HAROLD PINTER ET LES DRAMATURGES DE LA FRAGMENTATION

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HAROLD PINTER
ET LES DRAMATURGES
DE LA FRAGMENTATION
ANTONIN ARTAUD
PETER BROOK
SAMUEL BECKETT
TOM STOPP ARD
PETER SHAFFER
DENNIS REARDON
LE LIVING THEATRE
DAVID MERCER
BOB WILSON
DAVID EDGAR
HAROLD PINTER
Collection Critiques Littéraires
dirigée par Maguy Albet et Paule Plouvier
Dernières parutions
Véronique DUPIEZ-SANCHEZ, Victor Hugo et le désir de savoir, 2002.
J.R. MOUSAHOUDJI-BOUSSAMBA, S.G. DOCTROVE MOUANOU,
Jean-Pierre Makouta-Mboukou, 2002.
Anne MOUNIC, Les tribulations de Persephone: poésie, autre, au-delà,
2002.
Samba DIOP (sous la direction de), Fictions africaines et
postcolonialisme, 2002.
Hadj MILIANI, Une littérature en sursis? 2002.
André-Patient BOKIBA et Antoine YILA, Henri Lopez: une écriture
d'enracinement et d'universalité, 2002.
Thierry MARIN, Pour un récit musical, 2002.
Lucienne NICOLAS, Espaces urbains dans le roman de la diaspora
haïtienne, 2002.
Olivier GOT, Les jardins de Zola, Psychanalyse et paysage mythique
dans Les Rougon-Macquart, 2002.
Sidonie RIVOLIN-PADIOU, André Gide: à corps défendu, 2002.
Daniel LERAULT (coord.), Les Haïdoucs dans l'œuvre de Panaiï Istrati,
2002.
Marie-Hélène BIAUTE ROQUES, Masques et blasons, 2002.
Caroline FOURGEAUD-LA VILLE, Segalen ou l'expérience des limites,
2002.
Michel MARTINEZ, Flaubert, le sphinx et la chimère, 2002.
Marc LESCARBOT, Mythes et rêves fondateurs de la Nouvelle-France,
2002.
Annie DEMEYERE, Portraits de l'artiste dans l'œuvre de Patrick
Modiano,2002.
Joseph NDINDA, Révolutions et femmes en révolution (dans le roman
africain francophone au sud du Sahara), 2002.
Paule LEJEUNE, Germinal, un roman antipeuple, 2002.
Marcel BOURDETTE-DONON, Le rythme du corps, 2002
Brigitte GAUTHIER, Harold Pinter: le maître de la fragmentation,
2002.
Paul GIFFORD, Robert PICKERING, Jürgen SCHMIDT-RADEFELDT,
Paul Valéry. A tous les points de vue, 2003.
HAROLD PINTER
ET LES DRAMATURGES
DE LA FRAGMENTATION
ANTONIN ARTAUD
PETER BROOK
SAMUEL BECKETT
TOM STOPP ARD
PETER SHAFFER
DENNIS REARDON
LE LIVING THEATRE
DAVID MERCER
BOB WILSON
DAVID EDGAR
HAROLD PINTER
BRIGITTE GAUTHIER
Maître de Conférences à l'Université de Paris X (Nanterre),
Master of Fine Arts, Columbia University, N Y
Ancienne élève de l'E.NS.
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HO~GRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALlE
Ouvrages du même auteur:
Livres
-Histoire du cinéma américain, Paris, Hachette Supérieur,
Les Fondamentaux, 1995.
- Harold Pinter: The Caretaker of the Fragments of Modernity, Paris,
Ellipses, Les Essentiels, 1996.
- Télévision et société aux États-Unis, Paris, Ellipses, 1999.
- Harold Pinter, le maître de lafragmentation, Paris, L'Harmattan, 2003.
Traductions
Faire d'un bon scénario un scénarioformidable, Paris, DIXIT, 1997
(Trad. Making a Good Script Great, Linda Seger).
