheuses interférences
de l'Etat sans doute introduisent des frottements
dans le système. Elles ne l'empêchent pas de
fonctionner. C'est bien toujours l'appât du profit
qui meut la production, c'est bien toujours la
concurrence qui promeut le progrès, c'est bien
toujours le mécanisme des prix qui opère ·les
ajustements. Et cela nous donne d'étonnantes
performances économiques. Le capitalisme est
toujours en service. Mais la doctrine libérale est
en déclin. Le capitalisme est toujours pt;atiqué,
mais il n'est plus cru. Son principe n'est plus compris, les valeurs qu'il épanouit ne sont plus appréciées, les succès qu'il procure ne lui sont plus imputés. La condamnation du capitalisme est devenue
le dénominateur commun de toute la littérature et
de toute l'éloquence politiques. Dans la plus stupéfiante confusion idéologique, les champions de
l'anticapitalisme progressiste viennent faire écho
à ceux de l'anticapitalisme traditionaliste et archaïsant. Tout ce que l'on appelle les « forces
vives» du pays se désolidarise du capitalisme.
Avec une sincérité évidente et désarmante, on considère comme allant de soi qu'il est immoral,
malthusien, historiquement dépassé.
C'est là ce qu'il nous faut maintenant examiner.
-
46-
III
MORALITÉ DE L'ÉCONOMIE LIBRE.
Le capitalisme est-il immoral? La grande majorité des Français n'en semble guère aujourd'hui
douter. Très souvent même les défenseurs du marché cultivent une sorte de mauvaise conscience.
Bien sûr, concèdent-ils, si le socialisme était possible, ce serait, au regard de la justice, le régime idéal. Mais les hommes ne sont pas des anges.
Ils tiennent à leurs intérêts. Si l'on entend obtenir
d'eux que librement ils travaillent et entreprennent, alors il faut bien les prendre par l'égoïsme.
Or, nous devons bien voir que jamais - et c'est
leur honneur - les hommes ne se rallieront vraiment à l'économie du marché, tant que dans leur
-
47-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
esprit pèsera sur elle le soupçon d'immoralité:
tant qu'elle leur sera présentée comme une concession que l'éthique devraIt opportunément consentir à l'efficacité.
Je doute que notre époque se puisse targuer
d'être plus morale que celles qui l'ont précédée.
Mais apparemment elle est beaucoup plus moralis:..
te. Il ne me semble pas que sa moralité soit plus
élevée. Mais il s'y dessine une sorte d'impérialisme
de la morale, qui de plus en plus éclipse et supplante les autres valeurs (la beauté, la vérité), et pose
aujourd'hui d'impérieuses requêtes en maint do,.;
maiiie qu'elle tenait nal!uèrç pour étranger à -sa
compétence. On se montre de moins en moins exigeant quand il s'agit de la conduite privée des indidus, mais de plus en plus on se préoccupe dé moraliser les· structures, les institutions, la société.
Que donc cela peut-il bien être, que la moralité
d'un système économique? Je conçois d'emblée
que l'on puisse juger immoral un acte•. comme le
mensonge; ou bien un homme, comme Don Juan:
Mais le marché, la planification, peuvent-ils
être vertueux ou vicieux? Sont-ce là des sujets
éthiques? Qu'ils puissentfaire l'objet d'une qualification morale, cela ne va pas au premier abord
tellement de soi. Pourtant, il semble que par
-48 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
deux biais les systèmes économiques puissent être
rendus justifiables de la morale. D'abord tout
système économique atrophie ou développe certains ressorts psychologiques, il suppose et
engendre un climat mental et un climat social que
l'on peut regarder comme plus ou moins favorables à l'épanouissement de la moralité des hommes.
En second lieu, le système lui-même peu t'être jugé
moral ou immoral, selon qu'il garantit ou viole
leur essentielle dignité. Aussi tiendra-t-on par
exemple l'esclavage pour moralement condamnable, ou pour le moins indésirable. Encore que
1;>eaucoup de simplismes aient cours en ce dom<l;ine, il semble qu'il y ait bien quelque chose comme
une éthique des systèmes: et donc que le procès de
moralité que l'on intente au libéralisme soit recevable, et mérite d'être instruit.
Que ses censeurs moralistes reprochent-ils
à l'économie capitaliste ? Les griefs qu'ils lui
opposent peuvent être classés sous quatre chefs
distincts.
, 1°) D'abord, opinent-ils, le libéralisme érige
en ressort universel de l'activité économique
un mobile immoral : la cupidité, l'égoïsme.
2°) Le système du marché repose sur la concur-
49-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
rence, il implique de la part des hommes un comportement de rivalité, un comportement de iutte.
3°) Le capitalisme, c'est l'économie constituée
en mpde de jeu. Il livre largement au hasard le
processus économique, et singulièrement la répartition des richesses entre les hommes.
4°) Il engendre l'inégalité des conditions, qui
fait violence au principe moral de l'égalité des
hommes en dignité.
Examinons maintenant chacun de ces quatre
chefs d'accusation.
D'abord, le problème du mobile. C'est vrai,
l'économie de marché comporte que chacun s'efforce-à maximer son gain. Chez les anciens auteurs
classiques anglais, qui furent les premiers doctrinaires de l'économie de marché, le libéralisme
économique était le prolongement d'une psychologie hédonistique, d'une morale de l'égoïsme,
d'une philosophie dite « utilitaire» qui érigeaient
le plaisir en valeur suprême. Tel que la nature l'a
fait, disaient-ils, l'homme aspire à la jouissance,
et redoute la souffrance. Se conduire rationnellement, c'est donc adopter un comportement tel
qu'il nous procure la plus grande quantité possi-
-- 50-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
ble de plaisirs nets. Il n'y a pas d'autre finalité
morale que le plaisir. La morale consiste à discerner, à pratiquer la règle de conduite qui nous
assure, comme disait· Bentham « tlze greatest
amount of ·enjoyment ». Le libéralisme économique pâtit aujourd'hui encore de la marque
qu'il a reçue de cette pseudo-philosophie, dont
il est originellement issu. Il nous faut l'affranchir
de l'hypothèque morale qui continue de peser sur
lui, du fait de sa première inspiration utilitaire.
Tout d'abord, le mobile de l'activité économique en économie de marché, ce n'est pas le plaisir,
mais l'intérêt. L'intérêt, c'est un mobile qui largement excède l'appétit de jouissance, et fréquemment s'oppose à lui. Ne passons-nous pas notre
vie à sacrifier des plaisirs à notre intérêt ? Ce
n'est pas une notion facile à définir que l'intérêt;
Pour les besoins de mes étudiants eh philosophie
économique, j'ai proposé cette formule: « L'intérêt d'un sujet, c'est la maximation de sa quantité
d'être terrestre». Je sais qu'une telle définition soulève de difficiles problèmes philosophiques.
Qu'est~ce que mon « être terrestre» ? Pour ceux
qui ne croient pOillt qu'il y ait rien au-deià de cette
terre, ce ne saurait être qu'une redûndance. Et les
autres contesteront sans doute que nous nous
-
51-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
puissions définir une finalité purement terrestre, séparée de la finalité totale de l'homme.
Existe-t-il une fin seulement laïque, autonome au
sein du royaume des fins? Je le crois pour ma part.
Si Dieu a créé le monde, cela comporte que le
monde lui soit extérieur. L'intérêt distingué du
bien signifie au plan téléologique cette autonomie
de la créature, qui n'est que l'autre face de la divine
transcendance. Seulement, mon « être terrestre»
est-il quantifiable, de telle sorte que l'on puisse
calculer les conditions de sa maximation ? Ici
n'est point le lieu d'approfondir ce genre de problèmes. Mais il me semble que cette notion
que je propose, de « maximation d'être terrestre»
rend somme toute assez bien compte de ce que
les hommes ont en tête, lorsqu'ils inv8quent leur
intérêt. Mon intérêt, c'est d'étendre mes dimensions terrestres, la durée et le rayonnement de ma
vie, et de la remplir le plus possible, d'accroître
mon avoir, mon savoir, mon pouvoir, mon rayonnement personnel, en sorte que mon existence
occupe en ce bas monde le plus possible de temps
et d'espace.
Cela dit, est-il contraire à la morale qu'un
homme conçoive son intérêt, qu'il le vise, qu'il le
serve, qu'il tâche à le réaliser? Je crains qu'il n'y
-
52-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
ait beaucoup de pharisaïsme chez les contempteurs de l'intérêt personnel. Sans doute en tant
que valeur, en tant qu'objectif de condJlite, l'intérêt se trouve grevé de trois limites essentielles:
1°) C'est une fin seulement terrestre : et je ne
crois pas que l'homme vive seulement de pain.
2°) C'est une fin relative à un seul sujet: l'intérêt
de chacun ne concerne que lui même.
3°) En troisième lieu c'est une fih calculée :
la maximation d'une quantité. L'intérêt laisse
en dehors de lui tout cela qui dépasse le calcul :
tout ce qui est gratuit, tout ce qui est « inspiré ».
Tout cela qui ne se compte pas (mais, au bout de
compte, seul compte).
Non plus que le plaisir, 1 intérêt pour autant
ne peut être érigé enfin suprême de la conduite
humaine. Autant que l'hédonisme de Bentham et
de Stuart Mill, je condamnerais une morale de
l'intérêt. Mais toute morale qui condamne
l'intérêt ne me semble pas moins pour autant condamnable. Chercher à relever sa condition terrestre, à vivre plus et mieux, à pouvoir davantage,
quoi de plus naturel, quoi de plus sain ? Mon propre être terrestre, après tout n'est-ce pas mon plus
proche prochain? Et comment donc - Stuart Mill
le notait déjà - pourrais-je bien aimer mon pro-
53-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
chain comme moi-même, sije ne commençais par
m'aimer bien moi-même? « Mon fils, honore ton
âme, (c'est-à-dire: ta vie ~errestre) avec modestie
- dit le Sirachide (1) - et donne-lui les bons
morceaux qu'elle mérite ». Et Saint Paul confirme:
« Nul ne hait sa propre chair» (2). Il est bon sans
doute que chaque homme ait la responsabilité de
sa vie terrestre, qu'il lui revienne de maintenir
et d'améliorer sa propre condition. Grâce à la
famille, l'intérêt personnel dépasse au reste l'individu. Grâce à l'héritage, il dépasse la génération
présente,
La poursuite du gain monétaire n'implique
rien moins qu'une âme égoïste et cupide. Elle est
tout à fait compatible avec ce que le christia~
nisme appelle l'esprit de pauvreté, avec le détachement des biens de ce monde, avec la vertu morale de désintéressement. Le capitalisme n'impli~
que pas que nous fassions du gain le but de nos'
vies, mais seulement 1<\ norme de notre comportement économique. L'intérêt personnel en économie de marché n'est pas la valeur suprême (comme
l'est en revanche l'intérêt collectif dans les sociétés
(1) Ecclésiastique, V, 28, d'après l'hébreu ct le syri~que, trad. Smend
et Petcrs (cité par A. M. Dubarle, Les Sages d'Israel, Ed. du Cerf.p.
165)
(2) EpÎtreaux Ephésiens, V. 29.
-
54
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
totalitaires planifiées). Il n'y est que l'enjeu de
l'activité économiq ue.
Seulement, si détaché que l'on en puisse être, et
si pures que l'on imagine les intentions des sujets
appliqués à maximer leur gain, l'enjeu que le
système capitaliste assigne aux sujets économiques
est celui d'une compétition, d'une lutte. Chacun
pour soi, chacun contre tous, tous contre chacun:
la devise du capitalisme n'est-elle pas l'inverse de
celle de la Mutualité? Sur le marché, les hommes
s.:.affrontent. en nvaux. La loi du système eXIge
qu'ils cherchent à se supplanter les uns les autres.
N'est-ce pas une situation monstrueuse au regard
de la morale, qui prêche pour sa part qu'ils s'entraident et s'aiment les uns les autres?
Notons d'abord que ce n'est pas l'économie
de marché qui a fait que les hommes sont rivaux.
Telle est leur situation fondamentale. Et non
point sans doute, comme le pensait le Marquis de
Sade - ou comml;; le proclame M. lean-Paul
Sartre ( « L'enfer, c'est les autres» ) - en vertu
d'une essentielle et. universelle incompatibilité
métaphysique des êtres (exister, c'est vouloir
exister seul : toute autre existence jette un défi
à ma propre existence). Non: mais tout simple-
-
55-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
ment en raison de la rareté des choses. Les choses
n'existent pas en quantité suffisante pour que tous
les désirs des hommes puissent être ensemble
satisfaits. Donc, il est fatal que chacun de nous
rencontre en autrui un obstacle. L'économie
planifiée ne supprime pas la mutuelle rivalité des
hommes. Elle supprime entre eux la lutte, parce
qu'elle les dispense et empêche de s'occuper euxmêmes de leurs intérêts, et les dépouille de toute
subjectivité économique. Le combat cesse alors
faute de combattants. Les individus ne cessent
d'être rivaux qu'en cessant d'exister.
La lutte est-elle immorale en soi ? Beaucoup le
croient. Quiconque lutte, pensent-ils, veut et lait
du mal à son adversaire, au lieu que la morale
exige que nous aimions les hommes et leur fassions
du bien.
Mais d'abord, si la concurrence implique un
esprit d'émulation, est-il certain qu'elle suppose et
développe entre les concurrents l'animosité? La
concurrence ne serait rien d'autre, nous dit-on,
qu'une guerre économique universelle et permanente, institutionalisée. Seulement dans la guerre
il n'y a que deux adversaires. Au lieu qu'en concurrence, - du moins pure et parfaite - s'affrontent des foules de vendeurs et d'acheteurs. Cette
-
56-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
guerre de tous contre tous .n'oppose en réalité
personne à personne. Le professeur allemand
Wilhelm Krelle l'a bien mis en lumière (1). Soient
deux paysans voisins qui cultivent l'un et l'autre
des pommes de terre. Ils sont en concurrence.
Se regardent-ils pour autant comme des rivaux?
Plus la concurrence est pure - c'est à dire plus il
y a de concurrence - et moins paraît valable
l'analogie avec la guerre.
L'esprit de contention n;apparaît que dans les
marchés non purement concurrentiels, dans les
marchés de sm ail numbers, lorsque se forment des
situations de monopole ou d'oligopole. Le concurrent dès lors cesse d'être une foule anonyme.,
Il prend un visage. La compétition devient âpre
et dure. C'est peut-être. alors qu'elle stimule le
plus vigoureusement le progrès économique :
précisément, parce que vraiment elle devient une
lutte.
