Michel de Tiarelov Entre SOUFFRANCE et COMPASSION 2007 / 2008 Étranges rapports que ceux qui existent entre la souffrance et la compassion ! Le rapport affectif est le premier qui vient à l’esprit : la première est ressentie comme injuste, la seconde va partager ce ressenti. Rapport moral ensuite : la première est un mal, que la seconde vient atténuer par un bien. Rapport corporel enfin : la première génère une douleur que la seconde va s’efforcer de soulager par des soins appropriés. Sous tous ces rapports, la compassion se vit comme une vertu inattaquable. Jusqu’alors, rien de bien étrange tant que nous demeurons dans le giron de l’intention et de l’efficacité vérifiée. Supprimons d’ailleurs cette intention première, et la souffrance ira en croissant : quelle que soit sa nature originelle, à l’indifférence qu’elle suscite s’ajoutera immanquablement une souffrance morale. Inversons l’intention première : elle devient la persécution. Et nous commençons à entrer dans l’étrange… Toute souffrance nous affecte : c’est pourquoi le rapport affectif est premier. Le ressenti implique justement de la traiter dans une certaine urgence, de crainte qu’elle ne dégénère en une souffrance plus importante. Dans l’urgence, on agit sur les effets pour les diminuer voire les annihiler : les causes peuvent attendre. Ressentie comme injuste, toute souffrance devient insupportable. Malheur à l’indifférent : il sera sujet de scandale. Mais toute souffrance n’est PAS injuste ! Est-ce « injuste » de souffrir de multiples fractures si l’on s’est jeté du troisième étage ? Est-ce « injuste » d’être malade si l’on a consommé une viande avariée ? Est-ce « injuste » d’être sanctionné après avoir commis un acte repréhensible ? On remarque d’ailleurs que l’application de la justice elle-même consiste à infliger une souffrance à qui a fait souffrir : c’est apporter une souffrance ressentie comme juste contre une autre ressentie comme injuste. Cette psychologie est primaire et archaïque : si la souffrance pouvait réellement annihiler la souffrance, point ne serait nécessaire de disserter encore sur la question ! Mais la justice est bien obligée de se placer du côté du souffrant premier : la victime, ou supposée telle. Elle agit ainsi précisément par compassion pour cette dernière, dont la souffrance a naturellement été ressentie comme injuste ; si elle n’agissait pas, cette souffrance serait encore plus grande. Elle n’a d’autre ressource que de la transférer sur le coupable… ou supposé tel. Acte d’autorité, l’acte judiciaire n’en est pas moins un acte de vengeance policé qui ne veut pas dire son nom, s’effectuant sous le sceau de la justice ! C’est pourquoi il lui est d’autant plus nécessaire de réunir des preuves étayant la culpabilité, prenant le risque d’infliger une souffrance gratuite à un innocent… ce qui la desservirait, dévoilant au passage cet esprit de vengeance. Aussi policée et règlementée soitelle, la justice n’est jamais qu’humaine… Donc, foncièrement affective et par là, sujette à l’erreur. La vengeance est un plat qui se mange froid. De fait, la justice agit moins dans l’urgence que la médecine : elle évalue plus longuement, pressentant que les blessures qu’elle traite sont plus profondes que celles du chirurgien… et plus longues à « refroidir ». Mais qu’est-ce que la vengeance, hormis un acte moralement répréhensible ? Plus précisément, que traduit un acte de vengeance ? Là encore, il traduit un acte profondément archaïque : la projection de sa souffrance sur l’autre, par le refus d’une souffrance d’origine intérieure. L’autre donne ainsi l’illusion d’apporter une souffrance de l’extérieur, quand c’est lui qui la reçoit ! Cette illusion est menée à la perfection s’il se venge à son tour : la réaction de défense étant interprétée comme une attaque… surtout devant des témoins qui voient également de l’extérieur. En revanche, l’illusion tombe d’elle-même si l’autre « tend l’autre joue » : le premier est renvoyé à lui-même, et contraint de se confronter de nouveau à sa souffrance intérieure. Il convient à présent de définir plus précisément la souffrance, afin de la combattre plus efficacement : elle n’est pas toujours une fatalité inéluctable, le