de Tous contre tous sont résumées dans une tare physique : ils boitent, dit-on. Enfin, Le
Professeur Taranne , poussé par sa terreur d’être percé à jour, en vient à se dépouiller
de ses vêtements. ” Dans La Leçon de Ionesco, loin de servir à la communication et à
l’enseignement, le langage n’est plus qu’un instrument de puissance : il assure la
domination du professeur sur son élève, une domination qui ira jusqu’au viol et au
meurtre (le quarantième meurtre de la journée du Professeur). Et dans Les Chaises ,
comme nous l’assure l’auteur, “ le thème de la pièce n’est pas le message, ni les échecs
dans la vie, ni le désastre moral des vieux, mais bien les chaises , c’est-à-dire l’absence
de personnes, l’absence de l’Empereur, l’absence de Dieu, l’absence de matière,
l’irréalité du monde, le vide métaphysique ; le thème de la pièce, c’est le rien [... un] rien
[qui] se fait entendre, se concrétise, comble de l’invraisemblance ! ”.
Partout, ici et là, la scène se remplit ou se vide d’objets ou de matière. On essaie de lui
faire parler son langage propre, au-delà des mots que prononcent les personnages et
parfois contre eux. Le cadavre qui ne cesse de croître dans Amédée, ou Comment s’en
débarrasser en dit bien plus sur l’échec de l’amour et de la vie d’Amédée et de
Madeleine que les discours sans queue ni tête de ceux-ci.
Sans doute est-ce En attendant Godot qui approche au plus près ce théâtre “ visible ”
et “ littéral ” dont rêvaient Adamov et Ionesco. Alain Robbe-Grillet, qui, à la même
époque, tentait aussi d’instaurer, selon la formule de Roland Barthes, une “ littérature
littérale ”, célébra dans la pièce de Beckett l’avènement d’un théâtre également
débarrassé des “ vieux mythes de la profondeur ”, d’un théâtre qui soit pleinement et
exclusivement “ présence sur la scène ” : “ Nous saisissons tout à coup, en les regardant
[les deux clochards de Godot ], cette fonction majeure de la représentation théâtrale :
montrer en quoi consiste le fait d’être là. Car c’est cela, précisément, que nous n’avions
pas encore vu sur la scène [...] Le personnage de théâtre, le plus souvent, ne fait que
jouer un rôle , comme le font autour de nous ceux qui se dérobent à leur propre
existence. Dans la pièce de Beckett, au contraire, tout se passe comme si les deux
vagabonds se trouvaient en scène sans avoir de rôle. Ils sont là ; il faut qu’ils
s’expliquent. Mais ils ne semblent pas avoir de texte tout préparé et soigneusement
appris par cœur, pour les soutenir. Ils doivent inventer. Ils sont libres. Bien entendu, cette
liberté est sans emploi [...] La seule chose qu’ils ne sont pas libres de faire, c’est de s’en
aller, de cesser d’être là : il faut bien qu’ils demeurent puisqu’ils attendent Godot [...] Ils
seront encore là le lendemain, le lendemain du lendemain, et ainsi de suite [...], seuls en
scène, debout, inutiles, sans avenir ni passé, irrémédiablement présents. ”
Ainsi le “ nouveau théâtre ” entend-il parachever le démantèlement des principes
dramaturgiques qui, depuis Aristote (sans compter, il est vrai, le long entracte du Moyen
Âge), régissent le théâtre occidental. À une action bien définie, progressivement menée,
il substitue une série de rencontres, de hasards ou de répétitions ; à des héros
psychologiquement cohérents, des personnages sans épaisseur et souvent sans
identité, capables des plus surprenantes métamorphoses (l’Amédée de Ionesco s’envole
à la fin de la pièce, faute de pouvoir trouver d’autre solution à sa situation). Et, au lieu de
constituer un facteur de connaissance, le langage se révèle être la raison même de
l’incommunicabilité entre les êtres, des êtres qui, loin d’accéder, par son entremise, à
une vérité longuement et chèrement gagnée, ne parviennent plus qu’à répéter des
phrases toutes faites.
Mais ce rêve d’un “ degré zéro ” qui serait aussi le point oméga du théâtre ne pouvait
rester qu’un rêve. Bien vite, spectateurs et commentateurs rechargèrent de sens ces