Est-ce moralement condamnable ou choquant?
L'idéologie ambiante de notre époque est devenue
bien curieusement irénique. Nous perdons le sens
(1) Cf. Wilhelm Krell~ : Au delà de la concurrence parfaite, dans
l'ouvrage collectif intitulé « Les Formes moderl'les de la Concur-
rence» publié par André Piatier, Paris,Gauthier-Villars, 1964,
p.58
-
57-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
des vertus contentieuses. Chaque fois que nous
voyons des gens se -battre pour quelque chose,
nous les soupçonnons de fanatisme. Cependant
que les hommes de pensée éludent les controverses doctrinales, l'opinion publique tient volontiers pour sordides les conflits de puissance
entre nations. On n~ se veut plus d'ennemis :
dût-on pour autant épouser le parti des ennemis.
de ses propres croyances ou de sa propre Patrie.
Après cette semaine de la pensée marxiste de 1964,
au cours de laquelle, sur l'estrade, le R. P. Jolif
gratifia d'une accolade théâtrale M. Roger Garaudy, M. Henri Lefèvre a pu s'écrier: « Décidement,
c'est le temps des copains ».
Est-il si évident que la morale y trouve son
compte? Je crains que cette horreur des antagonismes, cette fureur de« dialogue» et de conciliation que nous voyons partout ne traduisent un
affadissement des cœurs, des croyances, des.
ferveurs,des caractères. La lutte exalte les hommes,
elle trempe les éorps et âmes. Elle suppose, elle
exerce, elle éduque le courage. Or les Latins
n'avaient qu'un seul mot pour dire ind.ifféremme~t
le courage ou la vertu. La lutte n'est rien moins
qu'exclusive de l'amour. Elle exprime d'abord,
et prouve et réalise l'amour q~e celui qui lutte
-
58-
A LA RECHERCH~ D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
porte à: ceux qu'il défend, ou à ce qu'il défend.
Et pour .l;ennemi lui-même, est-ce que le zèle
que je mets 4 l'affronter n'est pas une forme
de mâle tendresse ? « 0 mes fraternels adversaires », s'écriait Brasillach, à Fresnes, dans l'attente de la mort. « Le courage de ton ennemi t'honore», dit Mahmoudi, dan~ le si beau livre de Jean
Brune (l). Et Montgomery gardait sur sa table
le portrait de Rommel. Le type du soldat ri'est
rien moins que ct;:lui d"un homme sans cœur. Après
tout, les hommes sont terriblement seuls, imperméables les uns aux autres. La lutte, qui les froUe
les uns aux autres, les dépouille de cette écorce qui
les isole les uns des autres. L'affrontement est
une forme comme une autre, plus féconde que
beaucoup d'autres, d.t:: l~èommunication. Ensemble ceux qui s'affrontent communient à la noblesse
du combat.
La lutte sans doute suppose la dureté, la cruaut€:, la souffrance. Mais ce qui rachète les luttes
humaines, c'est qu'elles ne sont rien moins que
déchaînement de violence. Elles impliquent une
discipline. Elles obéissent à uoe règle du jeu. Il
y a des coups permis et des coups défendus. Il y
(1) Jean 'Brune : Celle haine qui ressemble à ramour, Paris, la
Table Ronde, 1961
-
59
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
a des lois, il y a un code d'honneur de l'affrontement. C'est par l'obéissance aux lois de la lutte que
s'exprime et que s'accomplit le respect que se
portent mutuellement les adversaires. La guerre,
même d'apparence la moins chevaleresque, la
guerre même prétendue totale - que nous avons
vécue - a ses lois encore, qui la retiennent de
tomber dans l'absolu de la barbarie, et lui conservent sa noblesse. Or, bien sûr, la discipline de la
concurrence est beaucoup plus restrictive encore
que celle de la guerre. La loi du marché, ce n'est·
rien moins que la loi de la jungle. Supposons que
vous soyez mon rival en affaires. S'il m'était permis de vous tuer, de faire main basse sur le contenu de votre tiroir caisse, de répandre des calomnies sur votre compte ou sur le compte de vos
marchandises, de vous réduire en esclavage,de
m'acoquiner avec vous pour exploiter le consommateur, sans doute n'entrerais-je pas avec vous en
concurrence. C'est parce que la règle du jeu me
dêfend tout cela, et que toutes ces issues me sont.
bouchées, qu'il ne me reste plus qu'un seul moyen
de l'emporter sur vous: mieux que vous satisfaire
le consommateur, et donc servir l'intérêt général.
Le système du marché, c'est l'économie constituée en modeje.!;!. Sous le régime du plan, bien
-60 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
au contraire, le processus économique global se
présente comme un travail. Le plan propose un
programme collectif, qui se décompose en une
foule de tâches individuelles. Et chacun, telle
qu'elle lui est dictée, accomplit sa propre tâche,
fraction de l'ensemble. Notre époque idolâtre le
travail. Elle prête audience à la foule des petits
prophètes, teilhardiens ou paramarxistes, qui lui
annoncent une « civilisation du travail ». On veut
«participer », au lieu de ooncourÎl;-. Les champions
de notre planification indicative se targuent de
remplacer les « situations de conflit» qui caractérisent le marché, par des« situations de coopération ». A l'encontre de l'esprit de compétition, on
exalte « l'esprit de concertation ». « Economie
concertée» : la formule nous vient de M. Jean
MonneL J'admire beaucoup M. Jean Monnet,
mais je n'admire point cette formulé. A la
concurrence dans le respect d'une règle du jeu
qu'imposent les lois et les mœurs, elle suggère que
soit substituée une sorte de collusion permanente
entre les entrepreneurs, et non moins avec les fonctionnaires responsables de la politique économique. Nul dès lors ne sait plus quel est l'intérêt dont
il est chargé. Il y a l'intérêt de chaque entrepreneur, en concurrence avec les autres. Eventuelle-
61-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
ment l'intérêt de la branche, en tension avec ceux
des menbres qui fa composent, et avec ceux des autres branches. Et l'intérêt nation1!J, qui se peut
trouver en opposition avec les intérêts privés des
producteurs. La clarté veut que chaque intérêt ait
son champion, et que tous s'affrontent sur le marché. Mais l' « économie concertée» brouille toutes
les cartes du système des finalités. Elle en opère
un mélange informe. Au lieu que les divers
intérêts s'opposent sur le marché, on en cuisine ·'des compromis empiriques, et dépourvus
de toute norme claIre. On échange des concessions. On se montre « coopératif ». On cqltive en
famille les voluptés de la bonne conscience. Si
pourtant l'entrepreneur fait une concession gratuite à ses concurrents ou à l'Etat, ne trahit-il pas
l'intérêt des actionnaires de la firme, dont il a la
charge ? Et si le fonctionnaire compo~e avec les
intérêts privés, ne trahit-il pas l'intérêt nati_onal,
dont il a la charge? Si bien que l'économie ccincertée, c'est en somme le régime de la prévarication
universelle institutionalisée. En même temps
qu'elle détraq ue le système du marché,elle dégrade
les hommes. Elle invoque une morale de la coopération; mais je crois bien qu'elle représente tout
le contraire d'un progrès moral.
.
- 62-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
La morale n'exclut point la lutte, elle veut seulement que la lutte soit réglée, c'est-à-dire qu'elle
s'apparente au jeu. La lutte chevaleresque rapproche les hommes, en même temps qu'elle les fait
rivaux. Le jeu est noble, le travail servile. Que
l'économie soit constituée en mode de jeu, c'està-dire fondée sur la concurrence, cela sans doute
suppose et cela engendre un climat moral supérieur à celui que nous annoncent l'éconowie concertée et la planification indicative.
La forme ludique qui est celle du processm
économique dans le régime du marché cependant
comporte que ses résultats partiellement dépendent des aléas de la mêlée concurrentielle.
Dans l'économie de marché, le hasard a sa place,
et joue son rôle. Le hasard, n'est-ce pas l'irrationnel, alors que la morale consiste à placer toute la
vie sous l'empire de la raison? Notre époque
n'aime pas le hasard. Peut-être parce qu'elle en a
peur, elle le dénonce et lui fait la chasse. Affamés
que nous sommes de sécurité, lé hasard nous hérisse. Pour notre génération -la même qui pourtant s'est avisée de déifier l'absurde -le hasard est
devenu une sone d'objet de scandale. Le hasard,
- 63-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE,ÉCONOMIQUE
c'est l'inhumain. Le hasard: c'est le mal. Le régime
du marché consacre le hasard. Le plan, comme dit
M. Massé, c'est« l'antihasard ». La planification,
donc est morale, et le marché, immoral.
Je ne sens point ainsi. Certes il est naturel à
l'homme d'aspirer à s'affranchir du hasard. Aussi
s'efforèe-t-il autant que possible d'atténuer sa
souffrance,ou de retarder sa mort. S'ensuit-il que
l'on puisse, ou que l'on doive souhaiter cesser
d'être mortels, ou de souffrir? Ainsi en va-t-il du
hasard. Nous dialoguons avec la fortune, nous
affrontons le hasard. Mais c'est bien nous qui
serions les premiers marris s'il nous advenait un
jour d'emporter sur le hasard une victoire totale, et
de nous réveiller privés de cet il1terlocuteur familier. N'est-ce pas la condition de l'homme, que de
rencontrer en chemin des événements, des caprices
du. destin qu'il n'avait pas prévus ? Le hasard
c'est le risque, mais c'est aussi la chance. L'homme
vit en perpétuelle attente de l'imprévu. Cela le
tient en haleine et virilise, et chaque soir lui donne
occasion de remercier le Ciel, qui lui a épargné
beaucoup de maux qu'il savait possibles, et qui
ne sont pas advenus. Et de quoi donc vivrait-il,
s'il n'escomptait sans cesse obscurément quelque
bonne surprise ? S'il n'y avait plus en notre vie
-
64-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
cette part d'inhumain qu'y figure le hasard, c'est
toute notre vie qui deviendrait inhumaine. L;imprévu, l'inattendu. nous piquent, nous stimulent,
éprouvent notre faculté de réagir, nous font exister.Le refoulement, le refus du hasard nous feraient
un avenir clos, nécessaire, implacable, lugubre,
désespérant, mortel. C'est souvent certes que les
coups du hasard nous frappent et nous accablent,
mais de même que ce sont les caprices des femmes
qui nous les rendent aimables, ainsi en va-t-il de
ceux de notre destin. Et c'est pour autant seulement que nous acceptons de demeurer partiellement sujets du hasard que nous ne dépendons pas
entièrement des autres hommes, et de la collectivité. J'aIme mieux demeurer exposé au hasard que
de devenir l'esclave d'un Etat qui planifierait et
déterminerait mon avenir.
La liberté certes n'est pas le hasard, mais elle
implique une certaine contingence des événements
et des choses. Quiconque refuse ou déconsidère le
hasard menace la liberté. Or, non seulement la
liberté est une valeur morale, mais si l'homme
n'était plus libre, il cesserait du même coup d'être
un sujet moral. Dans un monde sans liberté, la
morale aurait perdu toute raison d'être : il n'y
aurait plus I;>lace pour aucune morale.
-
65-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Les hasards et les lois du marché engendrent
l'inégalité. Donc, nous dit-on, les résultats sociaux
de l'économie capitaliste sont immoraux.
Mais est-il d'abord tellement certain que l'économie de marché soit plus qu'une autre inégalitaire? Bien des idées fausses ont cours à ce sujet.
Par exemple on impute "très ordinairement au
régime libéral la responsabilité de la misère ouvrière qui a marqué d'une note tragique, voire infâmante, les débuts de l'industrialisation de l'Occident européen. Le capitalisme aurait réduit les
travailleurs à la misère, jusqu'à ce qu'ait surgi le
syndicalisme ouvrier, qui les en aurait sauvés.
Rien ne me paraît plus l;onstestable que ce lieu
commun. J'incline à penser que ni le capitalisme
n'est pour grand chose dans les bas salaires d'avant
1860, ni le syndicalisme dans leur relèvement
ultérieur. La dure condition des ouvriers du siècle
dernier ne me paraît pas imputable à des causes
institutionnelles, mais bien à des causes naturelles et techniques: d'une part l'accroissement rapide de la population en Angleterre et même en
France (conséquence du vaccin antivariolique et
des progrès rapIdes de la productivité en agriculture) et d'autre part, comme l'a montré M. Alfred
Sauvy, le fait que les innovations « récessives»
-
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
(celles qui rempiacent l'homme par la machine)
ont à cette époque prédominé sur les innovations
« processives » (celles qui créent des appels
de main d'œuvre, comme la mise en exploitation
de nouvelles terres, ou de nouveaux gisements
miniers, etc .... ). Tels sont les faits qui ont provoqué les bas salaires. EUes bas salaires à leur tour
ont permis cette épargne massive, qUI touJours,
quel que soit le système économique en vigueur,
est la condition de l'industrialisation, laquelle
ne se conçoit point sans une sévère compression de la consommation· des masses. Par
d'autres circuits, la Russie des premiers plans
quinquennaux n'a pas moins cruellement exploité
ses travailleurs que l'Angleterre de. Peel ou la
France de Guizot. En régime collectiviste, sans
doute ignore-t-on l'inégalité des fortunes, puisqu'il n'y a plus de fortunes privées, (encore qu'en
U.R.S.S. la pratique des emprunts d'Etat les ait
fait renaître quelque peu). Mais l'éventail des revenusne semble pas être en Russiemoins ouvert qu'en
Occident. Des inégalités accentuées, ne serait-ce
pas une implication universelle des phases initiales de l'industrialisation ? Au fur et a mesure
qu'une société s'enrichit, alors elle devient plus
égalitaire. Le nivellement des conditions sociales,
-
67-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
c'est un luxe des natIOns parvenues à l'opulence,
et qui vient amortir le rythme de leurs progrès.
Telle paraît bien être la loi de toutes les sociétés,
qu'elles soient communistes ou capitalistes.
Maintenant, l'inégalité est-elle immorale ?
Est-il évident que, toutes choses égales d'ailleurs,
une société plus égalitaire soit moralement préférable à celle qui l'est moins? Aux yeux de la majorité de nos contemporains, même économistes,
cela ne semble guère entrer en discussion. Dès
lors que fondamentalement tous les hommes sont
égaux en dignité, ne s'ensuit-il pas logiquement
qu'autant que possible ils devraient aussi bien
l'être par leur condition économique? Seulement,
qu'est-ce à dire, que les hommes sont égaux en
dignité? Ce qui est vrai, c'est qu'en chaque individu réside une parcelle d'infini. Pour tout ce qui
relève en eux de la finitude (la beauté, la santé du
corps, les dons intellectuels, le caractère) les
hommes très manifestement ne sont rien moins.
qu'égaux. Quant à cette étincelle d'infini que chacundenous porte en soi, mieux vaudrait parlersans
doute d'incommensurabilité, que d'égalité. L'infini
n'est pas une grandeur déterminée. On ne peut
écrire: infini égale infini. C'est rabaisser la dignité
des hommes que de les dire égaux en dignité.
