La refondation, deux ans… Et si l`on s`attaquait enfin aux

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Pierre Frackowiak
La refondation, deux ans…
Et si l’on s’attaquait enfin aux fondations ?
L’annonce d’une refondation de l’école après des années de destruction systématique qui ont,
au-delà des aspects quantitatifs, profondément marqué les esprits, a soulevé une grande espérance.
Les difficultés de la « rénovation pédagogique » des années post 68 malgré la conquête de la
formation continue pour les instituteurs, les faiblesses de l’éducation prioritaire, l’abandon de la loi
« révolutionnaire » (« l’élève au centre du système ») de 1989, l’indigence du discours politique et
l’absence de débat idéologique sur l’éducation avaient émoussé, pour le moins, la vigueur des
combats des rêveurs, des progressistes, des démocrates soucieux de construire une autre école, une
autre éducation, pour le 21ème siècle. Le syndrome a particulièrement dégradé la capacité des
enseignants eux-mêmes à s’engager dans la construction du futur. Il faut dire que le développement de
« l’administratisation », du technicisme, de l’autoritarisme, de l’effroyable pilotage par les résultats
négligeant de travailler sur les causes profondes de l’échec scolaire et sur les comportements qui
produisent, au moins en partie, ces résultats, n’ont pas été des facteurs facilitateurs. Hors de lieux
paradisiaques que les hiérarques s’empressent de montrer aux ministres en retournant
provisoirement une manche de leur veste, on ne parle que de morosité, de doute, de
découragement persistant, d’absence d’engagement, de souffrance au travail pour les
enseignants et d’ennui terrible pour les élèves…
La succession de trois ministres pour un projet qui s’inscrit nécessairement dans la durée, et
même si possible, dans un temps long qui n’est pas celui de l’électoralisme à court terme, a sans doute
été un frein plutôt qu’un stimulus. Le refus obstiné et incompréhensible de remettre en cause les
pratiques hiérarchiques oppressantes de la pyramide Education Nationale pour libérer les énergies et
redonner de la confiance, n’a guère été un élément favorable, bien au contraire. Quand on lit les
remontées du terrain sur les comportements totalitaires d’une partie importante de l’encadrement qui
semble encore soumis au formatage sarkoziste, on comprend que, deux ans après, la refondation
balbutie. Les témoignages de comportements aberrants s’accumulent : menaces, pressions, contrôles,
sanctions, baisses de notes, interrogatoires, leçons de morale au dernier étage des inspections
académiques, l’exigence de poursuivre comme avant (nouveaux vieux programmes de 2008,
évaluations, paperasse… ) puisqu’il n’y a rien de nouveau. Pour une immense majorité d’enseignants,
rien n’a changé malgré les réparations et les postes. Comment refonder dans un tel climat ?
La peur des ruptures
L’intoxication de l’opinion publique pour laquelle la refondation n’a pas de sens en soi, persiste
et s’aggrave avec l’accumulation d’annonces et avec la tendance à se laisser entraîner dans des
débats secondaires qui n’ont que peu d’intérêt, mais qui permettent toujours d’éviter les problèmes. On
a commencé fort avec le temps scolaire qui a complètement occulté les vrais enjeux de la refondation.
La réduction de la journée scolaire n’a aucun rapport avec la refondation. On peut toujours modifier les
horaires… Si on ne change pas les programmes, les contenus, les pratiques, les regards, on ne
changera rien. La droite est passée de 4 jours et demi à 4 jours sans rien changer au fond. La gauche
repasse à 4 jours et demi… sans rien changer au fond. Ce balancier dont le pivot n’avance pas, est
une illustration du conservatisme qui lui, avance et, pour reprendre une expression d’Edgar Faure
après 68, « on ne sait pas comment l’arrêter ». La juxtaposition laborieuse et incertaine des TAP
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n’impacte pas l’école, elle ne la modifie en rien jusqu’à présent. Il est même impossible pour l’heure
d’affirmer que cette réforme réduit la fatigue des élèves, les changements de lieux, d’intervenants,
l’agitation dans les passages entre les différentes activités génèrent même un autre type de fatigue. Or
la réduction de la fatigue était un des objectifs majeurs annoncés.
