aspects du scientisme dans l`article « émotion » (paul fraisse).

ASPECTS DU SCIENTISME DANS L'ARTICLE « ÉMOTION » (PAUL
FRAISSE). ESSAI D'ANALYSE RHÉTORIQUE DE CINQ PHRASES
INTRODUCTIVES
Philippe Spoljar
ERES | Nouvelle revue de psychosociologie
2014/1 - n° 17
pages 193 à 205
ISSN 1951-9532
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2014-1-page-193.htm
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Pour citer cet article :
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Spoljar Philippe, « Aspects du scientisme dans l'article « Émotion » (Paul Fraisse). Essai d'analyse rhétorique de cinq
phrases introductives »,
Nouvelle revue de psychosociologie, 2014/1 n° 17, p. 193-205.
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Aspects du scientisme
dans l’article « Émotion » (Paul Fraisse)
Essai d’analyse rhétorique
de cinq phrases introductives
Études
Philippe Spoljar
Dans le champ des sciences humaines et sociales prospère cette forme moderne de
croyance que désigne le terme de « scientisme ». Un désir insistant de quantification,
une méthodologie essentiellement « objectivante », un usage généreux des formalis-
mes et styles rédactionnels scientifiques, une sensibilité mesurée aux démentis oppo-
sés par la réalité
1
en constituent les attributs les plus communs. C’est un aspect formel
de cette idéologie à l’œuvre dans la psychologie dite scientifique
2
que nous souhaitons
ici détailler en analysant le segment précis des cinq premières phrases d’un article de
Paul Fraisse intitulé « Émotion » (Fraisse, 1995). Notre attention se portera sur diffé-
rentes figures de rhétorique qui visent à « agir sur les destinataires de son discours,
pour leur faire avoir une opinion » (Molinié, 1992, p. 6).
P. Fraisse est une figure éminente de la psychologie expérimentale, spécialiste de la
perception du temps, du rythme, de la moire des mots et des images. Outre ses
nombreux travaux de recherche, il a publié des ouvrages de synthèse (Fraisse, 1966)
et codirigé avec Jean Piaget, en neuf volumes, le Traité de psychologie expérimentale,
paru en 1963, qui fera autorité pendant un quart de siècle. C’est P. Fraisse qui rédigera
lui-même le chapitre « Les émotions » du cinquième tome Motivation, émotion et
Philippe Spoljar, maître de conférences en psychologie clinique, université de
Picardie Jules-Verne, département de psychologie, chercheur au Centre d’histoire
des sociétés, des sciences et des conflits (u p j v ). [email protected]
1. Voir par exemple dans le domaine de l’économie, toujours présentée comme
exemplaire de démarche scientifique au sein des sciences « molles » grâce à ses
modèles mathématiques : L. Cordonnier, « Pourquoi les économistes se sont-ils
trompés à ce point ? » (2011).
2. Une analyse épistémologique approfondie a été faite par E. Jalley, notamment
dans sa Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle
une science ? (2007).
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personnalité (Fraisse, 1963), rassemblant les connaissances représentatives de la
psychologie expérimentale à cette époque et sur ce sujet. S’inspirant de cette
première étude, l’article « Émotion » paraîtra dans la deuxième édition de l’Encyclo-
paedia Universalis en 1984 et sera maintenu dans toutes les rééditions jusqu’à la
version électronique actuellement en vigueur. L’intérêt de ce texte, aux yeux de
l’auteur, lui a valu d’être reproduit dans le recueil Pour la psychologie scientifique.
Histoire, théorie, pratique (Fraisse, 1988a).
Cet article s’inscrit dans une longue tradition psychologique née vers le milieu du xix
e
,
essentiellement fondée sur les travaux de laboratoire, qui culminera avec l’autonomi-
sation de la psychologie universitaire dans les années 1960, P. Fraisse ayant large-
ment contribué à cette émancipation de la tutelle philosophique pour en affirmer la
scientificité, suivant ce principe que « toute psychologie fondamentale ou appliquée
part de l’étude du comportement » (Fraisse, 1982, p. 24), précisant toutefois que
« les situations ne sont qu’un déclencheur. Elles doivent être interprétées par
l’homme » (ibid.). Il s’agit ainsi d’un article de référence, fait par un auteur de réfé-
rence et publ dans une encyclodie également de référence, ce qui leste le propos
d’une autorité scientifique et morale que l’on hésite à contester
3
.