Comment reconnaître, identifier et définir les problèmes liés à
l'écriture de scénario, Paris, DIXIT, 2000 (Trad. The Screenwriter's
Problem Solver, Syd Field)
Story, Paris, DIXIT, 2001 (Trad Story, Robert McKee)
(Ç)L'Harmattan, 2002
ISBN: 2-7475-3706-4
SOMMAIRE
INTRODUCT
1.
....................................
I ON
ARTAUD:
UNE FRAGMENTATION
Un schizophrène
à l'origine
fragmentation.
Le
2.
Théâtre
BECKETT:
En attendant
Fin
de parti
ÉSOTÉRIQUE
du théâtre
de
la
...............................
de
la
.....
Cruauté
UNE FRAGMENTATION MÉTAPHySIQUE
Godot
e
The Care taker.
of
................................
.............................
Émergence d'un langage schizophrène
Schize ana leptique
...
Anachronisme schizoïde
Distorsions verbales
. . .. .. . . . . . . . . .
Critique de la normalisation psychiatrique. . .
The
Hothouse.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les guérisseurs de la schize
4. SHAFFER: UNE FRAGMENTATION DIONYSIAQUE
Equ
us.
31
6. LE THÉÂTRE AUTISTIQUE DE BOB WILSON
du langage..
35
38
40
44
53
60
64
66
75
79
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'annexion du discours de l'analyste
5. L'EXPÉRIENCE DU LIVING THEATRE
Le retour du dionysiaque
Anarchisme et schizophrénie
La période de The Legacy of Cain
Ralentissement
et décomposition
Défamiliarisation
18
32
35
...............................
Ai a ska
13
27
28
Oh les beaux jours
3. PINTER ET SES SCHIZODRAMES
A Kind
7
13
79
84
89
89
91
94
99
100
101
7. EDGAR: FRAGMENTATION ET ANTIPSYCHIATRIE...
L'influence de R.D. Laing
Mary
Barnes.
. . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Déconstruction
linguistique..
8. MERCER:
In
Two
Fami
FRAGMENTATION ET MARXISME
Mi n d s
1 y
. . . . . . . . . . . . . . .
Li
f e
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9. REARDON: FRAGMENTATION ET FASCISME
The Happiness Cage
Dénonciation d'une psychiatrie totalitaire..
10. STOPPARD : FRAGMENTATION ET TOTALITARISME.
Une schizophrénie politique
Every Good Boy Deserves Favour
Les Machines carcérales.
Jumpers.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'orchestre:
total
i taire.
FRAGMENTATION ET TOTALITÉ
Ma rat / S a de
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L H omm e qu i
110
119
137
13 7
144
167
167
170
175
175
176
190
192
métaphore de l'univers
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
11. BROOK:
107
107
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
199
211
2 11
223
'
Je suis un phénomène
CONCLUS
ION.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
227
229
PREMIÈRES REPRÉSENTATIONS
231
BIBLIOGRAPHIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
INTRODUCTION
En travaillant sur l'interaction entre la thématique de la
schizophrénie et celle de la dramaturgie, il m'a semblé que se
dégageait une dramaturgie de la fragmentation dans le théâtre
des années 1960 à 1980.
Dès les années] 930, Artaud a créé l'expression « le
Théâtre de la Cruauté» pour inciter à envisager le principe
théâtral de façon plus viscérale et il a indéniablement
influencé tous les dramaturges à venir, même si certains
d'entre eux comme Ionesco et Adamov ont nié cette filiation.
Martin Esslin a analysé le théâtre des années 1950, marqué
par le courant du théâtre de l'absurde dont les principaux
auteurs furent Ionesco, Adamov et Beckett. Ces auteurs
partageaient une vision du monde extrêmement critique
concernant la condition métaphysique de l'homme. Leur
théâtre a été désigné par certains critiques comme « théâtre de
la dérision ». En 1956, les dramaturges anglais choisissent un
point de vue radicalement engagé. Ils reprochent à la société
anglaise son incapacité à prendre en compte les plus
défavorisés. Les jeunes hommes en colère ouvrent la voie à
un spectacle réaliste. Le théâtre devient au même titre que le
cinéma un instrument pour documenter les phénomènes
sociaux. Des auteurs comme Arnold Wesker se donnent pour
mission de représenter la réalité sociale et politique et l'on
parle de kitchen-sink drama.
