la souffrance et la compassion

publicité
Michel de Tiarelov
Entre
SOUFFRANCE
et
COMPASSION
2007 / 2008
Étranges rapports que ceux qui existent entre la souffrance et la compassion ! Le
rapport affectif est le premier qui vient à l’esprit : la première est ressentie comme
injuste, la seconde va partager ce ressenti. Rapport moral ensuite : la première est un
mal, que la seconde vient atténuer par un bien. Rapport corporel enfin : la première
génère une douleur que la seconde va s’efforcer de soulager par des soins appropriés.
Sous tous ces rapports, la compassion se vit comme une vertu inattaquable.
Jusqu’alors, rien de bien étrange tant que nous demeurons dans le giron de
l’intention et de l’efficacité vérifiée. Supprimons d’ailleurs cette intention première, et
la souffrance ira en croissant : quelle que soit sa nature originelle, à l’indifférence
qu’elle suscite s’ajoutera immanquablement une souffrance morale. Inversons
l’intention première : elle devient la persécution. Et nous commençons à entrer dans
l’étrange…
Toute souffrance nous affecte : c’est pourquoi le rapport affectif est premier. Le
ressenti implique justement de la traiter dans une certaine urgence, de crainte qu’elle
ne dégénère en une souffrance plus importante. Dans l’urgence, on agit sur les effets
pour les diminuer voire les annihiler : les causes peuvent attendre. Ressentie comme
injuste, toute souffrance devient insupportable. Malheur à l’indifférent : il sera sujet
de scandale. Mais toute souffrance n’est PAS injuste ! Est-ce « injuste » de souffrir de
multiples fractures si l’on s’est jeté du troisième étage ? Est-ce « injuste » d’être
malade si l’on a consommé une viande avariée ? Est-ce « injuste » d’être sanctionné
après avoir commis un acte repréhensible ?
On remarque d’ailleurs que l’application de la justice elle-même consiste à
infliger une souffrance à qui a fait souffrir : c’est apporter une souffrance ressentie
comme juste contre une autre ressentie comme injuste. Cette psychologie est
primaire et archaïque : si la souffrance pouvait réellement annihiler la souffrance,
point ne serait nécessaire de disserter encore sur la question ! Mais la justice est bien
obligée de se placer du côté du souffrant premier : la victime, ou supposée telle. Elle
agit ainsi précisément par compassion pour cette dernière, dont la souffrance a naturellement été ressentie comme injuste ; si elle n’agissait pas, cette souffrance serait
encore plus grande. Elle n’a d’autre ressource que de la transférer sur le coupable… ou
supposé tel. Acte d’autorité, l’acte judiciaire n’en est pas moins un acte de vengeance
policé qui ne veut pas dire son nom, s’effectuant sous le sceau de la justice ! C’est
pourquoi il lui est d’autant plus nécessaire de réunir des preuves étayant la culpabilité,
prenant le risque d’infliger une souffrance gratuite à un innocent… ce qui la desservirait, dévoilant au passage cet esprit de vengeance. Aussi policée et règlementée soitelle, la justice n’est jamais qu’humaine… Donc, foncièrement affective et par là,
sujette à l’erreur.
La vengeance est un plat qui se mange froid. De fait, la justice agit moins dans
l’urgence que la médecine : elle évalue plus longuement, pressentant que les blessures
qu’elle traite sont plus profondes que celles du chirurgien… et plus longues à « refroidir ».
Mais qu’est-ce que la vengeance, hormis un acte moralement répréhensible ?
Plus précisément, que traduit un acte de vengeance ? Là encore, il traduit un acte
profondément archaïque : la projection de sa souffrance sur l’autre, par le refus d’une
souffrance d’origine intérieure. L’autre donne ainsi l’illusion d’apporter une souffrance de l’extérieur, quand c’est lui qui la reçoit ! Cette illusion est menée à la
perfection s’il se venge à son tour : la réaction de défense étant interprétée comme
une attaque… surtout devant des témoins qui voient également de l’extérieur.
En revanche, l’illusion tombe d’elle-même si l’autre « tend l’autre joue » : le premier
est renvoyé à lui-même, et contraint de se confronter de nouveau à sa souffrance
intérieure.
