Int ro duct io n a history of philosophy is impossible John Burnet 1. Le caractère de la philosophie présocratique Le point de départ pour la présente recherche était la curiosité de voir dans quelle mesure il est vrai que la philosophie dite présocratique est, comme on l’entend habituellement, orientée sur la nbF4H. Certains fragments des philosophes dits philosophes de la nature semblent n’y avoir presque aucun trait. Dans un nombre des textes on aperçoit en revanche leur intérêt pour les questions anthropologiques, y compris celles de l’affectivité. Une analyse plus détaillée a montré qu’à partir du langage des Présocratiques on décèle un vocabulaire des sentiments concrets jusqu’à pouvoir identifier plusieurs groupes de sentiments, tels que joies, tristesses, craintes, colères, dépressions, désirs, folies, soucis, hontes, courages, haines et amitiés/amours. Mais ces résultats ne vont pas être présentés ici1, le but de ce livre étant de discuter le sentiment même, la notion ou la catégorie sentiment. Pour ce qui est des Présocratiques, en les appelant les philosophes de la nature – et certains spécialistes insistent sur le fait que les Présocratiques s’intéressaient uniquement à la nbF4H –, 1 J’envisage de leur consacrer une autre publication. En attendant, on peut noter la parution récente de l’ouvrage de D. Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks ... qui traite des sentiments particuliers répartis en 11 groupes. Comme le titre l’indique les Présocratiques n’y sont pas traités mais le livre est à évoquer à cause de son explicite distinction qui importe ici: particular emotions or the category of emotion itself (p. ix). La problématique de l’affectivité comprend donc au moins ces deux perspectives distinctes: la première vise les sentiments particuliers, la seconde se rapporte au terme sentiment, ainsi qu’aux problèmes de l’affectivité comprise de façon générale, par exemple les modes du sentiment et ses dynamismes. La même distinction se trouve également in: R. Sorabji, Emotion and Peace of Mind ... , p. 1: This book is about emotion in ancient philosophy, not about particular emotions, but about what emotion is in general (...), mais les Présocratiques n’y sont pas examinés. 10 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES on nie leur intérêt pour l’anthropologie. S’il arrive d’autre part qu’on leur reconnaisse cet intérêt, on le limite au domaine de la raison seule1. A la lumière de l’affectivité on étudie depuis vingt ans environ les philosophes post–socratiques. De plus en plus de travaux découvrent ce terrain jadis négligé2 et le plus de chances eut Aristote dont les vues sur l’affectivité ont été analysées en premier3. En ce qui concerne Platon, il y a des études plus récentes4. N’y aurait–il alors aucune étude sur l’affectivité avant Platon5? Si. Apparemment il y en aurait trois. La plus récente – S. 1 B. Williams, Shame and Necessity, p. 28: (...) to think that the Greeks had from the beginning a tendency to see character and emotional dispositions in intellectual terms (...). 2 Pour la plupart il s’agit des travaux publiés en anglais et se rapportant à la philosophie hellénistique. Cf. J. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind (avec un chapitre The Emotions, pp. 103–120, dans la partie consacrée aux Stoïciens et un autre 9. Emotions and Feelings, pp. 189–199, dans la partie sur The Epicureans), J. Annas, The Morality of Happiness (le premier auteur analysé est Aristote), J. Brunschwig & M. C. Nussbaum (éd.), Passions & Perceptions ... , M. C. Nussbaum, The Therapy of Desire ... , J. Sihvola & T. Engberg–Pedersen (éd.), The Emotions in Hellenistic Philosophy ou encore le livre déjà mentionné de R. Sorabji, Emotion and Peace of Mind ... . 3 Toujours en anglais: W. W. Fortenbaugh, Aristotle on Emotion ... (Aristote y est étudié pour sa théorie générale des sentiments), M. C. Nussbaum, The fragility of goodness ... (Aristote mais aussi la tragédie et Platon), E. S. Belfiore, Tragic Pleasures. Aristotle on Plot and Emotion (contenant comme 3e partie: Pity and Fear avec, entre autres, le chapitre 6: Fear, Pity, and Shame in Aristotle’s Philosophy et le chapitre 7: Tragic Emotion). On peut citer encore, mais il s’agit d’un article, S. R. Leighton, Aristotle and the Emotions. 