Après le temps scolaire (plutôt le « temps » que les « rythmes », concept qui n’a pas de sens),
on s’amuse à débattre des notes, de l’écriture à la plume sergent major, etc… A chaque fois, on
s’éloigne des vrais problèmes. En quoi les notes, le stylo, la télévision, le clavier, le tableau blanc
informatique ont changé l’école ? Le débat sur le b-a ba revient à grand pas pour encombrer encore
davantage le paysage… Cette dispersion noie les vrais problèmes et on semble se délecter en
acceptant de s’y plonger. On devient alors complice du conservatisme. Même le débat sur les
inégalités, sur les décrocheurs, sur l’éducation prioritaire, aussi légitimes et importants soient-ils,
contribuent, si l’on n’y prend garde, à chasser des esprits l’exigence de changer l’école elle-même. Si
l’on continue à se focaliser sur des dispositifs, sur les marges du système, on ne touchera pas au
cœur. Pire, on fournira des alibis à ceux qui considèrent que l’école est réservée à des élèves
formatés, et que dès qu’un élève sort du format, il ne relève plus du système, mais de dispositifs, de
moyens parallèles, voire, ce qui est encore pire, du secteur médical. La médicalisation de la difficulté
scolaire est un danger mortel pour l’école.
Dans un tel contexte, il y a peu de chances de donner de l’enthousiasme, de mobiliser les
acteurs éducatifs, de construire le concept d’éducation globale, de progresser dans la réflexion sur
l’éducation et le territoire. D’autant que l’on a perdu beaucoup de temps et qu’il en reste peu.
Les annonces parcellaires, les affichages d’intentions, les brouillons de socle et de
programmes, exercices d’équilibrisme incertain qui permettent de fuir les ruptures nécessaires,
ne peuvent pas être déterminants. Ils sont toujours l’œuvre de théoriciens très éloignés des réalités
du terrain. On peut toujours théoriser, débattre dans l’entre soi, produire de très beaux textes. Si l’on
ignore qu’un enseignant dans une école ne croit plus à rien, est submergé par les écrits, les notes de
service, les tableaux à remplir pour hier, les injonctions en cascade, écrasé par le cumul du projet de
territoire quand ce projet concerne l’école, du projet d’école, du projet de cycle, du socle, des
programmes, on court à l’échec comme cela a été le sort de quasiment toutes les réformes dans
l’histoire de l’école. Quand on ajoute, que, dans un climat de défiance, il faut « se taper » 14 ou 20
pages de notice préparatoire à l’inspection, 10 pages de préparation pour un remplaçant en cas
d’absence, consulter sa messagerie professionnelle sur son ordinateur personnel le soir et le weekend, rédiger des fiches de préparation selon un modèle imposé par l’inspecteur, différent de celui exigé
par l’inspecteur précédent, alors que, dans le même temps, on parle de simplification administrative, on
ne s’étonne pas que les enseignants ne veuillent plus entendre parler de rien et « font semblant » pour
se fondre dans le règne de l’apparence, après avoir rangé tous les documents au fond d’un tiroir. Ils
continuent à faire comme ils veulent et comme ils savent. Il est vrai que l’appareil est loin d’être sevré
du sarkozisme. L’obéissance est devenue la principale qualité professionnelle, étouffant toute
mobilisation de l’intelligence collective.
Il n’y aura pas de refondation sans rupture avec des pratiques d’un autre temps, il n’y
aura pas d’amélioration de la réussite scolaire sans confiance, sans bonheur d’apprendre et
d’enseigner, sans liberté.
Il n’y aura pas refondation sans changement de climat, de mentalités, de modes de
fonctionnement, de méthodes. Les plus beaux textes et les moyens supplémentaires n’y
changeront rien.
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La refondation est-elle donc condamnée ?
De nombreux pédagogues, des militants des mouvements pédagogiques (l’oxygène de l’école),
des citoyens attachés à la démocratie et soucieux de l’avenir de l’éducation à long terme le craignent,
car, incontestablement, cette affaire est « mal partie ». Elle l’était dès le départ, quand il a fallu attendre
les instructions descendant du haut de la pyramide plutôt que de procéder de manière inverse, en
mobilisant tous les acteurs de l’école, tous les porteurs de savoirs, sur un territoire et permettre plutôt
que d’imposer…
Je ne suis guère optimiste et je l’ai dit, au risque de déplaire, depuis longtemps. Je garde un
peu d’espoir néanmoins si l’on accepte de briser les carcans, de libérer les forces vives du terrain, de
mobiliser la population, de faire confiance, de changer les états d’esprit, de lutter très vite contre la
technocratie en marche, contre le règne des prétendus experts qui n’ont jamais su faire l’école et qui
n’y mettent pas un pied depuis qu’ils l’ont quittée comme élève mais qui pensent pour les autres,
contre la déshumanisation.