-
68-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Pourquoi maintenant l'égalité de dignité commanderait-elle celle des conditions économiques?
Que la femme en dignité soit l'égale de l'homme,
cela comporte-t-il - comme le paraît penser
l'auteur du« Deuxième sexe» - que nos compagnes soient titulaires d'une sorte de droit naturel,
indûment violé par la nature, à tous les attributs
de la virilité ? L'inégalité économique, ce n'est
après tout que l'une des formes de la diversité des
êtres humains. Et cette diversité fait l'humanité
plus complexe et riche en couleurs : elle enrichit
pour a,utant l'existence de chacun de nous. Il sied
que les vocations soient multiples et complémentaires. La richesse et la pauvreté comportent l'une
et l'autre feur style moral, leurs servitudes et leur
grandeur, .leurs hontes et leur fierté, leurs vertus
parfois héroïques. Une société égalitaire, ce serait
comme un tableau 'peint d'une seule nuance,
comme un morceau de musique qui ne comporterait qu'une seule note ; comme un paysage sans
relief. Loin de s'identifier avec le progrès moral,
l'érosion sociale se présente comme un processus
pour le moins moralement ambigu. Non seulement elle épuise ces différences de potentiel qui
donnent naissance aux courants de l'histoire et au
progrès, mais elle rétrécit l'inventaire des types
-
69-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
d'humanité, elle diminue l'espèce humaine en
estompant les différences, en atténuant les tensions qui font sa grandeur. L'évolution progressive, disait Spencer, va de l'homogène à l'hétéro- .
gène. Non l'inverse, comme le supposent implicitement les égalitaristes.
Etant donné que dans le procès moral du capitalisme je n'étais pas le plaignant, je m'.en suis tenu
à la défensive. Mais l'on pourrait aussi passer à la
contre-attaque. Seule l'économie librè fait de tout
homme un sujet d'intérêt autonome, un sujet
de décisions libres, une personne économique à
part entière. Elle reconnaît et impose à chacun la
responsabilité de son propre sort, celle du sort
des siens. Elle implique la loyauté des mœurs, le
respect par tous des droits d'autrui, et celui de la
règle du jeu du marché, l'obéissance aux conventions sociales. Mais aussi bien, dans le cadre de
ces conventions, l'initiative personnelle et l'esprit
d'entreprise. L'économie libre faIt les hommes
libres, et l'homme libre est un homme moralement
supérieur. En préférant le capitalisme à la planification je n'ai nullement l'impression de compromettre avec l'immoralité. C'est au contraire avant
-70-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
tout pour des raisons éthiques que je choisis le
capitalisme: parce que seul il me semble réaliser la
dignité morale des hommes.
Ce n'est point cependant à la seule morale qu'il
revient de trancher entre les systèmes. Même on
pourrait dire qu'en ce domaine une position purement moraliste serait moralement erronée : car
enfin le premier devoir d'un système économique,
ce n'est pas de moraliser les hommes ni la société,
mais de se bien acquitter de sa fonction propre,
qui est économique, et qui consiste à enrichir le
corps social. Pour que le système du marché soit
moralement défendable, d'abord il faut qu'il soit
économiquement efficient. Dans le prochain
chapitre, nous allons examiner ce qu'il en est.
-
71-
IV
EFFICACITÉ DE L'ÉCONOMIE LIBRE
Le capitalisme est-il malthusien? S'acquitte-t-il
correctement de son métier de système économique, qui consiste à promouvoir la prospérité,
l'équilibre, la croissance ?
L'on ne saurait imaginer qu'aucun système économique pût fonctionner parfaitement. Toujours
la coordination à l'échelle globale des divers éléments d'un ensemble implique des coûts - exempIes: en régimeplanifj.~le coût de l'élaboration du
plqn ; en économie de marché, les coûts de fonctionnement de la Bourse des valeurs - et comporte aussi des ratés, des gaspillages, des erreurs.
Pour mesurer l'efficience d'un système économi-73 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
que - ou d'une combinaison donnée. des deux
systèmes - il faut comparer son rendement avec
ses coûts, et les confronter au rendement et aux
coûts de l'autre système, ou d'autres types de
combinaison entre les deux systèmes. Que vaut
à ce critère l'économie de marché?
D'aucun point de vue peut-être elle n'est aussi
généralement méconnue et calomniée. Dès qu'il
s'agit de la productivité du régime libéral, on est
surpris d'observer combien naïvement de grands
esprits même s'offrent en proie à la superstition.
J'ai lu et relu certains passages de la « Critique de
la raison dialectique» de M. Jean-Paul Sartre, et
quelques autres dè ses écrits. Ou je n'y ai rien compris, ou M. Sartre croit sincèrement que la pauvreté du monde est le résultat du régime économique des pays occidentaux, et que - sinon sans
doute immédiatement, du moins infailliblementle communisme entraînerait sa disparition. A
l'appui d'une telle conviction, M. S'artre n'avance
pas l'ombre d'une preuve, pas même un commencement de démonstration. Simplement la pensée
de la pauvreté d'autrui lui est intolérable. Il s'en
ressent coupable. Il lui est insupportable de s'en
sentir coupable. Il lui faut absolument pour se
réhabiliter lui-même trouver un autre responsable:
-
74-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
il s'en prend au régime libéral. M. Sartre sans
doute répugne au communisme: parce qu'il tient
à la liberté de l'esprit. Le cynisme que dans son
. action révolutionnaire professe et pratique le
Parti le met mal à l'aise. Si M. Sartre néanmoins toujours garde quelque mauvaise conscience de n'être pas tout à fait communiste, c'est que
pas un instant il ne met en doute que le communisme ait en soi de quoi supprimer la rareté,les misères
qu'elle engendre, les rivalités qu'elle suscite entre
les classes sociales et entre les hommes. M. Sartre
a fixé sur le communisme le rêve mythique d'abondance qui le possède, auquel il lui est impossible de
renoncer.
Si pour M. Sartre, et pour tant de nos contemporains éclairés, l'improductivité du capitalisme
est ainsi tenue pour allant de soi, c'est que d'abord
bien plus de g5!ns que l'on ne croirait n'ont jamais
une bonne fois saisi le principe de son fonctionnement. Trois sortes d'arguments ont largement
cours, qui me semblent impliquer la méconnais. sance de la logique fondamentale du système.
Premièrement, dit-on. l'économie de marché,
c'est une économie de profit. Elle implique que
chacun fasse de son intérêt personnel la norme de
son comportement économique.· Personne en
-75 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
régime capitaliste ne veille à l'intérêt général : ni
les particuliers, qui ne pensent qu'à leur propre
gain ; ni la puissance publique, à laquelle on enjoint de s'abstenir. Par quel miracle, l'optimum
social pourrait-il se trouver de la sorte réalisé?
Prenez autant de billes de plomb que vous voudrez : vous n'en tirerez pas un gramme d'or. De
même on ne voit pas comment d'un faisceau
d'égoïsmes individuels pourrait sortir le bien public. Ceux qui raisonnent ainsi - du moins à ce
niveau d'abstraction logique - apparemment
n'imaginent pas que le mécanisme des prix puisse
faire du profit le signe et la mesure du service rendu
à la société. S'ils avaient d'abord compris cela,
ensuite bien sûr ils pourraient montrer qu'il s'en
faut que cette mesure soit toujours exacte et parfaite. Ils mettraient en valeur les écarts qui se
creusent entre le profit de l'entrepreneur et sa
productivité sociale nette. Ils invoqueraient les
distorsions que comporte le système, c'est-à-dire
les accidents, les défauts qui le déparent. Même
ils pourraient soutenir que ces défauts sont tels
que lui-même n'est pas acceptable. Seulement
le discer!1ement des défauts d'exécution suppose
l'intelligence du modèle.
Souvent encore entendons-nous dire: en éco-
-76 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
nomie de marché, tout individu prodUit comme
il l'entend. Chaque décision économique est prise
dans l'ignorance de toutes les autres, indépendamment de toutes les autres. Par quel miracle
cela pourrait-il faire un ordre ? Et comment
s'étonner qu'il y ait toujours des crises en régime
capitaliste? Le capitalisme, c'est l'anarchie économique. Le déséquilibre est inscrit dans l'essence
même du marché ..Ceux qui parlent ainsi paraissent postuler .qu'un ordre social jamais ne
saurait résulter que d'une volonté consciente.
Ils n'imaginent pas que le mécanisme du lllarché
sache coordonner ensemble toutes les décisions
individuelles, ni comment sur chaque décision
individuelle pèsent les prix, qui reflètent toutes les
décisions de tous les autres individus, de telle sorte
qu'une « main invisible» mutuellement ajuste tous
les libres comportements de tous les libres agents
économiques. Cela compris, certes, ils pourraient
alors arguer qu'elle ne le fait pas parfaitement, et
tenir même qu'elle le fait beaucoup trop maladroitement pour qu'il soit défendable de lui faire confiance. Seulement, avant de dénoncer sa maladresse, encore faut-il au préalable avoir conçu l'existence de cette « invisible main », dont parlait
Adam Smith.
-77-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Autre theme fréquent: l'economie de marché
s'ordonne à la satisfaction de la demande, non
des besoins réels. Elle satisfait les désirs des
hommes dans l'ordre de leur solvabilité, non de
leur urgence veritable. Le superflu des riches
passe avant le nécessaire des pauvres. La loi du
système capitaliste, c'est la sélection des consommateurs par l'argent. La structure de la production reflète l'arbitraire de la répartition. Rien n'est
moins contestable. Mais l'on n'en peut tirer argument contre le système de marché, à moins que
l'on ne soit d'une part persuadé qu'il existe vraiment une échelle sociale des besoins, objective et
déterminée, et d'autre part disposé à faire confiance à l'Etat pour la définir et pour l'imposer. Il faut
en somme ou bien que chacun soit libre de consommer ce qu'il lui plaît dans les limites de son revenu - qui reflète la valeur, pour les autres consommateurs, de l'apport qu'il a fait à la sociétéou bien que nul individu ne soit' libre de rien,et ,
que l'Etat détermine souverainement l'ordre dans
les besoins seront satisfaits. Arbitraire pour arbitraire, force de choisir entre celui d'un mécanisme
imper~onnel et conventionnel, et celui de l'om.mpotence étatique. Mêmes les régimes autoritaires,
pour autant qu'ils se préoccupent aujourd'hui de
-
78-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
rétablir la liberté de la consommation, se voient
obligés d'infléchir les plans, afin de les ordonner
à la satisfaction de la demande, et non plus des
besoins « objectifs ».
J'ai donc l'impression que nombre de reproches
que l'on adresse à l'économie de marché trahissen t
une mentalité non seulement précapitaliste, mais
préscientifique. Depuis qu'à la Faculté l'on n'enseigne plus guère l'économie politique, mais en
son lieu etplacetouteune série de techniques adventices et plus ou moins barbares, nous voyons
renaître une certaine forme d'ignorantisme que
voici seulement trente ans l'on pouvait crOIre
en voie de définitive élimination.
Tant s'en faut néanmoins que tous ceux qui
contestent l'efficacité économique du capitalisme
en méconnaissent le principe. Beaucoup d'entre
eux, et singulièrement les économistes marxistes sérieux, comprennent très bien le fonctionnement du marché. Volontiers ils reconnaissent
que le capitalisme offre une solution logiquement
cohérente du problème économique fondamentaL
La machine libérale, disent-ils, était ingénieusement conçue. Seulement elle fonctionne mal, et
-79 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ECONOMIQUE
devient de moins en moins adéquate à la situation.
Elle n'est plus en bon état de m:::.rche, et non plus
même réparable. L'évolution des structures du
capitalisme le rend chaque jour plus impropre à
jouer son rôle de système. Il est temps de le mettre
au rebut.
Le rôle d'un système économique quelconque,
c'est d'engendrer le maximum de production
compatible avec le stock des ressources disponibles, et l'équilibre, et la croissance. Voyons à
quelles critiques se trouve confronté le capitalisme,
quant à son aptitude à remplir chacune de ces trois
fonctions.
Qu'en est-il d'abord de la productivité de l'économie libre? Le principe du système, c'est que
chacun, ne visant qu'à maximer son propre gain
monétaire, se trouve incité, sans le savoir et sans
l'avoir voulu, à se comporter en toutes choses de la
façon la plus favorable à l'intérêt. général. ,Le
profit est le point de mire de l'entrepreneur. L'avantage collectif est l'objectif caché, que nul ne
vise, mais que tous infailliblement atteignent,
pourvu seulement que le point de mire ait été
correctement visé.
-
80-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Seulement, d'abord, cela suppose, nous dit-on,
que la norme de gestion de l'entrepreneur soit
bieh la maximation de son profit. Ne suffit-il pas
d'observer le comportement des entrepreneurs
pour s'apercevoir qu'il n'en est pas ainsi, et qu;il
en est ainsi de moins en moins? Autrefois le résultat de l'entreprise se mesurait à celui d'une simple
soustraction. II ne s'agissait que d'accroître l'écart
entre les recettes encaissées et les frais déboursés,
pour se mettre en mesure de distribuer, à la fin de
l'exercice, les plus hauts dividendes possibles.
Or la maximation du profit, ainsi entendue, n'est
plus, pour l'entrepreneur, qu'un objectif parmi
d'autres, de plus en plus nombreux et divers.
Arrondir le dividende de fin d'année, voilà qui
devient presque le moindre de ses soucis. Toutes
choses égales d'ailleurs, sans doute l'entreprise
y tend-elle bien encore. Mais, en outre et bien plutôt vise-t-elle à conquérir la sécurité, l'invulnérabilité, la stabilité, la puissance. Elle ambitionne
d'étendre sa« surface». Elle'soigne sa réputation,
elle se fait les reins solides pour affronter les remous de la conjonctùre, elle s'attache et agrège un
bon réseau de fournisseurs, une clientèle stable,
un personnel de qualité et qui lui soit fidèle, elle
SOlgne . sa réputation, elle cultive un réseau
-
81 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
de relations privées et officielles, elle se forge un
programme et des moyens d'action sur les pouvoirs publics, etc ...