Ce thème de l’émotion apparaît toutefois susceptible de s’appréhender selon des
angles disciplinaires et des référentiels théoriques différents, voire contradictoires, et
c’est en tant qu’un tel choix est non seulement possible mais également nécessaire
que réside l’intérêt épistémologique de considérer ce qui sera présenté comme la
vérité du phénomène révélée par la seule démarche pertinente. L’affirmation de
rigueur et de sérieux que fait valoir la psychologie scientifique tend à assurer dans
l’ordre du savoir la supériorité de sa démarche et permet d’aspirer, dans l’ordre du
pouvoir, à la plus grande légitimité institutionnelle. Ceci reste sans doute vrai de la
plupart des paradigmes tendanciellement dominants au sein des institutions universi-
taires, mais d’autres enjeux sont également discernables. Une réflexion sur un thème
aussi circonscrit que l’émotion peut en effet également promouvoir en filigrane une
vision normative de l’homme et de la société, en contribuant à la construction d’une
représentation collective de l’individu « adapté » à son environnement et répondant
ainsi à certaines attentes sociales que nous essayerons de préciser.
La première partie de notre réflexion porte sur l’introduction du texte, en tant que
temps et lieu d’ouverture d’un discours qui pose ses fondations, c’est-à-dire situe un
espace d’intelligibilité et dessine les contours d’un type de rationalité selon son para-
digme de référence pour construire son objet, ceci de façon largement implicite. Est
précisément en question dans cette étude la forme d’un énoncé, modelée par de
multiples stratégies rhétoriques qui contestent son objectivité face à une réalité suppo-
sée se livrer « telle qu’en elle-même » à un regard suffisamment consciencieux. Cet
article débute par les phrases suivantes :
3. Cette réticence a été ainsi décrite par B. Matalon (1996, p. 10) : « Après avoir
constitué pendant longtemps un élément de critique et de subversion face aux
autorités traditionnelles, la science est devenue, dans notre société occidentale
de la deuxième moitié du x xe siècle, la principale source d’autorité et de légiti-
mation. Il est maintenant difficile de s’opposer à ce qu’on affirme être “scientifi-
quement prouvé”. »
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« On peut définir l’émotion comme un trouble de l’adaptation des
conduites. En délimitant une catégorie précise de faits psychologiques,
cette définition exclut des acceptions trop vagues du mot “émotion”,
comme dans l’expression “une émotion esthétique”, et plus généralement
l’emploi du mot “émotion” comme synonyme de “sentiment”. Les sources
de l’ambiguïté du concept d’émotion apparaîtront nettement par la suite ;
mais on peut admettre dès l’abord cette définition si on veut bien reconnaî-
tre que subsumer sous un même mot la colère ou la peur et les sentiments
de plaisir et de déplaisir, c’est s’enfermer dans de faux problèmes et se
condamner à la confusion intellectuelle. »
Expliciter les troubles de la conduite que nous nommons émotion renvoie à une expé-
rience complexe qu’il est difficile de décrire. L’expérience émotionnelle est conscience
de troubles de la perception et de la représentation, dintenses sensations musculaires
et viscérales, mais aussi de réactions émotives que nous saisissons dans notre compor-
tement comme dans celui d’autrui. »
À partir de ces prémisses l’auteur développe les rubriques intitulées « L’émotion
comme conduite », « Les situations émouvantes » et « Les réactions émotives »,
insistant largement sur les désordres causés par des réactions émotionnelles et souli-
gnant les effets de leur essentielle inadaptation.
Ces toutes premières phrases de l’article mettent en place une axiomatique soutenue
par plusieurs évidences non problématisées et par l’élimination très rapide de « quan-
tités négligeables » et autres points de vue « infondés ». Le mouvement de délimita-
tion du propos opère un découpage préliminaire assez radical portant sur la nature, la
consistance et la réalité même des phénomènes étudiés. Un implicite installe une
scène ordonnée sur laquelle va pouvoir se déployer ultérieurement une méthodologie
dont la rigueur formelle serait garante de vérité. L’objet résiduel, l’émotion, dont une
meilleure connaissance nous est proposée, apparaît comme la résultante d’une multi-
tude d’opérations opaques de cadrage et filtrage. Cette épure du réel qui permet de
glisser un lambeau de réalité sous l’optique de son microscope confine à la virtualisa-
tion de cette réalité qui pourra alors s’inscrire dans un ensemble constituant « l’homme
expérimentable ». Après quoi le déploiement des produres peut se maintenir dans
un espace de pensées et d’objets homogènes, dans une réalité pacifiée et aménagée
pour éviter toute tension épistémologique. Cet imaginaire est engendré par l’efficacité
d’un énoncé dont nous proposons une brève analyse « littéraire ».
