Chapitre 1 LA PHILOSOPHIE À L’ÉPOQUE DE LA GRÈCE CLASSIQUE Les Grecs étaient disséminés dans des cités du pourtour méditerranéen, allant du sud de l’Italie à l’Asie Mineure (la partie occidentale de l’actuelle Turquie) en passant par la péninsule grecque. Ces cités se sont multipliées à la suite d’une colonisation progressive (entre le IX e et le VI e siècle av. J.-C.) : les plus connues d’entre elles sont Athènes, Sparte, Thèbes, Corinthe dans la péninsule grecque ; Milet, Éphèse sur les côtes d’Asie Mineure ; Syracuse, Agrigente, Tarente, Élée, etc., en Sicile et en Italie du Sud (c’est-à-dire en Grande Grèce). Les Grecs avaient en commun une langue, des dieux, des jeux dits panhelléniques, comme les jeux olympiques, et se distinguaient ensemble des « barbares », à savoir des non-Grecs. Chacun se sentait appartenir corps et âme à sa cité, animé par un civisme et un patriotisme sans faille. Spartiates et Athéniens étaient ainsi dans une incessante rivalité, car leur cité s’opposait par leurs institutions, l’une était aristocratique, l’autre démocratique. Athènes, après avoir contribué largement à la victoire de l’ensemble des Grecs sur les Perses, au début du Ve siècle, s’est trouvée avoir une position dominante sur les autres cités. Et même si elle a été affaiblie par la guerre qui l’a opposée à Spartes au Ve siècle (guerre du Péloponnèse), son rayonnement intellectuel et artistique fut considérable et durable. On peut dire que la philosophie et la science (les mathématiques cultivées pour elles-mêmes, l’astronomie, un début de physique rationnelle) sont nées en Asie Mineure, en Italie du Sud et en Sicile, entre le VIIe et le Ve siècle (avec les présocratiques, dont Thalès et Pythagore). Mais c’est à Athènes, au Ve siècle, que la philosophie a pris réellement son essor, avec l’enseignement de Socrate, dont Platon fut le disciple. Ce développement de la philosophie est inséparable de l’intérêt passionné qu’on portait à la pratique du logos (la parole ou la raison), à la rhétorique ou à l’éloquence, essentielle à la vie démocratique de la cité (il fallait savoir parler dans les assemblées), mais également à la poésie, à la tragédie en particulier. 9 1 LES PRÉSOCRATIQUES On appelle « présocratiques » ces sages (à la fois philosophes et physiciens) qu’on situe, historiquement et philosophiquement, avant Socrate. Ils s’efforcent de construire des systèmes de la nature – des cosmologies – qui ne s’appuient ni sur la mythologie ni sur la théologie. L’ÉCOLE IONIENNE Les premiers philosophes savants à avoir tenté de construire une cosmologie rationnelle dans l’Antiquité, venaient de Ionie (en Asie Mineure) : Thalès de Milet (VIIe siècle), Anaximandre et Anaximène de Milet et Héraclite d’Éphèse (VIe siècle). Ils ont en commun de penser les processus de transformation des corps dans la nature à partir d’un principe originel. Pour Thalès, tout provenait de l’eau. L’eau engendre la terre, comme son élément résiduel, mais aussi l’air (la vapeur d’eau), qui lui-même est capable de s’enflammer dans le ciel (tel le soleil). L’eau est ce qui nourrit la terre (comme le montre la richesse de l’Égypte venant du Nil); nos ancêtres étaient les poissons. On attribue à Thalès les premiers calculs savants sur la similitude, et leurs applications dans le domaine de la navigation et de l’astronomie. On sait très peu de choses d’Anaximandre et Anaximène; sinon que le premier affirmait que tout dérivait d’un principe matériel indéterminé, analogue au chaos, et que le second faisait tout dériver de l’air qui, en s’enflammant et en se raréfiant, formait des astres qui tournent autour de la terre, ou bien, en se condensant, devenait eau ou terre. Citations Héraclite, quant à lui, faisait tout dériver du feu, comme en témoignent la « Tout coule. » combustion, la fusion, l’évaporation. Tout « La guerre est le père de toute chose. » naît du feu, mais tout périra par le feu. « C’est de ce qui est en lutte que naît la D’où l’idée chez Héraclite, reprise par les plus belle harmonie ; tout se