É thique Est-il acceptable de transplanter des reins dits “marginaux” ? ● C. Legendre* Les résultats de la transplantation rénale se sont considérablement améliorés au fil du temps. La mortalité observée au cours de la première année de transplantation est, à l’heure actuelle, inférieure à 5 %, et le pourcentage de survie du greffon est supérieur à 90 % à un an dans la plupart des équipes. Une des conséquences de cette amélioration des résultats est que de plus en plus de patients souhaitent bénéficier de ce traitement, ce qui crée inévitablement une inadéquation croissante entre la demande et l’offre, d’où la situation de pénurie actuelle de greffons. Pour limiter cette situation de pénurie, plusieurs solutions pratiques sont envisageables : augmenter le nombre de prélèvements effectués chez des patients en état de mort encéphalique, développer la transplantation à partir de donneurs vivants apparentés ou non et, enfin, utiliser des reins dits “marginaux”. L’appellation “rein marginal” est un euphémisme pudique désignant un rein dont la qualité est considérée comme inférieure à celle d’un rein “idéal”, et dont la transplantation donnera ou risquera de donner des résultats globalement inférieurs à ceux de reins “idéaux”. Nous tenterons, dans cet article d’esquisser tout d’abord une définition du rein “marginal”, puis d’en établir les conséquences prévisibles chez le futur receveur. Nous envisagerons ensuite quelle information peut et doit être donnée au futur receveur et à quel moment elle doit être délivrée, ainsi que les conséquences pratiques de cette information. Nous verrons que cette information pose indirectement le problème plus général et plus complexe de l’équité de l’accès à la transplantation. DÉFINITION DU REIN “MARGINAL” * Service de néphrologie, hôpital Saint-Louis, Paris. N o u s re m e rc i o n s pour son soutien Il n’existe pas dans la littérature de transplantation de définition claire et unanimement reconnue du rein “marginal”. Est donc considéré comme “marginal” un rein dont une ou plusieurs des caractéristiques s’éloignent soit de la moyenne des reins prélevés, soit du rein considéré comme “idéal”. Les critères le plus souvent retenus, isolément ou en association, sont donc l’âge du donneur (plus de 50, 55 ou 60 ans, en fonction des études et des pays), la cause du décès d’origine cardiovasculaire, les antécédents cardiovasculaires (hypertension artérielle, diabète), ainsi que la fonction rénale (créatininémie supérieure à 150 mmol/l, par exemple). On peut également classer dans cette catégorie les reins prélevés chez des donneurs très jeunes, les reins comprenant des artères multiples, les reins transplantés avec une ischémie froide exagérément longue (supérieure à 36 heures) et les reins prélevés sur des donneurs à cœur non battant. Malgré cette imprécision dans la définition, les conséquences délétères de la transplantation d’un rein marginal ne font aucun doute. Si l’on considère les résultats des transplantations effectuées avec ce type de greffon, on note une augmentation de la fréquence de reprise retardée de fonction, une diminution de la fonction de filtration du greffon, une diminution du pourcentage de survie du greffon à court et moyen terme. À titre d’exemple, si l’on analyse les données du registre nord-américain UNOS, la survie du greffon à 5 ans est de 57 % si le donneur est âgé de plus de 60 ans et de 66 % s’il est âgé de moins de 60 ans, différence statistiquement significative (1). Il faut toutefois relativiser ces chiffres. Dans notre expérience, les transplantations avec un rein de plus de 60 ans ont une durée de survie de 81 % à 5 ans contre 88 % dans le cas contraire. Certes, la différence se fait aux dépens du groupe des reins marginaux, mais ce résultat ne peut néanmoins pas considéré comme inacceptable. 