produit d’un mauvais sort qui frappe aveuglément. Quand bien même elle soit ressentie comme 2 injuste, elle est plus souvent qu’il n’y paraît le fruit d’une justice immanente. En ce monde qui croule plus que jamais sous le joug de multiples souffrances, il devient urgent de lever le voile sur son apparente absurdité. Plus elle semble absurde, moins elle est acceptée ; moins elle est acceptée, plus elle croît de façon exponentielle. L’acceptation de la souffrance ne va pas de soi. Spontanément, nous la rejetons à l’extérieur… notamment sur l’autre, comme nous l’avons vu à l’instant. C’est là une réaction primaire, puisqu’elle ressort du ressenti immédiat. Nous pouvons d’ailleurs l’observer aisément chez les enfants : quand une bêtise est commise -et qu’on a peur de souffrir de la punition qui en résultera-, c’est toujours de la faute de l’autre ! Rationalisant davantage, l’adulte trouvera mille et une « bonnes » raisons de ne pas accepter sa souffrance : il n’est pas masochiste, il n’est pas doloriste, ce n’est pas sa souffrance, ce serait faire montre de faiblesse, etc. Mais l’attitude de fond reste globalement la même que celle de l’enfant, qui sent bien que la souffrance est un mal… et confond allègrement les deux. Accepter la souffrance, ce n’est PAS accepter le mal qui lui est inhérent : c’est au contraire apprendre à les distinguer sciemment. L’apparente absurdité de la souffrance ne va pas de soi non plus : de bout en bout, l’histoire de l’humanité est imprégnée d’une recherche permanente de sens à lui donner. Cette recherche s’est toujours effectuée parallèlement sur deux pôles : celui de la souffrance extérieure par la découverte et l’application de thérapies toujours plus performantes, et celui de la souffrance intérieure par l’apport de multiples traditions religieuses. Ces deux pôles ne sont d’ailleurs pas toujours parallèles, l’un interférant parfois sur l’autre. Cette observation est particulièrement criante aujourd’hui, où l’instauration de comités « bioéthiques » signe la présence d’une confrontation qui tourne à l’affrontement. Les nouvelles thérapies tournent fou, l’efficacité leur tenant lieu de sens. Même leurs thuriféraires les plus fervents pressentent fort bien qu’il y a des limites à ne pas dépasser, les écarts éthiques étant fermement sanctionnés. Ces limites sont du reste clairement indiquées par les traditions religieuses, l’Église catholique étant en pointe dans ce domaine. La recherche de sens à donner à la souffrance peut néanmoins être explorée hors de toute considération de foi personnelle ou collective : les deux pôles se distinguent parfaitement… tant qu’ils ne se confondent pas. Leur affrontement serait inexistant sans cette confusion initiale. On sent bien que leur nature diffère dans leur approche mais converge dans leur objectif : toute opposition est donc le fruit d’une erreur de perspective qui n’est pas davantage à imputer à l’un au détriment de l’autre, car cette erreur leur est commune. Plonger au cœur de la souffrance, c’est apprendre à distinguer la souffrance extérieure de la souffrance intérieure : l’absurdité de la souffrance est historiquement le fruit de leur confusion. La distinction n’est pas sans surprises ! La souffrance extérieure est naturellement la plus visible. D’ordre psychologique, elle est celle qui provient de l’extérieur : contradiction, affrontement, séparation, violence, peurs, déceptions, cataclysmes. D’ordre physiologique, elle résulte de blessures externes (fractures, entorses, plaies diverses…) ET de traumatismes internes. La souffrance intérieure est la plus difficile à appréhender, et prête à une confusion dont les effets sont abyssaux. Ainsi -qu’elle soit d’origine virale ou congénitaleTOUTE maladie N’EST PAS une souffrance intérieure, mais extérieure. Quel que soit son mode de pénétration dans l’organisme, un virus vient TOUJOURS de l’extérieur. Quelle que soit la déficience génétique, celle-ci émane par définition d’une génération antérieure, donc extérieure. La souffrance intérieure N’EST PAS la maladie : elle résulte d’une absence -ou d’une inefficacité- de traitement de cette maladie. Interpréter la maladie comme une souffrance intérieure génère précisément