On peut encore sauver la refondation et même le soldat Peillon qui a eu au moins le courage
de la lancer. Certes le temps scolaire et la frilosité, et sans aucun doute l’absence de débat
idéologique national, ont eu raison de lui. Trois leviers pourraient encore changer la situation
avant que les acteurs ne soient complètement chloroformés par la pyramide Education
Nationale
1. Mobiliser la Nation sur l’idée que l’école du futur ne peut pas être l’école du passé
dépoussiérée et colorisée
2. Revenir d’urgence au territoire et redéfinir la notion
3. Changer fondamentalement la gouvernance du système et la formation des acteurs
éducatifs
Changer l’école pour changer la vie
Il est étonnant de constater qu’Edgar Morin et ses « sept savoirs nécessaires à l’éducation du
futur », Michel Serres avec « le temps des crises » et sa « petite Poucette » sont bien compris par la
communauté éducative qui adhère à leurs idées. Quand Einstein dit « L’imagination est plus
importante que le savoir », quand Jacques Delors explique ses quatre piliers : « apprendre à savoir,
apprendre à être, appendre à faire, apprendre à vivre ensemble », quand Eveline Charmeux démontre
qu’apprendre à lire aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec la seule ambition de lire le journal du
temps de Jules Ferry, quand Philippe Meirieu et André Giordan ouvrent des voies nouvelles, les
citoyens comprennent. Quand on explique à des publics très hétérogènes que le « tsunami
numérique » de Emmanuel Davidenkoff est en train de balayer nos certitudes sur le savoir et sur sa
transmission, sur les apprentissages scolaires et l’incompréhension des élèves, les citoyens, parents et
grands parents, admettent qu’il est impossible de ne pas changer l’école. Ils sont même souvent
séduits par les évocations prospectives. Les évolutions qu’ils vivent eux-mêmes et qu’ils constatent par
l’observation des comportements de leurs enfants et petits-enfants. La présomption de compétence
décrite par Michel Serres remet en cause, à elle seule, les pratiques conventionnelles. Mais, dès que
l’on quitte le débat, la réflexion collective, et que l’on revient à ses intérêts personnels, la nostalgie
surgit. L’idée qu’il n’y pas de raison que ce qui a réussi hier et avant-hier pour eux, ne réussissent pas
pour leurs descendants, pourvu qu’ils travaillent à l’école. On ne sait pourtant pas trop ce que signifie
l’ordre « travaille ! ». Quant à ceux qui ont échoué, ils voudraient que leurs enfants réussissent mieux
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qu’eux, mais pour le savoir, il vaut mieux qu’ils fassent la même chose qu’eux, en mieux évidemment.
D’accord avec Morin, pensent-ils, mais pas maintenant, pas pour mes enfants. On verra plus tard et
d’abord pour les autres. Reste que la déscolarisation, phénomène de grande ampleur aux Etats Unis,
et l’attirance des écoles différentes (cf le succès des écoles Montessori) devraient faire réfléchir.
Le conditionnement de l’opinion par les médias et le poids des lobbies divers, disciplinaires par
exemple, font le reste. On est d’accord : « Il faudrait changer l’école mais il ne faut pas la
changer maintenant ». Tant pis si elle est balayée par les entreprises du numérique et par les élèves
eux-mêmes qui ne la comprennent pas et ne la supportent plus. Les enseignants eux-mêmes le savent
bien quand ils voient les élèves se précipiter sur leur téléphone et leur tablette, mais leur combat pour
la vie (professionnelle !) est tenace : « moi, j’ai été formé pour faire cours de SVT. Pas question que je
fasse du français ou des maths ou de l’éducation aux valeurs ».
