Bien avant 1924, date de la parution du manifeste du Surréalisme

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L’espace symbole chez Jarry et Artaud
Lector univ. dr. Corina MOLDOVAN
Universitatea „Babeş – Bolyai” din Cluj - Napoca
Toute représentation artistique tend à négocier un pont entre l’espace du réel (politique,
culturel, social, etc.) et l’espace mental du lecteur/spectateur. Aux moments où l’on constate une
rupture de ce pont-ci, il y a une explosion expérimentale qui apparaît, à travers laquelle de
nouvelles formes d’expression sont recherchées. Cette réalité est bien évidente à la fin du XIXe et au
début du XXe en littérature, dans les arts, mais surtout dans le théâtre. Malgré tout cela, le fait de
forcer le langage et celui d’imposer un nouveau code théâtral ne représentent qu’une faible partie
de ce processus beaucoup plus ample. Moins évidenciée, la recherche formelle est accompagnée
d’une re-évaluation symbolique. L’homme se trouve toujours au centre des préoccupations du
décadentisme, du dadaisme ou bien du surréalisme. C’est ainsi que la parole, l’espace ne sont pas
uniquement de signes ni de lieux désertés de sens, mais ils reçoivent de nouvelles valences
symboliques mises en évidence d’autant plus qu’une participation affective de notre part y est
réclamée.
Bien avant 1924, date de la parution du manifeste du Surréalisme, un coup dur fut donné à la
conception du théâtre compris à travers ses propres moyens, coup semblable à celui que les peintres
dadaïstes infligèrent à l’idée de L’Art voire même à celle de l’Anti Art, le but final étant celui de
provoquer chez le spectateur- voyeur une émotion profonde, voilée jusqu’ alors par une longue série
de traditions hypocrites. En effet, en 1896, Alfred Jarry donna la représentation de son « Ubu Roi »
au Théâtre de l’Oeuvre, un scénario choquant et désorientant, qui réussit a éberluer l’auditoire. « Un
lit a rideaux jaunes, avec pot de nuit, des portes s'ouvrant sur des plaines de neige sous un ciel
bleu, des cheminées garnies de pendules se fendant afin de servir de portes et des palmiers
verdissant au pied des lits afin que les broutent de petits éléphants perchés sur les étagères… »,
voilà une scénographie surprenante à laquelle se joignaient, manque d’orchestre, « divers pianos et
timbales exécutant les thèmes d'Ubu derrière la coulisse ». En ce qui concerne « l'action qui va
commencer, elle se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part».1 S’y ajoutèrent l’emploi de masques,
« afin d'être bien exactement l'homme intérieur et l'âme des grandes marionnettes que vous allez
voir ».2 Mais lisons un témoignage d’après le spectacle : « Ce fut un charivari impressionnant.
Gémier orné d'un masque effroyable (pâle copie avant la lettre de l'effroyable masque à gaz de nos
malheureux soldats) et du fond d'un nez en trompe d'éléphant, leur lança le mot, le fameux mot par
lequel débute la pièce, mot du "parlage français", dit Laurent Tailhade, auquel Jarry avait ajouté
une lettre qui lui donnait un accent neuf et la plus affirmative des sonorités : "Mer..dre!" Un tel
tumulte s'ensuivit que Gémier dut rester muet pendant un quart d'heure, et c'est long, un quart
d'heure, à la scène!... Cela s'appelle : un trou. C'était même un vrai précipice ! Les gens de lettres
riaient, mais les profanes, surtout les dames, n'en revenaient pas. On s'interpellait d'une loge à
1
2
Rachilde, Jarry, Jarry-Le Surmâle de lettres,Paris, Artea, chapitre « Ubu-Roi »
Rachile, op.cit.p.56.
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l'autre, on s'invectivait, si bien que Willy, agitant son fameux chapeau à bord plat, de légendaire
mémoire, finit par crier au public : "Enchaînons!" comme estimant la scène à faire surtout dans la
salle. Chaque fois, du reste, que le mot fut dit, au courant de la pièce, et il y est dit très souvent, il reçut
le même accueil : cris de colère, d'indignation ou fou rire. Gémier, le père Ubu, cette excellente Mme
France, la mère Ubu, en prirent leur parti et se montrèrent vraiment merveilleux de courage et de
talent. »
A distance, on peut s’imaginer l’angoisse presque physique des spectateurs auxquels on avait
enlevé la chose la plus chère : l’illusion, l’effet de réel auquel ils avaient été habitués par des siècles de
conventions scéniques pré-établies. La boîte fermée de la scène explose, créant un espace neuf parlant
une langue nouvelle exprimant un nouvelle liberté d’action sur tous les fronts.
