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Quand on n'a que l'amour
Nous n'avons pas l'habitude de publier l'ensemble des lettres que nous
recevons. Celle-ci a cependant ce 'petit quelque chose' qui fait que nous avons
estimé de notre devoir de vous la communiquer. A l'heure où nos politiciens se
sont penchés sur le 'problème' ces réflexions d'un confrère âgé de 80 ans nous
invitent à réfléchir et remettre certaines pendules à l'heure. In extenso…
Je suis un vieux médecin de près de 80 ans et je continue à soigner quelques patients que je
connais depuis fort longtemps et qui me sont devenus très proches et très chers.
Je crains la mort, moins maintenant qu’avant, mais j’avoue que je l’ai crainte, pour mes
patients, à en être parfois désemparé et paniqué.
Je la voyais venir et je me détournais sans en parler au patient ou en inventant de puérils
mensonges ; je considérais comme une cruauté inutile le fait de dire la vérité au patient ;
l’étiquette grandeur d’âme n’était qu’excuse ou lâcheté pour n’avoir pas à affronter le
moment le plus difficile de mon métier.
Ou je faisais semblant de ne pas la voir venir, la mort, en m’inventant un tas de raisons
fallacieuses pour me rassurer.
Dieu merci, je n’ai jamais refusé de soigner, d’être là où il fallait et chaque fois qu’il le fallait ;
je ne me suis jamais enfui
La mort, je la chassais de mon esprit parce que je savais que ce serait un jour la mienne.
Pendant tout ce temps-là, j’ai mal accompagné les mourants.
Je ne connaissais malheureusement pas l’usage de la morphine par voie orale et je l’utilisais
largement en injections avec les effets secondaires liés à cette voie d’administration.
Mais c’est surtout sur le plan humain que mon comportement était inadapté ; la Camarde,
elle venait se mettre entre moi et ceux qui étaient en train de partir ; dans ce qu’elle essayait
de me dire, je n’entendais qu’affronts et sarcasmes.
Depuis 10 ou 15 ans, jai eu la chance de lire, d’entendre des médecins, des philosophes
éthiciens qui avaient, eux, pris l’habitude de regarder la mort en face, de la tutoyer, d’essayer
d’entendre sereinement ce qu’elle avait à dire, et elle en avait des choses à dire !
Ils m’ont apporté plus de sérénité (mais en a-t-on jamais assez !)devant ma propre mort, plus
de courage devant les deuils à supporter (car le médecin doit aussi faire le deuil de ses
patients qui meurent) et devant les deuils à accompagner.
Surtout, ils m’ont apporté le courage qu’il faut pour annoncer la mort à ceux qui sont proches
de leur fin, de l’annoncer, sans brutalité, dignement, comme à un camarade incapable de
continuer à marcher le long du chemin, en lui promettant, les yeux dans les yeux, de rester
auprès de lui et de l’aider, comme il le faudra et tant qu’il le faudra.
J’ai moins peur de la mort mais j’ai de plus en plus peur de ceux qui ont peur de la mort, qui
entourent le malade de leur sollicitude ou qui se donnent pour mission de le protéger contre
une mort indécente (ils disent indigne).
J’ai peur des politiciens qui veulent suivre, ou précéder, ceux qui ont peur de la mort ; ils
veulent habiller l’euthanasie de beaux textes juridiques, avec majuscules en lettrines, alinéas
et paragraphes ;ils veulent une Mort avec un bel uniforme de plastique ; avec, en dorure, les
emblèmes de la Légalité et de la Justice (non, merci, pas de Caducée), pour que ça fasse
digne et propre.
J’ai peur des proches des mourants.
J’essaie de leur expliquer, calmement, patiemment, ce qu’ils vont devoir faire pour essayer
de supporter leur angoisse, pour vivre la plénitude des sentiments qu’ils éprouvent vis-à-vis
de celui qui part, pour parler, pour exprimer tout ce qu’une vie peut accumuler dans un
couple, dans une relation filiale ou amicale.
Mais j’ai peur de leur désarroi, de leur bien compréhensible douleur, bien plus encore que de
celle des mourants ; parce que, bien souvent, quand ils demandent d’abréger la souffrance,
c’est, inconsciemment, leur souffrance, à eux, qu’ils demandent d’abréger.
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Et c’est à ce moment-là, sous le coup de l’angoisse de ce qu’ils vivent, ou peu de temps
après,
qu’ils rédigent leur testament de vie ”, leur désir d’abréger ce qu’ils croient, honnêtement,
être leur agonie à venir et qui n’aura été, bien souvent, que leur immense détresse devant un
être aimé qui les quitte.