Il convient à présent de définir plus précisément la souffrance, afin de la combattre plus efficacement : elle n’est pas toujours une fatalité inéluctable, le produit
d’un mauvais sort qui frappe aveuglément. Quand bien même elle soit ressentie comme
2
injuste, elle est plus souvent qu’il n’y paraît le fruit d’une justice immanente. En ce
monde qui croule plus que jamais sous le joug de multiples souffrances, il devient
urgent de lever le voile sur son apparente absurdité. Plus elle semble absurde, moins
elle est acceptée ; moins elle est acceptée, plus elle croît de façon exponentielle.
L’acceptation de la souffrance ne va pas de soi. Spontanément, nous la rejetons
à l’extérieur… notamment sur l’autre, comme nous l’avons vu à l’instant. C’est là une
réaction primaire, puisqu’elle ressort du ressenti immédiat. Nous pouvons d’ailleurs
l’observer aisément chez les enfants : quand une bêtise est commise -et qu’on a peur
de souffrir de la punition qui en résultera-, c’est toujours de la faute de l’autre !
Rationalisant davantage, l’adulte trouvera mille et une « bonnes » raisons de ne pas
accepter sa souffrance : il n’est pas masochiste, il n’est pas doloriste, ce n’est pas sa
souffrance, ce serait faire montre de faiblesse, etc. Mais l’attitude de fond reste globalement la même que celle de l’enfant, qui sent bien que la souffrance est un mal… et
confond allègrement les deux. Accepter la souffrance, ce n’est PAS accepter le mal qui
lui est inhérent : c’est au contraire apprendre à les distinguer sciemment.
L’apparente absurdité de la souffrance ne va pas de soi non plus : de bout en
bout, l’histoire de l’humanité est imprégnée d’une recherche permanente de sens à lui
donner. Cette recherche s’est toujours effectuée parallèlement sur deux pôles : celui
de la souffrance extérieure par la découverte et l’application de thérapies toujours
plus performantes, et celui de la souffrance intérieure par l’apport de multiples traditions religieuses. Ces deux pôles ne sont d’ailleurs pas toujours parallèles, l’un interférant parfois sur l’autre. Cette observation est particulièrement criante aujourd’hui,
où l’instauration de comités « bioéthiques » signe la présence d’une confrontation qui
tourne à l’affrontement. Les nouvelles thérapies tournent fou, l’efficacité leur tenant
lieu de sens. Même leurs thuriféraires les plus fervents pressentent fort bien qu’il y a
des limites à ne pas dépasser, les écarts éthiques étant fermement sanctionnés. Ces
limites sont du reste clairement indiquées par les traditions religieuses, l’Église
catholique étant en pointe dans ce domaine.
La recherche de sens à donner à la souffrance peut néanmoins être explorée
hors de toute considération de foi personnelle ou collective : les deux pôles se distinguent parfaitement… tant qu’ils ne se confondent pas. Leur affrontement serait inexistant sans cette confusion initiale. On sent bien que leur nature diffère dans leur
approche mais converge dans leur objectif : toute opposition est donc le fruit d’une
erreur de perspective qui n’est pas davantage à imputer à l’un au détriment de l’autre,
car cette erreur leur est commune.
Plonger au cœur de la souffrance, c’est apprendre à distinguer la souffrance
extérieure de la souffrance intérieure : l’absurdité de la souffrance est historiquement
le fruit de leur confusion. La distinction n’est pas sans surprises !
La souffrance extérieure est naturellement la plus visible. D’ordre psychologique,
elle est celle qui provient de l’extérieur : contradiction, affrontement, séparation,
violence, peurs, déceptions, cataclysmes. D’ordre physiologique, elle résulte de
blessures externes (fractures, entorses, plaies diverses…) ET de traumatismes
internes.
La souffrance intérieure est la plus difficile à appréhender, et prête à une confusion dont les effets sont abyssaux. Ainsi -qu’elle soit d’origine virale ou congénitaleTOUTE maladie N’EST PAS une souffrance intérieure, mais extérieure. Quel que soit
son mode de pénétration dans l’organisme, un virus vient TOUJOURS de l’extérieur.
