HAROLD PINTER ET LES DRAMATURGES DE LA FRAGMENTATION ANTONIN ARTAUD PETER BROOK SAMUEL BECKETT TOM STOPP ARD PETER SHAFFER DENNIS REARDON LE LIVING THEATRE DAVID MERCER BOB WILSON DAVID EDGAR HAROLD PINTER Collection Critiques Littéraires dirigée par Maguy Albet et Paule Plouvier Dernières parutions Véronique DUPIEZ-SANCHEZ, Victor Hugo et le désir de savoir, 2002. J.R. MOUSAHOUDJI-BOUSSAMBA, S.G. DOCTROVE MOUANOU, Jean-Pierre Makouta-Mboukou, 2002. Anne MOUNIC, Les tribulations de Persephone: poésie, autre, au-delà, 2002. Samba DIOP (sous la direction de), Fictions africaines et postcolonialisme, 2002. Hadj MILIANI, Une littérature en sursis? 2002. André-Patient BOKIBA et Antoine YILA, Henri Lopez: une écriture d'enracinement et d'universalité, 2002. Thierry MARIN, Pour un récit musical, 2002. Lucienne NICOLAS, Espaces urbains dans le roman de la diaspora haïtienne, 2002. Olivier GOT, Les jardins de Zola, Psychanalyse et paysage mythique dans Les Rougon-Macquart, 2002. Sidonie RIVOLIN-PADIOU, André Gide: à corps défendu, 2002. Daniel LERAULT (coord.), Les Haïdoucs dans l'œuvre de Panaiï Istrati, 2002. Marie-Hélène BIAUTE ROQUES, Masques et blasons, 2002. Caroline FOURGEAUD-LA VILLE, Segalen ou l'expérience des limites, 2002. Michel MARTINEZ, Flaubert, le sphinx et la chimère, 2002. Marc LESCARBOT, Mythes et rêves fondateurs de la Nouvelle-France, 2002. Annie DEMEYERE, Portraits de l'artiste dans l'œuvre de Patrick Modiano,2002. Joseph NDINDA, Révolutions et femmes en révolution (dans le roman africain francophone au sud du Sahara), 2002. Paule LEJEUNE, Germinal, un roman antipeuple, 2002. Marcel BOURDETTE-DONON, Le rythme du corps, 2002 Brigitte GAUTHIER, Harold Pinter: le maître de la fragmentation, 2002. Paul GIFFORD, Robert PICKERING, Jürgen SCHMIDT-RADEFELDT, Paul Valéry. A tous les points de vue, 2003. HAROLD PINTER ET LES DRAMATURGES DE LA FRAGMENTATION ANTONIN ARTAUD PETER BROOK SAMUEL BECKETT TOM STOPP ARD PETER SHAFFER DENNIS REARDON LE LIVING THEATRE DAVID MERCER BOB WILSON DAVID EDGAR HAROLD PINTER BRIGITTE GAUTHIER Maître de Conférences à l'Université de Paris X (Nanterre), Master of Fine Arts, Columbia University, N Y Ancienne élève de l'E.NS. L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HO~GRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALlE Ouvrages du même auteur: Livres -Histoire du cinéma américain, Paris, Hachette Supérieur, Les Fondamentaux, 1995. - Harold Pinter: The Caretaker of the Fragments of Modernity, Paris, Ellipses, Les Essentiels, 1996. - Télévision et société aux États-Unis, Paris, Ellipses, 1999. - Harold Pinter, le maître de lafragmentation, Paris, L'Harmattan, 2003. Traductions Faire d'un bon scénario un scénarioformidable, Paris, DIXIT, 1997 (Trad. Making a Good Script Great, Linda Seger). Comment reconnaître, identifier et définir les problèmes liés à l'écriture de scénario, Paris, DIXIT, 2000 (Trad. The Screenwriter's Problem Solver, Syd Field) Story, Paris, DIXIT, 2001 (Trad Story, Robert McKee) (Ç)L'Harmattan, 2002 ISBN: 2-7475-3706-4 SOMMAIRE INTRODUCT 1. .................................... I ON ARTAUD: UNE FRAGMENTATION Un schizophrène à l'origine fragmentation. Le 2. Théâtre BECKETT: En attendant Fin de parti ÉSOTÉRIQUE du théâtre de la ............................... de la ..... Cruauté UNE FRAGMENTATION MÉTAPHySIQUE Godot e The Care taker. of ................................ ............................. Émergence d'un langage schizophrène Schize ana leptique ... Anachronisme schizoïde Distorsions verbales . . .. .. . . . . . . . . . Critique de la normalisation psychiatrique. . . The Hothouse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les guérisseurs de la schize 4. SHAFFER: UNE FRAGMENTATION DIONYSIAQUE Equ us. 31 6. LE THÉÂTRE AUTISTIQUE DE BOB WILSON du langage.. 35 38 40 44 53 60 64 66 75 79 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'annexion du discours de l'analyste 5. L'EXPÉRIENCE DU LIVING THEATRE Le retour du dionysiaque Anarchisme et schizophrénie La période de The Legacy of Cain Ralentissement et décomposition Défamiliarisation 18 32 35 ............................... Ai a ska 13 27 28 Oh les beaux jours 3. PINTER ET SES SCHIZODRAMES A Kind 7 13 79 84 89 89 91 94 99 100 101 7. EDGAR: FRAGMENTATION ET ANTIPSYCHIATRIE... L'influence de R.D. Laing Mary Barnes. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Déconstruction linguistique.. 8. MERCER: In Two Fami FRAGMENTATION ET MARXISME Mi n d s 1 y . . . . . . . . . . . . . . . Li f e . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9. REARDON: FRAGMENTATION ET FASCISME The Happiness Cage Dénonciation d'une psychiatrie totalitaire.. 10. STOPPARD : FRAGMENTATION ET TOTALITARISME. Une schizophrénie politique Every Good Boy Deserves Favour Les Machines carcérales. Jumpers. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'orchestre: total i taire. FRAGMENTATION ET TOTALITÉ Ma rat / S a de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L H omm e qu i 110 119 137 13 7 144 167 167 170 175 175 176 190 192 métaphore de l'univers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11. BROOK: 107 107 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 211 2 11 223 ' Je suis un phénomène CONCLUS ION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227 229 PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS 231 BIBLIOGRAPHIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 INTRODUCTION En travaillant sur l'interaction entre la thématique de la schizophrénie et celle de la dramaturgie, il m'a semblé que se dégageait une dramaturgie de la fragmentation dans le théâtre des années 1960 à 1980. Dès les années] 930, Artaud a créé l'expression « le Théâtre de la Cruauté» pour inciter à envisager le principe théâtral de façon plus viscérale et il a indéniablement influencé tous les dramaturges à venir, même si certains d'entre eux comme Ionesco et Adamov ont nié cette filiation. Martin Esslin a analysé le théâtre des années 1950, marqué par le courant du théâtre de l'absurde dont les principaux auteurs furent Ionesco, Adamov et Beckett. Ces auteurs partageaient une vision du monde extrêmement critique concernant la condition métaphysique de l'homme. Leur théâtre a été désigné par certains critiques comme « théâtre de la dérision ». En 1956, les dramaturges anglais choisissent un point de vue radicalement engagé. Ils reprochent à la société anglaise son incapacité à prendre en compte les plus défavorisés. Les jeunes hommes en colère ouvrent la voie à un spectacle réaliste. Le théâtre devient au même titre que le cinéma un instrument pour documenter les phénomènes sociaux. Des auteurs comme Arnold Wesker se donnent pour mission de représenter la réalité sociale et politique et l'on parle de kitchen-sink drama. Si l'on observe ces trois tendances: le théâtre de la cruauté, le théâtre de l'absurde et le kitchen-sink drama, on se rend compte que la juxtaposition de ces influences annonce un théâtre qui va se focaliser sur l'individu en état de crise. L'homme qui n'a pas réussi à atteindre les ambitions extatiques et prométhéennes d'Artaud, qui s'est heurté à l'univers minimaliste et sinistre imposé par la perte de la réassurance divine avec Beckett et qui d'autre part a été déçu par ses rêves d'harmonie politique (l'm Talking about Jerusalem d'Arnold Wesker), se retrouve dans les années 1960 tel un homme en crise dans une société en crise. La fin des années 1960 s'est soldée par des révolutions culturelles et sociales. Julia Kristeva a trouvé un terme très fort pour désigner les individus qui ont hérité de ces courants de la cruauté et de l'absurde en parlant « d'êtres pulvérisés ». Il me semble que les dramaturges des années 1960 à 1980 perçoivent que cette période est celle du théâtre de la fragmentation. Je préfère ce terme à celui de théâtre de la schizophrénie qui donnerait une idée trop restrictive car trop clinique à ce phénomène. Les grands dramaturges s'intéressent à ce sujet car c'est l'image même de la société du moment. On pourrait citer de nombreuses pièces isolées en Angleterre et aux États-Unis traitant de ce thème. Les pièces d'Edward Albee jouent avec l'idée de la schize du couple dans Who's Afraid of Virginia Woolf ou avec celle de la démultiplication de l'individu à différentes époques de sa vie en mettant en scène simultanément la même femme à trois moments de sa vie dans Three