La cumulativité du savoir en sciences sociales, Editions de l’EHESS, 2010
LA CUMULATIVITE DU SAVOIR EN ECONOMIE
Bernard WALLISER
Science sociale parmi d’autres, l’économie s’en démarque par l’accroissement rapide du
savoir reconnu par les professionnels de la discipline. Les trente dernières années ont connu
une forte démultiplication des ouvrages et des articles publiés dans les revues savantes. Cette
accélération quantitative du savoir s’est accompagnée d’une restructuration permanente pour
en faciliter l’utilisation par les praticiens et l’assimilation par les usagers. A toute époque, les
manuels proposés développent en tous lieux des conceptions fort voisines, exprimées en des
termes quasi identiques. D’une époque à l’autre, les manuels enrichissent conjointement leurs
schémas conceptuels en les révisant et en les complétant. Peu d’économistes contestent l’idée
qu’ils en savent plus aujourd’hui qu’hier, au sens ils détiennent plus de clés pour
comprendre l’environnement économique. Mais ces mêmes économistes considèrent que cette
accroissement du savoir résulte d’un travail de fourmi incessant pour suggérer et débattre des
idées nouvelles.
Par rapport aux autres sciences sociales, l’économie a bénéficié de trois conditions
particulièrement favorables à la cumulativité du savoir. La première tient à l’ontologie
unitaire retenue par la discipline, à savoir une représentation du système économique en
termes de coordination entre acteurs. Toute situation observable est invariablement analysée
comme un état d’équilibre temporaire entre des agents supposés suffisamment rationnels. La
deuxième tient à une base empirique de la discipline aisément accessible, si l’on s’en tient à
son objet traditionnel en termes de rapports des hommes aux biens. Les transformations des
biens comme les transactions sur les biens se présentent comme des opérations aux
caractéristiques facilement observables. La troisième tient à la méthodologie consensuelle
préconisée par la discipline, à base de schémas conceptuels exprimés dans un langage formel.
Les idées économiques sont ‘capturées’ sans trop de peine dans des modèles autonomes
aisément manipulables et transmissibles.
Le présent chapitre est divisé en trois parties. La première concerne la cumulativité
synchronique du savoir, à savoir la commensurabilité immédiate des connaissances diverses
de la discipline. La seconde concerne la cumulativité diachronique du savoir, à savoir la
structuration progressive des connaissances au cours du temps. Chacune de ces parties se
décline elle-même en trois sections respectivement consacrées aux principes théoriques, aux
données disponibles et aux modèles agissant comme médiateurs à un niveau intermédiaire.
Chaque objet conceptuel est lui aussi examiné selon ses trois dimensions usuelles, sa structure
mathématique, son champ d’application et son interprétation sémantique. Quant à la troisième
partie, elle décrit l’évolution concrète de la discipline sur le long terme, en distinguant trois
périodes successives. La première concerne la coexistence de paradigmes concurrents (1870-
1950), la seconde traite de la domination des modèles formels (1950-2000), la troisième
annonce la revanche de l’empirie (2000-…).
1. Facteurs synchroniques de la cumulativité
1.1.Un cadre ontologique unitaire
L’économie repose sur une ontologie minimale qui s’efforce d’articuler trois niveaux
d’emboîtement, chacun caractérisé par des notions spécifiques. Le ‘niveau psychique’
s’intéresse aux états mentaux des acteurs, à savoir essentiellement leurs croyances et leurs
préférences. Le ‘niveau comportemental’ s’intéresse aux actions que les acteurs mettent en
œuvre, qu’elles soient de nature matérielle ou informationnelle. Le ‘niveau social’ s’intéresse
aux phénomènes collectifs issus des interactions entre les acteurs, qu’ils se déclinent comme
combinaisons d’actions, comme réseaux d’interaction ou comme institutions émergentes. A la
transition entre deux niveaux agissent des principes spécifiques, qui sont regroupés en un
nombre réduit de schémas simples. La transition entre les niveaux psychique et
comportemental est fondée sur le modèle rationnel de choix individuel. La transition entre les
niveaux comportemental et social est fondée sur une notion d’équilibre assurant la
coordination entre les acteurs.
