Nouvelle Revue de psychosociologie - 17
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on pourrait donc, en toute logique, la définir autrement, ce qui est attendu dans une
visée encyclopédique du savoir, ce dont l’article ne fait aucunement état : « on peut »
signifie « on doit ».
« … un trouble de l’adaptation des conduites » : il s’agit donc d’un trouble. L’émotion
serait ainsi, objectivement, en tout état de cause, un fait d’essence pathologique.
P. Fraisse aurait pu considérer initialement l’émotion comme un éprouvé (parfois
agréable, parfois pénible) ou bien comme un phénomène plus global, mais le caractère
morbide s’impose comme essentiel, quasiment ontologique, assurément primaire.
Dans « Les émotions », cette question « fort débattue depuis cinquante ans » restait
encore ouverte : « L’émotion est-elle un désordre de la conduite ou au contraire une
réaction organisée ? » (Fraisse, 1963, p. 114). La prééminence pathologique était
toutefois déjà largement accentuée, étayée en ce sens sur certaines considérations de
P. Janet (1928) et également d’H. Wallon (1949). Cette position est désormais consi-
dérée comme définitivement acquise. Sans avoir circonstancié la délicate distinction
entre le normal et le pathologique, l’auteur relègue dans le seul registre de l’anomalie
un phénomène aussi large et polymorphe. Remarquons ici que l’image d’une normalité
exempte de tout parasitage émotionnel s’évalue dans d’autres savoirs comme carac-
téristique d’un état pathologique. C’est alors cette adaptation non troublée émotion-
nellement qui doit être considérée comme un trouble. Il s’agit par exemple de la
« pensée opératoire » (Marty), de « l’alexithymie » (Pédinielli), du « banal » (Sami-Ali),
du « faux-self » (Winnicott) qui s’exprime par exemple dans le « syndrome de l’enfant
sage ».
« En délimitant une catégorie précise de faits psychologiques » : il y a donc un donné
empirique dont on ne saurait douter, ces « faits », d’emblée associés à un certain type
de désordres. Ce qu’est un fait psychologique est non problématisé, puisqu’il ne s’agit
guère d’autre chose que d’un fait physiologique. S’il est peu contestable de devoir
procéder à une distinction entre émotion et sentiment, l’imposition d’une coupure bien
nette entre les deux champs sémantiques reste tout à fait artificielle, laissant croire
ou du moins supposant que l’on opère le réglage d’un mot comme on procède à la
mise au point d’un instrument de mesure. Elle permet avant tout d’éviter la mise en
défaut d’un appareillage méthodologique qui, en tant que tel, n’a aucun moyen d’éva-
luer ces termes, mais seulement de mettre en œuvre les variables dites « opération-
nalisées », essentiellement dépendantes de la théorie. Au centre se trouverait donc un
phénomène émotionnel à saisir tel qu’en lui-même, compris comme une manifestation
pleine, immédiate et authentique de la réalité, autour de laquelle se dispersent des
scories dont on ne sait que faire et qui vont être méthodiquement évacuées.
Le terme « catégorie » est essentiel, mais il ne peut que renvoyer à une opération
complexe dans la mesure où l’activité catégorisatrice intervient également, dans le
champ des sciences humaines, sur la constitution même de l’objet à connaître, s’agis-
sant là de « catégories interactives » (Hacking, 2001). La connaissance scientifique
ambitionne de saisir non pas des essences mais des relations, et « si ces rapports sont
dans la nature, l’identification des éléments de comparaison, le choix de tel ou tel
caractère supposé différenciant comporte une part d’arbitraire » (Grange, 2011, p. 4).
L’auteur s’en tient pourtant à ces naturalia qui s’offrent directement aux sens
– « Observer, c’est se contenter de voir », résume Foucault (1966, p. 146) – confor-
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