Ladies. Arthur Miller structure Two-Way Mirror en deux pendants: Elegy for a Lady et Some Kind of Love Story. Dans cette dernière pièce, Angela est constamment sur le point de se fragmenter et elle se réfugie dans une multitude de personnalités. On pourrait même peutêtre évoquer la pièce Judith de Howard Barker où le rôle 8 historique de Judith l'oblige à entrer dans un état de schize, impliquant une dissociation des actes de son corps et de son esprit par sacrifice pour le sort d'Israël. Mais il ne s'agit pas vraiment ici de schizophrénie. Judith demeure très lucide dans ses actes et le moment où elle décapite le souverain d'Egypte appartient déjà à un autre mode: celui du théâtre de la catastrophe dont Barker s'est fait le porte-parole. Barker a repris le nom d'une pièce de Beckett dédiée à Vaclav Havel pour désigner ce nouveau courant théâtral. Pour sortir de la schizophrénie, les jeunes auteurs ont réagi par le choix de l'outrance et de la subversion, renouant avec les idées d'Artaud sur la cruauté, et en quelque sorte avec le théâtre jacobéen en choisissant d'interpréter cette expression littéralement. Mais ce qui ressort de cette réflexion c'est que, de la fin des années 1960 à la fin des années 1980, l'image prédominante reste celle de la schizophrénie, avec des personnages emblématiques comme Mary Barnes, le personnage principal de la pièce éponyme de David Edgar ou Janice dans Family Life de Ken Loach, adapté du personnage de Kate dans In Two Minds de David Mercer. Je n'évoquerai ici qu'un certain nombre d'auteurs dont l'ensemble ou une grande partie de l'œuvre est marqué par une véritable appartenance au théâtre de la fragmentation. Dans les années 1960, la schize psychique représentée sur scène devient un moyen de porter un regard critique sur une société perçue comme étant elle-même schizophrénique. Les dramaturges anglais choisissent en 1956 un point de vue radicalement engagé face aux écarts de la société britannique et à son incapacité à prendre en compte les plus défavorisés. 9 Les Angry Young Men ouvrent la voie à un spectacle réaliste, le théâtre devient au même titre que le cinéma un instrument pour documenter les phénomènes sociaux. Parallèlement au « kitchen-sink theatre» qui s'est donné pour mission de représenter la réalité sociale, Beckett propose une vision du monde extrêmement différente. Il impose un univers minimaliste et sinistre qui serait en fait une invitation à observer une théâtralisation de notre univers mental. Ces deux tendances correspondent aux deux voies théâtrales principales des années 1960. Au-delà du théâtre-vérité et du théâtre-del'espace-mental, on voit se dessiner des courants qui privilégient des expériences de mise en scène: les techniques à la recherche d'un état de transe du Living Theatre ou bien le théâtre autistique de Bob Wilson. Dans les années 1970, les dramaturges marxistes sont ceux qui vont faire de la schizophrénie le véritable langage dramatique de l'époque. David Mercer et David Edgar voient dans la schizophrénie le principe même de la schize sociale. D'après eux, est décrété schizophrène par la société tout individu déviant, non conforme aux normes de la société. D'autres dramaturges, tels que Stoppard ou Reardon, retiennent la métaphore de la schizophrénie comme étiquette politique attribuée à tout dissident afin de pouvoir l'incarcérer sans avoir à mentionner des raisons politiques. L'image clinique de la schizophrénie est réduite à un principe politique d'enfermement. Dans ce contexte polyvalent d'utilisation dramatique de la schizophrénie, Harold Pinter fait du mode schizophrénique le principe de dramatisation de son oeuvre. Ses personnages sont les victimes d'une identité culturelle et sociale fragmentée. Ses pratiques linguistiques et 10 dramaturgiques tiennent compte d'un phénomène de schize et sa réflexion s'inscrit dans une vision existentielle de la fragmentation. Sommes-nous tous des schizophrènes en puissance? Peut-on parler d'une prise de conscience de l'absence absolue d'explication aux aléas de la condition humaine? 