Quelle que soit la déficience génétique, celle-ci émane par définition d’une génération
antérieure, donc extérieure. La souffrance intérieure N’EST PAS la maladie : elle
résulte d’une absence -ou d’une inefficacité- de traitement de cette maladie. Interpréter la maladie comme une souffrance intérieure génère précisément une
souffrance intérieure QUI N’EXISTAIT PAS : c’est le chat qui se mord la queue ! Dans
3
cette nouvelle perspective, on s’aperçoit que les soins thérapeutiques apportés à la
maladie ne sont pas des soins curatifs de la souffrance intérieure… mais préventifs.
Ceci ne constitue qu’un point de détail presque anecdotique tant qu’il s’agit de traiter
une maladie corporelle : les considérables avancées médicales permettent justement
de prévenir la souffrance intérieure. Mais la distinction prend des proportions insoupçonnées quand il s’agit de traiter la maladie dite mentale !
Cette dernière ne fait AUCUNEMENT exception à la règle : elle est une souffrance
extérieure. Interpréter la maladie comme une souffrance intérieure génère précisément une souffrance intérieure QUI N’EXISTAIT PAS : ceci se vérifie tout particulièrement
dans le traitement de la maladie dite mentale, dès lors qu’il est avéré qu’elle ne trouve
pas son origine dans quelque lésion d’ordre neurologique ou congénital. De par sa
nature, la maladie dite mentale -ne bénéficiant pas des techniques d’investigation
instrumentale de la maladie corporelle- ne peut être appréhendée que de
l’extérieur : c’est aussi pourquoi elle est une souffrance extérieure, à l’instar de la
maladie corporelle. Son traitement s’apparente d’ailleurs à celui de cette dernière, le
soma agissant sur la psyché. En revanche, si un diagnostic corporel repose sur des
données objectives parce que vérifiables jusque dans les causes, le « diagnostic »
mental est exclusivement établi sur des données subjectives reposant sur des effets
interprétés de l’extérieur : il existe donc un abîme entre les deux. Par conséquent, le
risque d’erreur devient considérable ! Si cette erreur est concrétisée, il y aura inéluctablement erreur de traitement, avec à la clef le risque inconsidéré de l’introduction
artificielle d’une souffrance extérieure (corporelle, voire mentale) qui n’existait
pas : la thérapie se retourne contre elle-même, se faisant persécutrice !
La persécution est l’envers de la compassion : elle relève moins d’un sadisme
aveugle que d’une fausse compassion. Car s’il n’y a pas de fausse souffrance, il
existe de fausses compassions.
Dans le cas présent, il faut remonter en amont du diagnostic : la consultation
chez le praticien. Pour une pathologie corporelle, l’initiative de cette consultation est
du patient : elle est libre et résulte d’une souffrance extérieure. (À moins, naturellement, qu’il soit inconscient !) Il peut même consulter SANS souffrir, à titre préventif.
La situation est de nouveau très différente pour une pathologie dite mentale : l’initiative
de la consultation est rarement du patient. Même quand il s’y résout de son propre chef,
il a vraisemblablement subi des pressions psychologiques de la part de son entourage…
ce qui est donc bien une souffrance extérieure. (À double titre, d’ailleurs : l’entourage
exerçant ces pressions subissant de sa part une souffrance extérieure) Cette situation
est déjà suspecte en soi, la thérapie se polarisant sur le patient, et non sur son
entourage. Contrairement au praticien du corps, on ne consulte pas spontanément un
« spécialiste » du « psychisme » SANS souffrir, à titre préventif. Nous avons vu qu’il
existe au minimum une souffrance extérieure. L’outillage du praticien étant ce qu’il
est, à savoir archaïque en comparaison de celui du médecin traditionnel, la souffrance
extérieure de son patient sera perçue comme une souffrance intérieure. On se
rassure à bon compte, estimant par exemple que le psychiatre -étant médecin par
ailleurs- offre des garanties que n’offrent pas des psychothérapeutes non conventionnés, parfois aussi fantaisistes qu’inefficaces. C’est oublier que ces derniers ne sont PAS
prescripteurs : ils peuvent au pire polluer l’esprit… et offrent donc la garantie majeure
de ne pas polluer un corps sain par une pharmacopée qui ne le concerne pas. Tant que
le psychiatre exerce une médecine de base, il offre effectivement une certaine garantie
quant à son traitement. Mais quand celui-ci s’opère sur la base d’un diagnostic
psychiatrique erroné, sa qualité de prescripteur présente un risque majeur. Être
ponctuellement énervé (de part, notamment, une consultation plus ou moins contrainte)
ne suffit pas à ingurgiter un neuroleptique ! Être ponctuellement inquiet (pour les
mêmes raisons) ne justifie pas davantage la prise d’un anxiolytique. Être ponctuellement abattu par les pressions conjointes de son entourage est un peu court pour
diagnostiquer une dépression. On connaît déjà mal les effets secondaires de certains
4
produits destinés à influer sur un mental déséquilibré : que dire de ceux qui viennent
s’immiscer dans un organisme sain ? En définitive, la frontière est ténue entre la
médecine du soma et celle de la psyché. La confusion des deux sur un même praticien
entraîne une ambiguité quant aux traitements administrés : ceux-ci ne vont-ils pas
prolonger dans le temps à l’infini une situation pathologique qui n’existait pas AVANT
la première consultation ? La porte est grande ouverte à une médecine iatrogène par
nature et non par accident.