L'intérêt de l'entreprise ainsi nouvellement
conçu devient tellement chargé, tellement complexe qu'à vrai dire on n'y voit plus très clair. Il
semble que l'on se complaise à lui inventer sans
cesse de nouvelles rubriques. Et ce faisant, on
l'obscurcit. Au fur et à mesure que l'entreprise
prend davantage co·nscience de la richesse et de la
variété de ses objets d'intérêt, son intérêt de plus en
plus échappe à toute précise formulatioh. Il éclate
en une multitude d'éléments hétérogènes et autonomes.
La plupart des économistes de l'entreprise - et
des économistes d'entreprise - qui pullulent
présentement parmi nous s'acharnent contre
l'idée de la maximation du profit. Ce serait à les
croire une norme de gestion complètement périmée, dépassée. Ni clairement déterminée (en rai-.
sol). notamment de l'arbitraire du choix de la période sur laquelle on se proposerait de maximer le
profit). Ni exhaustive (puisqu'il existerait tout
un réseau de finalités de l'entreprise qui lui demeuraient extérieures ). Elle ne rendrait plus compte
du tout du comportement des entrepreneurs.
-
82-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Qu'en convient-il de penser? Et qu'est-ce tout
d'abord que le profit? Bien certainement, ce n'est
pas le dividende. Le profit, c'est ce que l'entreprise
rapporte àsonpropriétaire.Or elle lui rapporte non
seulement des dividendes, mais encore la plusvalue éventuelle de ses titres. Le rendement d'une
action Rio Tinto durant l'année, c'est le coUpon,
plus (ou moins) la différence positive (ou négative)
entre le cours eh bourse de l'action Rio Tinto au
31 décembre de l'année et son cours au 1er janvier
de la même année. Inclure dans le profit les plusvalues (ou moins-values) d'actif, matériel et
immatériel, telles que plus ou moins exactement
elles se reflètent au jour le jour en plus-values
(ou moins-values) boursières, ce n'est pas étendre
indûment la notion de profit, ce n'est que la
correctement préciser. Et certes cette précision
devient de plus en plus indispensable, au fur et à
mesure que s'accroît l'importance des capitaux
fixes par rapport au chiffre d'affaires et au compte
des profits et pertes, et que s'allonge le processus
de production, et que se développe la pratique de
l'autofinancement, et. que, - pour des raisons
soit conjoncturelles (instabilité économique ou
monétaire) soit structurelles (croissance rapide,
progrès technique accéléré qui entraîne l'obsoles-
-
83-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
cence de nombreux outillages, modifications
brusques et imprévisibles dans l'activité relative
des diverses branches de la production) augmente
aussi bien l'incertitude des prévisions de l'entrepreneur. Mais dès lors que l'on définit ainsi largement le profit, on peut se demander s'il existe vraiment des finalités de l'entreprise qui demeurent
extérieures à la norme de sa maximation, et qui
se puissent trouver en opposition avec elle. On
vient n6us dire :'l'entreprise voit dans le futur
plus loin que l'actionnaire. C'est oublier que chaque jour à chaque cotation le cours de ses actions
reflète et actualise tout l'avenir prévisible de'l'entreprise. On nous dit encore: l'intérêt de l'actionnaire se réduit à la rentabilité, alors que l'entreprise vise pour sa part en outre d'autres fins: la
sécurité par exemple. Mais en vérité toutes les
fins que l'on oppose au profit - la réputation
de l'entreprise, sa stabilité, son pouvoir tout cela se traduit dans les cours de bourse
des actions. Le critère du profit actualise sur
n'importe qùelle courte période tout un avenir
de durée indéterminée, et ramène à l'unité la foule
entière des éléments disparates, souvent non
mesurables (directement), en tout cas entre eux
(autrement) incommensurables de l'intérêt de
-
84-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
l'entreprise. Il est bien vrai: l'économie a évolué
de telle façon que pour les firmes la préocupation
de leur sécurité devient prédominante. Mais cela
ne veut pas dire du tout que l'entreprise capitaliste
ait changé de norme de gestion. Pourvu seulement
que l'on consente à cesser de confondre le profit
avec le bénéfice comptable, la sécurité ne s'oppose
plus à la rentabilité. Elle y contribue, au premier
chef. Elle en représente un élément essentiel. Toute
la confusion intellectuelle qui règne en la matière
peut-être est imputable à l'impérialisme des comptables, et provient de ce que le vocabulaire des
comptables, dont l'adéquation théorique laisse
beaucoup à désirer, de plus en plus déteint sur le
langage des économistes. Sans doute le réseau des
éléments qui concourent à la maximation du profit. s'est-il compliqué. Nous avons une connaissance plus détaillée, plus analytique de ses moyens.
Mais la finalité de l'entreprise capitaliste n'a pas
substantiellement changé. L'économie de marché
reste bien une économie de profit.
Seconde question maintenant.: le. comportement que dicte à l'entrepreneur le projet qu'il
poursuit de m'lximer son profit est-il bien celui
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85-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
que requiert la satisfaction maxima du consommateur ? Il faut bien comprendre que toute la
justification du capitalisme repose sur la coïncidence entre la rentabilité (individuelle) et la productivité (sociale): c'est-a-dire entre d'une part la
comptabilité des entreprises (qui comporte des
dépenses et des recettes monétaires, et dégage le
profit) et d'autre part le calcul économique fondamental (qui compare des sacrifices et des avantages sociaux). Il n'est pas contestable que les
progrès de l'analyse économique aient mis en lumière un certain nombre de discordances (entre
la rentabilité et la productivité) que la tradition
libérale antérieure n'avait point aperçues, ou
dont elle avait fait trop bon marché. Par exemple, un entrepreneur ne supporte le poids d'aucune indemnité pour les mauvaises odeurs ou
les fumées dont il empeste l'atmosphère quotidienne des voisins de son usine. Ce n'est pas lui
non plus qui paie les investissements ferroviaires
et routiers dont il bénéficie. En revanche il ne se
voit pas attribuer tout le' fruit des inventions
techniques dont il fait les frais. Lord Keynes,
dans les hypothèses très particulières qui 'sont
celles de toute sa théorie (sous emploi chronique,
rigidité à la baisse des salaires et ~es prix) a mon-
86-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
tré qu'un investissement même non rentable peut
tres bien être productif (pour autant qu'il pourvoit
d'un revenu des chômeurs, dont la demande fournira du travail à d'autres chômeurs etc ... )
Tout défaut de coïncidence entre la rentabilité
et la productivité engendre ce qu'en éconÇlmie de
marché l'on appelle une distorsion, c'est-à-dire
un écart entre d'une part la combinaison qui se
trouve spontanément et effectivement réalisée par
l'effet du mécanisme des prix, sous l'impulsion
du désir de gain des entrepreneurs, et d'autre part
la combinaison optima : celle qui maximerait la
satisfaction de la demande solvable; Que le système capitaliste comporte des· distorsions, cela
n'est point contestable. Le principe sans doute
reste l'harmonie des .intérêts. Les distorsions ne
sont jamais que des exceptions. Il convient d'en
mesurer l'étendue, d' enjauger la gravité.
Je ne crois pas, pour ma part, qu'elles soient si
importantes que la valeur du système s'en puisse
trouver sensiblement altérée. En outre, s'il est
vrai que certaines distorsions tiennent à des causes
naturelles (par exemple à la difficulté d'organiser
l'indemnisation des victimes de la pollution
atmosphérique) il semble que la plupart d'entre
elles doivent l'existence à ne malencontreuses
-
87-
A LA ·RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
interventions de la puissance publique, qui sC
souvent faussent ou bloquent le filécanisme des
prix. Enfin beaucoup de distorsions, naturelles
QU artificielles, sont susceptibles d'être corrigées,
neutralisées par un régime convenable de taxes
et de sùbventions.
Beaucoup de nos contemporains croient qu'en
système capitaliste le champ des distorsions est
considérable, et qu'il se trouve en constante
extension relative. Le régime capitaliste serait de
plus en plus distorsionniste. Par 1'effet du processus de concentration que Marx a découvert, et
qu'il a érigé en loi universelle du devenir économique, le capitalisme, disent-ils, a cessé d'être
atomistique. Ses structures sont devenues « moléculaires », voire « monolithiques» (Jean Marchal).
Or la concentration tue la concurrence. Elle détraque et fausse le système du marché.
Qu'en est-il? Bien sûr, la théorie économique
pure enseigne que la parfaite coïncidence de la
rentabilité avec la productivité suppose la concurrence pure et parfaite, c'est-à-dire très précisément
cette modalité morphologique extrême du marché
que nous avons proposé de baptiser: le « polypolopolypsone pliopolopliopsonistique ». (ce qui
signifie : multiplicité des acheteurs et des ven-
88
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
deurs, et libre entrée des uns et des autres sur le
marché). Alors, et alors seulement, chaque producteur a intérêt à pousser sa production jusqu'au
point où son coût marginal de production s'égalise au prix du marché. La concurrence des nou- .
veaux entrants dans la branche tend à égaliser
pour toutes les firmes le coût marginal et le coût
moyen. Toutes les marchandises sont vendues
exactement à leur coût, sans profit, et la répartition des facteurs disponibles se fait de telle façon
que se trouve assurée la satisfaction maxima de la
demande solvable. Mais dès que l'on s'écarte du
polypolopolypsone pliopolopliopsonistiq ue, il
n'en va plus ainsi. En monopole par exemple
- pour prendre le cas extrême et aussi le plus
simple de marché non purement concurrentiel les marchandises monopolisées sont produites en
quantité moindre, et vendues à un prix plus élevé
qu'elles ne le seraient dans l'hypothèse de la
concurrence pure. Dès lors que la production de
certains biens se trouve monopolisée, la réparti- .
tion des facteurs socialement disponibles entre
leurs différents emplois possibles n'est donc plus
optima. Le monopole est distorsionniste.
En théorie, cela n'est point niable. Je n'en
incline pas moins à penser qu'en beaucoup de
-
89-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
milieux - non point seulement hostiles au système capitaliste, mais par exemple aussi parmi les
libéraux allemands de l'Ecole de Fribourg - on
exagère les méfaits de la monopolisation. Voici
qcelques brèves remarques à ce sujet:
1°) La distorsion qu'ici l'on dénonce est propre
au monopole. Lorsque la concentration ne va pas
jusque là, lorsqu'elle s'arrête en chemin, ses effets
économiques sont très différents. Or peu de monopoles absolus sont naturels. Un monopole ne se
peut établir spontanément que dans le cas très
particulier des branches pour lesquelles le coût
de production unitaire décroît indéfiniment, au
fur et à mesure que s'accroissent les quantités
produites. Il en va fréquemment ainsi dans la
branche des transports. Mais la plupart des monopoles sont artificiels. Ils résultent de l'action de
l'Etat, qui parle protectionnisme soustrait l'industrie nationale à la concurrence étrangère, ou bief).
qui encourage et privilégie l'autofinancement des
entreprises, ou qui encore, sous le signe de l'économie concertée, favorise et suscite lui-même des
collusions et ententes malthusiennes entre les
producteurs concurrents d'un même secteur.
2°) S'il est vrai que toutes choses égales d'ailleurs le monopole a pour effet de contracter les
-
90-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
quantités offertes sur les marchés monopolisés,
cela libère des facteurs qui viennent accroître
l'activité des autres branches. Le monopole
n'empêche pas le plein emploi des facteurs. Son
effet n'est pas de réduire le volume physique
global de la production. Il dévie seulement sa
structure.
3°) L'importance de cette déviation - c'est-àdiI;e l'ampleur d'e la distorsion monopolistique varie en fonction inverse de l'élasticité de la demande du produit monopolisé. Or plus l'aisance
se répand dans la société, plus se diversifient la
production et la consommation, plus aussi t~us
les produits deviennent proches substituts les uns
des autres, plus s'élèvent l'ensemble des coefficients d'élasticité de substitution et d'élasticité de
demande. Il n'y a plus de concurrence-sur le marché du produit monopolisé. Mais entre les divers
monopoles la concurrence se fait de plus en plus.
vive, et le marché exerce une forte pression sur les
producteurs monopolistes qui doivent constamment s'ingénier à reconquérir et, pour cela, satisfaire leurs clients. On dit souvent que la concentration tue la concurrence. Plus probablement, en
réalité, elle l'intensifie.
4°) S'il est vrai que le monopoliste se trouve en
-
91 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
mesure de vendre au dessus de ses coûts, en
revanche son intérêt l'incite toujours, en harmonie
avec l'intérêt général, à les réduire.
5°) Pour ce faire, il se trouve stimulé à engager
de généreuses dépenses de recherche scientifique
et technique: et cela d'autant plus qu'il n'est pas
exposé, comme l'entrepreneur en concurrence,
à ce que d'autres s'emparent immédiatement des
procédés techniques neufs qu'il aura découverts,
et lui en enlèvent le bénéfice.
6°) Les profits de monopole - qui constituent
et mesurent l'avantage pour l'entrepreneur, et le
coût pour le consommateur, de la distorsion
monopolistique - jouent sans aucun doute un
rôle positif, comme source généreuse de formation
de capitaux neufs. Entre 1870 et 1913, les deux
pays qui ont connu les rythmes d'équipement le
plus -élevés - les Etats-Unis et l'Allemagne sont aussi ceux où l'on trouvait le plus de monopoles. Sans doute n'y a-t-il pas là: pure coïncidence.
Le cas du monopole n'est ici qu'un exemple.
Seulement le monopole est l'un des arguments que
l'on avance le plus fréquemment chaque fois que
l'on entame le procès de la productivité du régime
capitaliste. Or il nous a semblé qu'une analyse précise conduit à réduire considérablement sa portée.
-92-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Outre une production abondante, un système
économique,quel qu'il soit, se doitd'assurerl'équilibre. Ceux qui contestent l'efficacité économique
du capitalisme ne lui reprochent pas seulement
d'être malthusien, ils l'accusent d'être fondamentaie ment instable. L'idée est ancienne ; elle remonte à Sismondi et à Marx. Mais aujourd'hui encore,
combien de gens tiennent pour acquis que le capitalismese trouve frappé d'une sorte de tare orga~
nique, qui le voue au déséquilibre? Sous sa forme
chronique, la maladie s'appellera sous-consommation permanente. surépargne constante et
croissante, stagnation séculaire. Sous sa forme .