fait par disstoïciens, d’un éternel retour. Le monde corde. » s’embrasera pour renaître à nouveau de « La nature aime se dérober à nos ses cendres. yeux. » Héraclite. Héraclite souligne surtout le caractère changeant des choses : « Tout coule » ; « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Rien ne demeure, tout devient aussi son contraire : le jour devient nuit, la nuit le jour, la vie mort, la mort vie, etc. C’est que cette contradiction entre les choses est le moteur du devenir. D’où cette autre formule célèbre : « La guerre est le père de toutes choses. » Ou encore : « C’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie; tout se fait par discorde. » Car que tout se transforme n’implique pas qu’on a affaire à un chaos, ou au pur désordre, mais bien plutôt à une harmonie. Une sagesse gouverne l’univers. Héraclite dit aussi « le logos (la raison) gouverne toutes choses ». 10 Parmi les premiers présocratiques se dresse une figure isolée, celle de Xénophane (de Colophon), célèbre pour s’en être pris à l’anthropomorphisme de la religion : si les chevaux et les bœufs pouvaient peindre leurs dieux, ils leur donneraient des figures de chevaux ou de bœufs, fait remarquer Xénophane. « Il n’y a qu’un seul Dieu… qui ne ressemble aux mortels ni par le corps, ni par la pensée. » Déjà Héraclite s’en prenait à la façon dont Homère nous dépeignait les dieux. La critique de la façon populaire de se représenter les dieux se retrouvera chez Platon. L’ÉCOLE D’ÉLÉE On oppose traditionnellement à l’école ionienne l’école d’Élée. Élée se trouve en Italie du Sud, à l’ouest de la péninsule grecque. Les noms rattachés à cette école sont ceux de Parménide et de son disciple Zénon d’Élée, tous deux du Ve siècle avant Jésus-Christ. On oppose Parménide à Héraclite, comme le philosophe de l’Être au philosophe du Devenir. En effet, Parménide, dans le fameux poème qui nous est resté de lui, dit : « Il est impossible que l’Être ne soit pas ou que le non-Être soit. » « L’Être est, le non-Être n’est pas. » L’être désigne simplement tout ce qui est, autrement dit le monde dans son ensemble. Il est contradictoire en effet de dire que le monde peut n’avoir pas été avant d’être, ou qu’il ne soit plus un jour après avoir été. Car du non-être on ne peut dériver de l’être, et jamais de l’être ne peut devenir du non-être. La naissance ou la mort de l’univers (de l’être) sont impensables. Cela implique aussi que le temps et le mouvement ne sont que des apparences. On peut bien avoir l’impression que tout change, et que le temps passe, mais fondamentalement le même monde demeure. Il est. S’il est, il est éternellement présent. Il ne sera pas. Il n’a pas été. Zénon développe toutes sortes de paradoxes logiques montrant qu’il est impossible de penser sans contradiction le mouvement ou le changement. S’il est possible de diviser la ligne que parcourt un mobile en une infinité de points, il faudra une infinité de temps à ce mobile pour la parcourir (Achille, par exemple, ne rattrapera jamais la Tortue partie avant lui). PYTHAGORE L’Italie du Sud fut par ailleurs le berceau du pythagorisme. Pythagore, né à Citations Samos, s’est établi à Crotone au VIe siècle. Il y aurait créé une commu« Jamais il (l’Être) n’était ni ne sera, puisqu’il est maintenant, tout entier à la nauté dont les pratiques religieuses, la fois, un, d’un seul tenant. » Parménide. philosophie connurent une grande posté« C’est la nature du nombre qui apprend rité. Pour le pythagorisme, comme pour à connaître, qui nous sert de guide, qui l’orphisme, nos âmes d’origine céleste nous enseigne toutes choses, lesquelles, divine sont tombées dans des corps. Le sans cela, resteraient impénétrables. » corps (sôma) est le tombeau (sèma) de D’après Philolaos, pythagoricien du l’âme. Les âmes des vivants (végétaux, Ve siècle av. J.–C. animaux, hommes) sont multiples et, cependant, reliée entre elles par l’âme commune du monde. D’où l’interdiction de sacrifier des animaux et la pratique du végétarisme, et la croyance en la réincarnation. 11