174 Le Courrier de la Transplantation - Volume II - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2002 É thique Il est donc admis schématiquement que les transplantations effectuées avec des reins marginaux ont des résultats inférieurs à ceux des transplantations effectuées avec des reins sinon idéaux, du moins dans la norme, ce qui n’est, bien évidemment, guère surprenant. Mais la véritable question est avant tout de savoir si ces résultats, même inférieurs, sont acceptables, et pour qui : les patients eux-mêmes, la société, les néphrologues ? Tenter de répondre à cette question constitue déjà un premier pas dans la détermination du contenu de l’information délivrée au patient. En effet, que ce soit affiché clairement ou non, les reins marginaux sont attribués en priorité aux plus âgés des futurs receveurs. Dans notre expérience, à l’hôpital Saint-Louis, les receveurs d’un rein âgé de plus de 60 ans ont en moyenne 9 ans de plus que ceux à qui est attribué un rein de moins de 60 ans. Dans l’organisation Eurotransplant (3), un programme intitulé “Old for Old” formalise parfaitement cette volonté d’attribution prioritaire, tandis qu’aux États-Unis, une réunion de consensus a eu lieu au printemps 2001 sur ce sujet. Il a été proposé d’attribuer les reins âgés de plus de 60 ans à des patients volontaires pour accepter ce type de rein sans, bien entendu, qu’ils aient accès uniquement à ce type de rein. CONSÉQUENCES CHEZ LE FUTUR RECEVEUR L’utilisation de reins marginaux est-elle acceptable pour la société ? Cette question revient à comparer le coût d’une transplantation dont la durée est moins longue que la moyenne de celle des transplantations effectuées avec des reins non marginaux par rapport à la poursuite d’une hémodialyse ou d’une dialyse péritonéale. Là encore, on dispose de peu de données économiques. Si l’on considère schématiquement que chaque année de transplantation après la première année coûte environ le sixième du coût d’une année d’hémodialyse en centre, il n’est pas absurde de penser qu’une durée de transplantation même plus courte est d’un coût économique pour la société. Il serait bien entendu préférable de l’étudier et de le démontrer ! Ces résultats sont-ils acceptables par les patients ? Autrement dit, les patients en attente de transplantation peuvent-ils accepter l’idée qu’ils seront éventuellement transplantés avec un risque d’échec accru en raison, non pas de leurs propres caractéristiques (type de néphropathie initiale, hyperimmunisation anti-HLA, etc.), mais du rein qui leur sera transplanté ? En pratique, les patients concernés sont ceux qui ont une faible chance soit d’être transplantés vite (groupe ABO ou HLA rare), soit, même, d’être un jour transplanté, en raison en particulier de l’âge avancé, soit une combinaison des deux. La pratique quotidienne démontre que cette information sur les reins marginaux est bien reçue par les patients des catégories sus-citées. Plusieurs pays européens qui utilisent des reins marginaux ont entrepris de poser la question à leurs patients en liste d’attente, soit à titre purement indicatif, soit dans le but de leur attribuer ce type de greffon le cas échéant. Par exemple, à Malmö (Suède), une information écrite a été adressée à 61 patients, dont 53 ont répondu (2). Cette information sur les reins marginaux était assortie d’une question concernant une prise de position personnelle sur le fait d’être ou non transplanté avec ce type de rein. Enfin, il était demandé aux patients s’ils considéraient que ce type de décision était ou non difficile à prendre. L’anonymat des patients a été respecté. Sur les 53 réponses, l’information a été considérée comme compréhensible par 48 patients et suffisante par 43. Aucun n’a considéré que l’information était trop complète. Quarante et un patients ont estimé qu’il était parfaitement légitime d’être interrogé de la sorte, tandis que deux ont émis l’avis inverse. Enfin, 33 patients ont considéré qu’il s’agissait d’une décision facile à prendre ! Les résultats de cette étude de taille modeste sont cependant tout à fait évidents : les patients souhaitent être informés et donner leur avis sur cette question des reins marginaux. Il convient de souligner que les patients les plus concernés dans