Si l'on observe ces trois tendances: le théâtre de la
cruauté, le théâtre de l'absurde et le kitchen-sink drama, on se
rend compte que la juxtaposition de ces influences annonce
un théâtre qui va se focaliser sur l'individu en état de crise.
L'homme qui n'a pas réussi à atteindre les ambitions
extatiques et prométhéennes d'Artaud, qui s'est heurté à
l'univers minimaliste et sinistre imposé par la perte de la
réassurance divine avec Beckett et qui d'autre part a été déçu
par ses rêves d'harmonie politique (l'm Talking about
Jerusalem d'Arnold Wesker), se retrouve dans les années
1960 tel un homme en crise dans une société en crise. La fin
des années 1960 s'est soldée par des révolutions culturelles et
sociales. Julia Kristeva a trouvé un terme très fort pour
désigner les individus qui ont hérité de ces courants de la
cruauté et de l'absurde en parlant « d'êtres pulvérisés ». Il me
semble que les dramaturges des années 1960 à 1980
perçoivent que cette période est celle du théâtre de la
fragmentation. Je préfère ce terme à celui de théâtre de la
schizophrénie qui donnerait une idée trop restrictive car trop
clinique à ce phénomène. Les grands dramaturges
s'intéressent à ce sujet car c'est l'image même de la société du
moment.
On pourrait citer de nombreuses pièces isolées en
Angleterre et aux États-Unis traitant de ce thème. Les pièces
d'Edward Albee jouent avec l'idée de la schize du couple dans
Who's Afraid of Virginia Woolf ou avec celle de la
démultiplication de l'individu à différentes époques de sa vie
en mettant en scène simultanément la même femme à trois
moments de sa vie dans Three Ladies. Arthur Miller structure
Two-Way Mirror en deux pendants: Elegy for a Lady et Some
Kind of Love Story. Dans cette dernière pièce, Angela est
constamment sur le point de se fragmenter et elle se réfugie
dans une multitude de personnalités. On pourrait même peutêtre évoquer la pièce Judith de Howard Barker où le rôle
8
historique de Judith l'oblige à entrer dans un état de schize,
impliquant une dissociation des actes de son corps et de son
esprit par sacrifice pour le sort d'Israël. Mais il ne s'agit pas
vraiment ici de schizophrénie. Judith demeure très lucide dans
ses actes et le moment où elle décapite le souverain d'Egypte
appartient déjà à un autre mode: celui du théâtre de la
catastrophe dont Barker s'est fait le porte-parole. Barker a
repris le nom d'une pièce de Beckett dédiée à Vaclav Havel
pour désigner ce nouveau courant théâtral. Pour sortir de la
schizophrénie, les jeunes auteurs ont réagi par le choix de
l'outrance et de la subversion, renouant avec les idées
d'Artaud sur la cruauté, et en quelque sorte avec le théâtre
jacobéen en choisissant d'interpréter cette expression
littéralement.
Mais ce qui ressort de cette réflexion c'est que, de la
fin des années 1960 à la fin des années 1980, l'image
prédominante reste celle de la schizophrénie, avec des
personnages emblématiques comme Mary Barnes, le
personnage principal de la pièce éponyme de David Edgar ou
Janice dans Family Life de Ken Loach, adapté du personnage
de Kate dans In Two Minds de David Mercer.
Je n'évoquerai ici qu'un certain nombre d'auteurs dont
l'ensemble ou une grande partie de l'œuvre est marqué par
une véritable appartenance au théâtre de la fragmentation.