Ce ne fut donc pas par hasard que, trente ans après, Robert Aron, Roger Vitrac et Antonin
Artaud fondèrent un nouveau cercle dramatique s’appelant justement « Le Théâtre Alfred Jarry »,
conçu comme un théâtre pur qui refusait celui naturaliste, inutile reflet photographique du réel, celui
psychologique, le théâtre du divertissement, proposant une nouvelle conception qui avait l’intention
déclarée de montrer sur la scène des images indestructibles qui puissent faire sortir à la lumière un
ensemble de désirs, de rêves cachés tout en explorant la possibilité d’entrer en contact direct avec
l’esprit. Si la nouveauté est ici à chercher, comme on va le voir, dans la conception proprement dite du
spectacle, ces idées avaient été déjà exprimées par Jarry, dans Les jours et les nuits, en 1897, ou le
héros, Sengle, s’essaye à annuler la différence entre le rêve et la veille et de substituer à la vie réelle
une existence se développant dans un univers purement fictif : « Il résultait de ces rapports réciproques
avec les Choses, qu’il était accoutumé à diriger avec sa pensée (…), qu’il ne distinguait pas du tout sa
pensée de ses actes, ni son rêve de sa veille ; et, perfectionnant la leibnizienne définition, que la
perception est une hallucination vraie et que (…)il n’y a que des hallucinations, ou que des
perceptions, et qu’il n’y a ni nuits ni jours (malgré le titre de ce livre, ce qui fait qu’on l’a choisi), et
que la vie est continue. »3
Appliquant au théâtre les théories philosophiques de Jarry, imprégnées en vérité de pessimisme
schopenhauerien et fin de siècle, comme le remarque entre autres Jean Pierrot4, Artaud et Cie cherchent
un spectacle total où les accessoires et les objets de scène soient révélés d’une manière inattendue au
spectateur par des jeux de lumière brutale qui créent un effet de tourbillon émotionnel dans lequel
celui-ci soit transporté, tout en étant fasciné par une situation énigmatique dans laquelle il semble que
n’importe quoi puisse arriver en n’importe quel moment. Cette opération analytique va de pair avec le
travail sur le langage verbal et gestuel des acteurs : une récitation serrée de laquelle pourraient surgir au
premier lieu les lapsus, ces « actes manqués » par le refoulement du moi intérieur et par la provocation
de l’émoi psychologique ; les mouvements du corps doivent être en harmonie, pas nécessairement avec
les actions qu’avec les pensées cachées ou endormies dans l’inconscient des personnages. La
psychanalyse trouve ainsi son point d’objectivation concrète dans le théâtre Jarry qui poussera les
créations théâtrales vers une émotion de type surréaliste. C’est pourtant Antonin Artaud qui va
formuler d’une manière concrète le concept de scène, d’espace et de spectacle en tant qu’événement,
portant en soi le sens de magie, de rituel participatif ; bien avant « Le Théâtre et son Double », Artaud
écrit : « « Il faut ignorer la mise en scène, le théâtre. Tous les grands dramaturges […] ont pensé en
dehors du théâtre. [Ils] suppriment ou à peu près la mise en scène extérieure, mais ils creusent à
l'infini les déplacements intérieurs, cette espèce de perpétuel va-et-vient des âmes de leurs héros.
L'asservissement à l'auteur, la soumission au texte, quel funèbre tableau ! Mais chaque texte a des
possibilités infinies. L'esprit et non la lettre du texte ! Mais un texte demande plus que de l'analyse et
3
4
Alfred Jarry, Les Jours et le Nuits, Oeuvres complètes, Monte-Carlo, Ed. du Livre, 1949, tome v, p.230.
Jean Pierrot, L’Imaginaire décadent, Paris, PUF, 1977, p.95.
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de la pénétration. […] Chaque œuvre ils la pensent en raison du théâtre. Rethéâtraliser le théâtre, tel
est leur nouveau cri monstrueux. Mais le théâtre, il faut le rejeter dans la vie. Ce qui ne veut pas dire
qu'il faut faire de la vie au théâtre. Comme si on pouvait seulement imiter la vie. Ce qu'il faut, c'est
retrouver la vie du théâtre, dans toute sa liberté. […] Il faudrait changer la conformation de la salle et
que la scène fût déplaçable suivant les besoins de l'action. Il faudrait également que le côté strictement
spectacle du spectacle fût supprimé. On viendrait là non plus tellement pour voir, mais pour participer.