J’ai peur de ces ordres angoissés qu’ils vous donnent : Docteur, arrêtez cela ”, alors que,
parfois, souvent, le mourant est inconscient et comateux, qu’ils interprètent tous ses gestes
comme gestes de douleur, qu’ils entendent ses râles comme une abominable lutte entre la
vie et la mort alors que la mort tient déjà sa victoire
Je veux bien comprendre et arrêter l’inhumaine détresse des souffrances qui résistent à la
morphine, au Durogesic®, aux neuroleptiques, à toute la panoplie palliative ; j’ai déjà eu à le
faire ; ça reste le geste que j’espère ne plus jamais avoir à faire.
Je veux bien comprendre et aider la famille à bout de nerfs, à bout de forces devant la vie
qui s’acharne à ne pas finir, devant un coma qui se prolonge de façon incompréhensible.
Je veux bien comprendre que la famille puisse parfois faire son deuil en me chargeant du
péché d’avoir été celui qui n’a pas assez aimé, pas assez parlé, pas assez bien soigné, pas
assez comprisc’est aussi le rôle, ingrat, du médecin, d’être le bouc émissaire
Mais j’ai peur de la hargne, de la haine, des attaques contre les soignants de la part de ceux
qui croient être à la pointe du progrès parce qu’ils ont vu l’une ou l’autre indécente émission
de TV sur la “ dignité ” de la mort (que ne ferait-on pas pour faire grimper l’Audimat !).
J’ai plus peur encore pour les infirmières, en nombre toujours insuffisant ; la mort serait bien
plus digne si elles avaient plus de temps à consacrer aux malades condamnés ; plus de
temps et plus de possibilités pour discuter, en équipe soignante, du sort de ces malades ; ce
sont elles qui sont le plus étroitement confrontées à la souffrance des patients et des familles
et confrontées, aussi, à l’incompréhension, aux exigences, aux injures de ceux qui croient
tout savoir de la mort sans avoir jamais pris ni le temps, ni le courage de s’arrêter un peu
pour fléchir à la mort, à leur mort ; ce n’est d’ailleurs pas leur faute si on évacue la mort de
plus en plus vite au dépotoir de la vie.
Mais au lieu d’augmenter le nombre d’infirmières, il est tellement plus rentable,
économiquement plus rentable, de diminuer les jours de vie des patients, d’arrêter les frais !
Certains philosophes ont beau jeu de proclamer que la pente glissante ” de l’euthanasie ne
peut pas exister ; qu’ils descendent de temps en temps sur le terrain et qu’ils viennent voir
s’il ne serait pas beaucoup plus facile de jouer les Kevorkian que de répondre, jour après
jour, aux angoisses de ceux qu’on soigne et de ceux qui les aiment ; qu’ils viennent entendre
les demandes d’euthanasie que doivent entendre les soignants, faites le plus souvent, non
pas par les mourants, mais par des proches dérangés dans leur quiétude quand ce n’est pas
pour des motifs encore plus bassement égoïstes.
Qu’ils essaient de se mettre à la place de ces soignants quand l’euthanasie sera légalisée
avec encadrement strict et que ce personnel soignant devra faire face à des demandes
qui deviendront des exigences ; le geste légalisé deviendra banalisé et le public aura tôt fait
d’oublier les indications strictes et le strict encadrement légal.
Dans une société malade, en perte de valeurs, on nous demande de soigner ceux qui sont
victimes indirectes de la mainmise toujours plus puissante des exigences économiques, de
l’argent : victimes de la violence, de la drogue, jeunes suicidaires, chômeurs âgés et
désemparés.
Dans cette société par pans entiers, tombent les valeurs humanistes, il y a trop de
vieux, trop de gens handicapés, trop de bouches inutiles, une euthanasie légalisée et qui
sera comprise bien vite comme autorisée trouve une place tellement logique,
mathématiquement et économiquement logique, qu’elle en devient effrayante !.
Je suis persuadé que la volonté actuelle de légiférer n’apportera rien de bon.
Un souhait pour finir.
Et si on remplaçait les cours d’économie de la santé et d’éthique par des réunions que
nous organiserions entre nous et nous essayerions , nous apprendrions, nous
écouterions parler de la Mort, de la nôtre, de celle de nos malades ; nous pourrions nous
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décharger, quelques instants, entre amis, du poids parfois trop lourd de notre métier et nous
aider mutuellement à éviter les “ burn-out ”qui nous menacent.
Les plates-formes palliatives sont une avancée dans la bonne direction mais nous devons
apprendre à travailler ensemble.
Quoiqu’en pensent nos détracteurs, les médecins resteront toujours devant leur conscience
comme juge et leur désir d’aider, leur altruisme, comme motivation première.
Je sais que les jeunes Confrères l’ont, autant que nous l’avions, cette motivation première,
qu’ils ne permettront pas que notre métier, pour lequel il fait toujours beau vivre (mais pas
toujours bon vivre),devienne un métier de bourreaux obligés et qu’ils veilleront, comme nous
l’avons fait, à ce que la flamme du dévouement ne puisse pas vaciller sous les vents
contraires.
Dr Louis Marcelle (Courcelles)
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