une souffrance intérieure QUI N’EXISTAIT PAS : c’est le chat qui se mord la queue ! Dans 3 cette nouvelle perspective, on s’aperçoit que les soins thérapeutiques apportés à la maladie ne sont pas des soins curatifs de la souffrance intérieure… mais préventifs. Ceci ne constitue qu’un point de détail presque anecdotique tant qu’il s’agit de traiter une maladie corporelle : les considérables avancées médicales permettent justement de prévenir la souffrance intérieure. Mais la distinction prend des proportions insoupçonnées quand il s’agit de traiter la maladie dite mentale ! Cette dernière ne fait AUCUNEMENT exception à la règle : elle est une souffrance extérieure. Interpréter la maladie comme une souffrance intérieure génère précisément une souffrance intérieure QUI N’EXISTAIT PAS : ceci se vérifie tout particulièrement dans le traitement de la maladie dite mentale, dès lors qu’il est avéré qu’elle ne trouve pas son origine dans quelque lésion d’ordre neurologique ou congénital. De par sa nature, la maladie dite mentale -ne bénéficiant pas des techniques d’investigation instrumentale de la maladie corporelle- ne peut être appréhendée que de l’extérieur : c’est aussi pourquoi elle est une souffrance extérieure, à l’instar de la maladie corporelle. Son traitement s’apparente d’ailleurs à celui de cette dernière, le soma agissant sur la psyché. En revanche, si un diagnostic corporel repose sur des données objectives parce que vérifiables jusque dans les causes, le « diagnostic » mental est exclusivement établi sur des données subjectives reposant sur des effets interprétés de l’extérieur : il existe donc un abîme entre les deux. Par conséquent, le risque d’erreur devient considérable ! Si cette erreur est concrétisée, il y aura inéluctablement erreur de traitement, avec à la clef le risque inconsidéré de l’introduction artificielle d’une souffrance extérieure (corporelle, voire mentale) qui n’existait pas : la thérapie se retourne contre elle-même, se faisant persécutrice ! La persécution est l’envers de la compassion : elle relève moins d’un sadisme aveugle que d’une fausse compassion. Car s’il n’y a pas de fausse souffrance, il existe de fausses compassions. Dans le cas présent, il faut remonter en amont du diagnostic : la consultation chez le praticien. Pour une pathologie corporelle, l’initiative de cette consultation est du patient : elle est libre et résulte d’une souffrance extérieure. (À moins, naturellement, qu’il soit inconscient !) Il peut même consulter SANS souffrir, à titre préventif. La situation est de nouveau très différente pour une pathologie dite mentale : l’initiative de la consultation est rarement du patient. Même quand il s’y résout de son propre chef, il a vraisemblablement subi des pressions psychologiques de la part de son entourage… ce qui est donc bien une souffrance extérieure. (À double titre, d’ailleurs : l’entourage exerçant ces pressions subissant de sa part une souffrance extérieure) Cette situation est déjà suspecte en soi, la thérapie se polarisant sur le patient, et non sur son entourage. Contrairement au praticien du corps, on ne consulte pas spontanément un « spécialiste » du « psychisme » SANS souffrir, à titre préventif. Nous avons vu qu’il existe au minimum une souffrance extérieure. L’outillage du praticien étant ce qu’il est, à savoir archaïque en comparaison de celui du médecin traditionnel, la souffrance extérieure de son patient sera perçue comme une souffrance intérieure. On se rassure à bon compte, estimant par exemple que le psychiatre -étant médecin par ailleurs- offre des garanties que n’offrent pas des psychothérapeutes non conventionnés, parfois aussi fantaisistes qu’inefficaces. C’est oublier que ces derniers ne sont PAS prescripteurs : ils peuvent au pire polluer l’esprit… et offrent donc la garantie majeure de ne pas polluer un corps sain par une pharmacopée qui ne le concerne pas. Tant que le psychiatre exerce une médecine de base, il offre effectivement une certaine garantie quant à son traitement. Mais quand celui-ci s’opère sur la base d’un diagnostic psychiatrique erroné, sa qualité de prescripteur présente un risque majeur. Être ponctuellement énervé (de part, notamment, une