4 Limitées au terme thymos: L. Palumbo, Eros Phobos Epithymia. Sulla natura dell’emozione in alcuni dialoghi di Platone, J. Frère, Ardeur et colère. Le thumos platonicien. Cf. aussi les articles de R. Hursthouse, Plato on the emotions et de H. Ioannidi, Contribution à l’étude de la doctrine platonicienne du thymos. 5 O. Gigon, Les grands problèmes de la philosophie antique qui est un des rares ouvrages avec une section séparée sur les émotions (IIIe partie, chap. X, pp. 301–312) ne mentionne pas les Présocratiques, excepté Gorgias (p. 302: Les conséquences pratiques des émotions avaient déjà fait l’objet de discussions chez les sophistes; c’est ce que nous prouve une page tirée d’un essai du INTRODUCTION 11 Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy1 – séduit pas son titre mais sa première partie (Emotions in Ancient Philosophy) s’ouvre par 1. 1 Emotions and the Part of the Soul in Plato’s Republic. Il n’en est pas autrement de J. M. Cooper, Reason and emotion2 – le titre est fascinant mais c’est un recueil d’articles où les Présocratiques n’apparaissent pas3. Le plus ancien des trois est le livre de J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être4. C’est le seul qui traite de l’affectivité chez les Présocratiques, même si l’auteur ne consacre aux Présocratiques que quelques 80 pages de son livre (soit presque un cinquième5)6. Frère exprime sa prise de position dès le début: Il serait partiel et partial de ne voir dans la philosophie grecque qu’une philosophie de la raison et de la loi.7 L’analyse psychologique et métaphysique de l’affectivité débute avec plusieurs des Présocratiques8. Frère se concentre aussi bien sur les termes généraux comme thumos, phren, noos que sur les sentiments particuliers9. sophiste Gorgias). De manière générale Gigon considère, p. 302: Les historiens de la philosophie doivent trouver bien étonnant que ni Platon ni Aristote n’aient prêté une particulière attention au problème des émotions. Quand ils y font allusion, ce n’est guère qu’en passant. Mais avec l’époque hellénistique, la discussion sur ce point atteint brusquement, pour ainsi dire, son paroxysme. 1 S. Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy. 2 J. M. Cooper, Reason and emotion ... . 3 La 1ère partie commence avec Socrates and Plato, ensuite on continue avec Aristotle (2e partie) pour finir avec Hellenistic Philosophy (3e partie). 4 J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... . 5 Le fait est peu vu par C. Gill (dans son compte rendu) qui, même s’il dit, p. 228: Plato and Aristotle, to whom the book is largely devoted, dans la suite de son compte rendu ne parle pas du tout des Présocratiques. Toutefois il le résume, p. 228, ainsi: it is an important part of F.’s thesis that the Greek search for being is not a purely rational activity but is also an emotional one (...). 6 Par ailleurs, le titre a été atténué par rapport à la thèse soutenue. Cf. J. Frère, Les tendances et l’affectivité dans la philosophie grecque, des Présocratiques à Aristote. Présocratiques est désormais remplacé par les Préplatoniciens et la notion d’affectivité est supprimée. 7 J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 3. Cf. aussi p. 15: Pourtant (...) les penseurs [préplatoniciens] font place à une saine affectivité. 8 J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 3. 9 Cf. par exemple les listes données à la p. 17, p. 82, p. 111 etc. 12 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES Bien que dans l’Index rerum aucun des mots grecs ne soit traduit comme sentiment, émotion, la préférence étant donnée à la perspective volitive (tendance, désir, volonté), dans sa conclusion Frère définit son livre comme une recherche sur les puissances affectives de l’âme. Il y dit que: L’une des grandes découvertes des pionniers de la philosophie en Grèce, c’est que la raison n’a de sens que par rapport à ce qui, dans l’âme, est autre que la raison. La raison se heurte aux tendances et aux sentiments (...). Ce qu’il faut surtout souligner c’est que Frère insiste sur l’irréductibilité radicale des phénomènes d’inclination et de désir au phénomène de la connaissance réfléchie1. Il est dommage que l’ouvrage de Frère soit souvent ignoré2. Je me dois pourtant de