Dans les années 1960, la schize psychique représentée sur
scène devient un moyen de porter un regard critique sur une
société perçue comme étant elle-même schizophrénique. Les
dramaturges anglais choisissent en 1956 un point de vue
radicalement engagé face aux écarts de la société britannique
et à son incapacité à prendre en compte les plus défavorisés.
9
Les Angry Young Men ouvrent la voie à un spectacle réaliste,
le théâtre devient au même titre que le cinéma un instrument
pour documenter les phénomènes sociaux. Parallèlement au
« kitchen-sink theatre» qui s'est donné pour mission de
représenter la réalité sociale, Beckett propose une vision du
monde extrêmement différente. Il impose un univers
minimaliste et sinistre qui serait en fait une invitation à
observer une théâtralisation de notre univers mental. Ces deux
tendances correspondent aux deux voies théâtrales principales
des années 1960. Au-delà du théâtre-vérité et du théâtre-del'espace-mental, on voit se dessiner des courants qui
privilégient des expériences de mise en scène: les techniques
à la recherche d'un état de transe du Living Theatre ou bien le
théâtre autistique de Bob Wilson. Dans les années 1970, les
dramaturges marxistes sont ceux qui vont faire de la
schizophrénie le véritable langage dramatique de l'époque.
David Mercer et David Edgar voient dans la schizophrénie le
principe même de la schize sociale. D'après eux, est décrété
schizophrène par la société tout individu déviant, non
conforme aux normes de la société. D'autres dramaturges, tels
que Stoppard ou Reardon, retiennent la métaphore de la
schizophrénie comme étiquette politique attribuée à tout
dissident afin de pouvoir l'incarcérer sans avoir à mentionner
des raisons politiques. L'image clinique de la schizophrénie
est réduite à un principe politique d'enfermement.
Dans ce contexte polyvalent d'utilisation dramatique
de la schizophrénie, Harold Pinter fait du mode
schizophrénique le principe de dramatisation de son oeuvre.
Ses personnages sont les victimes d'une identité culturelle et
sociale fragmentée.
Ses pratiques
linguistiques
et
10
dramaturgiques tiennent compte d'un phénomène de schize et
sa réflexion s'inscrit dans une vision existentielle de la
fragmentation. Sommes-nous tous des schizophrènes en
puissance? Peut-on parler d'une prise de conscience de
l'absence absolue d'explication aux aléas de la condition
humaine?
11
1. ARTAUD:
UNE FRAGMENTATION
Un schizophrène
fragmentation
à l'origine
du théâtre
ÉSOTÉRIQUE
de la
Dès l'âge de cinq ans, Artaud a souffert de terribles
maux de tête qui dégénérèrent en méningite. Les effets
secondaires de cette maladie le tourmentèrent tout au long de
sa vie. Il est interné à de nombreuses reprises, la première fois
à la suite d'une dépression à l'époque de son baccalauréat en
1914. Quelques années plus tard, il est renvoyé de l'armée
pour troubles mentaux. Il est interné en 1920 dans le service
du Dr Toulouse à Villejuif, puis à Sainte-Anne, à Ville-Evrard
et finalement à Rodez en 1943 où il subit des cures de
sismothérapie. En tant que malade, Artaud est jugé
inclassable. Il se peut qu'il ait été schizophrène paranoïde,
mais Françoise Bonardel, auteur de Artaud ou la fidélité à
l'infini] expliqua lors de son intervention à la soirée
Cinervure sur Artaud «qu'il est clair que dans son cas la
psychose n'était pas seulement un processus déficitaire ». Il en
fit un principe de création. La forte présence du thème
schizophrénique dans son oeuvre culmine avec le texte
célèbre «Pour en finir avec le jugement de Dieu» qu'il
déclame lors de sa dernière apparition en public au VieuxColombier, texte qui devait être diffusé à la radio le 2 février
1 Françoise Bonardel, Artaud ou la fidélité à l' infmi, Paris: Balland,
1987. (Intervenante dans le cadre du débat sur Antonin Artaud en présence
de psychiatres et de spécialistes d' Artaud donné à Sainte-Anne dans le
cadre de Cinervure, le 3 Juin 1992, soirée animée par Claude Beylie et
Brigitte Gauthier.)