consultation plus ou moins contrainte) ne suffit pas à ingurgiter un neuroleptique ! Être ponctuellement inquiet (pour les mêmes raisons) ne justifie pas davantage la prise d’un anxiolytique. Être ponctuellement abattu par les pressions conjointes de son entourage est un peu court pour diagnostiquer une dépression. On connaît déjà mal les effets secondaires de certains 4 produits destinés à influer sur un mental déséquilibré : que dire de ceux qui viennent s’immiscer dans un organisme sain ? En définitive, la frontière est ténue entre la médecine du soma et celle de la psyché. La confusion des deux sur un même praticien entraîne une ambiguité quant aux traitements administrés : ceux-ci ne vont-ils pas prolonger dans le temps à l’infini une situation pathologique qui n’existait pas AVANT la première consultation ? La porte est grande ouverte à une médecine iatrogène par nature et non par accident. Il est très étrange de constater que le mode opératoire du psychiatre est très voisin de celui de l’homme de loi ! Cela ne tient nullement au prestige de la fonction, mais à une sorte de fraternité professionnelle : l’avis du psychiatre est souvent requis dans une affaire de justice, jusqu’à en devenir souverain. C’est que la justice exerce également une fonction thérapeutique, en se voulant curative des pathologies sociales. Dans le cadre d’affaires où la raison du présumé coupable est mise en doute, l’intervention du psychiatre est devenue systématique : la consultation psychiatrique est entérinée par voie de coercition juridique ; le traitement n’est plus facultatif mais est imposé par jugement. La justice vient ainsi se télescoper avec la médecine. Mais qui met en doute la raison du présumé coupable si ce n’est le plaignant ? Tant que l’acte délictueux commis est patent, prouvé et particulièrement abject, la question suivante ne se pose pas : qui mettra en doute la raison du plaignant ? Mais quand l’acte d’accusation repose moins sur des faits réellement délictueux que sur une jurisprudence approximative venant appuyer le ressenti du plaignant, la question devient plus légitime. Elle n’est pourtant JAMAIS posée. De connivence avec la psychiatrie, la justice prend ainsi le risque hallucinant de briser des vies entières d’innocents ! Elle « soigne » la pathologie sociale en imposant une pathologie mentale -voire physiquesous la contrainte, par fausse compassion à l’égard du plaignant. En théorie, le présumé coupable peut se retourner contre ce dernier, en le poursuivant à son tour pour diffamation. En pratique, quelle Cour prendra au sérieux la plainte d’un « malade mental »? La boucle est bouclée… C’est qu’il existe de curieuses analogies entre le psychiatre et l’avocat, à commencer par la fausse compassion. Dans une affaire judiciaire, un juste équilibre semble trouvé : le psychiatre exerce sa compassion à l’égard du présumé coupable tandis que l’avocat exerce la sienne à l’égard de la présumée victime… ce qui semble injuste aux jusqu’auboutistes de la sanction exemplaire à qui la peine prononcée est ressentie comme adoucie. (C’est oublier qu’il y a des prisons chimiques plus redoutables que les prisons de pierre…) Cette situation est de toute façon un trompe-l’œil. En réalité, l’avocat et le psychiatre travaillent de concert, en faveur de la présumée victime. Tous deux ont en commun d’exercer leur fonction sur la foi du ressenti de la présumée victime, puisque c’est elle qui a initié l’action judiciaire. Tous deux ont en commun d’avoir pour seul outillage… la jurisprudence. Sous un paravent scientifique dûment estampillé par une certaine aura médicale, les connaissances psychiatriques ne reposent en effet que sur la nomenclature de situations pathologiques approximatives, arbitrairement classifiées dans des catégories dotées d’un vocabulaire se voulant aussi ésotérique qu’impressionnant. À l’examen, ce vocabulaire frappe par un caractère moins thérapeutique que moral. S’il fallait définir la jurisprudence de l’avocat, elle présenterait des traits dont l’étroite similitude est troublante… Dans l’acceptation de la souffrance, il faut aussi distinguer la souffrance intérieure de la souffrance extérieure. Dans la mesure où les motifs de cette dernière sont éclaircis par les investigations scientifiques, elle devient acceptable. Non qu’elle perde son caractère douloureux et qu’il faille renoncer à lutter contre elle, mais au moins a-t-elle un sens. La souffrance intérieure est plus confuse parce qu’elle est plus profonde : c’est elle qui offre le plus de prise à la révolte, parce qu’elle est insupportable. C’est une souffrance qui ne se supporte qu’en niant sa propre existence. Elle se distingue essentiellement dans ses effets : persécutrice, elle se projette en souffrance extérieure de l’autre. 