11 1. ARTAUD: UNE FRAGMENTATION Un schizophrène fragmentation à l'origine du théâtre ÉSOTÉRIQUE de la Dès l'âge de cinq ans, Artaud a souffert de terribles maux de tête qui dégénérèrent en méningite. Les effets secondaires de cette maladie le tourmentèrent tout au long de sa vie. Il est interné à de nombreuses reprises, la première fois à la suite d'une dépression à l'époque de son baccalauréat en 1914. Quelques années plus tard, il est renvoyé de l'armée pour troubles mentaux. Il est interné en 1920 dans le service du Dr Toulouse à Villejuif, puis à Sainte-Anne, à Ville-Evrard et finalement à Rodez en 1943 où il subit des cures de sismothérapie. En tant que malade, Artaud est jugé inclassable. Il se peut qu'il ait été schizophrène paranoïde, mais Françoise Bonardel, auteur de Artaud ou la fidélité à l'infini] expliqua lors de son intervention à la soirée Cinervure sur Artaud «qu'il est clair que dans son cas la psychose n'était pas seulement un processus déficitaire ». Il en fit un principe de création. La forte présence du thème schizophrénique dans son oeuvre culmine avec le texte célèbre «Pour en finir avec le jugement de Dieu» qu'il déclame lors de sa dernière apparition en public au VieuxColombier, texte qui devait être diffusé à la radio le 2 février 1 Françoise Bonardel, Artaud ou la fidélité à l' infmi, Paris: Balland, 1987. (Intervenante dans le cadre du débat sur Antonin Artaud en présence de psychiatres et de spécialistes d' Artaud donné à Sainte-Anne dans le cadre de Cinervure, le 3 Juin 1992, soirée animée par Claude Beylie et Brigitte Gauthier.) 1948, mais dont la diffusion fut interdite par Wladimir Porché, le directeur de la radio. L'œuvre censurée donna lieu à une audition privée le 5 février 1948. Artaud devait mourir le 4 mars. Dans ce texte, Artaud fait appel à un corps sans organes, démarche qui suggère la nécessité de quitter un corps de souffrance pour accéder à un corps semblable à celui que recherchent les mystiques. Il décrit lui-même à André Breton ce qu'il a éprouvé à la suite de cette lecture: Je me suis rendu compte que l'heure était passée de réunir des gens dans un théâtre même pour leur dire des vérités et qu'avec la société et son public il n'y a plus d'autre langage que celui des bombes, des mitrailleuses, des barricades et de tout ce qui s'ensuit.2 Artaud se complaît dans un dédoublement qu'il justifie par sa passion du théâtre. Il pratique une dislocation qu'il impute au jeu de l'acteur. Sa carrière d'acteur est à l'image du personnage qu'il s'est créé. Au théâtre comme au cinéma on le destine à des rôles d'individus très troublés comme le vieux roi astrologue dans La Vie est un songe de Calderon, et une incarnation de l'esprit du mal dans une pièce de Grau. Fernand Tourret commente ainsi les débuts du jeune acteur: Je note simplement qu'en ces années où il débutait réellement au théâtre, Antonin Artaud jouait les traîtres, les misérables et - il faut bien y arriver - les hallucinés, les mentaux, les pervers, les monomanes, 2 Antonin Artaud, Lettre à André Breton (écrite vers le 28-11-194 7) L'Éphémère N°8, hiver 1968. 14 les intoxiqués, les fous. (u.) Mais j'ajouterai qu'il jouait très bien ces rôles-là et qu'il ne jouait bien que ces rôles-là; étant par ailleurs médiocre, maniéré, trop lent, trop pesant, insistant; avec une tendance, insupportable dans les troupes, à jouer seul, à tirer la couverture à lui.3 Entre 1924 et 1935 il interprète à l'écran des rôles stéréotypés de forcenés ou de mystiques. Il est remarqué en particulier dans le Napoléon d'Abel Gance, dans lequel il joue le rôle de Marat et dans La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, où il interprétait le frère Massieu, le moine confesseur de Jeanne. Cependant il a du mal à faire la différence entre le travail d'acteur et le reste de sa vie, au cours de laquelle il continue à jouer un rôle. Il s'est constitué un personnage, celui d'Artaud le Mômo. Il Y avait en même temps en lui l'acteur et le spectateur, il se regardait. C'était sa nature même cette attitude. Sa propre existence existait mais il se la jouait, il cherchait la plénitude de sa souffrance. Artaud s'est dit: C'est moi qui jouerait Artaud.4 L'image du dédoublement et de la fêlure est présente de façon très explicite dans son film La Coquille et le clergyman, dont il a écrit le scénario et qui a été réalisé par Germaine Dulac. Les moments les plus marquants de ce film 3 F. Tourret, in TdfN° 63/64, 1959, p. 65. 