épisodique, elle se manifeste par les crises cycliques
de surproduction. De toute manière, le capitalisme - nous dit-on - ne saurait échapper au
chômage, permanent ou périodique. Et le mal, à
long terme, serait mortel pour le système lui-même
Cette manière de voir s'appuie sur l'expérience
des fluctuations cycliques, quel 'on a effectivement
observées depuis le début du XIXème siècle,
c'est-à-dire depuis l'avènement du capitalisme
industriel. On supp~te que le phénomène ira
s'emplifiant, jusqu'à faire sauter le système. Et
Marx, qui croit à la fois à la sous-consommation
permanente et aux crises périodiqùes, s'appuie
-
93-
A LA RECHERCHE .,'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
là-dessus pour affirmer que le capitalisme serait
voué à l'autodestruction. L'ampleur et la durée·
jusqu'alors inouïes de la Grande Dépression de
1929 ont pu sembler justifier ce schéma. L'un des
slogans qui coururent à l'époque, c'est que l'on ne
se trouvait point en face d'une« crise de conjoncture » de type traditionnel, mais bien d'une véritable« crise de structure », qui mettait en question
le régime.
Seulement depuis. 1929, il y a eu Schacht, et
Keynes. Et je crois bien que l'on peut aujourd'hui
tenir pour certain que jamais nous ne revivrons
une expérience du type de la Grande Dèpression.
Parce que Keynes a découvert le sérum qui neutralise les contractions économiques : le déficit
budgétaire, les grands travaux publics, la politique
des bas taux d'intérêt. La diphtérie, la syphilis,
la tuberculose ont aujourd'hui cessé d'être des
maladies graves. Nous savons étouffer leur développement dans l'œuf. Ainsi en va-t-il maintenant
des crises économiques. Si demain venait à se produire un phénomène analogue à celui d'octobre
1929 - M. Jacques Rueff n'a peut-être pas tort
de penser que le Void Exchange Standard en porte
en soi la menace - il est hors de doute que l'on'
emploierait le sérum keynésien, et qu'il aurait
-
94-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
raison de la crise. Ce qui maintenant paraît à
craindre, c'est bien plutôt que l'on n'abùse du
remède, comme font certains médecins des antibiotiques. Car s'il est infaillible, il n'est pas sans
danger. En temps normal la politique systématique d'argent à bon marché, en temps de crise le
deficit spending et les« escalades» de dévaluations
monétaires peu à peu développent au sein de l'organisme économique l'intoxication inflationniste.
Le refus de toute déflation correctrice de la part
des pays qui connaissent une balance des compt~s
déficitaire peut complètement détraquer lesystèD;le économique international. Et les politiques
conjoncturelles à sens unique, en éliminant - ou
du moins en abrégeant à l'excès -les récessions,
privent l'organisme économique du bienfait des
fécondes réactions spontanées que normalement
il leur oppose. Car les récessions sont utiles. Elles
éliminent les entreprises obsolescentes, mal conçues ou mal gérées. Elles contraignent les autres
- à de fécondes reconversions. Elles stimulent la
rationalisation. Elles accélèrent le progrès technique. L'organisme économique pâtit, lorsqu'on le
dispense artificiellement de ces temps de pénitence
dont il a besoin pour s'e périodiquement retremper.
Pour nous désormaï"s, après Keynes, ce ne sont
- 95-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
pas les déséquilibres qui menacent le capitalisme,
mais bien plutôt l'inflation, la surchauffe chronique ou bien encore l'excès d'équilibre, l'excès de
stabilité et de sécurité, qui pourraient à long terme
affaiblir le système, exténuer ses impulsions
progressives.
C'est sur le long terme que finalement se juge
un régime. Maximer la production actuelle,
éviter de trop sérieux « incidents de parcours»
(P. Massé) cela n'épuise point son roll et. Il lui
faut encore engendrer un rythme satisfaisant de
crOIssance.
Le taux de la croissance à long terme dépend à
la fois du rythme du progrès technique, et de celui
de la formation des capitaux. Nous laisserons de
côté la question du progrès technique. Non qu'elle
ne soit essentielle, mais parce que ce n'est pas un
domaine où l'on accuse fréquemment le capitalisme de déficience. Beaucoup plus épineux est le
problème de savoir si le capitalisme est (ou non)
capable de former des capitaux à une cadence
suffisante pour gagner sur le communisme la
course à la prospérité. En principe, en économie
de marché, l'investissement est fonction de l'épar-
96-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
gne spontanée des individus. Or, d'une part dans
les pays pauvres l'épargne privée est presque inexistante, et les adversaires du capitalisme ne
manquent pas d'en conclure que le capitalisme serait incapable d'assurer le « décollage» des économies du tiers monde. Quant aux pays riches, si
Keynes et Hansen les disaient hier encore en proie
au péril permanent de la surépargne, c'est plutôt
l'inverse qui nous préoccupe aujourd'hui. Il
semble que les structures et les mœurs évoluent
dans un sens défavorable à l'épargne. L'enrichissement général engendre le nivellement des revenus, et, toutes choses égales d'ailleurs, l'égalisation
des conditions diminue la propension à épargner.
Les fortunes familiales ont perdu leur prestige. De
. plus en plus rares aujourd'hui sont les particuliers
qui se soucient d'en édifier une. Les impôts sur les
successions et la dépréciation monétaire ont découragé les gens de penser à leurs héritiers. On ne
dote plus guère les filles. La sécurité sociale, ies
assurances privées, la généralisation des retraites
dispensent le père de famille de l'obligation
d'amasser pour faire face aux aléas de l'existence des siens, et aux besoins de ses vieux jours.
La fureur de consommer dévore les jeunes générations. Rien d'étonnant dès lors si, du moins dans
-
97-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
l'ensemble des pays d'Europe, les marchés financiers sont devenus peu actifs. La traditionnelle
bourgeoisie prévoyante incontestablement décline. Le capitalisme lui peut-il survivre? En économie de marché l'investissement dépend du volume
de l'épargne privée volontaire. Qu'est-ce donc qui
nous garantit que celle-ci sera suffisante pour soutenir lift rythme satisfaisant de. croissance économique générale ? Est-ce que le développement
économique en système capitaliste ne serait pas
soumis à une sorte de frein logistique : le progrès
engendrant la sécurité, la sécurité dispensant les
gens d'épargner et l'insuffisance d'épargne diminuant alors progressivement le rythme du
progrès?
.
La question sans doute est sérieuse, et mérite'
l'examen. Quelques remarques toutefois s'imposent à ce sujet.
D'abord pour une large part le déclin de
l'épargne est le fait du prince. L'inflation, la
fiscalité, les abus de la sécurité sociale en sont
lourdement responsables. Ce sont là des facteurs
artificiels, contraires à l'esprit du système. Les partisans de l'étatisme sont peut-être spécialement
malvenus, pour prétendre transférer à l'Etat la gestion de l'économie, à s'appuyer précisément sur ce
-
98-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
qui surtout est le résultat de sa mauvaise politique.
Deuxièmement, l'on se hâte un peu trop en certains milieux de - proclamer le tarissement de
l'épargne privée. L'épargne n'a point tant diminué que changé de forme. Aujourd'hui, sans doute, beaucoup moins d'individus que naguère
poursuivent l'accumulation d'une fortune. Mais
on épargne encore: pour, dans quelques années,
s'installer dans un logement plus confortable,
marier sa fille, ou faire l'acquisition d'une automobile. Cette épargne là ne porte pas entre les mains
de chacun sur de très grosses sommes, et n'est pas
conservée par l'épargnant au delà de quelques
années, voire de quelques mois. Mais elle est le
fait de couches sociales beaucoup plus étendues
que ne l'était la classe des épargnants d'autrefois.
Les analyses théoriques de l'école allemande
d'Erlangen, (1) et la pratique des banques allemandes depuis 19481'0nt bien montré: elle peut
être mobilisée pour des investissements à long
terme.
Troisièmement : à côté de l'épargne des paruculiers, il y a ceHe des entreprises, qui est aussi de
l'épargne privée. L'autofinancement sans doute
(l)Cf.lean Massot: Les Banques et finvestissement en Allemagne
occidentale, Paris,'L.G.D.l., 1960.
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
n'est pas une pratique sans reproche au regard de
la théorie économique : il suppose et il perpétue
les monopoles, il engendre une situation dans
laquelle les capitaux vont aux entreprises qui ont
fait des profits, alors qu'ils se devraient diriger sur
celles qui en feront. Mais on peut imaginer que
l'épargne des entreprises puisse alimenter le marché financier, et que, plutôt que de s'équiper elles
mêmes ou de chercher par des participations à
s'assurer le contrôle d'autres firmes, elles se constituent des portefeuilles de rapport. Le régime
fiscal actuel semble ne savoir qu'inventer pour
les en décourager. Il suffirait d'aménagements
fiscaux adéquats pour qu'elles y fussent au contraire incitées.
Quatrièmement enfin, je ne vois pas en quoi
ce serait contraire à l'esprit ou nuisible au fonctionnement du système capitaliste, que dans
une mesure raisonnable l'investissement public
vînt compléter l'investissement privé, lorsque
celui-ci est insuffisant. Cela semble mêmt:; particulièrement indiqué dans le secteur public, qui de
toute manière existe, et tient une place importante
en toute économie de marc~é de structure moderne. Présentement, l'Etat mobilise l'épargne privée
pour financer ses propres activités. Aux entrepri-
100 --
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
ses publiques, fonds publics, c'est-à-dire financement par des recettes fiscales : je trouverais pour
ma part cette formule··excellente. Et je ne vois pas
en quoi donc elle s'écarterait des principes fondamentaux du capitalisme. Les adversaires du libéralisme s'en font volontiers une conception faussement intégriste qui bien souvent surprend et
déroute les vrais libéraux.
Jetons maintenant un bref regard sur les faits .
. Au XIXème siècle, c'est le régime libéral qui a
produit l'essor industriel de l'Angleterre et de la
France, puis en un second temps celui de l'Allemagne et des Etats-Unis. Actuellement tous les pays
industriels du monde, à la seule exception de la
Russie et de la Tchécoslovaquie, sont des pays
capitalistes. Le monde libre dans son ensemble est
beaucoup plus riche que le monde communiste, et
tous les grands pays capitalistes assurent à leurs
citoyens un niveau de vie considérablement supérieur à celui même des Soviétiques. Si l'on tient
compte des différences qui existent" dans les méthodes de computation du Produit National Brot,
les taux de croissance des pays libres du continent
européen, et celui des Etats-Unis, sont supérieurs
-
101 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
a ceux de la Russie. Enfin, parmi les pays capitalistes, c'est celui dont la doctrine officielle, les structures, la politique économique satisfont le plus
étroitement aux exigences de l'orthodoxie libérale - l'Allemagne de l'Ouest - qui détient le record mondial des taux de croissance.
Voilà donc un faisceau d'observations certes
sommaires, mais qui ne m'en paraît pas moins
èloquent. Devant cela, libre encore à M. Jean-Paul
Sartre d'associer le capitalisme à la misère,' et
d'identifier le communisme avec l'abondance.
En régime libéral on peut dire n'importe quoi, et
n'en demeurer pas moins un philosophe et un écrivain honoré. Mais enfin le tableau qu'à nos yeux
offre aujourd'hui le monde ne suggère rien moins
que l'infériorité du capitalisme, au regard de la
prod uctivité .
.le ne prétends pas que la planitication solt
incapable d'enrichir une société, de développer
une économie. Elle dispose pour cela de deux
atouts maîtres: le travail forcé, l'épargne forcée:
grâce à quoi sans doute, particulièrement au début
d'un processus d 'ind ustrialisation, - pour opérer
le « décollage» d'un pays arriéré - elle peut, en
dépit des gaspillages qui lui sont inhérents, aligner
de saisissantes performances. La Russie nous en a
-
102-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
fourni la preuve. II se faut garder du simplisme de
cet argument massue, que constituerait la simple
et sommaire confrontation des niveaux de vie à
l'Est et à l'Ouest. Si le monde communiste dans
l'ensemble est pauvre, cela n'emporte pas que le
communisme en soit responsable. Il y a l'héritage
des siècles, la pression démographique, la pénurie
de compétences. Ce n'est pas en quelques années
que la révolution communiste pouvait venir à bout
de tout cela. Il n'empêche qu'au XIXème siècle,
en Occident, le capitalisme en est bel et bien venu
à bout. II a remarquablement réussi le « décollage » des économies ouest-européennes, nordaméricaine, et japonaise. Et c'est lui qui aujourd'hui encore opère et soutient leur prospérité économique.
En dépit de certaines apparences (et par exemple chez nous en dépit de notre planification dite
démocratique), en dépit des nombreuses entorses
que nous avons apportées à l'esprit du système,
et des frottements que nous avons introduits dans
son fonctionnement, nous sommes bien toujours
en économie de marché. Le capitalisme, certes, a
évolué. C'est le propre de tout ce qui vit que de
s'adapter sans cesse. Mais les changements qui ont
affecté le capitalisme n'ont point altéré son essen-
103-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
ce, ni troqué son principe. Les données unt changé, non les processus fondamentaux. Les cadres
ont changé, non les mécanismes. Les structures
ont changé, non le système. C'est toujours la quête
du profit qui anime et règle l'activité des entreprises, c'est toujours le jeu des prix qui opère les ajustements.· Fondamentalement, tel que les économistes classiques en avaient construit la théorie,
le système est resté lui-même. Il n'est pas détraqué.
II n'est pas sérieusement altéré. Présentement, il
ne manifeste aucune grave déficience, aucun signe
d'affaiblissement qui soit vraiment inquiétant.
Il se porte bien. Je ne vois pas que son rendement
fléchisse. II n'a pas démérité. Il fonctionne réellement et efficacement.
Voilà pour le présent. L~ capitalisme a-t-il pour
lui l'avenir? C'est ce qu'il nous reste à examiner.
-
104-
v
ACTUALITÉ DE L'ÉCONOMIE LIBRE
Tâchons de situer le capitalisme dans l'histoire.
Beaucoup de nos contemporains, que ne laissent insensibles ni les valeurs morales et humaines
dont l'économie de marché conditionne l'épanouissement,ni l'efficacité économique de ses
mécanismes, n'en sont pas moins intérieurement
convaincus que ses jours sont comptés. Le capitalisme, selon leur vision des choses, c'est le régime
du passé. C'est un régime dépassé. Ali XIX ème
siècle, individualiste et bourgeois, il a p~OIi1U
l'essor économique de l'Occident européen. Au
vingtième il se survit encore, mais altéré chaque
jourdavantage,et corrodé par la progressive soçia-
105-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
lisation des mentalités, des idéaux, des structures,
des institutions, de la politique économique. Aussi
fatalement que naguère l'agriculture sédentaire a
remplacé l'élevage nomade et la cueillette, demain,
que cela plaise ou non, le socialisme remplacera
l~ capitalisme.