Le champ d’application de ce cadre conceptuel est a priori très large du fait de la généricité
des concepts et des principes mobilisés. Son expression la plus classique est la théorie des
jeux, qui met en scène les interactions stratégiques qui sont mises en œuvre par des acteurs
rationnels (von Neumann-Morgenstern, 1944). Celle-ci s’applique tout naturellement à la
théorie économique, le système économique étant considéré comme un vaste jeu joué par des
producteurs et des consommateurs. Elle est d’abord mobilisée dans des situations de marché
de concurrence parfaite, les comportements des agents sont considérés comme réactifs
(aux seuls prix) plutôt que réflexifs (aux actions des autres). Elle est ensuite appliquée à un
marché de concurrence imparfaite, des agents en nombre restreint et pleinement
délibératifs disposent cette fois d’un réel pouvoir de marché. Plus avant, elle est mise en
œuvre dans des domaines économiques spécifiques comme les situations d’enchères ou de
négociation.
Si le cadre conceptuel retenu adopte une structure plutôt figée, l’interprétation qui en est
donnée en reste très détachée, ce qui confère au cadre une grande souplesse. Plus précisément
il donne lieu à de multiples interprétations, cette pluralité étant acceptée et même encouragée
par les économistes. D’une part, les concepts font l’objet d’interprétations souvent emboîtées,
plus rarement contradictoires. Ainsi, le concept d’utilité est interprété comme une expression
quantitative des préférences (utilité d’un bien physique), mais il peut recouvrir les seules
satisfactions matérielles et personnelles ou inclure des satisfactions symboliques et altruistes
(utilité d’un cadeau). D’autre part, les principes héritent leurs interprétations des concepts
qu’ils mobilisent et deviennent eux-mêmes multivoques. Ainsi, le principe d’équilibre est vu
comme l’expression d’une simple contrainte physique sur les actions (égalité ex post entre
offre et demande) ou comme la manifestation d’un processus concret visant à les articuler
(mécanisme boursier).
Ce cadre conceptuel, qui traduit un consensus sur le degré d’idéalité admissible des théories,
facilite grandement la cumulativité synchronique du savoir théorique. En effet, il définit pour
le moins un langage savant de référence qui permet une communication et une discussion
aisée entre les économistes. Tout économiste se reconnaît comme membre d’une communauté
intellectuelle lorsqu’il discute des techniques à rendements croissants, des agents qui arbitrent
entre leurs coûts et leurs avantages, des prix qui reflètent tant la rareté que l’utilité des biens.
Plus profondément, ce cadre crée un ‘socle commun’, qui définit l’orthodoxie sur laquelle
viennent ensuite se greffer les analyses plus spécialisées. Tout économiste ressent une
connivence avec ses collègues lorsqu’il met en avant les externalités induites par certains
biens, les arbitrages intertemporels que les acteurs sont amenés à effectuer ou les asymétries
d’information qui règnent entre les acteurs.
Cependant, des dissonances sur les concepts et des hétérodoxies sur les principes sont
susceptibles de rompre le consensus entre économistes. Ces divergences se manifestent par le
rejet de certains éléments constitutifs du cadre conceptuel lui-même. Ainsi, dans une
perspective marxiste, l’accent est mis sur le conflit entre différentes classes sociales, à savoir
des entités collectives qui sont dotées d’états mentaux propres et qui s’affrontent directement.
Ces divergences interviennent plutôt lorsque l’on tente de spécifier plus précisément les
principes de base. Ainsi, dans une vision néo-institutionnaliste, les institutions jouent un rôle
central de polarisation des agents dans la lutte contre toute forme d’incertitude, même si elles
étaient déjà présentes dans le cadre traditionnel. Enfin et surtout, ces divergences s’affirment
au niveau des interprétations relatives au cadre conceptuel. Ainsi, dans la conception de
l’école autrichienne, des incertitudes de toutes natures sont supposées affecter le
comportement individuel, sans pouvoir être complètement conceptualisées.
1.2.Une base empirique partagée
L’économie repose d’abord sur des catégorisations de ses deux entités de base, les agents et
les biens défaut des institutions). Elle construit des nomenclatures de granularité variable
qui concernent tant les personnes (catégories socio-professionnelles, qualifications) que les
produits. L’économie s’appuie ensuite sur des grandeurs de base qui correspondent à des
attributs des biens échangés et sont pour l’essentiel quantifiables. Elles sont directement
exprimées par des grandeurs physiques (caractères physiques, quantités) ou sont ramenées à
un étalon commun, en l’occurrence monétaire (prix, revenus). Ces grandeurs sont enfin
combinées entre elles pour former des indicateurs composites, toujours quantifiés, dans le
cadre unifié de la Comptabilité Nationale ou des comptabilités d’entreprises. C’est ainsi que
sont calculées des grandeurs agrégées, qu’il s’agisse d’indices des prix, d’indices de coût ou
d’indices d’activité (PIB), dont la définition est désormais coordonnée entre les pays.