signaler des études – et je me limite aux monographies – traitant soit d’un groupe des sentiments, soit d’un sentiment particulier, soit d’un lexème grec concret. On y trouve des chapitres ou quelques développement consacrés aux Présocratiques3. Enfin, on peut évoquer des articles ou des chapitres de livres sur les sujets plus généraux, par exemple sur la psychologie ou l’éthique anciennes4. C’est pourquoi il est curieux 1 J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 441. Cf. aussi p. 81: Les premiers penseurs de la Grece sont aussi des penseurs de l’homme; et comment penser l’homme sans discerner en lui l’importance des sentiments et du dynamisme des désirs? et p. 109: l’unité fondamentale du psychisme. 2 C’est par exemple le cas de Cooper, de Knuuttila et de Konstan. 3 Ce sont par exemple: C. E. von Erffa, Aidos und verwandte Begriffe in ihrer Entwicklung von Homer bis Demokrit, C. de Heer, 9V6"D, gÛ*"\:T<, Ð8$4@H, gÛJLPZH, J.–C. Fraisse, Philia ... , J. C. B. Gosling & C. C. W. Taylor, The Greeks on Pleasure, G. Casertano, Il piacere, l’amore e la morte ... , D. L. Cairns, Aidōs ... , E. Smoes, Le courage chez les Grecs ... . 4 Cf. A.–E. Chaignet, Histoire de la psychologie ... (une de ses conclusions concernant la période présocratique est la suivante, p. 134: Nous avons vu le rôle et l’importance de la Psychologie dans l’histoire de la philosophie antérieure à Socrate: elle est le fondement de tous les systèmes. Cependant l’ouvrage, même s’il est disponible on–line, est rarement cité. En ce qui concerne J. Château, Les grandes psychologies dans l’antiquité le premier auteur traité est Platon), E. Rohde, Psyche ... , D. B. Claus, Toward the Soul ... , J. de Romilly, „Patience mon cœur!” ... , S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... (trois des six termes que j’analyse y sont examinés, pp. 26–35, pp. 47–52, pp. 67–69). Même si ce n’est que de manière plus ou moins accessoire, l’affectivité dans la philo- INTRODUCTION 13 de voir que certains spécialistes nient explicitement la réflexion philosophique au sujet de l’affectivité avant Platon1 et que d’autres sont hésitants à cet égard2. En dehors de cet état de la recherche il existe une raison supplémentaire pour entreprendre l’analyse des fragments des Présocratiques à la lumière de l’affectivité. C’est la reprise de la problématique de l’affectivité dans les sciences humaines3. Si les auteurs retracent l’historique, non seulement ils ne mentionnent pas les Présocratiques, mais ils ne parlent même pas de la philosophie grecque ancienne. 2. Problèmes liés aux fragments des Présocratiques Le fonds étudié se trouve, sauf quelques exceptions4, dans un recueil de Hermann Diels et de Walter Kranz intitulé Die sophie présocratiques est abordée dans ces ouvrages. Un dernier exemple: à la Convention della Società Filosofica Italiana intitulé La Filosofia e le Emozioni, tenue du 26–29 avril 2001 à Urbino, des six exposés relatifs à la philosophie antique un concernait la philosophie pythagoricienne (G. Cornelli, Filosofia ed emozioni nella tradizione pitagorica), un – la philosophie aristotélicienne (G. Lombisani, Le emozioni dell’amicizia aristotelica) et trois – la philosophie de Platon: L. Palumbo, Le emozioni e il pensiero nel Fedone di Platone, S. Rotondaro, Le emozioni del riso in Platone et M. Sehdev, Sogno ed emozioni mella filosofia platonica (un autre concerne le scepticisme: E. Spinelli, Il doppio fine dello scettico: fra esercizio del logos e cedimento al pathos). Publiés in: La filosofia e le emozioni ... . 1 Cf. S. Knuuttila & J. Sihvola, How the Philosophical Analysis of the Emotions was Introduced, p. 1: The aim of this paper is to delineate the emergence of the philosophical analysis of emotions in Plato and Aristotle. Our main thesis is that certain philosophical questions pertaining to what might be called occurrent emotions were first formulated in the works of Plato and Aristotle (...). 2 Par exemple R. C. Solomon, The Philosophy of Emotions, p. 3 évoque même les Présocratiques parmi ceux qui s’intéressaient à la nature des émotions, mais puis son historique débute avec Platon et Aristote. Cf. aussi R. C. Solomon, Introduction, p. 3: Philosophers since Aristotle have explored it [emotion] (...). 