Il y a donc urgence à mobiliser l’opinion publique, la Nation, sur la nécessité de transformer
radicalement l’école pour l’inscrire dans une perspective à long terme, définie non pas par rapport à
son histoire, à son passé, par rapport à l’évolution, prévisible et déjà en marche, de la société. L’enjeu,
bien au-delà de l’école, est la construction d’une société démocratique, généreuse, humaine, dans
laquelle l’école peut tenir si elle le décide une place essentielle. Parler de l’école du futur sans la situer
par rapport à un avenir à 20 ou 30 ans, est un non sens . La refondation ne pourra susciter
l’engagement dont elle a besoin, que si elle s’inscrit dans une perspective plus large qu’elle-même,
beaucoup plus large, dans un projet de société. L’enthousiasme nécessaire ne pourra pas naître
d’injonctions, de circulaires, d’annonces, de recommandations illisibles, parcellaires et totalement
décalées par rapport aux réalités, mais de la conscience que l’école et tous ses partenaires sont les
acteurs majeurs d’une transformation fondamentale de la société
Allons jusqu’à oser dire que si ce n’est pas le cas, l’école ne servira pas à grand-chose, le
libéralisme autoritaire aura la voie ouverte.
Changer l’école pour changer la vie, la vie des élèves et celle des citoyens, ce souffle
nouveau nécessaire, cette part de rêve offerte comme en 1981, que nous avons perdue et qui
risque de ne jamais se reproduire, cette occasion rare de redéfinir sa place dans la société qui
avance
Les citoyens sont capables de comprendre cela. Ils peuvent même à nouveau s’enthousiasmer
pour des idées, réfléchir à la démocratie, aux inégalités, à la réussite.
Les débats sectoriels, parcellaires, corporatifs, disciplinaires, techniques, juxtaposés n’ont
aucun intérêt s’ils ne sont pas inscrits lisiblement dans un grand dessein. Les entrées par des petits
bouts de lorgnette sont toujours contraires à la philosophie de l’éducation populaire. Le global et le
complexe sont accessibles à tous. Ne parlons pas du temps scolaire, parlons de l’école !
Le rôle central du territoire
La notion de territoire et l’idée d’un projet éducatif de territoire sont incontestablement,
potentiellement, refondatrices. Elles sont de puissants leviers pour le changement, pour faire du
neuf, pour éviter le danger des changements et des rénovations sur les marges ou sur des secteurs
qui finissent par être indépendants du tout. L’expérience des contrats éducatifs locaux liés à la loi de
1989 doit nous être utile. On sait que l’une des raisons majeures de l’échec et des doutes sur la
pertinence du concept se trouve dans la juxtaposition étanche du scolaire et de l’extrascolaire, dans le
cloisonnement des activités, dans la réduction de l’activité pour l’activité, sans rapport avec les grands
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enjeux, avec les finalités. On sait que l’impact des activités périscolaires sur la réussite scolaire était
quasiment nul et, en tout cas, impossible à démontrer du fait de l’étanchéité des cloisonnements.
C’est la raison pour laquelle le constat du désintérêt des enseignants pour le périscolaire (que
la hiérarchie prétend paradoxalement être capable de juger et d’évaluer), l’absence d’engagement
collectif sur un projet commun aux diverses catégories d’intervenants ou d’acteurs éducatifs, la
considération nettement moindre pour ces activités que pour l’école, sont graves et dangereuses. A ce
propos, quand un responsable gouvernemental ou politique ou administratif déclare que
l’attribution des crédits accordés aux collectivités pour soutenir l’aménagement du temps
scolaire est conditionnée par la qualité de ces activités, on sabote la refondation. On pourrait se
demander d’abord qui juge de la qualité de ces activités et sur quels critères. On sait bien que
généralement, on se limite à vérifier que les cases des plannings sont bien remplies et que la qualité
est confondue avec le degré de satisfaction des parents et parfois, des enfants. Ce positionnement, qui
a été celui du premier ministre au congrès des maires pourrait avoir des conséquences terribles :
priorité au formalisme, attestation de la distinction école / activités péri éducatives et fin programmée
de la refondation.
Le territoire, ce n’est pas les activités périscolaires avec une école qui se replie dans sa tour
d’ivoire factice. Le territoire, ce n’est pas l’école.
Le territoire, ce n’est pas un secteur délimité sur une carte.