Peu d'esprits en France échappent tout à fait à
l'envoûtante emprise d'une telle perspective. Elle
a marqué notre langage même: c'est bien souvent
que nous parlons du capitalisme à l'imparfait,
même pour le défendre. Et du socialisme, même
pour le pourfendre, au futur.
Pour l'avenir du capitalisme, c'est en somme
assez inquiétant que tant de gens ressentent tant de
peine à lui supputer un avenir. Car l'avenir, après
tout, c'est l'idole de notre époque (1). Dans notre
naïve croyance au progrès, nous ne sommes plus
qu'aversion pour ce qui fut et pour ce qui est,
pâmoison devant ce que nous supputons qui sera.
Notre génération vit à l'affût du moindre remous
historique, qui lui puisse suggérer quelque trait
du futur. Comme un vieillard qui s'abêtit devant
un berceau, elle est à genoux devant ce qu'elle
prévoit que penseront, que feront, que seront les
(1) Le R. P. Rahner, S. J. n'a-t-il pas récemment écrit que « Dieu,
c'est l'avenir absolu » ?
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106-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
générations qui lui feront suite. On ne s'intéresse
point tant à discerner ce qui est beau, ce qui est
vrai, ce qui est bon. On cherche à deviner ce qui
pour demain paraît historiquement vraisemblable. Et le futur probable devient notre norme
suprême. La prospective nous tient lieu d'axiologie. A la place de l'échelle des valeurs, nous avons
mis l'axe du temps. Folle fuite en avant, et qui
tourne à la débandade. Nous nous évadons dans
le futur,nous ne sommes plus présents à notre beau
présent. La maladie mentale spécifique de notre
époque, on pourrait l'appeler la « futuromanie ».
C'est une maladie sénile. Les sociétés vieillissantes
connaissent, elles aussi, leurs crises de jouvence.
L'idolâtrie de l'avenir procède de la croyance
au « sens de l'histoire ». Voilà bien la plus sotte
superstition de notre temps, lq plus démoralisante
aussi. Elle vient de Marx. Mais qui parmi nous
n'est pas tant soit peu marxiste sur ce point?
Qu'est-ce donc que l'on appelle aujourd'hui
le « sens de l'histoire» ? Ce« sens» se peut entendre en trois sens différents.
En premier lieu l'on pourrait dire de chacun
de nous qu'il a, qu'il n'a pas, qu'il a plus ou moins
le sens de rhistoire : c'est-à-dire le sens historique. Un sens: comme le goût ou l'odorat, ou le
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107-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
sens poétique, ou le sens des autres. Le sens de
l'histoire serait alors une sorte d'intuition du passé, le don d'évoquer le passé, de le ressusciter, de le
comprendre, et de comprendre les enchaînements
historiques.
Le « sens de l'histoire» , cela pourrait encore
signifier sa signification. Il est clair que l'histoire
n'est pas, qu'en tout cas elle n'est pas seulement
absurde. Elle nous apprend bien quelque chose
sur la nature humaine, sur les lois naturelles de la
société, sur la façon dont mutuellement s'àrticulent le libre i;!t le nécessaire. Elle est le champ d'expérience par excellence du' philosophe et du sociologue. Le sens de l'histoire, ce serait alorsl'ensemble des leçons que nous livre l'histoire.
Mais plus couramment aujourd'hui nous entendons le « sens de l'histoire» en un troisième sens
infiniment contestable. L'histoire aurait un sens:
c'est-à-dire un sens unique, une direction constante, vers un aboutissement d'avance déterminé, que
nous pourrions prévoir et dont nous devrions
hâter l'échéance. L'histoire serait linéaire. Le devenir historique obéirait à une simple et unique loi.
Telle est bien la croyance aujourd'hui prévalente,
et que j'entends ici combattre. Elle me semble à·
la fois blasphématoire, fausse, et démoralisante.
-
108-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Blasphématoire d'abord. Ce qui incontestablement a un sens, une orientation constante vers
une consommation finale prophétisée, c'est l'histoire sacrée, l'histoire du salut : celle qui va de la
Création à la Parousie, en passant par Adam,
Abraham, Moïse, David, Jésus-Christ, et l'Eglise
chrétienne. Que l'histoire sacrée ait un sens, cela
justement signifie sa transcendance au regard de
l'histoire profane : qui, elle,capricieusement,
déambule par monts et par vaux. Mais la transcendance n'est pour Marx qu'une illusion aliénante.
S'il impute à l'histoire humaine ce qui constituait
la prérogative de l'histoire sacrée, c'est bien précisément pour nier l'histoire sacrée, pour faire
descendre en ce monde-ci la Jérusalem céleste, et
promouvoir le profane à la place du divin.
La croyance au sens de l'histoire (profane) est
antiscientifique .. Bien sûr, l'histoire n'est pas un
chaos. Il y a des enchaînements historiques
nécessaires, des séquences historiques qui se répètent. Il y a des lois d'alternance. Il est bien certain
par exemple que l'anarchie appelle la dictature.
Mais qu'il existe des nécessités historiques, cela
n'emporte pas que l'ensemble du déroulement
historique soit néces~aire, ni que le processus
historique total soit réductible à une loi compara-
109-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
ble à ce qu'est à l'astronomie la loi de Newton, ou
bien à la physique l'équation d'Einstein (1). Bien
loin que l'histoire aille toujours dans le même
sens, l'expérience nous la montre tissée de retournements, de nouveautés, d'imprévus, de renaissances. Elle se présente à nous comme un champ
d'événements, de surprises, d'actes libres. Qui
donc en 1900 aurait prévu Lénine, Hitler, le réveil
; de l'Islam, ou le Baby-boom, (c'est-à-dire le brus\ que relèvement de natalité qu'a connu l'humanité
blanche aux alentours de la seconde guerre mondiale) ? Sans doute - c'est là le grand principe de
la géométrie analytique - n'importe quelle courbe à sa formule, et donc aussi la courbe générale
de l'histoire. Mais la formule nous en échappe ..
Et non seulement parce qu'elle est sûrement d'une
complication inouïe : mais surtout parce qu'il
nous faudrait, pour la calculer, connaître la tota-·
lité de l'histoire, jusqu'à sa fin. Dans l'état présent
des choses, il ne nous est pas permis d'extrapoler
vers l'avenir le seul tronçon - peut-être relativement infime - de la courbe historique, que
d'ores et déjà nous connaissons. Rien n'est plus
antiscientifique que l'impatience incontrôlée de
connaissance scientifique.
(1) Cf. René Sédillot : L'histoire n'a pas de sens, Paris Fayard, 1965.
-
110-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
Dégager, définir le sens de l'histoire, telle fut la
commune ambition de toutes ces constructions
sommaires et simplistes que l'on appelle les
« philosophies de l'histoire », encore que leur propos n'ait absolument rien à voir avec la philosophie, et fort peu de chose avec l'histoire. Elles mettent habituellement les historiens très mal à l'aise.
Ils les prennent difficilement au sérieux. Elles ne
sont à leurs yeux que primaires échafaudages.
Si la croyance au sens de l'histoire connaît parmi no,us un si large succès, cela pourrait bien être
parce qu'elle munit l'homme contemporain d'une
justification pour démissionner de ses responssabilités historiques. L'histoire, il nous appartient
après tout de la faire, de l'orienter, de la conduire,
de l'écrire avec notre intelligence, avec notre cœur,
avec notre sueur et avec notre sang. Et non point
(seulement) de la prévoir, de la servir, de la subir:
Sans doute - comme le disait Marx - si les
hommes font leur propre histoire, ils ne la font pas
selon leurs caprices. A l'histoire comme à la nature, nous ne commandons qu'à la condition de
lui obéir d'abord. Mais cela ne va point à dire que
l'homme n'ait qu'à se mettre à la remorque du
destin. Si l'histoire a un sens prédéterminé, alors
ma vie n'a plus de signification. Je ne suis plus un
-
III -
A
LA
RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
agent de l'histoire, mais seulement un acteur, qui
joue son rôle dans une pièce écrite d'avance.
Il semble qu'aujourd'hui l'Occidental ait perdu
le goût d'affronter le destin, de le braver, de le
maîtriser. Il n'a cure de nager contre le courant.
Il n'entend plus assumer les aléas de l'histoire.
Il ne veut plus parier qu'à coup sûr. Avant de
prendre les armes,. il lui faut absolument savoir à
qui « l'histoire» réserve la victoire, afin surtout
qu'il n'aille,pas risquer de se trouver dans le camp
des vaincus. Il répugne au risque d'avoir finalement œuvré en vain. Il ne se sent nulle vocation
pour les opérations de retardement, pour les
compats d'arrière-garde, pour la défense des
causes perdues. Il court au devant de l'histoire, et
se propose de la précéder plutôt que de l'infléchir.
Il a bien oublié la leçon du Taciturne. Pour entreprendre, il n'a pas besoin d'espérer seulement, il
lui faut être sûr que « l'histoire» lui garantit le
succès. Bien souvent la superstition du sens de l'histoire n'est qu'un alibi de la lâcheté. Elle nous a fait
perdre l'Algérie. Craignons qu'elle ne nous fasse
perdre la liberté.
La croyance au sens de l'histoire a travesti la
discipline historique. L'histoire, c'était la science
du passé. On nous en fait une di~p.use de bonne
-
112-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
aventure. Elle était mémoire des morts, chronique
de leurs destinées et de leurs gestes, résurrection
mentale des civilisations révolues, intelligence des
enchaînements chronologiques. Elle devient une
technique d'extrapolation prospective. Ce que
maintenant nous demandons à l'histoire, c'est de
nous enseigner le futur probable, â'fin que nous en
puissions faire la norme de nos jugements, et la
règle de notre action.
La croyance au sens de l'histoire est tout spécialement nocive dans les pays où le « vent de l'histoire» ne souffle pas du bon côté. Elle se présente
alors à la fois comme un trait de décadence, et
comme un accélérateur de la décadence. Il ne me
semble guère contestable que le monde contemporain, que la France en particulier se trouvent
présentement em brayés sur un processus de déclin.
Byzantinisme, bureaucratie, érosion sociale, traditions délaissées, exotisme, cosmopolitisme, ébranlement de l'hégémonie internationale des nations
les plus civilisées, religion du confort, déferlement
d'idéologie futuristes, universalistes et humanitaires, débauches d'artifice, tout cela, qui fait écho
au scénario fondamental de toutes les décadences
antiques, suggère que nous sommes en marche
vers une nouvelle barbarie, techpicienne sans dou-
-
113-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
te et non plus ignorantiste, mais qui n'en signifie
pas moins une redescente par rapport aux sommets
de civilisation déjà atteints. Je reconnais mon
temps et mon pays pour ambuler sur les voies de la
décadence. Cela ne m'empêche nullement d'aimer
mon pays, ni mon temps. Mon temps, c'est dans
te temps mon plus proche prochain. Les temps de
décadence ont eux aussi leur charme, leur parfum,
leur saveur, leur piquant, leur valeur. C'est parmi
les miasmes de la décadence juive qu'a surgi le
christianisme. La décadence de l'héllénisme a
donné Plotin. Celle de la romanité, Saint-Augustin. Ce sont les plus belles fleurs qui poussent sur
le fumier. La décadence au reste n'est pas un processus unilatéral, fatal, irréversible. Elle peut être
retardée, déviée, stoppée. La décadence, pourvu
que l'on ne se complaise pas en elle, ne justifie
rien moins que le désespoir.
Il existe de belles vocatiol)s pour l'homme
spirituel, et pour l'homme de bien, en conjoncture
de décadence. L'attitude qui convient alors porte
un beau nom. Elle s'appelle la résistance. Il ne
s'agit pas alors de se précipiter aux devants du
morne avenir qui s'annonce. C'est au contraire
le moment de s'accrochèr aux valeurs éternelles,
et aux valeurs temporelles de civilisation que me-
114
~
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
nace le courant historique. 011 en sauvera bien
toujours quelque chose, et du moins l'honneur.
Et certes nous ignorons tout à fait si nous gagnerons cette bataille. Nous savons seulement que,
contre la barbarie qui déferle, nous devons nous
battre. Car si même noJre civilisation se doit
effondrer, du moins ainsi ménagerons-nous les
chances des renaissances à venir.
Les tenants du « sens de l'histoire» croient à la
fois qu'elle en a un, qu'on le peut discerner, qu'eux
mêmes en ont clairement connaissance, enfin que
c'est l'histoire qui leur dicte leur devoir, et qu'ils
n'en ont point d'autre que celui de coopérer avec
l'histoire, pour hâter l'accouchement du futur en
gestation. Je conteste tout cela. Mais, quoi qu'il en
soit du sens de l'histoire, il y a, sans aucun doute,
des processus historiques partiels et continus, à
l'intérieur du contenu de tel secteur limité, de telle
période particulière. Que donc vaut ce schéma qui
constitue comme l'arrière plan de l'opinion conÛ:mporaine en la matière, et qui voudrait qu'il y
eût une succession historique nécessaire des systèmes économiques, et que dans un 'avenir prOchain le capitalisme dût fatalement céder la place
-
115-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
à l'économie planifiée? Le capitalisme, dans cette
perspective,irréversiblement se corrompt et décline. Il est de' moins en moins en harmonie avec le
contexte que lui font la technique, la mentalité,
la pOlitique contemporaines. Il s'épuise et détraque. La société se trouve engagée dans un processus de «socialisation» progressive, quine peut déboucher que dans le socialisme;. Il y a ceux qui
croient que le royaume du Plan est proche. Et ceux
qui - plus sagement - confessent n~en connaître
ni le jour ni l'heure. Même si les appréciatio~s
diftërent sur le timing, tout le monde a bien la
même représentation de l'ordre du scénario.
Comme la féodalité a remplacé l'esclavage,
comme l'économie libérale a détrôné la féodalité,
demain le socialisme supplantera le capitalisme.
y aurait-il donc du moins un sens de l'histoire
des divers systèmes économiques? J'ai l'impression que beaucoup d'esprits se montrent ici bien
pressés d'emboîter le pas à Marx sur le chemin du
relativisme et du déterminisme historiques. Sans
aucun doute, le système économique est solidaire
de son contexte, et dépendant des diverses variables extraéconomiques qui lui servent de cadre,
et de l'évolution de la civilisation en général.