les procédés r h é t o riqu e s
« On peut définir l’émotion comme… » : l’emploi de ce pronom justement appelé
impersonnel, « on », donne d’emblée l’impression d’être face à un énoncé à validité
universelle, indépendant de l’énonciateur, caractéristique de la démarche scientifique
dans la mesure une loi ne peut dépendre des singularités de celui qui l’énonce. Il
existe toutefois suffisamment de contradicteurs à l’évaluation proposée du phéno-
mène émotionnel pour justifier la relativisation d’un statut qui se situerait au-delà de
tout débat contradictoire. Les différentes branches de la psychologie proposent
d’autres approches qui s’inscrivent elles-mêmes dans des paradigmes différents et
transversaux à ces sous-disciplines. Au demeurant, si l’on peut ainsi définir l’émotion,
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on pourrait donc, en toute logique, la définir autrement, ce qui est attendu dans une
visée encyclopédique du savoir, ce dont l’article ne fait aucunement état : « on peut »
signifie « on doit ».
« un trouble de l’adaptation des conduites » : il s’agit donc d’un trouble. L’émotion
serait ainsi, objectivement, en tout état de cause, un fait d’essence pathologique.
P. Fraisse aurait pu considérer initialement l’émotion comme un éprouvé (parfois
agréable, parfois pénible) ou bien comme un phénomène plus global, mais le caractère
morbide s’impose comme essentiel, quasiment ontologique, assurément primaire.
Dans « Les émotions », cette question « fort débattue depuis cinquante ans » restait
encore ouverte : « L’émotion est-elle un désordre de la conduite ou au contraire une
réaction organisée ? » (Fraisse, 1963, p. 114). La prééminence pathologique était
toutefois déjà largement accentuée, étayée en ce sens sur certaines considérations de
P. Janet (1928) et également d’H. Wallon (1949). Cette position est désormais consi-
dérée comme définitivement acquise. Sans avoir circonstancié la délicate distinction
entre le normal et le pathologique, l’auteur relègue dans le seul registre de l’anomalie
un phénomène aussi large et polymorphe. Remarquons ici que l’image d’une normalité
exempte de tout parasitage émotionnel s’évalue dans d’autres savoirs comme carac-
téristique d’un état pathologique. C’est alors cette adaptation non troublée émotion-
nellement qui doit être considérée comme un trouble. Il s’agit par exemple de la
« pensée opératoire » (Marty), de « l’alexithymie » (Pédinielli), du « banal » (Sami-Ali),
du « faux-self » (Winnicott) qui s’exprime par exemple dans le « syndrome de l’enfant
sage ».
« En délimitant une catégorie précise de faits psychologiques » : il y a donc un donné
empirique dont on ne saurait douter, ces « faits », d’emblée associés à un certain type
de désordres. Ce qu’est un fait psychologique est non problématisé, puisqu’il ne s’agit
guère d’autre chose que d’un fait physiologique. S’il est peu contestable de devoir
procéder à une distinction entre émotion et sentiment, l’imposition d’une coupure bien
nette entre les deux champs sémantiques reste tout à fait artificielle, laissant croire
ou du moins supposant que l’on opère le réglage d’un mot comme on procède à la
mise au point d’un instrument de mesure. Elle permet avant tout d’éviter la mise en
défaut d’un appareillage méthodologique qui, en tant que tel, n’a aucun moyen d’éva-
luer ces termes, mais seulement de mettre en œuvre les variables dites « opération-
nalisées », essentiellement dépendantes de la théorie. Au centre se trouverait donc un
phénomène émotionnel à saisir tel qu’en lui-même, compris comme une manifestation
pleine, immédiate et authentique de la alité, autour de laquelle se dispersent des
scories dont on ne sait que faire et qui vont être méthodiquement évacuées.
Le terme « catégorie » est essentiel, mais il ne peut que renvoyer à une opération
complexe dans la mesure l’activité catégorisatrice intervient également, dans le
champ des sciences humaines, sur la constitution même de l’objet à connaître, s’agis-
sant de « catégories interactives » (Hacking, 2001). La connaissance scientifique
ambitionne de saisir non pas des essences mais des relations, et « si ces rapports sont
dans la nature, l’identification des éléments de comparaison, le choix de tel ou tel
caractère supposé différenciant comporte une part d’arbitraire » (Grange, 2011, p. 4).
L’auteur s’en tient pourtant à ces naturalia qui s’offrent directement aux sens
– « Observer, c’est se contenter de voir », résume Foucault (1966, p. 146) – confor-
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