Le territoire, c’est tout ce qui le compose : la géographie, l’histoire, le patrimoine bâti, les
vestiges, les activités économiques et sociales, l’environnement, les associations, les clubs, et
surtout les hommes et les femmes qui y vivent. On y trouve du savoir partout, des occasions de
penser et d’exercer sa responsabilité individuelle et sociale
Chaque élément est porteur de savoirs. Un grand nombre des personnes peuvent échanger
leurs savoirs et constituer des réseaux d’échanges. Ce savoir est une richesse que l’école gagnerait à
prendre en considération ces savoirs, à les exploiter pour donner du sens aux apprentissages
scolaires. Plutôt que de puiser des situations d’apprentissages dans les fichiers et manuels, utiliser
ceux qui sont disponibles à proximité de l’école est une garantie d’intérêt, de compréhension, de
possibilités de comparaisons, de transferts, de nature à favoriser le développement de l’intelligence
générale (celle décrite par Edgar Morin) et à permettre l’apprentissage de la responsabilité individuelle
et collective.
Dans un tel état d’esprit, les parents d’élèves doivent trouver une nouvelle place. Plutôt
que de toujours être considérés comme des enseignants, supplétifs, des répétiteurs, des faiseurs de
devoirs à la place de leurs enfants, des organisateurs de fêtes, des élèves dominés par les
enseignants qui leur expliquent ce qu’ils doivent faire après l’école, des sujets que l’on convoque et
que l’on reçoit debout dans un couloir généralement pour les sermonner, ils deviennent des citoyens
qui sont inscrits dans le projet éducatif, existent, participent aux échanges de savoirs, apportent, et
donc sont considérés aussi bien par l’école que par leurs propres enfants.. La dimension
intergénérationnelle si importante pour la cohésion sociale et pour des principes humanistes de base
peut aussi avoir du sens sur le territoire.
Il est évident qu’une réelle prise en compte du territoire va bien au-delà de l’organisation
d’activités périscolaires exclusivement confiées à des salariés, animateurs, titulaires d’un BAFA
souvent bien léger. Le jardinier voisin de l’école, l’ouvrier de l’usine proche, le boulanger, l’éleveur,
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l’employé communal chargé des espaces verts, etc, ont des choses à apporter en s’inscrivant euxmêmes dans la culture de la connaissance et dans l’éducation tout au long de la vie.
Evidemment, une telle révolution exige que chaque intervenant s’engage à poursuivre
des objectifs communs à tous (y compris à l’école), relatifs au langage, à l’analyse de situations,
au respect de l’autre, à la construction de l’estime de soi, au bonheur de faire, d’apprendre, de vivre
ensemble. Cette exigence d’objectifs transversaux communs à l’ensemble des acteurs du projet de
territoire est soigneusement ignorée aujourd’hui, hélas.
Le concept d’école, maison des savoirs et de l’éducation tout au long de la vie, ouverte sur son
environnement et sur le monde, porté par la Ligue de l’Enseignement bien avant la refondation (et un
peu oublié depuis) apparaît totalement pertinent dans un tel contexte. Ouverture, décloisonnement,
mobilisation de l’intelligence collective, partage des savoirs, construction de la pensée et des
compétences, dans le respect des spécificités des métiers, deviennent alors des mots clés pour
l’éducation du futur.
Le territoire ne peut pas être une notion traitée à la légère, un mot à la mode mais vidé de son
sens. Le projet éducatif de territoire prend en compte tout le territoire… ou il n’est pas un projet de
territoire.
Une nouvelle gouvernance et une nouvelle formation
Il est évident que la perspective d’un véritable projet éducatif de territoire pose le grave
problème du fonctionnement de la pyramide Education Nationale, en tuyaux d’orgue et parapluies à
chaque étage – expression du recteur JC Fortier -, de sa suprématie et de sa compétence.
Il faut d’abord que la vieille dame – expression du recteur Durand Prinborgne - admette d’abord
qu’elle doit se transformer elle – même avant de juger et de donner des leçons aux autres. Qu’est-ce
qui a changé depuis 2012 ?