3 On a affaire à une vraie mode, surtout en ce qui concerne l’intelligence émotionnelle. Les noms des auteurs de ces best–sellers sont trop bien connus pour qu’on soit obligé de les citer ici. D. M. Gross, The Secret History of Emotion, p. 27 les appelle pop–psychologists. 4 Il s’agit des deux fragments d’Empédocle publiés in: A. Martin & O. Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg. 14 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES Fragmente der Vorsokratiker1. C’est uniquement pour cette raison que j’adopte le terme Présocratiques (Vorsokratiker) plutôt que Préplatoniciens (Vorplatonischen) qu’il serait, selon Friedrich Nietzsche par exemple2, plus justifié d’utiliser. L’édition de Diels – Kranz3 comprend les témoignages (numérotation A), les mots exacts des auteurs présocratiques (ipsissima verba) (numérotation B) et les imitations (numérotation C). Seuls les fragments propres (B) seront pris en considération dans mon analyse. Cependant il ne faut pas oublier, ainsi qu’en avertissent M. Canto–Sperber et L. Brisson, que: (...) ces textes – et nous nous limiterons ici à parler des textes grecs – sont écrits dans une langue pour laquelle plus aucune personne n’est dotée d’une compétence linguistique réelle. Ce corpus ne consiste donc jamais qu’en textes écrits dont la compréhension et l’interprétation dépendent exclusivement d’autres textes écrits. Pour expliquer le sens d’un mot grec, on ne recourt pas à un locuteur, mais à un dictionnaire et à des grammaires qui eux–mêmes n’ont été conçus qu’à partir de textes écrits. Ensuite, ces textes sont des artefacts, c’est–à–dire des écrits reconstitués, à des degrés divers, par les éditeurs qui furent chargés de les établir et de les transmettre.4 Mais cette situation ne fait–elle pas penser à un cercle vicieux? Bien entendu, elle se complique encore davantage dans un cas comme celui des Présocratiques dont on ne dispose que des fragments. A titre d’exemple j’évoque un des fragments d’Héraclite d’Ephèse. Le fragment DK 22 B 122 n’est qu’un mot: •(P4$"F\0<. Que signifie–t–il? A Greek–English Lexicon de 1 La première édition de H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, est paru en 1903. Les éditions à partir de la 5e en 1934 sont élaborées par W. Kranz (l’édition de 1951 étant définitive). 2 Cf. F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, p. 84: Maintenant, il me reste encore à expliquer en particulier pourquoi je forme un groupe de philosophes “préplatoniciens” et non pas de philosophes “présocratiques”. 3 L’ouvrage est cité souvent comme DK. 4 M. Canto–Sperber & L. Brisson, Ce qu’il faut savoir avant d’aborder l’étude de la pensée antique, p. 782. Pour cette raison, et d’autres encore, ces textes ne peuvent jamais faire l’objet d’une lecture immédiate. INTRODUCTION 15 Liddell – Scott – Jones explique: •(P4$"F\0 = •:n4F$ZJ0F\H. Il reprend donc la glose du lexique byzantin la Souda qui a été la source de Diels – Kranz pour ce fragment. Pour donner l’exemple d’un contexte pour ce mot A Greek–English Lexicon renvoie au fragment d’Héraclite B 122 et il ne peut pas faire autrement, pourrait–on expliquer, car le fragment d’Héraclite, conservé par la glose de la Souda, est la seule occurrence connue de ce mot. On estime différemment la proportion de ce qui a survécu de la littérature grecque par rapport à l’état initial mais tout le monde reconnaît que la perte est immense. Comme cela ne concerne pas tous les auteurs au même degré – par exemple l’œuvre de Platon et Plotin nous est parvenue dans leur totalité – on pourrait distinguer trois niveaux de ce qu’on appelle fragment. Le premier, assez heureux encore, est celui où l’on ne dispose pas de toute la production d’un écrivain mais ce qui est conservé ce sont ses ouvrages en entier. Le second degré, c’est lorsqu’on ne dispose pas d’un ouvrage entier mais les phrases conservées sont intactes. Enfin, le troisième cas de figure – justement assez courant, certains vont dire le plus fréquemment, le cas des Présocratiques – est celui où l’on n’a que des fragments des phrases. Ces phrases sont citées par un autre auteur moins soucieux de les citer pour la postériorité que d’en faire son propre usage. Le laps de temps entre le Présocratique cité et l’auteur qui le cite peut aller jusqu’à plusieurs siècles. Ainsi, Karl Jaspers a pu dire: Comme nous n’en avons que des fragments, l’interprétation se laisse facilement aller à ajouter des choses qui n’y sont pas. Tout ici est encore enigmatique.1 Mais, à part cela, il existe une seconde raison de la difficulté d’analyser et de comprendre les Présocratiques. C’est l’ancienneté de la pensée présocratique et son caractère originaire. A ce propos on lit: Les présocratiques possèdent ce charme unique qui 1 K. Jaspers, Introduction à la philosophie, p. 167. Cf. aussi F. Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des Grecs, p. 18: A cause de cette perte, nous les jugeons involontairement en fonction de critères erronés (...). 16 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES réside dans les «commencements». Il est exceptionnellement difficile de les comprendre dans leur objectivité. Il faut pour cela essayer de se débarrasser de toute la «culture philosophique» qui nous voile l’immédiateté (...) Chez les présocratiques, une pensée essaye de prendre forme (...)1. C’est pourquoi je pense qu’il est prudent de distinguer de manière radicale deux types d’interprétation: une interprétation forte et une interprétation faible. La première c’est lorsqu’on affirme qu’il faut lire un x chez un P comme un a. L’interprétation faible c’est de proposer qu’on peut lire un x chez un P comme un a. Je me range à la seconde interprétation. Il convient également de dire un mot sur le statut des critères d’analyse. Le contexte direct, donc le fragment même, constitue le critère que l’on peut appeler interne. Mais comme les fragments des Présocratiques sont pour la plupart très fragmentaires, j’entends de longueur réduite – parfois seulement quelques mots, rarement plus d’une ou de deux phrases2 – le commentateur qui se fie au critère interne est exposé à de forts risques de surinterprétation. Il reste un autre fragment du même auteur. Ainsi on dispose de critère externe. Mais il arrive que le mot analysé n’est 1 K. Jaspers, Introduction à la philosophie, p. 167. Je ne vais pas insister sur un cas extrême, c’est–à–dire sur celui d’un philosophe qui déjà à l’époque où son œuvre était encore entier a reçu le surnom d’Obscur (Ò F6@Jg4<`H). Cf. T. Zieliński, Historja kultury antycznej w zwięzłym wykładzie, t. 1, p. 133: [Héraclite] Ne voyant pas de possibilité d’exprimer sa profonde philosophie en langue philosophique qui n’était pas encore élaborée il se sert partout d’abstraction, de symboles et d’images (...) et A. Krokiewicz, Heraklit, p. 36: Héraclite appartient aux philosophes–mystiques pensant à l’aide d’images et de symboles plutôt qu’à l’aide de notions abstraites. De même W. K. C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, t. 1, p. 403 & p. 413: a man who had at least as much in him of the prophet and poet as of the philosopher. (...) A second reason for obscurity will appear in due course, namely that the content of his thought was itself a subtlety exceeding that of his contemporaries, so that the language of his time was bound to be inadequate. Symbol and paradox were sometimes his only resource. Il se peut que les deux derniers éléments ne soient pas le trait d’Héraclite uniquement, mais aussi d’autres Présocratiques, par exemple de Parménide ou d’Empédocle. 2 Les fragment plus longs comme DK 28 B 1, DK 44 B 16, DK 82 B 11, DK 82 B 11a, DK 87 B 58 constituent la minorité. INTRODUCTION 17 attesté dans aucun autre fragment du même auteur ou qu’il y attesté mais il y est compris dans un autre sens. De son côté le contexte dans lequel le fragment est cité ne forme pas de critère. D’ordinaire, si la citation est commentée, l’auteur qui cite la pensée et la commente l’utilise selon ses vues personnelles. En réalité, il serait plus exacte de dire qu’on ne sait pas si le contexte apporte le critère ou non1. Car comment savoir si l’auteur de la citation comprend le mot, la phrase, le passage conformément à l’esprit de l’auteur cité. Diels remarque: Par exemple nous ne reconnaissons pas souvent le sens du mot vieil– allemand “Mut”, de même Aristote et Eudème rapportaient le propos d’Héraclite qu’ils ont retenu dans une forme raccourcie à la colère, sans remarquer que par ÓJ4 —< hX804 (c’est également une expression archaïque) le sens plus large du