1948, mais dont la diffusion fut interdite par Wladimir
Porché, le directeur de la radio. L'œuvre censurée donna lieu
à une audition privée le 5 février 1948. Artaud devait mourir
le 4 mars. Dans ce texte, Artaud fait appel à un corps sans
organes, démarche qui suggère la nécessité de quitter un corps
de souffrance pour accéder à un corps semblable à celui que
recherchent les mystiques. Il décrit lui-même à André Breton
ce qu'il a éprouvé à la suite de cette lecture:
Je me suis rendu compte que l'heure était passée de
réunir des gens dans un théâtre même pour leur dire
des vérités et qu'avec la société et son public il n'y a
plus d'autre langage que celui des bombes, des
mitrailleuses, des barricades et de tout ce qui s'ensuit.2
Artaud se complaît dans un dédoublement qu'il justifie
par sa passion du théâtre. Il pratique une dislocation qu'il
impute au jeu de l'acteur. Sa carrière d'acteur est à l'image du
personnage qu'il s'est créé. Au théâtre comme au cinéma on
le destine à des rôles d'individus très troublés comme le vieux
roi astrologue dans La Vie est un songe de Calderon, et une
incarnation de l'esprit du mal dans une pièce de Grau. Fernand
Tourret commente ainsi les débuts du jeune acteur:
Je note simplement qu'en ces années où il débutait
réellement au théâtre, Antonin Artaud jouait les
traîtres, les misérables et - il faut bien y arriver - les
hallucinés, les mentaux, les pervers, les monomanes,
2 Antonin Artaud, Lettre à André Breton (écrite vers le 28-11-194 7)
L'Éphémère N°8, hiver 1968.
14
les intoxiqués, les fous. (u.) Mais j'ajouterai qu'il jouait
très bien ces rôles-là et qu'il ne jouait bien que ces
rôles-là; étant par ailleurs médiocre, maniéré, trop
lent, trop pesant, insistant;
avec une tendance,
insupportable dans les troupes, à jouer seul, à tirer la
couverture à lui.3
Entre 1924 et 1935 il interprète à l'écran des rôles
stéréotypés de forcenés ou de mystiques. Il est remarqué en
particulier dans le Napoléon d'Abel Gance, dans lequel il joue
le rôle de Marat et dans La Passion de Jeanne d'Arc de
Dreyer, où il interprétait le frère Massieu, le moine confesseur
de Jeanne. Cependant il a du mal à faire la différence entre le
travail d'acteur et le reste de sa vie, au cours de laquelle il
continue à jouer un rôle. Il s'est constitué un personnage, celui
d'Artaud le Mômo.
Il Y avait en même temps en lui l'acteur et le
spectateur, il se regardait. C'était sa nature même cette
attitude. Sa propre existence existait mais il se la
jouait, il cherchait la plénitude de sa souffrance.
Artaud s'est dit: C'est moi qui jouerait Artaud.4
L'image du dédoublement et de la fêlure est présente
de façon très explicite dans son film La Coquille et le
clergyman, dont il a écrit le scénario et qui a été réalisé par
Germaine Dulac. Les moments les plus marquants de ce film
3 F. Tourret, in TdfN° 63/64, 1959, p. 65.
4 « Conversation avec A. Masson », Cahiers Renaud-Barrault N° 22:23,
1958, p. 13.
15
sont celui où l'officier-prêtre est coupé en deux et celui où la
femme en blanc traverse le film comme un fantôme. Artaud
suscite des réactions très vives à la fois en tant qu'individu et
en tant qu'acteur. Jean Cocteau fut impressionné en particulier
par son interprétation de la mort de Marat:
C'était l'œuvre d'un alchimiste. Je reverrai toujours
pendre au bord de la baignoire cette figure céleste qui
combinait l'étrange face enfantine du dessin de David
avec le profil endormi debout de l'interprète.5
Le terme alchimiste n'est pas choisi au hasard.