Il est très étrange de constater que le mode opératoire du psychiatre est très
voisin de celui de l’homme de loi ! Cela ne tient nullement au prestige de la fonction,
mais à une sorte de fraternité professionnelle : l’avis du psychiatre est souvent requis
dans une affaire de justice, jusqu’à en devenir souverain. C’est que la justice exerce
également une fonction thérapeutique, en se voulant curative des pathologies sociales.
Dans le cadre d’affaires où la raison du présumé coupable est mise en doute, l’intervention du psychiatre est devenue systématique : la consultation psychiatrique est
entérinée par voie de coercition juridique ; le traitement n’est plus facultatif mais est
imposé par jugement. La justice vient ainsi se télescoper avec la médecine. Mais qui
met en doute la raison du présumé coupable si ce n’est le plaignant ? Tant que l’acte
délictueux commis est patent, prouvé et particulièrement abject, la question suivante
ne se pose pas : qui mettra en doute la raison du plaignant ? Mais quand l’acte
d’accusation repose moins sur des faits réellement délictueux que sur une jurisprudence approximative venant appuyer le ressenti du plaignant, la question devient plus
légitime. Elle n’est pourtant JAMAIS posée. De connivence avec la psychiatrie,
la justice prend ainsi le risque hallucinant de briser des vies entières d’innocents ! Elle
« soigne » la pathologie sociale en imposant une pathologie mentale -voire physiquesous la contrainte, par fausse compassion à l’égard du plaignant. En théorie, le
présumé coupable peut se retourner contre ce dernier, en le poursuivant à son tour
pour diffamation. En pratique, quelle Cour prendra au sérieux la plainte d’un « malade
mental »? La boucle est bouclée…
C’est qu’il existe de curieuses analogies entre le psychiatre et l’avocat, à
commencer par la fausse compassion. Dans une affaire judiciaire, un juste équilibre
semble trouvé : le psychiatre exerce sa compassion à l’égard du présumé coupable
tandis que l’avocat exerce la sienne à l’égard de la présumée victime… ce qui semble
injuste aux jusqu’auboutistes de la sanction exemplaire à qui la peine prononcée est
ressentie comme adoucie. (C’est oublier qu’il y a des prisons chimiques plus redoutables
que les prisons de pierre…) Cette situation est de toute façon un trompe-l’œil. En
réalité, l’avocat et le psychiatre travaillent de concert, en faveur de la présumée
victime. Tous deux ont en commun d’exercer leur fonction sur la foi du ressenti de la
présumée victime, puisque c’est elle qui a initié l’action judiciaire. Tous deux ont en
commun d’avoir pour seul outillage… la jurisprudence. Sous un paravent scientifique
dûment estampillé par une certaine aura médicale, les connaissances psychiatriques
ne reposent en effet que sur la nomenclature de situations pathologiques approximatives, arbitrairement classifiées dans des catégories dotées d’un vocabulaire se
voulant aussi ésotérique qu’impressionnant. À l’examen, ce vocabulaire frappe par un
caractère moins thérapeutique que moral. S’il fallait définir la jurisprudence de
l’avocat, elle présenterait des traits dont l’étroite similitude est troublante…
Dans l’acceptation de la souffrance, il faut aussi distinguer la souffrance intérieure
de la souffrance extérieure. Dans la mesure où les motifs de cette dernière sont
éclaircis par les investigations scientifiques, elle devient acceptable. Non qu’elle perde
son caractère douloureux et qu’il faille renoncer à lutter contre elle, mais au moins
a-t-elle un sens. La souffrance intérieure est plus confuse parce qu’elle est plus
profonde : c’est elle qui offre le plus de prise à la révolte, parce qu’elle est insupportable.