Le champ alloué au recueil des données est très étendu, que ces données soient engrangées
spécifiquement à des fins ‘scientifiques’ (données d’enquêtes) ou soient le simple sous-
produit de l’activité économique (données comptables). Du point de vue qualitatif, s’il existe
trois types de données associés aux trois niveaux d’analyse introduits, elles sont recueillies
selon deux méthodes. Les données ‘historiques’ sur les structures globales et les actions des
acteurs sont rassemblées sur le terrain par les organismes de statistiques. Les données
‘expérimentales’ sur les états mentaux et les intentions des acteurs sont recueillies en
laboratoire par l’économie comportementale. Du point de vue spatio-temporel, les données
sont associées à des échelles spatiales et temporelles plus ou moins régulières et souvent
emboîtées. Ainsi, les prix sont collectés sur des espaces plus ou moins étendus (agents,
régions, pays) et sur des périodes plus ou moins longues (de la seconde à l’année).
L’interprétation des données est encore multivoque, et peut se détacher des motivations
initiales qui ont guidé leur recueil. En effet, les grandeurs sont collectées pour répondre à une
demande sociale dans le respect d’impératifs techniques, mais sont ensuite librement
disponibles pour d’autres usages. Cette multivocité est déjà présente au niveau des
nomenclatures. Ainsi, les catégories d’agents traduisent aussi bien des clivages économiques
(selon leurs revenus ou leurs emplois) que des discriminations extra-économiques (selon
leurs statuts ou leurs rôles). Elle est omniprésente au niveau des grandeurs élémentaires.
Ainsi, la qualité d’un produit est difficile à évaluer et traduit, au-delà de ses seules
caractéristiques physiques, les divers usages qui en sont faits. Elle se manifeste surtout en ce
qui concerne les indicateurs agrégés. Ainsi, l’indice des prix à la consommation peut être
défini de diverses façons selon le groupe de référence visé et l’utilisation envisagée, en
réponse à l’objection ‘indice unique, indice inique’.
Une base de données centralisée, ouverte et commune à tous les utilisateurs potentiels, rend
plus aisée la cumulativité synchronique du savoir factuel. Tout d’abord, ces données sont
rendues commensurables du fait qu’elles sont ‘formatées’ dans un même cadre théorique et
‘nettoyées’ pour éliminer des anomalies supposées. C’est ainsi que la Comptabilité Nationale
repose sur un schéma théorique keynésien qui redresse et met en cohérence les différents
agrégats macroéconomiques en les soumettant à des contraintes globales. Ensuite, ces
données se veulent comparables dans la mesure elles résultent certes de définitions
largement conventionnelles, mais selon des conventions partagées par la profession. Ainsi, il
est possible de construire, malgré l’évolution incessante des caractéristiques des produits, des
indices de prix à la consommation qui s’avèrent significatifs, sinon en niveau, du moins en
variation.
Cependant, cette cumulativité est parfois battue en brèche par une sélection sévère effectuée
sur les données accessibles. Tout d’abord, les données générales peuvent être récusées en tant
qu’elles sont fondées sur des principes théoriques étrangers à un certain courant. Ainsi, les
croyances et préférences exprimées par les agents eux-mêmes sont récusées par des écoles
d’obédience behavioriste stricte. De même, certaines données sont mises en cause lorsqu’elles
sont recueillies dans un contexte par trop différent de leur utilisation. Ainsi, le PIB recèle
divers doubles emplois ou comptabilise des activités improductives qui en font un indicateur
d’activité plus qu’un véritable indicateur de bien-être collectif. Mais c’est plus souvent
l’interprétation des données, liée à leur mode d’obtention, qui se trouve être mise en cause.
Ainsi, les données sur la consommation de drogue sont sujettes à des biais systématiques qui
les rendent impropres à la détermination de mesures visant à prévoir son extension et à
l’enrayer.
1.3.Une méthodologie consensuelle
Dans la vaste zone intermédiaire entre les principes théoriques et les données factuelles, de
nombreux modèles économiques sont proposés. Ils couvrent un large spectre allant des
modèles les plus théoriques, fondés sur des bases axiomatiques, aux modèles les plus
empiriques, appuyés sur des régularités observables. Ce qui les rapproche est l’utilisation d’un
langage formel, permettant de dériver d’hypothèses précisément définies des conséquences
rigoureusement déduites. Les outils mathématiques utilisés sont essentiellement le calcul
différentiel classique, en temps discret plutôt que continu, qui s’applique à un système
d’équations reliant des variables datées et des facteurs aléatoires. Les conséquences des
modèles sont obtenues soit par résolution analytique, soit par simulation numérique. La
seconde s’impose lorsque la première s’avère impossible pour des raisons de complexité, mais
peut aussi préparer la première à travers des résultats exemplaires qui balisent le champ des
possibles.