cette étude étaient les patients âgés de plus de 60 ans, c’est-à-dire ceux pour qui ce choix n’est pas une hypothèse d’école, mais bel et bien une réalité s’ils veulent un jour avoir accès à la transplantation. L’utilisation des reins marginaux est-elle acceptable pour les médecins néphrologues ? Il ne fait certes aucun doute que la transplantation améliore la qualité de vie des patients par rapport à la dialyse de suppléance ; cela est bien documenté dans la littérature (4). Aux États-Unis, il est également bien démontré que la transplantation apporte aux patients un gain en termes de quantité de vie lorsqu’ils sont transplantés (5). En effet, lorsqu’une transplantation dure plus de 244 jours, la survie au-delà est un gain de vie par rapport à l’hémodialyse ! On ne dispose pas de données comparatives européennes ni françaises, et il n’est donc pas certain que l’on puisse extrapoler ces résultats, dans la mesure où la qualité de la dialyse en Europe et au Japon est supérieure à celle qui prévaut aux ÉtatsUnis. Là encore, nous manquons cruellement de données. Aux États-Unis encore, il a été récemment démontré par Ojo et al. (6) que le gain de vie apporté par la transplantation avec un rein marginal était, certes moindre que celui apporté par une transplantation avec un rein “idéal”, mais significativement supérieur à celui apporté par le maintien en hémodialyse de suppléance. Il ne faut toutefois pas oublier qu’un échec de transplantation fait courir au patient, outre les complications inhérentes à la transplantation et au traitement immunosuppresseur, 175 Le Courrier de la Transplantation - Volume II - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2002 É thique le risque d’immunisation, voire d’hyperimmunisation anti-HLA, qui rend plus difficile l’accessibilité à une autre transplantation. On peut aussi tout à fait comprendre une attitude de principe qui consiste à ne transplanter un patient qu’avec un rein “idéal”, au risque cependant de ne pas pouvoir le transplanter. Pour établir le bien-fondé de cette attitude pragmatique, il conviendrait de disposer d’une étude rétrospective menée auprès des patients qui ont été transplantés avec un rein marginal pour connaître finalement leur sentiment vis-à-vis de cette transplantation. En première approximation, je répondrais à la faveur d’une expérience personnelle que, dans la très grande majorité des cas, une transplantation qui ne se traduit pas par un échec en moins de trois mois est considérée par les patients comme un bénéfice, sinon sur le plan strictement médical, mais assurément sur le plan personnel, en termes de qualité de vie. QUELLE INFORMATION DÉLIVRER AU RECEVEUR ? Dans ce contexte, quelle information au sujet des reins marginaux est-il possible et souhaitable de délivrer au patient en attente de transplantation ? Cette information spécifique s’intègre dans une information plus générale sur les bénéfices, les risques et les contraintes de la transplantation, les règles de répartition des organes, les résultats escomptés ainsi que les modalités pratiques du déroulement de la transplantation et de son suivi immédiat et à moyen terme. Cette information doit être délivrée par le médecin transplanteur au cours de la ou des consultation(s) pré-transplantation. Elle est ensuite relayée par le médecin néphrologue et alimentée par des discussions en famille et avec les autres patients en dialyse. Il me paraît donc fondamental de tenir un langage de vérité et d’expliquer le plus clairement possible les risques inhérents à l’utilisation des reins marginaux, mais de mettre également en regard les bénéfices d’une transplantation, ainsi que la possibilité même d’être transplanté un jour. Cet enjeu est particulièrement crucial pour les patients les plus âgés qui, d’une part, sont souvent (à tort) persuadés qu’ils ne sont pas prioritaires pour l’obtention d’un greffon et, d’autre part, sont effectivement dans l’incapacité d’attendre un greffon aussi longtemps qu’un patient plus jeune. C’est d’ailleurs chez les patients