C’est une souffrance qui ne se supporte qu’en niant sa propre existence. Elle se
distingue essentiellement dans ses effets : persécutrice, elle se projette en souffrance
extérieure de l’autre.
5
Les causes de la souffrance intérieure ne sont pas inaccessibles. Mais elles
ressortent moins de l’analyse pathologique que de la prise en compte du fait religieux,
avec la notion de péché. De longue date, l’acceptation de la souffrance est au cœur de
la problématique religieuse : à juste titre, elle prête à cette acceptation des vertus
rédemptrices. Ce qui n’est pas sans générer quelques dérapages, tels que l’attitude
doloriste de celui qui refuse tout soin en faisant de la souffrance, sans distinction, une
sorte de don transcendant qu’il serait vain de vouloir éradiquer. L’exemple le plus
abouti est aujourd’hui celui du kamikaze qui se fait exploser, convaincu de rejoindre
ensuite le paradis d’Allah !… L’attitude stoïcienne, plus « mâle », a également montré
ses limites : elle est une tentative de négation de la souffrance extérieure… ce qui
fait le lit de la souffrance intérieure.
Le rapport de la religion à la souffrance oscille entre deux opposés : la compassion
et la persécution. Comme nous l’avons déjà entrevu, ce sont deux sœurs ennemies.
D’origine religieuse, la persécution a gardé cette connotation. L’actualité ne la dément
nullement, avec cette terrible persécution menée en Irak sur les chrétiens par les
diverses confessions musulmanes ; sans omettre les autres points chauds du globe,
notamment dans tout le Proche-Orient. Il semble irréaliste de relier ces drames à
quelque compassion des persécuteurs ! Et pourtant, ils agissent bien par compassion…
par fausse compassion, mais par sincère compassion. De fait, les partisans d’une
religion se veulent dans la vérité et voient les autres dans l’erreur : ne supportant pas
cette « erreur », ils craignent qu’elle infecte leurs rangs mais craignent surtout pour le
salut de ceux qui la propagent : le sacrifice de leur vie a pour eux valeur de rédemption,
dans l’objectif de ce salut.
Voilà pour la façade : sous cet angle, la religion devient la caricature d’ellemême. Religare -locution latine qui est à l’origine de religion- signifie : relier. Par
conséquent, une « religion » qui sépare en persécutant n’est qu’une couverture : celle
d’un agglomérat de souffrances intérieures qui se projettent en souffrances
extérieures ; elle est moins une question de foi que de psychologie primaire mâtinée
de transcendance justificatrice. Il faut signaler ici cette grossière erreur sémantique qui
a cours dans nos livres d’Histoire depuis des générations. En effet, comment peut-on
continuer d’apprendre à nos enfants ce qu’il est monstrueusement convenu d’appeler
les Guerres de religion ? Un historien un tant soit peu sérieux sait fort bien que même dans le contexte de l’époque- la religion n’était que le paravent d’intérêts
contradictoires dont la foi était souvent le cadet des soucis, les querelles religieuses
n’étant là que pour fournir des arguments à ces intérêts !…
La persécution n’est pas l’apanage de la religion : dans ce cadre, il s’agit d’une
persécution extérieure, aboutissement visible d’une persécution plus secrète : la
persécution intérieure. Le psychiatre lui-même s’est penché sur la question, en
fabriquant de toutes pièces le concept de « délire de la persécution ». La persécution
obtient ainsi le statut de pathologie, ce qui n’est pas inexact en soi. Mais l’esprit qui
prévaut ne plaide guère en faveur de la résorption de cette pathologie, le « délire »
présentant une forte connotation péjorative : la persécution perd en effet de sa
consistance, passant arbitrairement du réel à l’imagination. Devenue un « délire », la
persécution n’est plus qu’un fantasme : il suffisait d’y penser…
Dommage pour le psychiatre : il a raté le coche de peu. Taillant au forceps le réel
à la mesure de ses schémas préconçus, il n’a fait que toucher la persécution intérieure.