Comment remobiliser les enseignants tellement découragés, désabusés, épuisés, trop
souvent oppressés par une hiérarchie qui semble ignorer la difficulté du métier ? Comment restaurer la
confiance nécessaire et redonner de l’enthousiasme ? Comment valoriser la ressource humaine en
abandonnant ses outils classiques que sont le contrôle, les injonctions, le pilotage par les
résultats apparents ? Comment mobiliser des personnes qui pensent majoritairement que, malgré les
créations de postes, le rétablissement de la formation, l’annonce d’un nouveau socle et de nouveaux
programmes, rien n’a changé dans leur vie professionnelle ?
Comment garantir la cohérence du projet de territoire ?
A ce jour, on institue et on conforte la juxtaposition des actions et l’étanchéité des
cloisons, en faisant le pari, complètement illusoire, que la cohésion viendra toute seule, sans
une volonté explicite et des moyens pour la garantir. De nombreuses expériences, y compris dans
l’histoire de l’éducation prioritaire, ont montré qu’il ne suffit pas de faire des activités pour l’activité, de
multiplier les aides et les rencontres, pour améliorer la réussite scolaire. C’est même parfois le
contraire, par exemple, quand les élèves ont parfaitement conscience qu’ils ne vivront jamais dans la
vie après l’école, les plaisirs qu’on leur offre. J’ai toujours le souvenir de ce jeune de la banlieue
parisienne qui expliquait : « ouais, j’ai fait du cheval, de la musique, du théâtre, des arts plastiques,
etc… et je ne sais toujours pas lire ». Il est évident que sa réflexion allait bien au-delà de la lecture et
posait des problèmes beaucoup plus larges. J’ai souvent provoqué moi-même des débats en posant la
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question : « En quoi et comment les apprentissages scolaires et toutes les activités péri éducatives
ont-elles permis de développer l’intelligence et de former le citoyen de demain ? »
Il est vrai que la profusion de propositions d’activités peut apporter des satisfactions, aux
élèves, aux parents, aux institutions, aux élus qui paient. Elle permet aussi de renforcer l’idée de
fatalité et de déterminisme social : « vous voyez bien, on a tout fait pour eux, on leur a même donné du
soutien gratuit et de l’équitation, et ça ne marche pas ». Mais on évite soigneusement alors de se
demander pourquoi ça ne marche pas.
Sans philosophie de l’action éducative, on se satisfait alors de remplir les cases des plannings
et de considérer que lorsque les cases sont pleines, le projet éducatif est en marche. Or il est évident
que rien n’est moins sûr et que les plus honnêtes des décideurs vont à nouveau au devant de grandes
déceptions.
Il faut donc coordonner, impulser, rechercher et garantir la cohérence et l’efficacité.
Comment ?
Qui va piloter et comment ? Je n’aime pas cette notion de pilotage (issu de la culture libérale
de l’entreprise) que j’ai souvent, tournée en dérision, s’agissant des inspecteurs. Piloter sans cap
lisible : on fait des programmes avant de définir des finalités et de s’engager. Piloter sans moyens : il
est interdit aux « responsables » de répartir les moyens, de modifier les répartitions au plus près du
terrain, de déroger aux règles administratives et aux commissions paritaires . Piloter sans outils : les
prétendues évaluations n’en sont pas, elles ne sont que des contrôles. Piloter sans compétence réelle :
généralement, les pilotes ne savent pas faire l’école ou ont oublié leurs difficultés à « tenir » une classe
dans un passé lointain ou même très proche. Pire : la réflexion sur le rapport entre les résultats
apparents des élèves et les pratiques qui les produisent est quasiment nulle. On lit encore des choses
aberrantes dans les rapports d’inspection, sans allusion à la refondation : « Madame ou Monsieur
devrait, aurait du, pourrait… », avec des listes d’injonctions pompeusement nommées « contrats de
progrès ».
Il faut pourtant qu’un projet soit impulsé, coordonné, accompagné. Par l’inspecteur (qui
n’a pas de compétence pour le périscolaire) ? Par le maire ? Par le directeur des services
éducatifs de la ville ou de la communauté de communes (qui n’a pas de compétence sur les
apprentissages scolaires ? Par un expert indépendant qui ne sait faire ni l’école ni de la
musique ?
Si cette question reste sans réponse, le projet éducatif est condamné d’avance. Comme
les contrats éducatifs locaux, il sombrera dans la ouate institutionnelle (expression de Philippe Meirieu)
On voit bien qu’il faudra d’urgence, s’il n’est pas déjà trop tard, régler rapidement cette question
cruciale…
En les analysant objectivement, sans complaisance, sans naïveté, sans compromission, on voit
bien que ces questions remettent en cause la gouvernance pyramidale autoritaire de l’Education
Nationale, la place et le rôle des élus, les articulations entre les pouvoirs.