hL:`H, comprenant en lui ¦B4hL:gÃ<, est indiqué. Dans sa paraphrase d’Héraclite le Sophiste Antiphon comprend encore correctement le mot hL:`H.2 Mais c’est une supposition plus qu’une certitude de Diels et il y a des commentateurs qui vont interpréter le mot, voire le propos d’Héraclite de la même manière que l’a fait Aristote3. Ainsi le problème du critère touche à la question d’hapax. Celui–ci peut être compris à trois niveaux: hapax absolu (une seule attestation dans toute la littérature telle qu’elle est conservée), l’hapax au niveau de l’auteur et l’hapax au niveau du texte (du fragment dans le cas des Présocratiques). Le premier, comme on l’a vu pour •(P4$"F\0<, est le plus déconcertant. Mais en est–il beaucoup mieux dans les deux autres cas? Chez le même Héraclite on trouve le couple <`@H et nDZ<. Peut–on, pour expliquer le second mot, recourir aux autres Présocratiques étant 1 Et s’il l’apportait, ce serait un critère externe. H. Diels, Aus den Vorreden zur ersten Auflage (1903) in: H. Diels & W. Kranz, Die Fragmente ... , p. VI. 3 On pourrait plutôt croire que le contexte autour de la citation est un critère – voire interne –, pour examiner ce contexte même. On pourrait aussi parler d’un critère interne au niveau du passage, au niveau de l’auteur ou au niveau de tous les passages présocratiques. 2 18 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES donné que le mot nDZ< est un hapax chez Héraclite? Et pour ce qui est du mot <`@H, peut–on être aidé par deux autres fragments du même Héraclite dans lesquels le mot <`@H est attesté1? On souhaiterait avoir plusieurs occurrences du même mot dans le même fragment. Malheureusement, c’est rare. Pour les fragments analysés cela n’arrive que quatre fois. Un autre problème c’est l’état et le statut du fragment. Il se trouve que les éditeurs changent la leçon donnée par les sources. Ainsi dans le fragment d’Epicharme B 43 <`@< est la correction de <`:@< de la tradition manuscrite et dans le fragment de Démocrite B 262, inversement, <@Ø< des manuscrits a été remplacé par <`:@<. Qui plus est, l’explication d’une telle correction est la plupart du temps laconique. Elle laisse supposer que la correction est arbitraire (pour que le sens soit plus clair). D’autres fois c’est l’authenticité du fragment qui est rejetée ou mise en doute par certains. Lorsqu’il s’agit d’un fragment important pour l’analyse de l’affectivité, alors que ces fragments sont déjà peu nombreux, c’est considérable. Il semble que c’est le cas de plusieurs fragments parmi les plus pertinents pour l’analyse de l’affectivité. Souvent ce qui constitue un argument puissant en faveur d’une opinion concernant l’affectivité est ainsi rejeté comme ne pouvant être des Présocratiques justement parce que l’admettre ce serait aller à l’encore de l’image qu’on se fait de ces Présocratiques. La cause du rejet est cette même puissance de l’argument dont j’envisage de me servir2. Ce qui complique la compréhension d’un fragment ce sont parfois les difficultés syntactiques – et dans le cas d’un court passage il est délicat de trancher pour une ou autre solution – et aussi l’usage de métaphores dans des contextes ayant trait à l’affectivité3. 1 Comme on verra, la divergeance des traductions de ces deux mots dans ce fragment est impressionnante. 2 Cf. DK 22 B 115, DK 44 B 16, DK 68 B 31, DK 68 B 146, DK 68 B 236. 3 Cet élément n’est pas exclusif aux Présocratiques. On peut rappeler le propos quasi explicite par lequel D. Hume, A Treatise of Human Nature II, III, III, p. 415 introduit sa fameuse image: We speak not strictly and philosophically INTRODUCTION 19 when we talk of the combat of passion and of reason. Cf. aussi J. R. Searle, Expression and meaning ... , p. 114: If the question is interpreted as meaning, “Does every existing language provide us exact devices for expressing literally whatever we wish to express in any given metaphor?” then the answer is obviously no. It is often the case that we use metaphor precisely because there is no literal expression that express exactly what we mean. 20 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES INTRODUCTION 21 22 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES INTRODUCTION 23 24 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES