Tarde/Durkheim 1
REPRISE DU DÉBAT TARDE-DURKHEIM DÉCEMBRE 1903
Version 23-6-08 avec ajouts de EV après la reprise par BL+FAT+LS du montage de Eduardo
Vargas, plus corrections Vargas et en appendice ajout suggéré par lui concernant
l’imitation+correction Reynié.
Montage original : Eduardo Vargas
Mise en scène : Frédérique t-Touati
Le Doyen : (texte de Louise Salmon)
Gabriel Tarde : joué puis commenté par Bruno Latour
Emile Durkheim : joué puis commenté par Bruno Karsenti
Tous les propos ont été prononcés et publiés par les protagonistes, seuls les passages entre
crochets correspondent à des ajouts nécessaires à la mise en scène.
« Te rappelles-tu la discussion qui eut lieu à l'Ecole des Hautes Etudes Sociales entre Durkheim et mon père
? Avant qu'ils n'aient dit un mot, par leur physionomie, leur regard, leurs gestes, on devinait ce qui séparait ces
deux hommes, et on devinait qu'une telle discussion n'était qu'une folie. »
In Correspondance Jean Paulhan Guillaume de Tarde 1904-1920, Cahiers Jean Paulhan,
Paris, Gallimard, 1980, p.20.
Monsieur le Doyen : Alfred Croiset
Mesdames, Messieurs,
C’est un honneur de vous accueillir aujourd’hui, à l’Ecole des Hautes Etudes
sociales, ici au 16 rue de la Sorbonne. Il me revient de le faire au nom de Mme
Dick May, sa très éminente secrétaire générale et fondatrice ; au nom de ses
directeurs et très éminents collègues, MM. Emile Boutroux et Emile Duclaux.
L’Ecole est une institution d’enseignement des sciences sociales née il y a tout
juste trois ans, en novembre 1900.
L’Ecole des Hautes Etudes sociales veut comprendre, jusque dans leur subtilité,
les grandes questions sociales. Je dois particulièrement préciser aujourd’hui que
si notre institution n’est nullement hostile à la spéculation théorique, de même
qu’elle est avant tout soucieuse des réalités empiriques, de même, elle souhaite
connaître des questions d’actualité.
En juillet dernier, le Xème Congrès International de Sociologie s’est penché sur
un problème d’une importance cruciale, à savoir « Les rapports de la psychologie
et de la sociologie ».
C’est dans la continuité du thème de flexion de ce dernier congrès que nous
avons choisi de consacrer une série de conférences à l’étude des « Rapports que
la sociologie entretient avec les différentes sciences sociales et les disciplines
auxiliaires ».
Cette série de conférences prend place dans le cadre du cours de Sociologie de
l’Ecole des hautes études sociales pour l’année 1903-1904.
La sociologie est une jeune discipline. Mais elle influence déjà grandement
l’appréhension des questions sociales actuelles.
Deux éminents confrères représentent aujourd’hui cette jeune discipline. Dans le
cadre d’une discussion contradictoire, nous les avons invités à définir la
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sociologie, à en démontrer la spécificité tout en exposant les méthodes qu’ils
estiment appropriées à l’étude des faits sociaux dans le cadre de cette discipline.
C’est donc, en tant que président du conseil de direction et président du comité
d’enseignement de l’école de morale et de pédagogie, que j’ai l’honneur de vous
présenter :
Monsieur Gabriel Tarde qui est professeur au Collège de France, à la chaire de
Philosophie moderne et membre de l’Académie des sciences morales et politique
depuis 1901 et membre de notre Ecole, au conseil de direction et au comité
d’enseignement de l’école de morale et de pédagogie. Monsieur Tarde est
l’auteur des fameuses Lois de l’imitation et il a publié récemment un ouvrage
intitulé La Psychologie économique.
Monsieur Emile Durkheim, depuis 1902 suppléant à la chaire des sciences de
l’éducation, à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris. Monsieur Durkheim a
publié les très remarquées Règles de la méthode sociologique et il est par ailleurs
le fondateur de la revue l’Année sociologique qui recense annuellement les
travaux de sociologie réalisés tant en France qu’à l’étranger.
Mesdames, Messieurs, je vais maintenant laisser la parole à nos deux éminents
collègues, en proposant au plus jeune, Monsieur Emile Durkheim, de bien vouloir
définir d’abord sa conception de la sociologie dans ses rapports avec les autres
sciences.]
Durkheim :
(Textes I, p.43sq).
Depuis quelque temps, la sociologie est à la mode. Le mot, peu connu
et presque décrié il y a une dizaine d'années, est devenu d'un usage
courant. Les vocations se multiplient et il y a dans le public comme un
préjugé favorable pour la nouvelle science. On en attend beaucoup. Il
faut pourtant bien avouer que les résultats obtenus ne sont pas en
rapport avec le nombre de travaux publiés ni avec l'intérêt qu'on met à
les suivre (...) C'est que, le plus souvent, la sociologie ne pose pas de
problème déterminé. Elle n'a pas encore dépassé l'ère des
constructions et des synthèses philosophiques. Au lieu de se donner
pour tâche de porter la lumière sur une portion restreinte du champ
social, elle recherche de préférence les brillantes généralités toutes
les questions sont passées en revue, sans qu'aucune soit expressément
traitée. Cette méthode permet bien de tromper un peu la curiosité du
public en lui donnant, comme on dit, des clartés sur toutes sortes de
sujets; elle ne saurait aboutir à rien d'objectif(...) Une science, née
d'hier, a le droit d'errer et de tâtonner, pourvu qu'elle prenne
conscience de ses erreurs et de ses tâtonnements de manière à en
prévenir le retour. La sociologie ne doit donc renoncer à aucune de ses
ambitions; mais d'un autre côté, si elle veut répondre aux espérances
qu'on a mise en elle, il faut qu'elle aspire à devenir autre chose qu'une
forme originale de littérature philosophique (...) Que le sociologue, au
lieu de se complaire en méditation métaphysiques à propos des choses
sociales, prenne pour objet de ses recherches des groupes de faits
nettement circonscrits, qui puissent être en quelque sorte, montrés du
doigt, dont on puisse dire où ils commencent et ou ils finissent, et qu'il
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s'y attache fermement! Qu'il interroge avec soin les disciplines
auxiliaires, histoire, ethnographie, statistique, sans lesquelles la
sociologie ne peut rien! (s'il procède ainsi, alors même que ses
inventaires de faits seront incomplets et ses formules trop étroites, il
aura néanmoins fait un travail utile que l'avenir continuera.
Le Doyen
Monsieur Tarde, Mon Cher Gabriel, à votre tour de préciser l’objet de la
sociologie dans ses rapports avec les autres sciences]
Tarde
Il est naturel qu’une science naissante s’appuie à des sciences déjà constituées,
la sociologie par exemple à la biologie. Il est naturel aussi qu’une science en voie
de croissance cherche à voler de ses propres ailes et à se faire son domaine à
part. La sociologie grandissante en est à l’heure actuelle, elle cherche à se
constituer par soi et pour soi. C’est une sorte d’égoïsme, d’individualisme
scientifique, utile dans une certaine mesure comme tout égoïsme animal ou
humain, mais nuisible à l’individu lui-même au delà du degré voulu. […] On sait
la stérilité de ces prétentions qui connaissent la solidarité des diverses
sciences et par suite l’unité profonde de la réalité universelle. Nous avons à
redouter pour la sociologie la même dépense de vains efforts ; et je crois
apercevoir ça et là des symptômes d’un égarement pareil qui pourrait être
désastreux. Tâchons de le prévenir : cherchons avec toute la précision désirable,
mais sans prétendre pour la science qui nous est chère à une autonomie absolue,
les limites du champ qu’elle est appelée à défricher. […] Quel est ou plutôt quels
sont les faits sociaux, les actes sociaux élémentaires, et quel est leur caractère
distinctif ? […] Le fait social élémentaire, c’est la communication ou la
modification d’un état de conscience par l’action d’un être conscient sur un autre.
[…] Tout ce que font les membres d’une société n’est pas sociologique. […]
Respirer, digérer, faire battre ses paupières, remuer les jambes machinalement,
regarder distraitement un paysage ou pousser un cri inarticulé, ce sont des
actes qui n’ont rien de social. […] Mais parler à quelqu’un, prier une idole, tisser
un vêtement, scier un arbre, donner un coup de couteau à un ennemi, sculpter
une pierre, ce sont des actes sociaux, car il n’y a que l’homme en société qui
agisse de la sorte, et, sans l’exemple des autres hommes qu’il a copiés
volontairement ou involontairement depuis le berceau, il n’agirait pas ainsi. Le
caractère commun des actes sociaux, en effet, c’est d’être imitatifs.
Le Doyen :
[Imitatifs ?]
[…][Mais oui] Voilà donc un caractère bien net et, qui plus est, objectif. […] Et je
m’étonne qu’on ait pu me reprocher de m’être attacici au fait extérieurement
saisissable sans nul égard à sa source intérieure et que ce reproche me soit
adressé par qui ? Par [mon distingué collègue] M. Durkheim, qui précisément
professe la nécessi de fonder la sociologie sur les considérations purement
objectives et d’exorciser pour ainsi dire cette science en chassant hors d’elle la
psychologie qui serait, paraît-il, non pas son âme comme l’ont cru jusqu’ici tous
ses fondateurs, d’Auguste Comte à Spencer, mais au contraire son mauvais
génie. [DES, 1895 : 63-66].
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Le Doyen :
[Voilà je crois le désaccord clairement exprimé : Monsieur Durkheim, Mon Cher
Emile, voulez-vous préciser votre pensée ?]
Durkheim :
M. Tarde prétend que la sociologie arrivera à tels ou tels résultats ; mais nous ne
pouvons pas dire ce qu'est le fait social élémentaire dans l'état actuel de nos
connaissances. Nous ignorons trop de choses et la construction du fait social
élémentaire ne peut être dans ces conditions qu'arbitraire. [SSS, 1903 : 164]
Tarde :
Il n'est pas nécessaire pour formuler des lois que les sciences soient
définitivement constituées. Il faut une idée directrice dans les recherches. Or les
sciences sociales n'ont pas leur progrès à certaines règles de méthode
objective, mais l'ont réalisé en se développant dans le sens […] de cette
microscopie sociale qu'est la psychologie intermentale. [SSS, 1903 : 164]
Durkheim :
Quoi que vaille cette psychologie intermentale, il est inadmissible qu'elle exerce
une sorte d'action directrice sur les disciplines spéciales dont elle doit être le
produit. [SSS, 1903 : 164] Une explication purement psychologique des faits
sociaux ne peut manquer de laisser échapper ce qu’ils ont de spécifique, c’est-
dire de social. […] Il y a entre la psychologie et la sociologie la me solution de
continuité qu’entre la biologie et les sciences physico-chimiques. Par conséquent,
toutes les fois qu’un phénomène social est directement expliqué par un
phénomène psychique, on peut être assuré que l’explication est fausse. [RMS,
1894 : 103, 106]
Tarde :
Pourtant l’importance de la répétition [entendez] de l’imitation toujours ne
laisse pas de [se] faire sentir à [M. Durkheim], quoiqu’il en ait et à son insu. Pour
prouver la séparation radicale, la dualité absolue de nature qu’il prétend établir
entre le fait collectif et les faits individuels qui, d’après moi, le constituent, mais,
d’après lui, le fractent du dehors, on ne sait comment, il écrit [je vous cite]
« Certaines de ces manières d’agir et de penser acquièrent, par suite de la
répétition, une sorte de consistance qui les précipite pour ainsi dire et les isolent
des événements particuliers elles s’incarnent un jour ». […] Et ce qui le
démontre écoutez bien ceci c’est que l’habitude collective, une coutume
quelconque, [je cite à nouveau] « s’exprime une fois pour toutes dans une
formule qui se répète de bouche en bouche, qui se transmet par l’éducation, qui
se fixe même par écrit » [fin de citation]. Sans la préoccupation qui l’aveugle,
[mon contradicteur] verrait, ce qui saute aux yeux, c’est qu’il vient de fournir
une nouvelle attestation involontaire du caractère éminemment social ou plutôt
socialisant de la répétition imitative. […] M. Durkheim semble graviter vers
quelque théorie de l’émanation. Pour lui, je le répète, les faits individuels que
nous appelons sociaux ne sont pas les éléments du fait social, ils n’en sont que la
manifestation. Quant au fait social, il est, lui, le modèle supérieur, l’Idée
platonicienne, le modèle… tant il est vrai que l’idée d’imitation en matière sociale,
s’impose à ses plus grands adversaires. Mais passons… [DES, 1895 : 67-69]
Durkheim
Il faut […] prendre les termes à la rigueur. Les tendances collectives ont une
existence qui leur est propre ; ce sont des forces aussi réelles que les forces
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cosmiques, bien qu'elles soient d'une autre nature ; elles agissent également sur
l'individu du dehors, bien que ce soit par d'autres voies. Ce qui permet d'affirmer
que la réali des premières n'est pas inférieure à celle des secondes, c'est
qu'elle se prouve de la même manière, à savoir par la constance de leurs effets.