La réduisant alors à l’état de fantasme -ce qui est une façon de la nier-, le scénario est
invariablement le même : il projette à l’extérieur ce qu’il nie à l’intérieur. De même
que la guerre de religion est un non-sens, un médecin persécuteur est une aberration
dont il aurait été souhaitable qu’elle fût un véritable délire. Il existe aujourd’hui une
grande diversité de spécialités en médecine, dont l’utilité reste d’ailleurs à démontrer.
Mais il en est une qui ne se contente pas d’être inutile, bien qu’elle aie pignon sur rue.
Cette spécialité n’a de « spécial » que le scandale permanent qu’elle représente pour
l’ensemble de la médecine qu’elle phagocyte. Il existe aujourd’hui une grande diversité
6
de spécialités en médecine : ayant toute latitude pour sa reconversion, le psychiatre
n’a pas à craindre le chômage… Mais laissons le psychiatre à ses fantasmes et revenons
dans les profondeurs du réel.
Il convient à présent de s’interroger précisément sur la médecine en général :
toute souffrance appelant une thérapie appropriée, le thérapeuthe est par conséquent
en première ligne. Il est communément admis que la qualité intrinsèque de ce dernier
est jaugée en fonction de son efficacité. Si le traitement prescrit est efficace -la
souffrance enrayée tant dans ses effets que dans ses causes- c’est qu’il a été élaboré
par un bon médecin. Mais est-on bien certain qu’un médecin réputé bon soit celui qui
est efficace ? Pas si simple : c’est omettre la puissante charge affective qui règne
autour de lui : on fait souvent de lui la source ultime d’une espérance.
C’est particulièrement vrai pour le psychiatre, qui est de tous les spécialistes le
plus exposé à cette charge affective. Or, chez lui plus que chez tout autre, non seulement l’efficacité n’est pas au rendez-vous sur un plan clinique mais nous avons vu
qu’elle était très exactement contraire : il est d’une redoutable efficacité en matière
de… persécution. Pourtant, les patients continuent d’affluer à son cabinet. Ne croyons
pas qu’ils soient plus masochistes que d’autres ! Cela démontre simplement que
l’efficacité médicale dont on fait un critère majeur n’est qu’un trompe-l’œil : le
psychiatre le prouve par l’absurde.
Le médecin est en réalité confronté en permanence à une demande qu’il est bien
incapable de satisfaire pleinement. La qualité de sa formation n’est pas en cause : il
est généralement le premier à savoir qu’elle est en continuelle évolution. Simplement,
la demande purement médicale ne représente que la partie émergée de l’iceberg.
Même chez un généraliste, la demande de traitement d’une souffrance extérieure
occulte celle -plus vaste- d’une souffrance intérieure qui, parfois, en est même la
cause : nous reviendrons plus bas sur la souffrance psychosomatique, même si l’on
devine déjà qu’un bon médecin est également un bon psychologue.
Aussi dense soit-elle, la formation du médecin ne l’apprête jamais qu’à affronter
la souffrance extérieure : celle-ci dispose en effet d’un panel de thérapies qui ont fait
leurs preuves ou qui sont expérimentées avec rigueur avant d’être appliquées. En
revanche, sa confrontation à la souffrance intérieure relève davantage d’un certain
pragmatisme : elle soulève plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses. Ce
sont pourtant ces réponses que le patient –consciemment ou non- désire entendre :
est-on bien certain que le médecin soit à même de les apporter ? Pourtant, le bon
médecin est pour le grand public celui qui les apporte, indépendamment de son efficacité
clinique : attitude irrationnelle, s’il en est. Alors que la question ne se pose pas même
en ces termes, le thérapeuthe subissant la pression d’une exigence de réponse (au
même titre que l’on exige de son garagiste de trouver la panne et d’y remédier !) : il
est à craindre qu’on lui fasse ainsi porter une souffrance QUI N’EST PAS LA SIENNE.