5 Les causes de la souffrance intérieure ne sont pas inaccessibles. Mais elles ressortent moins de l’analyse pathologique que de la prise en compte du fait religieux, avec la notion de péché. De longue date, l’acceptation de la souffrance est au cœur de la problématique religieuse : à juste titre, elle prête à cette acceptation des vertus rédemptrices. Ce qui n’est pas sans générer quelques dérapages, tels que l’attitude doloriste de celui qui refuse tout soin en faisant de la souffrance, sans distinction, une sorte de don transcendant qu’il serait vain de vouloir éradiquer. L’exemple le plus abouti est aujourd’hui celui du kamikaze qui se fait exploser, convaincu de rejoindre ensuite le paradis d’Allah !… L’attitude stoïcienne, plus « mâle », a également montré ses limites : elle est une tentative de négation de la souffrance extérieure… ce qui fait le lit de la souffrance intérieure. Le rapport de la religion à la souffrance oscille entre deux opposés : la compassion et la persécution. Comme nous l’avons déjà entrevu, ce sont deux sœurs ennemies. D’origine religieuse, la persécution a gardé cette connotation. L’actualité ne la dément nullement, avec cette terrible persécution menée en Irak sur les chrétiens par les diverses confessions musulmanes ; sans omettre les autres points chauds du globe, notamment dans tout le Proche-Orient. Il semble irréaliste de relier ces drames à quelque compassion des persécuteurs ! Et pourtant, ils agissent bien par compassion… par fausse compassion, mais par sincère compassion. De fait, les partisans d’une religion se veulent dans la vérité et voient les autres dans l’erreur : ne supportant pas cette « erreur », ils craignent qu’elle infecte leurs rangs mais craignent surtout pour le salut de ceux qui la propagent : le sacrifice de leur vie a pour eux valeur de rédemption, dans l’objectif de ce salut. Voilà pour la façade : sous cet angle, la religion devient la caricature d’ellemême. Religare -locution latine qui est à l’origine de religion- signifie : relier. Par conséquent, une « religion » qui sépare en persécutant n’est qu’une couverture : celle d’un agglomérat de souffrances intérieures qui se projettent en souffrances extérieures ; elle est moins une question de foi que de psychologie primaire mâtinée de transcendance justificatrice. Il faut signaler ici cette grossière erreur sémantique qui a cours dans nos livres d’Histoire depuis des générations. En effet, comment peut-on continuer d’apprendre à nos enfants ce qu’il est monstrueusement convenu d’appeler les Guerres de religion ? Un historien un tant soit peu sérieux sait fort bien que même dans le contexte de l’époque- la religion n’était que le paravent d’intérêts contradictoires dont la foi était souvent le cadet des soucis, les querelles religieuses n’étant là que pour fournir des arguments à ces intérêts !… La persécution n’est pas l’apanage de la religion : dans ce cadre, il s’agit d’une persécution extérieure, aboutissement visible d’une persécution plus secrète : la persécution intérieure. Le psychiatre lui-même s’est penché sur la question, en fabriquant de toutes pièces le concept de « délire de la persécution ». La persécution obtient ainsi le statut de pathologie, ce qui n’est pas inexact en soi. Mais l’esprit qui prévaut ne plaide guère en faveur de la résorption de cette pathologie, le « délire » présentant une forte connotation péjorative : la persécution perd en effet de sa consistance, passant arbitrairement du réel à l’imagination. Devenue un « délire », la persécution n’est plus qu’un fantasme : il suffisait d’y penser… Dommage pour le psychiatre : il