Respectivement néanmoins les diverses variables
-
116
~
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMiQUE
historiques sont largement autonomes. Beaucoup .
de choses, beaucoup de vérités, beaucoup de
valeurs transcendent l'histoire. On n'aperçoit
clairement en somme un « sens de l'histoire »
(encore n'est-ce guère que sur une tranche d'histoire : les trois cents dernières années) que pour la
variable technique. La technique, sans doute, est
une variable relativement indépendante. C'est,
Marx l'a montré, une variable motrice. Est soumis
au « sens de l'histoire» cela - mais peut-être cela
seulement - qui se trouve dans la mouvance de
la variable technique. Quand on m'explique qu'à
l'époque de la désintégration de l'atome et de la
cosmonautique, il devient impossible de croire à
l'Immaculée Conception, je réponds que je ne
vois pas le rapport. Pour ce qui est en revanche du
régime économique, assurément ne le peut-on
tenir pour indifférent à l'évolution de la technique.
Il est incontestable que des forces historiques profondes tendent constamment à le lui adapter. Mais
il ne me paraît nullement démontré qu'un seul système économique puisse convenir à tel stade donné de la technique, ni qu'un même système économique ne se puisse accorder à plusieurs contextes
techniques historiquement successifs, et substantiellement différents.
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117-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
En outre, si même il existait un ordre fatal de
succession des systèmes, il ne semble nullement
prouvé que sur la lignée des systèmes le capitalisme et le socialisme se situent bien selon ce qu 'imaginent la majorité de nos contemporains. Si pour
tant d'esprits il semble aller de soi que le capitalisme est avant, et le socialisme après, sans
doute est-ce pour ce que la révolution russe est
chronologiquement postérieure à la Révolution
Française. Mais la qu·estion n'est pas de millésime.
L'on ne voit point que nulle part jusqu'à présent
le socialisme se soit implanté sur les ruines d'un
capitalisme mûr. La Russie en 1917, la Chine en
1948 n'étaient rien moins que des pays de capitalisme avancé. Il y aurait bien l'exemple de la
Tchécoslovaquie, mais c'est une exception qui
confirme la règle: l'instauration du communisme
en Bohême n'a nullement été le résultat d'une
évolution autonome de ses structures économiques nationales: elle fut imposée de l'extérieur,
par des remous militaires et diplomatiques, et sur
l'organisme économique tchécoslovaque le moins
que l'on puisse dire est que cette greffe étrangère
n'a pas pris si aisément. Parmi les pays capitalistes
évolués, ceux où l'idéologie communiste rencontre le plus d'audience dans l'opinion publique sont
-
118-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
aussi bien ceux dont ies structures sont le moins
capitalistes et le moins évoluées : la France et
l'Italie. On peut alors se demander si leur relative
perméabilité aux idéaux du socialisme ne reflèterait pas l'archaïsme de leurs structures, encore
largement précapitalistes. Aux Etats-Unis, en
Angleterre, en Allemagne au contraire, c'est-àdire dans les trois pays où les processus classiques
de mûrissement du capitalisme -la mobilisation
des richesses, l'urbanisation de la population,
l'industrialisation des structures, la concentration
de la production - sont le plus avancés, la propagande marxiste ne rencontre que des échos négligeables. Enfin, - et bien qu'il ne se faille point
hâter de proposer leur carte de membre de la Mont
Pélerin Society à MM. Liberman et Trapeznikov,
il est tout de même assez frappant que les deux seuls
pays communistes qui aient atteint un niveau de
développement économique relativement élevé
-la Russie etla Tchécoslovaquie-commencent
maintenant à redécouvrir les vertus de certains
mécanismes du marché. Un tel faisceau de faits
incline à mettre en doute que le socialisme soit
vraiment le successeur probable du capitalisme,
voire l'aboutissement fatal de son mûrissement. La
planification ne se situerait-elle pas plutôt comme
-
119-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
une transition (facultative) entre la féodalité et le
capitalisme ? Aprés tout l'on comprend bien
mieux qu'elle soit apte à forcer l'industrialisation
d'un pays féodal, en imposant une massive épargne forcée, et la priorité de l'industrie lourde,
plutôt qu'à réaliser les innombrables ajustements
qu'implique une économie riche et complexe.
L'extrême diversité des produits, la complication
des processus productifs et celle des liaisons
que comporte une économie hautement évoluée
appelle la finesse, la souplesse, l'automatisme des
mécanismes· du marché. Mais alors, sur l'axe
historique de la succession des systèmes, c'est le
socialisme qui est avant, et le capitalisme qui vient
après.
Est-il vrai que le capitalisme s'autodétruise ?
Marx l'avait affirmé. La mentalité générale l'admet implioitement dans notre pays .. Mais il est
frappant que tous les arguments que depuis cent
ans l'on invoquait à l'appui de cette thèse se soient
les uns après les autres effondrés : et que tous les
processus d'autodestruction que l'on invoquait se
soient l'un après l'autre perdus dans des impasses.
Le capitalisme. disait~.on, engendre ses propres
-
120-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
fossoyeurs. La prolétarisation des masses, la
paupérisation des prolétaires grossissent et fortifient continuellement les forces révolutionnaires
qui le doivent un jour renverser. Or c'est exactement le contraire que nous pouvons maintenant
voir. L'évolution progressive du capitalisme relève
sans cesse les salaires réels, elle égalise de plus en
plus les conditions. La classe des travailleurs manuels a cessé de s'accroître en nombre relatif. Elle
est au reste de moins en moins prolétarienne, et de
moins en moins révolutionnaire.
Les crises périodiques, la sous-consommation
permanente minent le système et le tueront un
jour, ajoutait-on. Or il apparaît aujourd'hui que
la grande dépression de 1929 a vraisemblablement
marqué la fin des crises. Ce n'est pas le capitalisme
qui est dépassé, ce sont les cycles. L'économie
contemporaine ne connaît plus que de légères et
brèves récessions, qu'en dépit de leurs avantages
trop méconnus l'on peut certes tenir pour une tare
du régime, mais qui ne le menacent plus dans son
existence. Quant aux dépressions, nous l'avons
dit, Keynes a découvert le sérum qui les neutraliserait infailliblement s'il y avait lieu.
Pour dénier l'avenir au capitalisme on invoquait la concentration. La constante diminution
-
121 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
du nombre des unités de production, disait-on,
achemine, à la limite, vers la centralisation des
décisions économiques. Elle fait le lit du planisme.
Elle tue progressivement la concurrence, âme du
régime. En réalité, que voyons-nous ? D'abord
c'est un fait connu que le phénomène de la concentration, que Marx a eu le mérite de discerner, et la
loi de concentration, qu'il a eu le mérite de formuler, n'ont pas du tout la portée qu'il leur prêtait. Le
processus de concentration n'est ni universel ni
indéfini. Beaucoup de secteurs, comme l'agricul- '
ture, le commerce, les services lui échappent ou
résistent plus ou moins. D'autre part ni la concentration technique, ni même la concentration des
entreprises n'entraînent, comme l'avait imaginé
Marx, celle de la propriété du capital. Il est enfin,
nous l'avons dit, très contestable que la concentration exténue la concurrence, et même qu'elle en
fausse gravement le mécanisme. Il ne me semble
pas évident que finalement le capitalisme de gran~
des unités soit moins conforme au « modèle» d'un
marché parfaitement ordonné à la satisfaction
maxima de la demande solvable, et moins substantiellement fidèlè à l'esprit de l'économie de
marché, que n'était le régime du XIXème siècle, à
base de petites entreprises individuelles 'et fami-- 122 -
A LA· RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
liales. Le calcul èconomique des grandes firmès
est beaucoup plus éclairé et précis. Dans le climat
qu'engendre la' concentration, les compétitions se
font plus intenses, la pression concurrentielle est
plus vive et plus efficace sans doute que ce n'était
le cas lorsque la forme des marchés se rapprochait
davantage du polypolopolypsone pliopolopliopsonistique.
De tous les arguments traditionnels que depuis
cent ans brandissaient les prophètes de la chute
du capitalisme, il paraît donc qu'il n'e reste pas
grand'chose.
Cela ne signifie pas que l'avenir du régime soit
sans problèmes. Les vieux périls peut-être sont
conjurés. L'histoire cependant lance au capitalisme de nouveaux défis. Tels, par exemple, l'inflation, l'information, l'ascension du personnage
économique de l'Etat, la planification indicative.
Ljnflati<:m endémique contemporaine représent~ sans doute une véritable mutation du capitalisme. Elle manifeste un changement de mentalité. L'opinion publique n'accepte plus de bon
cœur les disciplines monétaires. L'étalon or a été
partiellement ahand_onné, et l'on ne saurait dire
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123-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
que les contraintes qu'il comportait soient remplacées par des normes équivalentes. La plupart
des pays se montrent jaloux de leur souveraineté
monétaire, et n'entendent pas s'astreindre à ce qui
serait nécessaire pour maintenir l'équilibre des
balances des comptes dans la liberté. On refuse
toute compression nominale des revenus. La conséquence en est que les mouvements généraux des
prix sont maintenant à sens unique : tous les
ajustements se font à la hausse. Enfin la croyance
s'est largement répandue qu'il existe une antinomie entre la croissance économique et la stabilité
monétaire, et qu'au moindre signe de ralentissement de l'expansion des affaires, tout de suite
c'est celle-ci qu'il convient de sacrifier. Tel est
l'état d'esprit qui caractérise ce que M. Jacques
Rueff appelle « l'âge de l'inflation ».
Or, l'inflation sans doute attaque les bases du
du système du marché. L'inflation viole la propriété, décourage l'épargne, fausse tous les contrats. Elle est exclusive de tout ordre économique
international. Pour la refouler, les pouvoirs publics se laissent entraîner à toutes sortes s'interventions sélectives, génératrices de d1storsions,
de rigidités, d'indéterminations. Ils s'engagent sur
la voie de j'autarcie, qui permet et suscite le diri-
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
gisme. On doit sérieusement se demander si le
capitalisme - à la longue - pourrait survivre à la
stabilité monétaire.
Le mal toutefois n'est peut-être ni si enraciné,
ni si irréversible qu'on le pourrait croire. Les progrès des libres échanges internationaux restaurent
certaines contraintes monétaires. Grâce au Marché Commun par exemple, la France ne peut plus
aujourd'hui rétablir le régime du contingentement
généralisé, ou le contrôle des changes. Même la
perspective d'une nouvelle dévaluation du franc
n'est plus si aisément concevable. L'inflation dès
lors retrouve son châtiment naturel, qui est la con. traction : par laquelle il faut bien passer pour
stopper tout mouvement inflationniste une fois
déclenché. Nous en savons quelque chose dans
la France de 1965. On peut espérer que la leçon
aurà porté, et qu'à l'avenir nos dirigeants tiendront à prévenir un mal qu'on ne peut plus guérir
sans passer par où nous en sommes.
Sans doute aussi bien reculera cette fausse
croyance à l'incompatibilité du progrès économique avec des prix stables-, qui nous a fait tant de
mal. L'exemple de l'Allenlag~e ici me paraît éloquent. Le pays qui depuis dix huit ans bat tous les
records mondiaux en fait de taux de croissance
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125-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
est celui qui détient aussi le record de la stabilité
monétaire.
Peut-être estimera-t-on paradoxal que parmi
les nouveautés dont l'histoire contemporaine
défie le capitalisme, nous ayons mentionné les
progrès de l'information. La publicité des offres
et des demandes, n'est-ce pas l'essence même des
marchés? Un marché parfait ne se définit-il pas
comme une maison de verre? C'est vrai. Mais
cela n'emporte pas que le marché se trouve toujours bien que.toutes choses deviennent transparentes pour tout le monde. Les sujets économiques
en régime de marché n'ont pas besoin de tout savoir. L'invisible main qu'évoque Adam Smith voit
dans le secret: et c'est dans le secret qu'elle opère
les ajustements. Selon la théorie statique du marché, un entrepreneur en concurrence pure et parfaite doit connaître le prix de marché de son produit, et sa propre courbe de coûts. Ces deux seules
données lui suffiseLt peur qu'il puisse déterminer
son débit. Peu lui importent les diverses courbes
de coûts de ses innombrables concurrents, et la
courbe de la demande globale de la marchandise,
et les conditions de marché des autres ·biens. Il n'a
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126-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
vraiment que faire d'être informé de tout cela. Et
cela représente justement un atout majeur pour
l'économie de marché: qu'elle permet une énorme
économie de transparence. Un planificateur doit
tout savoir, et tout prévoir. Au lieu que le marché
concurrentiel fonctionne tout seul, sans qu'il soit
besoin que personne ait été renseigné sur les quantités produites, ni sur les courbes globales d'offre
et de demande. Comme la Répubtique n'a pas
besoin de savants, on pourrait dire de l'économie
de marché qu'elle n'a pas besoin de statisticiens.
Telle était la leçon de la théorie statique pure
de la concurrence parfaite. Mais l'évolution des
conditions économiques générales a considérablement modifié les choses. La concentration
d'abord a multiplié les situations d'oligopole. A
l'oligopoliste les conditions de production de ses
partenaires, leurs intentions, leurs stratégies, ne
sont plus indifférentes, et pas non plus la courbe
de la demande globale du produit. Peut-être bien
que l'intérêt général préférerait qu'il n'en fût point
informé. Plus en effet il ignorera de choses, et
moins le comportement de l'ologopoliste s'éloignera du comportement classique de l'entrepreneur en polypolopolypsone pliopolopliopsonistique. Mais rien ne saurait faire que lui-même ne
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
cherchât pas à savoir. D'autre part le processus de
production s'allonge, les investissements se font
à termes de plus en plus longs, les progrès techniques démodent les outillages à des rythmes accélérés, les structures de la demande sont de moins
en moins stables, les liens de complémentarité
entre les diverses productions deviennent à la
"rois plus nombreux, plus complexes et plus rigides.
Tout cela fait que les décisions de l'entrepreneur
réquièrent de plus en plus qu'il suppute l'avenir.
Or dans l'avenir chaque élément dépend de tous
les autres. Pour prévoir ce qui précisément l'intéresse, l'entrepreneur ressent le besoin de tout
connaître. Ainsi l'évolution économique accroîtelle le besoin de prévision. Et le besoin de prévision développe spectaculairement l'information.
L'économie de marché perd progressivement cet
avantage qui lui était propre, de pouvoir fonctionner correctement dans les ténèbres. Et la
lumière qu'elle même désormais appelle ne risque-t-elle pas de lui être funeste? La poussée ver~
tigineuse de la documentation statistique, l'avénement de la comptabilité nationale, les calculs
prospectifs des plans indicatifs ne la menacent-ils
pas?