les plus âgés que le problème des reins marginaux est abordé avec le plus de facilité, voire une sérénité teintée de fatalisme ! Il est important que cette information et la discussion qui s’ensuit aient lieu au moment de la consultation pré-transplantation car, lorsque le patient est inscrit sur une liste d’attente, il pourra être amené à être confronté à ce choix, qui sera d’autant moins difficile qu’il aura réfléchi à ce sujet. En effet, au moment de la proposition d’un rein marginal, il me paraît indispensable que le patient puisse discuter avec son néphrologue traitant, le plus proche du patient et donc le plus à même de l’écouter, de le conseiller et de l’aider à prendre la décision finale avec davantage de sérénité. C’est dire que, là aussi, le médecin transplanteur doit avoir un rôle pédagogique vis-à-vis du néphrologue traitant. Il serait également utile de pouvoir disposer d’un document d’information (si possible consensuel entre toutes les équipes !) qui reprenne les différents points abordés au cours de la consultation pré-transplantation, afin que le patient puisse, le cas échéant, s’y reporter et approfondir certains aspects avec son néphrologue traitant ou le médecin transplanteur. ÉQUITÉ DE L’ACCÈS À LA TRANSPLANTATION L’utilisation des reins marginaux en transplantation pose, enfin, le difficile problème de l’équité d’accès à la transplantation. En France, l’organisation de la transplantation rénale est essentiellement régionale. Si l’on considère le délai d’attente des patients inscrits dans différentes régions, on observe des disparités considérables dues à de multiples facteurs (activité de prélèvement, épidémiologie de l’insuffisance rénale, critères d’inclusion sur les listes d’attente, etc.). De plus, au sein d’une même région, certains patients au phénotype ABO et HLA rare auront un délai d’attente supérieur à la moyenne. Aucun système de distribution des organes n’est, bien sûr, parfait ni parfaitement équitable. On doit certes s’interroger sur les causes profondes de cet état de fait, mais il faut avant tout en prendre conscience. Il est bien évident, par conséquent, que les reins marginaux sont davantage utilisés dans les régions de longue attente, l’Ile-de-France en particulier. Il faut également noter que l’utilisation de ces reins marginaux devrait s’accompagner, pour tenter d’améliorer au maximum les résultats, de conditions de transplantation différentes : règles d’attribution différentes, durée d’ischémie froide raccourcie, immunosuppression moins néphrotoxique, chirurgiens “seniors”. Dans une situation de pénurie relative, à condition de se donner les moyens de les transplanter différemment et après avoir informé les futurs receveurs, l’utilisation des reins marginaux en transplantation me paraît sinon idéale, du moins acceptable. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Cecka JM. The UNOS scientific renal transplant registry, 2000. In : J.M. Cecka, P.I. Terasaki Ed, Clinical Transplants 2000, UCLA, Los Angeles, 2000 : 1-18. 2. Persson MO, Persson NH, Källen R et al. Kidneys from marginal donors : views of patients on informed consent. Nephrol Dial Transplant 2002 ; 17 : 1497-502. 3. Smits JM, Persijn GG, van Houwelingen HC et al. Evaluation of the Eurotransplant Senior Program. The results of the first year. Am J Transplant 2002 ; 2 : 664-70. 4. Dew MA, Switzer GE, Goycoolea JM et al. Does transplantation produce quality of life benefits ? A quantitative analysis of the literature. Transplantation 1997 ; 64 : 1261-73. 5. Wolfe RA, Ashby VB, Milford EL et al. Comparison of mortality in all patients on dialysis, patients on dialysis awaiting transplantation, and recipients of a first cadaveric transplant. N Engl J Med 1999 ; 341 : 1725-30. 6. Ojo AO, Hanson JA, Meier-Kriesche H et al. Survival in recipients of marginal cadaveric donor kidneys compared with other recipients and wait-listed transplant candidates. J Am Soc Nephrol 2000 ; 12 : 589-97. 176 Le Courrier de la Transplantation - Volume II - n o 4 - oct.-nov.-déc. 2002