L'ensemble de la recherche d'Artaud est orienté par la quête
alchimiste. C'est la démesure de cette quête ésotérique et
l'absence de distance entre ce désir de transmutation et sa vie
qui a contribué au diagnostic schizophrénique. D'ailleurs luimême voyait cette quête en tant que tentative d'autoguérison
par l'écriture. Cette tentative de réparation débute dès sa
correspondance avec Rivière où son discours a délibérément
une fonction thérapeutique. Artaud a traduit son expérience de
la folie, lui donnant un langage fait de passages incantatoires,
de glossolalies et de répétitions ritualistiques...
Françoise Bonardel rappela au cours de la soirée
Cinervure comment Artaud fut malade très jeune. Le
développement qui suit reprend ses propos. Elle nous
expliqua comment Artaud fit l'expérience d'un corps délabré,
donc l'expérience de la corruption du corps et de l'esprit, parce
que pour lui les deux sont indissociables. Il refuse le dualisme
5 Jean Cocteau, in NRF, Gallimard (I-V-1931)
16
occidental à ce sujet. Il a toujours recherché une sorte
d'équation nouvelle entre le corps et l'esprit. L'expérience de
la maladie a suscité son état de révolte exacerbée. Il espérait
que le corps trouve la pureté de la flamme, et cela correspond
pour lui à des expériences fulgurantes de la lumière de midi. Il
aspire à une pureté comparable à celle du cristal sur le point
de se briser. La trajectoire d'Artaud s'apparente à une tentative
de purification. Il s'agit d'une expérience de pureté à la fois
décharnée et en même temps extrêmement corporelle.
Artaud utilise un discours qui valorise la perte de soi,
créant ainsi une esthétique à partir de ses hallucinations
négatives. Il fonde son discours sur la disparition de l'auteur et
sur la découverte de l'altérité dans l'écriture, ce qui annonce la
transcription d'un langage qui est intrinsèquement de nature
schizophrénique. Dans Artaud ou la fidélité à l'infini
Françoise Bonardel affirme qu'Artaud a parfaitement compris
le processus alchimique, c'est-à-dire un processus de «décréation» de la matière de telle sorte que les formes soient
déconstruites et qu'elles rejaillissent dans leur état de pureté.
D'après sa réflexion sur le théâtre, il n'y a de création que par
l'intermédiaire d'un processus de «dé-création» permanent.
Cette oscillation continue entre la «dé-création» et la
« création» rappelle la divinité hindouiste Siva, dieu à la fois
de la destruction, de la maintenance et de la création.
Artaud en tant que personnage est intéressant dans la
mesure où il nous fait part d'une expérience au-delà des
normes. Il défie directement la psychiatrie en écrivant par
exemple la lettre au médecin-chef des asiles de fous. Il
cherche d'autres modes de thérapie parallèlement à son désir
de découvrir d'autres formes de dramaturgies. Il aspire à créer
17
un espace théâtral qui ne soit pas uniquement un espace de
représentation. Artaud est à la recherche d'une pureté
viscérale du langage, beaucoup plus physique que dans le
théâtre traditionnel.
D'un point de vue théâtral, il s'efforce de concevoir
une spatialité qui ne serait pas seulement orientée d'après les
points cardinaux mais à partir de laquelle il y aurait une
mutation possible à la fois de l'espace et du corps de l'acteur.
Entre 1946 et 1955, Artaud a été très à la mode et l'on
a réédité Le Théâtre et son double chez Gallimard, dans la
petite collection Métamorphose. Ce texte a été beaucoup lu et
commenté à l'époque. Les milieux théâtraux y faisaient
constamment référence.
