gâchis chaotique »
. En même temps, le nouveau langage se dessine comme cultivant le délicat,
l’élevé, le raffiné, doté de puissance sensitive, de couleur, de joaillerie, de psychologie et de concision.
Les affinités qui lient dans un même bouillonnement les divers courants littéraires de la fin du
XIXeme et du debut du XXeme seraient a première vue et d’une manière surprenante d’ordre
idéologique. Pourtant, ce serait une leurre que de négliger le poids de cet imaginaire qu’on considérait
révolu avec la parution des avant-gardes mais qui continue a produire, qu’il s’agisse des thèmes de
l’artificiel et de la modernité, l’onirisme, la fascination de l’univers végétal ou minéral ( par exemple
l’emploi d’images typiquement décadentes dans Poisson soluble de Breton, l’univers sous-marin chez
Desnos, etc.), le prototype de la femme- fatale, la prostituée (Artaud), etc. En plus, il existe un rapport
direct entre les théories idéalistes de Remy de Gourmont ( « Rien ne se meut en dehors du sujet
connaissant ; tout ce que je pense est réel, la seule réalité est la pensée ») et la théorie du hasard
objectif, et même la dictée automatique. Mais la dette la plus importante des « futurités littéraires »dont
Jarry et Artaud font sans doute partie est la mise en question du langage artistique, la prise de
conscience de la subtile mais irrémédiable perte de tout référence ( sauf l’auto), la définition de plus en
plus évidente de l’Art comme jeu participatif. A ce moment la on pourrait se demander quelle est la
nouveauté des démarches artistiques de Jarry et Artaud ? Cette originalité se manifeste, a notre avis, a
la fois dans la continuation de la révolte formelle que dans la tentative de trouver et de rendre
« l’étrange vie symbolique des choses », démarche qui refait finalement le binôme art- vie que les
artistes fin de siècle avaient en quelque sorte perdu en route.
La réforme du langage théâtral que Jarry et ensuite Artaud accompliront ne saurait être
comprise sans ce background effervescent et, sans doute, enthousiaste. Ainsi, tous ces courants
littéraires qu’agitèrent la fin du XIX-ème siècle, font partie « d’une situation artistique complexe,
caractérisée par la crise des valeurs et par l’interaction des concepts de décadence et de modernité. »
.
Dans une période de recherches, le théâtre ressent fortement ce besoin de dilatation, d’expansion et le
fait sentir, soit dans les manifestations de type avant-garde, soit de type programmatique,
systématiques. Dans les deux cas il s’agit d’une même démarche: redonner un sens au théâtre et à la
vie. Si dans une première étape on s’interroge sur des valeurs proprement théâtrales, ensuite sur les
potentialités du langage, on veut finalement redéfinir le spectacle en soi, l’espace même où le langage
s’exprime et qui n’est plus un simple endroit physique mais un lieu intellectuel avec des accents
symboliques, qui revalorise avec faste sa dimension poétique.
Ainsi, chez Artaud, la voix, l’expression du visage couvert de masques, les gestes symboliques,
les attitudes, tout cela est doublé par d’autres gestes et attitudes qui s’y reflètent, ceux qui d’habitude ne
se manifestent pas, tous les « lapsus de l’esprit et de la langue a travers lesquels s’expriment les
impotences du mot »
. La musique est elle aussi vue dans son sens concret, les sons agissent comme de
vrais personnages, les instruments sont des objets de scène, ils produisent un vacarme insupportable,
une musique hors- norme ; la lumière, elle, pour pouvoir s’adapter aux mouvements de l’esprit, devient
opaque, dense, elle stimule, fait peur, irrite. Mais l’acte révolutionnaire d’Artaud consiste dans sa
conception de la scène, qu’il entend supprimer, unir avec la salle, dans son effort d’établir une
communication directe entre l’acteur et le spectateur, pour que le dernier soit entouré et captivé par
l’action de la pièce. On connaît tous les expérimentations ultérieures, du Living Theatre de Julien Beck
au Bread and Puppet Theatre de Peter Schumann, ou bien à l’Ubu rock’n’roll imaginé par le Roumain
Andrei Belgrader, à Boston, spectacle pendant lequel l’auditoire, exaspéré par la répétition d’une
chanson « mon veston a un bouton », jette sur la scène des objets allant de la banale tomate jusqu’aux
Le Décadent, le 24 avril 1886
Jean Pierrot, op. cit., p. 10
Antonin Artaud, Le Theatre et son Double, Paris, Seuil, 1980, p.220.