a raté le coche de peu. Taillant au forceps le réel à la mesure de ses schémas préconçus, il n’a fait que toucher la persécution intérieure. La réduisant alors à l’état de fantasme -ce qui est une façon de la nier-, le scénario est invariablement le même : il projette à l’extérieur ce qu’il nie à l’intérieur. De même que la guerre de religion est un non-sens, un médecin persécuteur est une aberration dont il aurait été souhaitable qu’elle fût un véritable délire. Il existe aujourd’hui une grande diversité de spécialités en médecine, dont l’utilité reste d’ailleurs à démontrer. Mais il en est une qui ne se contente pas d’être inutile, bien qu’elle aie pignon sur rue. Cette spécialité n’a de « spécial » que le scandale permanent qu’elle représente pour l’ensemble de la médecine qu’elle phagocyte. Il existe aujourd’hui une grande diversité 6 de spécialités en médecine : ayant toute latitude pour sa reconversion, le psychiatre n’a pas à craindre le chômage… Mais laissons le psychiatre à ses fantasmes et revenons dans les profondeurs du réel. Il convient à présent de s’interroger précisément sur la médecine en général : toute souffrance appelant une thérapie appropriée, le thérapeuthe est par conséquent en première ligne. Il est communément admis que la qualité intrinsèque de ce dernier est jaugée en fonction de son efficacité. Si le traitement prescrit est efficace -la souffrance enrayée tant dans ses effets que dans ses causes- c’est qu’il a été élaboré par un bon médecin. Mais est-on bien certain qu’un médecin réputé bon soit celui qui est efficace ? Pas si simple : c’est omettre la puissante charge affective qui règne autour de lui : on fait souvent de lui la source ultime d’une espérance. C’est particulièrement vrai pour le psychiatre, qui est de tous les spécialistes le plus exposé à cette charge affective. Or, chez lui plus que chez tout autre, non seulement l’efficacité n’est pas au rendez-vous sur un plan clinique mais nous avons vu qu’elle était très exactement contraire : il est d’une redoutable efficacité en matière de… persécution. Pourtant, les patients continuent d’affluer à son cabinet. Ne croyons pas qu’ils soient plus masochistes que d’autres ! Cela démontre simplement que l’efficacité médicale dont on fait un critère majeur n’est qu’un trompe-l’œil : le psychiatre le prouve par l’absurde. Le médecin est en réalité confronté en permanence à une demande qu’il est bien incapable de satisfaire pleinement. La qualité de sa formation n’est pas en cause : il est généralement le premier à savoir qu’elle est en continuelle évolution. Simplement, la demande purement médicale ne représente que la partie émergée de l’iceberg. Même chez un généraliste, la demande de traitement d’une souffrance extérieure occulte celle -plus vaste- d’une souffrance intérieure qui, parfois, en est même la cause : nous reviendrons plus bas sur la souffrance psychosomatique, même si l’on devine déjà qu’un bon médecin est également un bon psychologue. Aussi dense soit-elle, la formation du médecin ne l’apprête jamais qu’à affronter la souffrance extérieure : celle-ci dispose en effet d’un panel de thérapies qui ont fait leurs preuves ou qui sont expérimentées avec rigueur avant d’être appliquées. En revanche, sa confrontation à la souffrance intérieure relève davantage d’un certain pragmatisme : elle soulève plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses. Ce sont pourtant ces réponses que le patient –consciemment ou non- désire entendre : est-on bien certain que le médecin soit à même de les apporter ? Pourtant, le bon médecin est pour le grand public celui qui les apporte, indépendamment de son efficacité clinique : attitude irrationnelle, s’il en est. Alors que la question ne se pose pas même en ces termes, le thérapeuthe subissant la pression d’une exigence de réponse (au même titre que l’on exige de son garagiste de trouver la panne et d’y remédier !) : il est à craindre qu’on lui fasse ainsi porter une souffrance QUI N’EST PAS LA SIENNE. Certains sont mieux armés que d’autres pour résister à cette souffrance, qui n’est évidemment pas étrangère à la charge affective dont on les endosse. Spécialisé dans le traitement de la souffrance