Elles remettent en cause profondément les rapports entre la hiérarchie de l’Education
Nationale et les acteurs du terrain. J’ai développé cette réflexion dans de nombreux écrits depuis fort
longtemps. En 1990, avec la loi Jospin, je proposais une redéfinition des missions des inspecteurs
privilégiant la notion d’accompagnement. Les enseignants n’ont pas besoin d’une note infantilisante
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alors que la note est remise en cause pour les élèves, de carottes et de bâtons, ils ont besoin de
confiance et de mobilisation de leur intelligence.
Elles remettent en cause l’exercice de la responsabilité des élus. Exemple pour provoquer
la réflexion : à quoi sert de financer des TBI pour chaque classe si c’est pour « faire de la même
chose » en plus moderne en apparence, sans rien changer au fond ? Sans sacrifier les valeurs au nom
d’un « qui paie décide » dangereux, comment résoudre ce problème dans la construction de l’école du
futur ?
Elles remettent en cause totalement la formation des enseignants et des animateurs
culturels, sportifs, etc. Il ne suffit pas de rétablir une formation dépassée pour se glorifier d’une
réussite. Aujourd’hui, généralement, on est parti des compétences existantes à l’université pour rétablir
une formation qui n’est pas, malgré quelques ajustements, en adéquation avec les enjeux d’une
refondation. Le terrain n’a pas sa place. Il suffit de voir comment sont traités les maîtres formateurs
pour d’en convaincre. Peu importe la qualité des actions de formation, là aussi, il faut d’abord de
l’obéissance et remplir les cases… On sait bien ce qu’il faudrait faire (cf Philippe Meirieu « Ecole :
demandez le programme » ESF 2006… et même… voir les travaux du groupe des experts éducation
du PS jusqu’en 2012 !!!), on sait bien qu’il faudrait s’enraciner sur un développement des recherches
actions sur l’école et sur les projets éducatifs, sur la réalisation des objectifs généraux, transversaux
communs, plutôt que sur l’accumulation de savoirs disciplinaires cloisonnés !
Elles exigent une refondation de l’éducation populaire qui ne peut se limiter au service
après vote de la loi, à l’accompagnement des politiques ministérielles. L’histoire a fait que les
associations locales -sauf l’USEP qui a un positionnement particulier à conforter- se sont éloignées de
l’école, les fédérations départementales sont devenues trop souvent des sociétés de services, trop
souvent gérées technocratiquement, avec des opérations départementales juxtaposées. L’éducation
populaire locale doit pouvoir s’inscrire dans les politiques éducatives, culturelles, sportives des
collectivités locales, s’engager concrètement dans les projets éducatifs de territoire, dans les maisons
des savoirs et de l’éducation tout au long de la vie. La refondation de l’école est une chance pour
l’éducation populaire si les associations se mettent en capacité de prendre leur place dans les projets
de territoire
S’attaquer aux fondations
Plus on se laisse dévorer par les questions de temps scolaire, de plannings, d’usines à cases,
par les débats sectoriels ou périphériques, moins l’on pourra refonder…
Il serait grand temps de s’attaquer aux fondations

Inscrire la refondation dans un projet de société

Changer l’école en profondeur

Rompre avec le fonctionnement pyramidal autoritaire, dépassé, de l’Education Nationale, avec
le système obsolète des « tuyaux d’orgues et des parapluies »

Définir les finalités et les objectifs généraux transversaux communs à toutes les catégories
d’acteurs éducatifs avant de fabriquer des programmes et des outils, libérer la pensée, favoriser
le développement de l’intelligence collective du terrain…
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
Expérimenter des modalités de coordination, d’impulsion et d’accompagnement des projets
éducatifs de territoire

Donner toute sa place au territoire

Refonder l’éducation populaire

Transformer fondamentalement la formation initiale et continue des enseignants avant de la
laisser s’enliser dans la reconduction du passé

Informer les citoyens, non pas sur des questions sectorielles, mais sur les enjeux à l’échelle de
la société
Opposé en tant que pédagogue aux abus des préalables et des prérequis qui sont souvent des
obstacles à la pensée, au développement de l’intelligence, je mesure, paradoxalement que s’agissant
de la refondation de l’école, il faut sans aucun doute, préalablement, refaire les fondations. Et ce
n’est pas le chemin qui a été pris, souvent par crainte maladive des ruptures et par manque de
courage politique. Je sais aussi comme citoyen de base qu’il est beaucoup moins coûteux de faire du
neuf à côté du vieux fortement dégradé et probablement condamné selon les prospectivistes, que de
réparer péniblement le toit, les murs, les escaliers, la décoration. Quand une partie est réparée ou
repeinte, il y a toujours une autre partie qui tombe en ruines.