L'on peut et l'on doit certes poser une telle
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
question. La \""Unnaissance vulgarisée des stocks
et des flux globaux, des trends généraux, de l'avenir prévisible tel}dent à créer une situation dans
laquelle tout le monde spécule. en même temps
et dans le même sens. Une économie consciente,
et qui demeure libre, n'est-elle pas vouée dès lors
à l'instabilité? N'est.,.il pas à craindre que l'information sur les déséquilibres amplifie les déséquilibres ? En outre, lé développement des statistiques fournit aux gouvernements les moyens de la
planification. Or ce qui rend possible la planification ne risque-t-il pas de l'engendrer ? Lénine
avait bien vu .que le socialisme présuppose la
statistique. Réciproquement. la statistique ne
seèréterait-elle pas le socialisme? C'est souvent
que l'organe crée la fonctio.n.
Tels sont-Ies périls que les progrès de l'informati011 suspendent sur l'avenir du capitalisme. Rien
ne nous dit toutefois qu'ils ne puissent être conjurés. Un peu d'information sur la conjoncture et
sur les changements structurels prévisibles menace peut-être -l'équilibre général. Beaucoup d'in- .
formation pourrait fort bien être susceptible de le
servir. Et l'on peut imaginer d'efficaces politiques
rééquilibrantes qlli n'altèrent pas le système de
marché. Quant àla tentation de planification que
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129-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
porte en soi l'essor des statistiques, il n'est nullement fatal que l'on y succombe. Il est faux que
l'existence d'une technique impose tous les usages
dont elle est susceptible. On ne s'est point servi
des gaz de combat durant la seconde guerre mondiale. Depuis Byzance la technique de la castration a fait de gigantesques progrès : mais l'on
castrait alors des hommes, et l'on n'en castre plus.
N'est-il pas toutefois manifeste que déjà notre
économie se sociaHse'? Le marché sous nos yeux
étouffe dans ce réseau de contraintes étatiques
proliférantes qui l'enserre, le fausse, le sclérose,
le paralyse. Avec un secteur public pléthorique, de
massifs investissements d'Etat, le contrôle du
crédit, le contrôle des émissions de valeurs mobilières, les prix bloqués, l'Etat maintenant devenu
le plus gros producteur, le plus gros client, le plus
gros banquier du pays, la géographie volontaire,
la planification certes indicative encore, mais de
plus en plus ambitieuse, la politique des revenus ...
sommes-nous bien encore en économie libérale ?
C'est ainsi que les entorses que l'on perpètre contre les principes du libéralisme se muent en argu-
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130-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE ..
ments contre l'avenir du système. Et si pourtant
la socialisation progressive de l'économie traduisait une tendance vraiment profonde et incoerci-:
ble et procédait d'une nécessité historique ?
L'objection n'est pas de celles dont on se dé·.barrasse avec des pirouettes. Mais ici je ne puis
que soumettre au lecteur quelques brèves observations.
D'abord il s'en faut beaucoup que toute inter, vention étatique soit contraire à l'esprit et nuisible au fonctionnement de l'économie libérale.
Une législation sociale raisonnable, un secteur
public judicieusement. situé dans les secteurs où
les coût& sont longtemps décroissants, le.déficit
budgétaire keynésien qUJllld les circonstances le
recommandent, l'aide aux pays sous-développés,
un protectionnisme modéré, maintenu pour des
fins ~e défense nationale ou pour satisfaire à des
« préférences de structure» (Jean Weiller), une
politique conjoncturelle menée par des moyens
principalement monétaires, des subventions dégressives propres à permettre l'euthanasie des
activités déclinantes... : ce ne soint point là des
entorses au libéralisme, mais des perfectionnements de l'économie de marché. Le système libéral n'implique rien moins que l'effacement de
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131 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
l'Etat. L'altératIOn du capitalisme ·ne se mesure
pas au volume des interférences étatiques. Son
vrai critère est la nature - « conf()rme » ou bien
« contraire » - des interventions. Et de fait, il
existe un très grand nombre d'interventions
« contraires ». Elles engendrent des distorsions,
des rigidités, des indéterminations. Elles font
dévier le marche, elles écartent seS' resultats du
« modèle ». qui maximerait la satisfaction de la
demande solvable. Elles enlèvent au système de la
souplesse. M'ais le plus souvent, elles ne l'empêchent pas de fonctionner. Le capitalisme a bon
estomac. Il peut digérer beaucoup de cailloux,
beaucoup de mesures.étatiques malencontreuses,
et n'en continuer pas moins à se bien porter.
Quant à la planification indicative, doit-on
penser que petit à petit elle supplée les ajustements
par le mécanisme des prix, et qu'elle annonce un
nouveau régime économique, qui ne serait plus
. le capitalisme? J'ai toujours eu beaucoup de peine
à saisir en quoi réellement consiste la planification
indicative. Je vois bien que beaucoup de Français,
parmi les meilleurs, parmi les plus soucieux de la
chose publique, dans les mouvements de jeunesse
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132-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
et les syndicats, et dans le milieu des jeunes économistes, ont fixé sur elle leurs enthousiasmes et
leurs espoirs. Mais je ne parviens pas à la clairement situer, au regard de la logique des systèmes.
Comment donc l'Etat peut-il planifier une production qu'il ne contrôle pas ? La planification
indicative ne se refuse-t-elle pas les moyens de ses
ambitions ? On ne m'ôtera point aisément de
l'esprit que l'adjectif ici s'accorde mal avec le
su bs tan tif.
Alors que sous la IVème République le Commissariat au Plan demeurait étrangement discret,
presque clandestin, voici que la Cinquième lui
fait une bruyante réclame. Le pouvoir et l'opposition font assaut de planisme indicatif. Il semble
que l'on en fasse une sorte de religion nationale.
Mais quelle est pratiquement la portée du plan?
La France a-t-elle un plan? Sans doute, on le peut
lire au Journal officiel. Mais est-ce bien son plan
qui régit l'économie française? Si depuis dix-huit
ans, nous n'avions pas eu de plan, la production
françai~e en 1964 aurait-elle été supérieure,
inférieure, ou égale à ce qu'elle a été? Les structures de l'économie française seraient-elles différentes de ce qu'elles sont? J'ai naïvement proposé ces
questions à plusieurs de mes collègues, pour la
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133-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
plupart pIanistes. Presque tous ont confessé ne
pouvoir honnêtement répondre. Alors on peut se
demander si notre planification « souple », officiellement tant orchestrée et célébrée, ne serait
pas surtout épi phénoménale - ou encore, comme
on l'a spirituellement dit, plutôt qu'indicative,
décorative.
Cela ne signifie pas qu'elle soit neutre. Effectivement, elle est à tout le moins en quelque sorte
éducative. Le prestige du plan a sûrement aidé
les Français à prendre conscience de certaines
vérités économiques élémentaires, qu'ils méconnaissaient auparavant. L'on sait aujourd'hui très
généralement que la croissance implique l'investissement, et que l'investissement suppose des
restrictions de consommation. L'on n'ignore plus
que lorsque les salaires s'élèvent plus rapIdement
que la productivité du travail, il en résulte soit le
chômage, soit l'inflation, et que l'inflation nuit
aux classes laborieuses. Le prestige du Plan freine
les démagogies: syndicales, parlementaires, gouvernementales, ou élyséennes.
Cela ne peut toutefois nous faire oublier ses
méfaits. Le Plan d'abord est gros consommateur
de compétences hautement qualifiées, qui trouveraient à son défaut, au sein des entreprises, un
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A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
emploi sans doute plus productif. Précisément
parce qu'il n'est qu'indicatif, et respecte en principe la liberté des entreprises, il conduit la puissance
publique à multiplier les interventions sélectives :
génératrices de distorsions malsaines, de rigidités,
de gaspillages. L'Etat qui pratique la planification
indicative se trouve contraint de marchander en
permanence avec les entreprises, voire personnellement avec leurs gérants. Cela le dégrade, e( ravale plus ou moins au rôle de marchand de tapis.
De tels marchandages dégradent aussi bien les
entrepreneurs. Un entrepreneur en système capitaliste, c'est un individu qui décide, prend des
risques, affronte la concurrence, assume ses responsabilités : c'est un homme. Un exploitant
soviétique, en quelque sorte, est un militaire. Il
reçoit des ordres. Il les exécute. C'est un homme
encore. Mais la planification indIcative transforme l'entrepreneur privé en raLd'élntichaJ;l1bre de
ministères, en coureur de rubans, en convive
habitué des déjeûners officiels. Elle dévirilise les
sujets économiques individuels.
Bien plus que le Plan toutefois, c'est le planismè
qui me paraît déplorable. Le plan indicatif fait
chez nous l'objet d'une my.~!!gue. Il cultive la
mystique dont il est l'objet. Il en a besoin pour
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135-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
suppléer les autres moyens de s'imposer, dont il
demeure privé. La planification souple suppose et
engendre un climat mental dans lequel l'idéal
national est en passe de se réduire ai.. relèvement
d'un point ou d'une fraction de point du taux
annuel de la croissance économique. Elle ravale
l'esprit public, elle vide le civisme de tout contenu
élevé. Elle prosaïse et rabaisse les thèmes du patriotisme, au point qu'elle pourrait bien un jour
l'éteindre.
Pour toutes ces raisons, je me méfie grandement
de la planification indicative. Mais je ne crois pas
qu'elle mette sérieusement en péril le capitalisme.
Le Plan, c'est largement une mystification. Nous
sommes en économie libérale. Le Plan n'est que la
mouche du coche. Les champions de la planification démocratique aspirent à un troisième système. Mais il n'y a pas de troisième système qui soit
logiquement cohérent, théoriquement pensable,
pratiquement réalisable. La planification souple
est une impasse. Je suis convaincu qu'elle avortera. La France actuelle s'imagine volontiers qu'elle
est en train de jeter les fondements du régime de
l'avenir: un régime qui serait plus efficient, plus
juste, plus fraternel, plus humain. Je l'aperçois
plutôt comme assise entre deux chaises. Ou bien
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136-
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
la plan indicatif dégénerera, pour devenir autQritaire. Alors un beau matin, nous nous réveillerons
communistes. Ou bien le plan indicatif s'étiolera,
et nous retournerons vers des formes d'économie
plus conformes à l'orthodoxie libérale. C'est la
seconde éventualité qui me semble le plus proba~
ble.
En raison tout d'abord du Babybopm. Dans.
dix ans, les générations plus nombreuses qui sont
nées depuis 1946 commenceront à peser sérieusement dans la cité, Nul ne sait encore ce que cela
changera. Mais à coup sûr, cela changera quelque
chose. Il en peut sortir le pire comme le meilleur.
Il me paraît assez vraisemblable que la pression
des nouvelles classes montantes doive bientôt
faire éclater cet étau de réglementations malthusiennes, protectrices des droits acquis, où l'économie francaise est présentement empêtrée.
Et puis il yale contexte étranger. Volontiers les
Français regardent la planification indicative
comme une sorte de nouvel évangile révolutionnaire, appelé comme l'autre à faire le tour du monde dans les plis du drapeau tricolore. Même toutes
proportions décemment gardées, rien ne me paraît
plus fallacieux. Ni la mystique ni la formule du
Plan français ne m'apparaissent propres à séduire
-
137-.
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
d'autres que nous. Je ne leur crois ni larges chances
d'expansion, ni longues chances d'avenir. Sans
doute sommes-nous en présence d'une sorte de
mirage typiquement hexagonal, que la France a
forgé pour se donner le change, après l'infiniment
douloureuse et désastreuse et honteuse sécession de
l'Algérie. Comme aussi bien toute forme de dirigisme économique, la planification 'indicative a
pour effet de replier la nation s.ur elle-même.
Cependant la libéralisation des échanges va son
train. Déjà, grâce à la restauration du franc en
1958 et au Marché Commun, les marges d'option
dont disposent nos planificateurs se rétrécissent
singulièrement. Et-si l'Europe doit un jour se f~ire
- j'entends les Etats-Unis de l'Europe des Six ~
tout porte à pressentir que ce sera sur les structures libérales de l'Allemagne de l'Ouest, bien plus
probablement que sur les nôtres,que s'alignera
la .fédération. S'il nous est au reste permis d'espérer que les Etats nationaux actuels accepteront
d'immoler sur l'autel de l'Europe leurs pouvoirs
économiques souverains, il semble beaucoup plus
difficile d'imaginer qu'ils consentent à les transférer entiers à l'autorité politique commune. La
logique même du processus d'unification implique que l'intégration de l'Europe la libéralise,
138 -
A LA RECHERCHE D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIQUE
S'il en' est ainsi, le libéralisme économique n'est
pas le passé: c'est l'avenir. Un avenir auquel les
esprits chez nous sont bien mal préparés. Partout,
dans l'Université, dans les Eglises, parmi les« forces vives », le climat mental est anticapitaliste. Une
renaissance de l'économie libérale suppose de
notre part un immense effort de pensée et d'approfondissement théorique, de renouvellement doctrinal, et de persuasion de l'opinion publique.
Socialisme et libéralisme ne luttent pas ici à
armes égales. Le socialisme mobilise les ferveurs.
Jamais le capitalisme ne sera objet d'enthousiasme. L'économie libérale n'est pas une solution
exaltante. C'est une' solution raisonnable et
efficace. La doctrine socialiste se propose comme
un substitut de religion. Le libéralisme est la doctrine qui refuse de faire du système économique
une religion. Instaurez le socialisme, nous dit-on:
il vous procurera le bonheur, la justice, la concorde. Les libéraux répondent: aucun système économique ne peut donner aux hommes la joie ni la
vertu. Organisez correctement l'économie de
marché, cela vous permettra de vous exalter pour
autre chose, et qui vraiment soit digne de votre
ferveur. Le libéralisme est la doctrine économique
qui remet la chose économique à sa place. Les
-
139-
A LA RECHERCHe D'UNE DOCTRINE ÉCONOMIqUE
libéraux n'attendent rien d'autre du système capitaliste que de constituer un cadre propice, afin
que sur d~autres plans les hommes se trouvent mis
en mesure de réaliser, d'épanouir'leur dignité
spécifique.
-
140-
SOMMAIRE
1 - Les doctrines en péril . . . . . . . .. Il
2 - Le système du marché ....... 27
3-
Moralité de l'économie libre .. 47
4 _. Efficacité de l'économie libre .. 73
5 - Actualité de l'économie libre . .1 05
COMPosÉ SUR MONOPHOTO EN TIMES
CORPS
Il CE VOLUME A É1É ACHEVÉ
D'IMPRIMER SUR LES PRESSES. DE
JOSEFH FLOCH MAITRE-IMPRIMEUR A
MAYENNE LE 20 MARS
. N° D'ÉDITEUR 379
N° D'IMPRIMEUR
1967
2769
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