intérieure, c’est le psychiatre qui y résiste le mieux… mais au prix d’une cruelle erreur de perspective, comme nous l’avons vu plus haut : cette souffrance étant traitée comme une souffrance extérieure. Ce qui est logique, les deux tiers de sa formation étant axés sur ce type de souffrance : n’oublions pas qu’il est médecin à part entière. La résistance la plus positive est naturellement la compassion. Or, la véritable compassion est la passion-avec, non la passion en elle-même. Sinon elle ne serait qu’une passion se superposant à une autre. Elle est l’accueil intérieur d’une souffrance extérieure (voire d’une souffrance intérieure de l’extérieur). En ce sens, elle est un acte d’amour éminemment libre : imposée d’office, elle serait au contraire la source d’une nouvelle souffrance extérieure, puis intérieure. 7 Elle est l’acceptation de la souffrance de l’autre, non dans un esprit de résignation mais au contraire dans l’objectif de l’alléger. Comme tout acte libre, elle est un risque : elle se heurte en effet à l’éventualité que l’autre refuse sa souffrance. Le risque consiste en l’espèce à ce que ce refus se traduise par une réverbération de la souffrance sur l’autre, soit une tentative de rejeter la souffrance à l’extérieur. (Ce que le psychologue traduira par le mécanisme de la projection…) À rebours de l’acte d’amour, la souffrance extérieure ne demande pas, dans cet esprit, à être accueillie. Elle vient au contraire violer l’espace intérieur : l’autre doit souffrir afin d’alléger une souffrance. Nous sommes là face à une perversion de la compassion, s’apparentant à une tentative de « transfert » de passion. (Cette tentative est très fréquente en psychiatrie, le refus de la souffrance de l’autre étant interprété comme un « symptôme psychotique » !) Nous verrons plus loin les autres formes que peut revêtir la fausse compassion… Tout ceci est encore l’aval de la médecine. L’interrogation se porte rarement sur l’amont. Pourquoi devient-on médecin ? Les réponses sont aussi diverses que variées, allant du souci de l’autre à l’intérêt pour la physiologie humaine, voire au goût de l’argent ou de la reconnaissance sociale. Ces réponses sont parfois plus ou moins superficielles : elles ont cependant en commun un fond de compassion. Autrement dit, on ne devient pas médecin comme on devient architecte ou cadre d’entreprise : on le devient par une histoire personnelle qui n’est de toute évidence pas étrangère à la souffrance. Chacun peut s’interroger sur son rapport à la souffrance, le médecin -ou le candidat médecin- étant précisément celui qui porte cette interrogation à son paroxysme. Il n’y a pas de compassion sans passion préalable : une vocation médicale ne peut naître que chez celui qui a souffert dans sa chair ou dans son âme. La compassion s’exerce au premier chef à l’égard de soi-même : charité bien ordonnée… Tenir la souffrance en respect, tel est le leitmotiv du médecin. Il ne se veut pas magicien, se sachant parfois impuissant à apporter une réponse à certaines souffrances. En revanche, il reste en première ligne pour en multiplier les interrogations, motrices de nouvelles recherches et de nouvelles réponses susceptibles de soulager demain ce qui reste encore aujourd’hui à l’état d’hypothèse. Ce faisant, il mène là un combat permanent contre la souffrance. Il la tient en respect comme on tient l’ennemi en respect, pour l’empêcher d’avancer. Si l’ennemi progresse quand même, l’interrogation peut se porter légitimement sur la stratégie employée : la recherche a-t-elle été orientée dans la bonne direction ? Son objet n’a-t-il pas été pris pour une cause quand il n’était qu’un effet ? (Ce qui peut être le cas quand, par exemple, les effets secondaires d’un traitement s’avèrent plus nocifs à l’usage que les effets primaires escomptés.) La souffrance est un ennemi comme un autre : la tenir en respect, c’est la combattre, voire la repousser. Ce qui est l’inverse de la respecter ! Une certaine fausse compassion fait du « respect de la souffrance » un dogme absolu, censé être le reflet du respect dû à autrui. S’il se fait menaçant, un serpent venimeux ne se « respecte » pas : on l’écrase du talon ! Pourquoi en serait-il autrement pour