Mes amis ne cessent de me dire qu’il faut du temps, qu’il ne sert à rien de se précipiter, que les
choses avancent dans le bon sens, que les thèses des pédagogues et des mouvements pédagogiques
sont ou seront prises en compte. Or le temps presse. Pour l’heure, rien n’a changé au fond sur le
terrain. L’administration de l’Education Nationale gère à sa manière descendante et totalitaire. Et la
continuité s’est bien installée. Des DASEN malins améliorent leurs performances schizophrènes. Aux
recteurs et au ministre, ils se donnent l’image de la loyauté et de l’engagement au service de la
refondation (et ça marche ! Mêmes pour les serviteurs les plus zélés de la destruction sarkoziste de
l’école !) ; au niveau départemental, ils imposent la continuité et tuent l’initiative locale, profitant de
l’absence de nouveaux textes officiels pour le changement. Il est vrai que la droite avait eu moins de
scrupule et de frilosité pour imposer les 4 jours, la supercherie de l’aide individualisée et les nouveaux
vieux programmes, l’animation pédagogique comme substitut de la formation continue, etc. Si la
gauche peut s’honorer de ne pas appliquer le même modèle, elle doit savoir que ce qui ne
change pas tout de suite, même avec quelques lacunes et hésitations, a toutes les chances de
ne jamais changer.
Pourvu qu’Emmanuel Davidenkoff, qui a écrit en 2003 un livre qui aurait du être étudié par tous les
partis politiques et par tous les syndicats, « Comment la gauche a perdu l’école » (Hachette) ne soit
pas conduit à écrire, dans le même style et avec une nouvelle inspiration liée au « tsunami
numérique » qui alimente sa pensée, un nouveau livre : « Comment les progressistes ont raté la
refondation de l’école ».
J’avais intitulé l’un des mes livres, préfacé par Philippe Meirieu, « Pour une école du futur.
Du neuf et du courage » (Chronique sociale. 2009). Je doute que l’on fasse du neuf et que l’on
en ait le courage nécessaire aujourd’hui, mais j’espère qu’il n’est pas encore trop tard…
Pierre Frackowiak
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Le 7/12/2014
NB. Lire aussi : « Refondation de l’école : deux ans… et alors ? » sur le site de Philippe Meirieu,
http://www.meirieu.com/FORUM/fracko_refondation_deuxans.pdf repris sur le site Educavox (rubrique
« débats ») et d’autres sites consacrés à l’éducation
Pierre Frackowiak
Co-auteur avec Philippe Meirieu de « L'éducation peut-elle être encore au cœur d'un projet de société? ». Editions de
l'Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009
Auteur d’une contribution dans l’ouvrage « Construire des pratiques éducatives locales » sous la direction de Vincent
Berthet et Laurence Fillaud-Jirari. Editions La chronique sociale. Juillet 2008.
Auteur de « Pour une école du futur. Du neuf et du courage » Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale.
Lyon. Septembre 2009
Auteur de « La place de l’élève à l’école ». Editions La chronique sociale. Lyon. Janvier 2010.
Auteur d’une contribution dans l’ouvrage « Les enfants au carré ? Une prévention qui ne tourne pas rond » du collectif
Pas de 0 de conduite, aux éditions Erès. Mai 2011.
Auteur de contributions dans les derniers ouvrages de Claire Heber Suffrin et de Eveline Charmeux
Auteur de: « L’école. En rire, en pleurer, en rêver ». avec les BD de Jacques Risso. Préface : André Giordan Post face :
Philippe Meirieu. Editions Chronique Sociale. Décembre 2012
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