Mais l'histrionisme d'Artaud le conduisit à se créer
une réputation d'artiste fou due à l'auto-mise en scène de ses
tendances schizophréniques. Artaud ne semblait pas contrôler
la dualité de sa personnalité en particulier lors de ses
conférences, où la frontière entre l'individu et l'acteur était
gommée par ses débordements. Sa conférence sur le Théâtre
et la Peste donnée à La Sorbonne le 6 avril 1933 se transforma
progressivement en une évocation d'un malade mourant de la
peste. Il se mit à hurler et à représenter une agonie. L'effet sur
le public fut radical, ils quittèrent l'amphithéâtre.
Le Théâtre
de la Cruauté
On a souvent réduit le message d'Artaud à cette
expression. Or, des extraits de son « Manifeste sur le théâtre
de la cruauté» donnent une idée de la richesse véritable de
cette conceptualisation. Artaud a conçu un modèle théâtral qui
18
agit sur les nerfs des spectateurs au lieu de s'adresser
uniquement à leur intellect. Le Théâtre de la Cruauté, décrit
dans des essais et des manifestes (1931-1935) publiés dans Le
Théâtre et son double en 1938, incite à rechercher des forces
mystérieuses dissimulées en l'homme. Il s'efforce de nier la
normalité en y substituant le règne de l'illogique.
Le Théâtre de la Cruauté choisira des sujets et des
termes qui répondent à l'agitation et à l'inquiétude
caractéristiques de notre époque. Il compte ne pas
abandonner au cinéma le soin de dégager les Mythes
de l'homme et de la vie moderne. Mais il le fera d'une
manière qui lui soit propre, c'est-à-dire par opposition
avec le glissement économique, utilitaire et technique
du monde, il remettra à la mode les grandes
préoccupations et les grandes passions essentielles que
le théâtre moderne a recouvertes sous le vernis de
l'homme faussement civilisé. [...] renonçant à l'homme
psychologique, au caractère et aux sentiments bien
tranchés, c'est-à-dire c'est à l'homme total, et non à
l'homme social, soumis aux lois et déformé par les
religions et les préceptes, qu'il s'adressera. [...] Le
chevauchement des images et des mouvements
aboutira par des collusions d'objets, de silences, de
cris, de rythmes, à la création d'un véritable langage
physique à base de signes et non plus de mots.6
6Artaud, Antonin, Oeuvres Complètes, Paris, Gallimard, Tome IV,
pp. 147-149.
19
Artaud découvrit lors de représentations de spectacles
asiatiques qu'il était possible de susciter de fortes émotions
sans avoir recours à la logique occidentale du langage. En
1922, il assista à l'Exposition Coloniale à Marseille où il put
voir des danseurs cambodgiens et neuf ans plus tard, il vit une
représentation du Théâtre Balinais lors de l'Exposition
Coloniale à Paris. Il fut impressionné par l'immense terreur
ressentie à la vue de dragons et de monstres. Il se rendit
compte que cette sensation d'effroi avait été provoquée non
pas par le langage mais par quelque chose de concret. Cet
effroi d'ordre métaphysique naissait de la confrontation avec
des manifestations d'un monde inconnu. Ceci lui suggéra de
reporter l'attention dramaturgique vers la gestuelle et de
réduire radicalement le rôle réservé au langage verbal. Cette
inversion de la part dramatique attribuée à la gestuelle par
rapport à celle qui est attribuée au langage permet d'insister
sur une visibilité du sous-texte. Il se rendit compte que cette
pratique dramaturgique avait un effet décuplé sur l'inconscient
du spectateur. C'est le geste lui-même qui opère cette alchimie
dramatique. Les gestes sont alors chargés d'un pouvoir
fortement symbolique au lieu d'être de simples éléments
d'ordre décoratif ou explicatif. Artaud s'intéresse à la force
magique que la gestuelle détient. Les sons et la gestuelle
traversent plus directement notre paroi émotive. Cette
réflexion influença de manière radicale tout le théâtre
contemporain qui est fait de cette valorisation de la gestuelle
aux dépens de l'expression verbale. Artaud fait remarquer que
les différents éléments du théâtre oriental: la musique, les
costumes, les objets, les mots et les gestes, occupent tout
l'espace scénique. L'espace est absorbé par ce processus.
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