Et c’est à ce moment-là, sous le coup de l’angoisse de ce qu’ils vivent, ou peu de temps
après,
qu’ils rédigent leur “ testament de vie ”, leur désir d’abréger ce qu’ils croient, honnêtement,
être leur agonie à venir et qui n’aura été, bien souvent, que leur immense détresse devant un
être aimé qui les quitte.
J’ai peur de ces ordres angoissés qu’ils vous donnent : “ Docteur, arrêtez cela ”, alors que,
parfois, souvent, le mourant est inconscient et comateux, qu’ils interprètent tous ses gestes
comme gestes de douleur, qu’ils entendent ses râles comme une abominable lutte entre la
vie et la mort alors que la mort tient déjà sa victoire
Je veux bien comprendre et arrêter l’inhumaine détresse des souffrances qui résistent à la
morphine, au Durogesic®, aux neuroleptiques, à toute la panoplie palliative ; j’ai déjà eu à le
faire ; ça reste le geste que j’espère ne plus jamais avoir à faire.
Je veux bien comprendre et aider la famille à bout de nerfs, à bout de forces devant la vie
qui s’acharne à ne pas finir, devant un coma qui se prolonge de façon incompréhensible.
Je veux bien comprendre que la famille puisse parfois faire son deuil en me chargeant du
péché d’avoir été celui qui n’a pas assez aimé, pas assez parlé, pas assez bien soigné, pas
assez comprisc’est aussi le rôle, ingrat, du médecin, d’être le bouc émissaire
Mais j’ai peur de la hargne, de la haine, des attaques contre les soignants de la part de ceux
qui croient être à la pointe du progrès parce qu’ils ont vu l’une ou l’autre indécente émission
de TV sur la “ dignité ” de la mort (que ne ferait-on pas pour faire grimper l’Audimat !).
J’ai plus peur encore pour les infirmières, en nombre toujours insuffisant ; la mort serait bien
plus digne si elles avaient plus de temps à consacrer aux malades condamnés ; plus de
temps et plus de possibilités pour discuter, en équipe soignante, du sort de ces malades ; ce
sont elles qui sont le plus étroitement confrontées à la souffrance des patients et des familles
et confrontées, aussi, à l’incompréhension, aux exigences, aux injures de ceux qui croient
tout savoir de la mort sans avoir jamais pris ni le temps, ni le courage de s’arrêter un peu
pour réfléchir à la mort, à leur mort ; ce n’est d’ailleurs pas leur faute si on évacue la mort de
plus en plus vite au dépotoir de la vie.
Mais au lieu d’augmenter le nombre d’infirmières, il est tellement plus rentable,
économiquement plus rentable, de diminuer les jours de vie des patients, d’arrêter les frais !
Certains philosophes ont beau jeu de proclamer que la “ pente glissante ” de l’euthanasie ne
peut pas exister ; qu’ils descendent de temps en temps sur le terrain et qu’ils viennent voir
s’il ne serait pas beaucoup plus facile de jouer les Kevorkian que de répondre, jour après
jour, aux angoisses de ceux qu’on soigne et de ceux qui les aiment ; qu’ils viennent entendre
les demandes d’euthanasie que doivent entendre les soignants, faites le plus souvent, non
pas par les mourants, mais par des proches dérangés dans leur quiétude quand ce n’est pas
pour des motifs encore plus bassement égoïstes.
Qu’ils essaient de se mettre à la place de ces soignants quand l’euthanasie sera légalisée
“ avec encadrement strict ” et que ce personnel soignant devra faire face à des demandes
qui deviendront des exigences ; le geste légalisé deviendra banalisé et le public aura tôt fait
d’oublier les indications strictes et le strict encadrement légal.
Dans une société malade, en perte de valeurs, on nous demande de soigner ceux qui sont
victimes indirectes de la mainmise toujours plus puissante des exigences économiques, de
l’argent : victimes de la violence, de la drogue, jeunes suicidaires, chômeurs âgés et
désemparés.
Dans cette société où par pans entiers, tombent les valeurs humanistes, où il y a trop de
vieux, trop de gens handicapés, trop de bouches inutiles, une euthanasie “ légalisée ” et qui
sera comprise bien vite comme autorisée trouve une place tellement logique,
mathématiquement et économiquement logique, qu’elle en devient effrayante !.
Je suis persuadé que la volonté actuelle de légiférer n’apportera rien de bon.
Un souhait pour finir.
Et si on remplaçait les cours “ d’économie de la santé et d’éthique ” par des réunions que
nous organiserions entre nous et où nous essayerions , nous apprendrions, nous
écouterions parler de la Mort, de la nôtre, de celle de nos malades ; où nous pourrions nous