la souffrance ? Sans doute parce qu’on retrouve là cette fameuse confusion entre souffrance intérieure et souffrance extérieure. La force combative est exclusivement dirigée contre cette dernière, la première se retranchant derrière le « respect qui lui est dû ». De la sorte, la souffrance intérieure tient au respect… mais elle n’est PAS tenue en respect. On lui laisse ainsi toute latitude pour se développer, et générer inévitablement de nouvelles souffrances extérieures : c’est le mythe de Sisyphe, revu et corrigé par des effets traités comme des causes. Beaucoup de fausse compassion a engendré quantité de mauvaises interprétations. La vraie compassion est celle qui consiste à porter une part de la souffrance d’autrui afin de l’en alléger. MAIS cela pose une condition sine qua non : la souffrance d’autrui doit lui provenir de l’extérieur. Quand elle lui provient de l’intérieur, il s’agit d’une 8 souffrance qu’il s’inflige à lui-même… et qu’il est le premier à « respecter ». Porter ce type de souffrance à l’extérieur suscite sans doute la compassion, mais cette dernière se pervertit nécessairement pour se muer en complicité : car c’est là cautionner un mal qui ne relève en rien de la fatalité, mais du partage d’un « respect » pas nécessairement exprimé comme tel. C’est donc entretenir ce mal et contribuer à le multiplier. Par conséquent -et en opposition à ce point de vue largement répandu, surtout en milieu chrétien : toute souffrance est digne de respect- toute souffrance n’est pas digne de respect ! Respecter une souffrance provenant de l’intérieur, en particulier, c’est respecter la souffrance au détriment de la personne qui s’en afflige : c’est accorder à cette souffrance une fatalité qu’elle n’a pas. Ce qui est d’ailleurs prendre le risque de se voir infliger de l’extérieur des souffrances que personne ne respecte : c’est là une résultante perverse –mais logique- d’un respect effectué sans discernement. La fausse compassion s’exprime de façon redoutable dans le cas d’une souffrance dite psychosomatique. Celui qui en est affligé est inconsciemment tenu pour responsable de son état : s’il veut être bien dans son corps, qu’il commence par l’être dans sa tête ! En fait de souffrance psychosomatique, bien des souffrances morales peuvent effectivement induire maintes répercussions d’ordre somatique. Mais ces souffrances résultent moins de la psyché personnelle que de conflits relationnels, déclarés ou non. Ici, la compassion est réduite au strict minimum sur la souffrance physique ; elle se fausse en se polarisant sur une « cause mentale » déterminante. Cette « cause » est en réalité le réceptacle intérieur de souffrances apportées de l’extérieur, les conflits relationnels étant naturellement commutatifs Il serait dommage de passer sous silence un ultime aspect de la fausse compassion, tant elle pave l’enfer : la fausse compassion en amont, qui est pour ainsi dire le revers de la fausse compassion exercée sur une souffrance dite psychosomatique. Dans la vie courante, elle porte un autre nom : la peur de faire souffrir l’autre. Nous avons peur que l’autre porte une souffrance lui venant de l’extérieur… et de notre intérieur. Ce piège est l’un des plus subtils qui soient, s’appuyant sur un sentiment qui est excellent en soi. (Ce sentiment n’est évidemment pas la peur en elle-même, mais le souci légitime de ne pas nuire.) Ce souci reposant malgré tout SUR LA PEUR, il devient suspect. De fait, si nous examinons notre intention profonde (ce qui se réfère ici encore à l’interrogation de notre mémoire affective 1), que constatons-nous ? Nous avons peur des conséquences de la souffrance de l’autre (représailles, rancune, vengeance, sanction…), de souffrir à notre tour de la souffrance de l’autre. Autrement dit, nous avons peur de l’effet boomerang d’une souffrance extérieure qui nous renvoie à des souffrances intérieures trop « respectées » pour avoir été résolues… Peut-être sommes-nous là au point de rencontre de nos trois rapports (affectif, moral et corporel) entre la souffrance et la compassion. (1) cf. « Voir et regarder » 2007 (p. 10 et suivantes) dans la même rubrique, sur ce blog © MdT, juin/septembre 2007 © MdT, février 2008 9