[…] Par conséquent, puisque des actes moraux […] se reproduisent avec une
[grande] uniformité […], nous devons de même admettre qu'ils dépendent de
forces extérieures aux individus. Seulement, comme ces forces ne peuvent être
que morales et que, en dehors de l'homme individuel, il n'y a pas dans le monde
d'autre être moral que la société, il faut bien qu'elles soient sociales. Mais, de
quelque nom qu'on les appelle, ce qui importe, c'est de reconnaître leur réalité et
de les concevoir comme un ensemble d'énergies qui nous déterminent à agir du
dehors, ainsi que font les énergies physico-chimiques dont nous subissons
l'action. Elles sont si bien des choses sui generis, et non des entités verbales,
qu'on peut les mesurer, comparer leur grandeur relative, comme on fait pour
l'intensité de courants électriques ou de foyers lumineux. […] Sans doute, elle
froisse le sens commun. Mais toutes les fois que la science est venue révéler aux
hommes l'existence d'une force ignorée, elle a rencontré l'incrédulité. Comme il
faut modifier le système des idées reçues pour faire place au nouvel ordre de
choses et construire des concepts nouveaux, les esprits résistent
paresseusement. Cependant, il faut s'entendre. Si la sociologie existe, elle ne
peut être que l'étude d'un monde encore inconnu, différent de ceux qu'explorent
les autres sciences. Or ce monde n'est rien s'il n'est pas un système de réalités.
[Sui, 1897 : 348-349]
Tarde :
A première vue, on ne comprend pas ; mais quand on est initié à la doctrine de
l’auteur, voilà ce que cela signifie : ce n’est pas le plus ou moins de
généralisation, de propagation imitative, d’un fait, qui constitue son caractère
plus ou moins social ; c’est son plus ou moins de coercivité Suivant [mon
contradicteur], en effet, car nous n’avons fait connaître jusqu’ici qu’une moitié de
sa pensée, la définition du fait social est double. L’un de ses caractères, nous le
savons, c’est [je vous cite à nouveau, qu’il] « existe indépendamment de ses
expressions individuelles ». Mais il a un autre caractère et non moins essentiel,
c’est d’être coercitif. [DES, 1895 : 70]
Le Doyen
[Vous êtes donc tous les deux clairement en désaccord sur la question de savoir
comment il convient de distinguer, d’isoler, les faits spéciaux dont s’occupe la
sociologie ; vous êtes encore en désaccord sur la question de leur extériorité et,
enfin sur la nature et l’évaluation de la force avec laquelle ce monde s’impose à
nous.]
Durkheim :
Il faut représenter, d'une manière précise, le domaine de la sociologie. Il ne
comprend qu'un groupe déterminé de phénomènes. Un fait social se reconnaît au
pouvoir de coercition externe qu'il exerce ou est susceptible d'exercer sur les
individus ; et la présence de ce pouvoir se reconnaît à son tour soit à l'existence
de quelque sanction déterminée, soit à la résistance que le fait oppose à toute
entreprise individuelle qui tend à lui faire violence. Cependant, on peut le définir
aussi [je vous le concède] par la diffusion qu'il présente à l'intérieur du groupe,
pourvu que, suivant les remarques précédentes, on ait soin d'ajouter comme
seconde et essentielle caractéristique qu'il existe indépendamment des formes
individuelles qu'il prend en se diffusant. [RMS, 1894 : 11] D'ailleurs, cette
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