Le public doit avoir la sensation qu'il pourrait sans opération très savante faire ce que les acteurs
font. »5
Le théâtre vu donc comme œuvre magique, qui ne s’adresse ni au regard, ni à l’émotion directe
de l’âme mais à un certain émoi psychologique provoqué et provoquant les impulsions les plus secrètes
du cœur, voila ce qu’Artaud entend par le scruter de l’inconscient auquel il ne réserve aucun caractère
objectif si celui-ci est indépendant de la vie de tous les jours, de ce qu’il appelle « le réel vital »,
métamorphose, flux continu du corps uni à l’esprit. Ainsi, hurlements, lamentations, apparitions,
surprises diverses, beauté magique des costumes…splendeur des lumières, accord précieux de la
musique, couleurs des objets, rythme des mouvements, objets nouveaux et familiers, masques, c’est
dans une citation approximative la pharmacie aujourd’hui classique d’Artaud. Avant de passer à
l’analyse des éléments les plus représentatifs de ce nouveau langage théâtral, dans lequel le corps
humain et les objets deviennent signes, presque des hiéroglyphes, il faudrait peut-être insister sur le
rapport étroit qui lie le surréalisme, l’art décadent et l’avant-garde dans le cadre de la modernité
littéraire et artistique dont nous sommes en train d’esquisser la variante théâtrale.
A la date de la parution d’Ubu Roi, en 1896, l’aventure symboliste et l’esthétisme décadent
semblent arriver à leur fin. Ainsi comme le remarquent plusieurs exégètes dont Guy Michaud, dans
Message poétique du symbolisme et Michel Decaudin dans La crise des valeurs symbolistes, ces écoles
semblent avoir accompli leur tâche et fait leur temps. Tout un imaginaire, qui résumait la crise avec
majuscule, une vision négative qui comptait sur le refus fondamental du monde et d’une réalité jugée
intenable pour l’homme et pour l’artiste, la conviction que dans la vie la souffrance l’emporte de
beaucoup sur le bonheur possible, l’affirmation par réaction d’un/de mondes parallèles, tenant de
l’occultisme jusqu’au mysticisme à l’idéalisme philosophique, le subjectivisme et le solipsisme, la
volonté d’évasion par divers moyens de la sensation sophistiquée jusqu'à l’exotisme imaginaire, le
refus de la nature et la célébration d’un artificiel sous toutes les formes, refus de participation à la vie
sociale et politique, tous ces traits particuliers seront progressivement contestés, battus en brèche ou
même condamnés de façon de plus en plus radicale à la fin du XIXème siècle. Pourtant, si l’ensemble
de la conception du monde et de l’état d’esprit décadent et esthétique donne l’impression de s’écrouler,
il n’en est pas de même pour les principales conquêtes techniques qu’avaient réalisées la poésie et la
prose fin de siècle. Ainsi la poésie est définitivement dissociée de ces éléments « impurs », au sens
valéryen du terme, que constituent l’expression des idées, la description décorative ou le récit
d’événements. Il en va de même en ce qui concerne la musicalité des mots, de l’emploi poétique du
langage. L’idéal poétique symboliste, conçu et précisé dans les vingt dernières années du siècle
s’épanouira au siècle suivant avec des écrivains comme Claudel et Valéry. Mais cette continuité n’est
aujourd’hui plus mise en question. Ce qui est intéressant c’est de la constater aussi au niveau de la
doctrine, de l’affirmation de l’art poétique changé en manifeste, ce recours aux slogans des « avantgardes de l’intelligence » dans lesquels on crie à la révolte : « Courage donc !Que les futurités
littéraires se mettent à l’œuvre. Un art nouveau, quintessencé, plus palpable encore, sortira de ce
5
Antonin Artaud, article paru dans la revue Comedia, le 19 avril 1924
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gâchis chaotique »6. En même temps, le nouveau langage se dessine comme cultivant le délicat,
l’élevé, le raffiné, doté de puissance sensitive, de couleur, de joaillerie, de psychologie et de concision.
Les affinités qui lient dans un même bouillonnement les divers courants littéraires de la fin du
XIXeme et du debut du XXeme seraient a première vue et d’une manière surprenante d’ordre
idéologique. Pourtant, ce serait une leurre que de négliger le poids de cet imaginaire qu’on considérait
révolu avec la parution des avant-gardes mais qui continue a produire, qu’il s’agisse des thèmes de
l’artificiel et de la modernité, l’onirisme, la fascination de l’univers végétal ou minéral ( par exemple
l’emploi d’images typiquement décadentes dans Poisson soluble de Breton, l’univers sous-marin chez
Desnos, etc.), le prototype de la femme- fatale, la prostituée (Artaud), etc. En plus, il existe un rapport
direct entre les théories idéalistes de Remy de Gourmont ( « Rien ne se meut en dehors du sujet
connaissant ; tout ce que je pense est réel, la seule réalité est la pensée ») et la théorie du hasard
objectif, et même la dictée automatique. Mais la dette la plus importante des « futurités littéraires »dont
Jarry et Artaud font sans doute partie est la mise en question du langage artistique, la prise de
conscience de la subtile mais irrémédiable perte de tout référence ( sauf l’auto), la définition de plus en
plus évidente de l’Art comme jeu participatif. A ce moment la on pourrait se demander quelle est la
nouveauté des démarches artistiques de Jarry et Artaud ? Cette originalité se manifeste, a notre avis, a
la fois dans la continuation de la révolte formelle que dans la tentative de trouver et de rendre
« l’étrange vie symbolique des choses », démarche qui refait finalement le binôme art- vie que les
artistes fin de siècle avaient en quelque sorte perdu en route.