Certains sont mieux armés que d’autres pour résister à cette souffrance, qui n’est
évidemment pas étrangère à la charge affective dont on les endosse. Spécialisé dans
le traitement de la souffrance intérieure, c’est le psychiatre qui y résiste le mieux…
mais au prix d’une cruelle erreur de perspective, comme nous l’avons vu plus haut :
cette souffrance étant traitée comme une souffrance extérieure. Ce qui est logique,
les deux tiers de sa formation étant axés sur ce type de souffrance : n’oublions pas
qu’il est médecin à part entière. La résistance la plus positive est naturellement la
compassion.
Or, la véritable compassion est la passion-avec, non la passion en elle-même.
Sinon elle ne serait qu’une passion se superposant à une autre. Elle est l’accueil
intérieur d’une souffrance extérieure (voire d’une souffrance intérieure de l’extérieur). En ce sens, elle est un acte d’amour éminemment libre : imposée d’office, elle
serait au contraire la source d’une nouvelle souffrance extérieure, puis intérieure.
7
Elle est l’acceptation de la souffrance de l’autre, non dans un esprit de résignation
mais au contraire dans l’objectif de l’alléger. Comme tout acte libre, elle est un risque :
elle se heurte en effet à l’éventualité que l’autre refuse sa souffrance. Le risque
consiste en l’espèce à ce que ce refus se traduise par une réverbération de la
souffrance sur l’autre, soit une tentative de rejeter la souffrance à l’extérieur. (Ce
que le psychologue traduira par le mécanisme de la projection…) À rebours de l’acte
d’amour, la souffrance extérieure ne demande pas, dans cet esprit, à être accueillie.
Elle vient au contraire violer l’espace intérieur : l’autre doit souffrir afin d’alléger une
souffrance. Nous sommes là face à une perversion de la compassion, s’apparentant à
une tentative de « transfert » de passion. (Cette tentative est très fréquente en
psychiatrie, le refus de la souffrance de l’autre étant interprété comme un « symptôme
psychotique » !) Nous verrons plus loin les autres formes que peut revêtir la fausse
compassion…
Tout ceci est encore l’aval de la médecine. L’interrogation se porte rarement sur
l’amont. Pourquoi devient-on médecin ? Les réponses sont aussi diverses que
variées, allant du souci de l’autre à l’intérêt pour la physiologie humaine, voire au goût
de l’argent ou de la reconnaissance sociale. Ces réponses sont parfois plus ou moins
superficielles : elles ont cependant en commun un fond de compassion. Autrement
dit, on ne devient pas médecin comme on devient architecte ou cadre d’entreprise :
on le devient par une histoire personnelle qui n’est de toute évidence pas étrangère à
la souffrance. Chacun peut s’interroger sur son rapport à la souffrance, le médecin -ou
le candidat médecin- étant précisément celui qui porte cette interrogation à son
paroxysme. Il n’y a pas de compassion sans passion préalable : une vocation médicale
ne peut naître que chez celui qui a souffert dans sa chair ou dans son âme. La compassion s’exerce au premier chef à l’égard de soi-même : charité bien ordonnée…
Tenir la souffrance en respect, tel est le leitmotiv du médecin. Il ne se veut pas
magicien, se sachant parfois impuissant à apporter une réponse à certaines souffrances.
En revanche, il reste en première ligne pour en multiplier les interrogations, motrices
de nouvelles recherches et de nouvelles réponses susceptibles de soulager demain ce
qui reste encore aujourd’hui à l’état d’hypothèse. Ce faisant, il mène là un combat
permanent contre la souffrance. Il la tient en respect comme on tient l’ennemi en
respect, pour l’empêcher d’avancer. Si l’ennemi progresse quand même, l’interrogation
peut se porter légitimement sur la stratégie employée : la recherche a-t-elle été
orientée dans la bonne direction ? Son objet n’a-t-il pas été pris pour une cause quand
il n’était qu’un effet ? (Ce qui peut être le cas quand, par exemple, les effets secondaires
d’un traitement s’avèrent plus nocifs à l’usage que les effets primaires escomptés.)