4 « Conversation avec A. Masson », Cahiers Renaud-Barrault N° 22:23, 1958, p. 13. 15 sont celui où l'officier-prêtre est coupé en deux et celui où la femme en blanc traverse le film comme un fantôme. Artaud suscite des réactions très vives à la fois en tant qu'individu et en tant qu'acteur. Jean Cocteau fut impressionné en particulier par son interprétation de la mort de Marat: C'était l'œuvre d'un alchimiste. Je reverrai toujours pendre au bord de la baignoire cette figure céleste qui combinait l'étrange face enfantine du dessin de David avec le profil endormi debout de l'interprète.5 Le terme alchimiste n'est pas choisi au hasard. L'ensemble de la recherche d'Artaud est orienté par la quête alchimiste. C'est la démesure de cette quête ésotérique et l'absence de distance entre ce désir de transmutation et sa vie qui a contribué au diagnostic schizophrénique. D'ailleurs luimême voyait cette quête en tant que tentative d'autoguérison par l'écriture. Cette tentative de réparation débute dès sa correspondance avec Rivière où son discours a délibérément une fonction thérapeutique. Artaud a traduit son expérience de la folie, lui donnant un langage fait de passages incantatoires, de glossolalies et de répétitions ritualistiques... Françoise Bonardel rappela au cours de la soirée Cinervure comment Artaud fut malade très jeune. Le développement qui suit reprend ses propos. Elle nous expliqua comment Artaud fit l'expérience d'un corps délabré, donc l'expérience de la corruption du corps et de l'esprit, parce que pour lui les deux sont indissociables. Il refuse le dualisme 5 Jean Cocteau, in NRF, Gallimard (I-V-1931) 16 occidental à ce sujet. Il a toujours recherché une sorte d'équation nouvelle entre le corps et l'esprit. L'expérience de la maladie a suscité son état de révolte exacerbée. Il espérait que le corps trouve la pureté de la flamme, et cela correspond pour lui à des expériences fulgurantes de la lumière de midi. Il aspire à une pureté comparable à celle du cristal sur le point de se briser. La trajectoire d'Artaud s'apparente à une tentative de purification. Il s'agit d'une expérience de pureté à la fois décharnée et en même temps extrêmement corporelle. Artaud utilise un discours qui valorise la perte de soi, créant ainsi une esthétique à partir de ses hallucinations négatives. Il fonde son discours sur la disparition de l'auteur et sur la découverte de l'altérité dans l'écriture, ce qui annonce la transcription d'un langage qui est intrinsèquement de nature schizophrénique. Dans Artaud ou la fidélité à l'infini Françoise Bonardel affirme qu'Artaud a parfaitement compris le processus alchimique, c'est-à-dire un processus de «décréation» de la matière de telle sorte que les formes soient déconstruites et qu'elles rejaillissent dans leur état de pureté. D'après sa réflexion sur le théâtre, il n'y a de création que par l'intermédiaire d'un processus de «dé-création» permanent. Cette oscillation continue entre la «dé-création» et la « création» rappelle la divinité hindouiste Siva, dieu à la fois de la destruction, de la maintenance et de la création. Artaud en tant que personnage est intéressant dans la mesure où il nous fait part d'une expérience au-delà des normes. Il défie directement la psychiatrie en écrivant par exemple la lettre au médecin-chef des asiles de fous. Il cherche d'autres modes de thérapie parallèlement à son désir de découvrir d'autres formes de dramaturgies. Il aspire à créer 17 un espace théâtral qui ne soit pas uniquement un espace de représentation. Artaud est à la recherche d'une pureté viscérale du langage, beaucoup plus physique que dans le théâtre traditionnel. D'un point de vue théâtral, il s'efforce de concevoir une spatialité qui ne serait pas seulement orientée d'après les points cardinaux mais à partir de laquelle il y aurait une mutation possible à la fois de l'espace et du corps de l'acteur. Entre 1946 et 1955, Artaud a été très à la mode et l'on a réédité Le Théâtre et son double chez Gallimard, dans la petite collection Métamorphose. Ce texte a été beaucoup