La réforme du langage théâtral que Jarry et ensuite Artaud accompliront ne saurait être
comprise sans ce background effervescent et, sans doute, enthousiaste. Ainsi, tous ces courants
littéraires qu’agitèrent la fin du XIX-ème siècle, font partie « d’une situation artistique complexe,
caractérisée par la crise des valeurs et par l’interaction des concepts de décadence et de modernité. »7.
Dans une période de recherches, le théâtre ressent fortement ce besoin de dilatation, d’expansion et le
fait sentir, soit dans les manifestations de type avant-garde, soit de type programmatique,
systématiques. Dans les deux cas il s’agit d’une même démarche: redonner un sens au théâtre et à la
vie. Si dans une première étape on s’interroge sur des valeurs proprement théâtrales, ensuite sur les
potentialités du langage, on veut finalement redéfinir le spectacle en soi, l’espace même où le langage
s’exprime et qui n’est plus un simple endroit physique mais un lieu intellectuel avec des accents
symboliques, qui revalorise avec faste sa dimension poétique.
Ainsi, chez Artaud, la voix, l’expression du visage couvert de masques, les gestes symboliques,
les attitudes, tout cela est doublé par d’autres gestes et attitudes qui s’y reflètent, ceux qui d’habitude ne
se manifestent pas, tous les « lapsus de l’esprit et de la langue a travers lesquels s’expriment les
impotences du mot »8. La musique est elle aussi vue dans son sens concret, les sons agissent comme de
vrais personnages, les instruments sont des objets de scène, ils produisent un vacarme insupportable,
une musique hors- norme ; la lumière, elle, pour pouvoir s’adapter aux mouvements de l’esprit, devient
opaque, dense, elle stimule, fait peur, irrite. Mais l’acte révolutionnaire d’Artaud consiste dans sa
conception de la scène, qu’il entend supprimer, unir avec la salle, dans son effort d’établir une
communication directe entre l’acteur et le spectateur, pour que le dernier soit entouré et captivé par
l’action de la pièce. On connaît tous les expérimentations ultérieures, du Living Theatre de Julien Beck
au Bread and Puppet Theatre de Peter Schumann, ou bien à l’Ubu rock’n’roll imaginé par le Roumain
Andrei Belgrader, à Boston, spectacle pendant lequel l’auditoire, exaspéré par la répétition d’une
chanson « mon veston a un bouton », jette sur la scène des objets allant de la banale tomate jusqu’aux
6
Le Décadent, le 24 avril 1886
Jean Pierrot, op. cit., p. 10
8
Antonin Artaud, Le Theatre et son Double, Paris, Seuil, 1980, p.220.
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culottes (qu’ils vont récupérer après) et même des pastèques…La scène est donc abolie chez Artaud
pour que le spectateur puisse être entouré par le spectacle et que l’action se déroule dans tous les sens ;
public et personnages doivent faire face à l’assaut des situations ; le langage- gestuel- s’ouvre à
l’espace du théâtre et l’espace du théâtre s’ouvre à l’espace de la vie ; la scène, elle, devient l’espace de
la vérité, où, dans une espèce de rituel, un ensemble humain cherche à en retrouver les sens multiples.
Ainsi, comme l’affirme A.-Bartoli, quand Artaud met au centre le spectateur et à la périphérie le
spectacle, il donne à l’événement scénique un sens de rituel de « purification », parce que le fait
« d’encercler le spectateur, l’aiguisement de ses nerfs par le langage concret du spectacle, a comme
but la reconnaissance de sa propre condition humaine »9. L’espace du théâtre dans lequel les formes se
multiplient et la matière se défait donne en même temps l’idée ou la sensation d’une création
organique, symbolise le devenir, libère des forces, des multiples possibilités et devient ainsi le royaume
de la liberté absolue de la révolte.
Ainsi, l’expérience artistique, après avoir démoli l’ancien théâtre, récupère ainsi le réel, le vécu humain
compris dans sa baudelairienne modernité (l’éternel et l’instant, corps défaits et refaits dans l’espace) ;
ce type de théâtre dont Jarry et Artaud sont les promoteurs mettent en scène l’existence complète et
profonde de l’individu que le spectateur a l’occasion de saisir, ne fut-ce que pour un/des instants,
uniques et irrémédiables.
9
Artioli- Bartioli, Teatro e corpo glorioso, Milano, 1977, p.162.
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