La souffrance est un ennemi comme un autre : la tenir en respect, c’est la
combattre, voire la repousser. Ce qui est l’inverse de la respecter ! Une certaine fausse
compassion fait du « respect de la souffrance » un dogme absolu, censé être le reflet
du respect dû à autrui. S’il se fait menaçant, un serpent venimeux ne se « respecte »
pas : on l’écrase du talon ! Pourquoi en serait-il autrement pour la souffrance ? Sans
doute parce qu’on retrouve là cette fameuse confusion entre souffrance intérieure et
souffrance extérieure. La force combative est exclusivement dirigée contre cette
dernière, la première se retranchant derrière le « respect qui lui est dû ». De la sorte,
la souffrance intérieure tient au respect… mais elle n’est PAS tenue en respect. On
lui laisse ainsi toute latitude pour se développer, et générer inévitablement de nouvelles
souffrances extérieures : c’est le mythe de Sisyphe, revu et corrigé par des effets
traités comme des causes.
Beaucoup de fausse compassion a engendré quantité de mauvaises interprétations.
La vraie compassion est celle qui consiste à porter une part de la souffrance d’autrui
afin de l’en alléger. MAIS cela pose une condition sine qua non : la souffrance d’autrui
doit lui provenir de l’extérieur. Quand elle lui provient de l’intérieur, il s’agit d’une
8
souffrance qu’il s’inflige à lui-même… et qu’il est le premier à « respecter ». Porter ce
type de souffrance à l’extérieur suscite sans doute la compassion, mais cette dernière
se pervertit nécessairement pour se muer en complicité : car c’est là cautionner un
mal qui ne relève en rien de la fatalité, mais du partage d’un « respect » pas
nécessairement exprimé comme tel. C’est donc entretenir ce mal et contribuer à le
multiplier. Par conséquent -et en opposition à ce point de vue largement répandu,
surtout en milieu chrétien : toute souffrance est digne de respect- toute souffrance
n’est pas digne de respect ! Respecter une souffrance provenant de l’intérieur, en
particulier, c’est respecter la souffrance au détriment de la personne qui s’en afflige :
c’est accorder à cette souffrance une fatalité qu’elle n’a pas. Ce qui est d’ailleurs
prendre le risque de se voir infliger de l’extérieur des souffrances que personne ne
respecte : c’est là une résultante perverse –mais logique- d’un respect effectué sans
discernement.
La fausse compassion s’exprime de façon redoutable dans le cas d’une
souffrance dite psychosomatique. Celui qui en est affligé est inconsciemment tenu
pour responsable de son état : s’il veut être bien dans son corps, qu’il commence par
l’être dans sa tête ! En fait de souffrance psychosomatique, bien des souffrances
morales peuvent effectivement induire maintes répercussions d’ordre somatique. Mais
ces souffrances résultent moins de la psyché personnelle que de conflits relationnels,
déclarés ou non. Ici, la compassion est réduite au strict minimum sur la souffrance
physique ; elle se fausse en se polarisant sur une « cause mentale » déterminante.
Cette « cause » est en réalité le réceptacle intérieur de souffrances apportées de
l’extérieur, les conflits relationnels étant naturellement commutatifs
Il serait dommage de passer sous silence un ultime aspect de la fausse compassion,
tant elle pave l’enfer : la fausse compassion en amont, qui est pour ainsi dire le revers
de la fausse compassion exercée sur une souffrance dite psychosomatique. Dans la
vie courante, elle porte un autre nom : la peur de faire souffrir l’autre. Nous avons
peur que l’autre porte une souffrance lui venant de l’extérieur… et de notre intérieur.
Ce piège est l’un des plus subtils qui soient, s’appuyant sur un sentiment qui est
excellent en soi. (Ce sentiment n’est évidemment pas la peur en elle-même, mais le
souci légitime de ne pas nuire.) Ce souci reposant malgré tout SUR LA PEUR, il devient
suspect. De fait, si nous examinons notre intention profonde (ce qui se réfère ici
encore à l’interrogation de notre mémoire affective 1), que constatons-nous ? Nous
avons peur des conséquences de la souffrance de l’autre (représailles, rancune, vengeance, sanction…), de souffrir à notre tour de la souffrance de l’autre. Autrement dit,
nous avons peur de l’effet boomerang d’une souffrance extérieure qui nous renvoie à
des souffrances intérieures trop « respectées » pour avoir été résolues…
Peut-être sommes-nous là au point de rencontre de nos trois rapports (affectif,
moral et corporel) entre la souffrance et la compassion.
(1) cf. « Voir et regarder » 2007 (p. 10 et suivantes) dans la même rubrique, sur ce blog
© MdT, juin/septembre 2007
© MdT, février 2008
9
Téléchargement