lu et commenté à l'époque. Les milieux théâtraux y faisaient constamment référence. Mais l'histrionisme d'Artaud le conduisit à se créer une réputation d'artiste fou due à l'auto-mise en scène de ses tendances schizophréniques. Artaud ne semblait pas contrôler la dualité de sa personnalité en particulier lors de ses conférences, où la frontière entre l'individu et l'acteur était gommée par ses débordements. Sa conférence sur le Théâtre et la Peste donnée à La Sorbonne le 6 avril 1933 se transforma progressivement en une évocation d'un malade mourant de la peste. Il se mit à hurler et à représenter une agonie. L'effet sur le public fut radical, ils quittèrent l'amphithéâtre. Le Théâtre de la Cruauté On a souvent réduit le message d'Artaud à cette expression. Or, des extraits de son « Manifeste sur le théâtre de la cruauté» donnent une idée de la richesse véritable de cette conceptualisation. Artaud a conçu un modèle théâtral qui 18 agit sur les nerfs des spectateurs au lieu de s'adresser uniquement à leur intellect. Le Théâtre de la Cruauté, décrit dans des essais et des manifestes (1931-1935) publiés dans Le Théâtre et son double en 1938, incite à rechercher des forces mystérieuses dissimulées en l'homme. Il s'efforce de nier la normalité en y substituant le règne de l'illogique. Le Théâtre de la Cruauté choisira des sujets et des termes qui répondent à l'agitation et à l'inquiétude caractéristiques de notre époque. Il compte ne pas abandonner au cinéma le soin de dégager les Mythes de l'homme et de la vie moderne. Mais il le fera d'une manière qui lui soit propre, c'est-à-dire par opposition avec le glissement économique, utilitaire et technique du monde, il remettra à la mode les grandes préoccupations et les grandes passions essentielles que le théâtre moderne a recouvertes sous le vernis de l'homme faussement civilisé. [...] renonçant à l'homme psychologique, au caractère et aux sentiments bien tranchés, c'est-à-dire c'est à l'homme total, et non à l'homme social, soumis aux lois et déformé par les religions et les préceptes, qu'il s'adressera. [...] Le chevauchement des images et des mouvements aboutira par des collusions d'objets, de silences, de cris, de rythmes, à la création d'un véritable langage physique à base de signes et non plus de mots.6 6Artaud, Antonin, Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, Tome IV, pp. 147-149. 19 Artaud découvrit lors de représentations de spectacles asiatiques qu'il était possible de susciter de fortes émotions sans avoir recours à la logique occidentale du langage. En 1922, il assista à l'Exposition Coloniale à Marseille où il put voir des danseurs cambodgiens et neuf ans plus tard, il vit une représentation du Théâtre Balinais lors de l'Exposition Coloniale à Paris. Il fut impressionné par l'immense terreur ressentie à la vue de dragons et de monstres. Il se rendit compte que cette sensation d'effroi avait été provoquée non pas par le langage mais par quelque chose de concret. Cet effroi d'ordre métaphysique naissait de la confrontation avec des manifestations d'un monde inconnu. Ceci lui suggéra de reporter l'attention dramaturgique vers la gestuelle et de réduire radicalement le rôle réservé au langage verbal. Cette inversion de la part dramatique attribuée à la gestuelle par rapport à celle qui est attribuée au langage permet d'insister sur une visibilité du sous-texte. Il se rendit compte que cette pratique dramaturgique avait un effet décuplé sur l'inconscient du spectateur. C'est le geste lui-même qui opère cette alchimie dramatique. Les gestes sont alors chargés d'un pouvoir fortement symbolique au lieu d'être de simples éléments d'ordre décoratif ou explicatif. Artaud s'intéresse à la force magique que la gestuelle détient. Les sons et la gestuelle traversent plus directement notre paroi émotive. Cette réflexion influença de manière radicale tout le théâtre contemporain qui est fait de cette valorisation de la gestuelle aux dépens de l'expression verbale. Artaud fait remarquer que les différents éléments du théâtre oriental: la musique, les costumes, les objets, les mots et les gestes, occupent tout l'espace scénique. L'espace est absorbé par ce processus. 20