Un même modèle peut être progressivement spécifié dans son expression pour s’appliquer à
des entités de mieux en mieux délimitées. Dans sa formulation la plus générique, la théorie
des jeux étudie très généralement des acteurs autonomes qui sont en interaction stratégique.
Ils mettent en œuvre des actions indéterminées, s’appuient sur des états mentaux quelconques
et entretiennent des rapports bilatéraux sans médiation institutionnelle. Une expression plus
précise en est donnée par le modèle du duopole qui étudie les rapports entre deux producteurs
d’un bien face à une demande exogène. Les actions concernent la fixation des quantités
produites (ou des prix) d’un bien quelconque, les préférences se réduisent aux profits, les
croyances à la fonction de demande. Une expression plus précise encore concerne deux
entreprises qui se partagent le marché d’un bien particulier. La demande anticipée des
consommateurs comme la fonction de production des producteurs adoptent alors une forme
analytique précise, par exemple linéaire.
L’interprétation d’un modèle intervient dès le contexte de la ‘découverte’, qui s’avère très
détaché du contexte ultérieur de la ‘justification’. De plus, le modèle reçoit des interprétations
multivoques, les modélisateurs pouvant cependant s’accorder sur les plus pertinentes. La
variabilité de l’interprétation peut provenir des principes théoriques, lorsque diverses
significations en sont données. Ainsi, la loi du revenu permanent, qui lie la consommation aux
revenus présent et passés, s’interprète comme le fait que la consommation s’ajuste par inertie
sur une moyenne des revenus passés ou s’ajuste sur une anticipation du revenu futur, elle-
même évaluée en fonction des revenus passés. La variabilité peut aussi provenir des données
empiriques, lorsqu’une corrélation entre variables peut recevoir diverses lectures causales.
Ainsi, la relation de Phillips, qui relie inflation et chômage, peut traduire le fait que l’inflation
augmente les coûts de production et diminue l’activité, ou que le chômage fait baisser les
salaires et donc les prix.
Ce langage formel homogène, qui traduit un accord de la profession sur la méthode
économique à suivre, facilite grandement la cumulativité synchronique du savoir. D’une part,
la formalisation favorise la conception des modèles, en suggérant de multiples combinaisons
entre des grandeurs bien répertoriées. Tout modèle adopte une forme modulaire, un module
pouvant aisément être remplacé par un autre sans toucher au reste. Ainsi, les mécanismes
d’enchères sont étudiés en conservant le même comportement des enchérisseurs, mais en
modifiant la règle de fixation des enchères. D’autre part, la formalisation favorise la
validation des modèles, en autorisant des tests qui conduisent à des réfutations strictes ou
simplement statistiques. Tout modèle permet de tester si telle ou telle variable explicative
exerce effectivement une influence sur une variable expliquée et si elle doit y être incorporée.
Ainsi, la consommation de poisson est certes influencée par le prix, mais aussi par des
facteurs météorologiques ou même religieux qui peuvent s’avérer importants.
Cependant, la formalisation est souvent analysée comme une condition nécessaire, mais non
suffisante de la cumulativité. Tout d’abord, un formalisme global peut être récusé en raison de
son inadéquation intrinsèque au problème posé. Ainsi, un psychologisme étroit peut
considérer que le comportement humain n’est guère formalisable, même en termes aléatoires,
du fait de la liberté de choix des acteurs. Ensuite, un formalisme plus spécifique est lui aussi
rejeté en raison de son inadaptation, au moins provisoire, à certains phénomènes. Ainsi, le
cumul du savoir d’un acteur, lorsqu’il est pratiqué sous une forme directement additive, est
critiqué en tant que le savoir est fondamentalement structuré et n’est donc pas simplement
sommable. Enfin, un formalisme va être exclu dans la mesure il distord par trop
l’interprétation d’un phénomène bien connu par ailleurs. Ainsi, une innovation technologique
peut difficilement être modélisée, comme on a tenté de le faire, par la découverte d’un
procédé qui est potentiellement déjà existant.
2. Modalités diachroniques de la cumulativité
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