L`évolution de l`Islam Politique durant la Transition Rached

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L’évolution de l’Islam Politique durant la Transition
Rached GHANNOUCHI
La transition démocratique vécue par la Tunisie depuis 2011 est sans précédent pour
notre pays et pour notre parti. Une évolution s’est indubitablement produite au sein
de notre parti tout comme elle s’est produite au sein des autres partis et dans le pays
dans son ensemble. La transition du pays d’une dictature à une démocratie naissante
a conduit à une évolution, voire à une révolution dans certains secteurs, de la scène
politique, de la société civile et de la société dans son ensemble. Le présent document
est un aperçu de l’évolution du parti Ennahdha durant la période de transition d’un parti
de l’opposition persécuté des décennies durant et auquel on a refusé la reconnaissance
juridique à un parti majoritaire au sein d’un gouvernement de coalition. Il expose les
principes directeurs de l’approche qu’a le parti de la phase délicate de transition de la
Tunisie et de l’élaboration de sa constitution historique en particulier.
I. Principes de la transition démocratique et la recherche de consensus
L’extraordinaire phase de transition a constitué un défi considérable pour de la Tunisie
dans sa globalité, et notamment pour les partis qui ont eu la difficile tâche de gérer
le scabreux passage de la dictature à une société et un État démocratiques, justes et
ouverts. La phase de transition a permis de consolider des partenariats existants et
d’en créer de nouveaux, de mettre en œuvre les enseignements préalablement acquis,
et d’en tirer de nouveaux.
A. Partenariat inter-partis et création d’une coalition
Le principe du pluralisme est un principe que notre parti a adopté et promu depuis
sa création. Déjà en 1981, nous reconnaissions explicitement le droit de tout parti,
indépendamment de ses référents idéologiques, à gouverner s’il est soutenu par la
volonté populaire et ce, bien avant les partis islamiques et laïcs qui ont longtemps
hésité -- certains jusqu’à ce jour-- à reconnaître un véritable pluralisme. Nous avons
également non seulement promu le principe de la coexistence, mais également
celui du partenariat et de la collaboration entre les partis indépendamment de leurs
référents intellectuels ou politiques. De nombreux exemples de tels interactions
et partenariats existent depuis les années 80, mais il semble que l’un des plus
remarquables et concrets exemples soit celui du Collectif du 18 octobre 2005. Le
Collectif, qui a réuni des militants politiques, des journalistes, des défenseurs des droits
humains affiliés à différents partis et indépendants, a commencé par une grève de la
faim collective à l’occasion du Sommet mondial sur la société de l’information organisé
à Tunis, avec pour objectif d’attirer l’attention sur la détérioration continue de l’état
des libertés en Tunisie et d’appeler à la cessation des violations des droits humains,
à la levée des restrictions imposées aux libertés individuelles, et à la libération des
prisonniers d’opinion.
Le Collectif a ensuite maintenu ses activités collectives et le dialogue afin de concevoir
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
une vision commune de la Tunisie démocratique de la période après Ben Ali. Il a
produit des documents conjoints sur des questions importantes telles que l’égalité de
l’homme et de la femme, la liberté de croyance dans un pays musulman moderne et
le rapport entre l’État et la religion dans le futur régime démocratique. Le partenariat
entre militants séculiers et militants islamistes a été ardu, tant intellectuellement que
politiquement, parce que le régime de Ben Ali se basait sur la division et de polarisation
et s’opposait farouchement à un tel rapprochement. Cependant, ce partenariat s’est
avéré très important, productif et utile, en ouvrant la voie à un futur partenariat dans
la lutte contre la dictature et dans la construction d’une démocratie.
La collaboration avec les autres partis s’est poursuivie après la révolution. Même avant
les élections de 2011, nous collaborions avec les partis au sein de l’Instance supérieure
pour la réalisation des objectifs de la révolution, et avions ouvertement exprimé notre
profonde conviction que, quels que soient les résultats des élections, la Tunisie avait
besoin d’un gouvernement de coalition fondé sur une collaboration entre les partis, et
notamment les islamiques modérés et les laïcs modérés.
Nous étions convaincus que la pose des fondements démocratiques était un immense
défi qui ne pouvait être relevé qu’en évitant la polarisation et en encourageant la
coopération entre les deux principaux courants de notre société et de notre nation, à
savoir ceux de la laïcité et l’islamisme modérés, les deux ailes du mouvement national.
Après les résultats des élections, nous avons réitéré notre appel à un gouvernement
d’unité nationale. Si nous avions voulu former une coalition fondée sur une « similarité
idéologique », nous aurions pu former un gouvernement avec, par exemple, la
Pétition populaire et les non affiliés. Cependant, nous avons cherché à instaurer une
coopération inter-idéologique, et le rejet de toute monopolisation du pouvoir en guise
de nouvelle tradition démocratique en Tunisie. Deux partis laïcs de centre-gauche ont
répondu à notre appel : Ettakatol et le CPR et nous formions une coalition qui a fourni
un excellent modèle de coexistence, le premier du genre dans la région, entre séculiers
et islamistes, les deux courants qui se sont affrontés durant le dernier demi-siècle.
B. Recherche de consensus vs démocratie majoritaire
La coalition Troïka, composée d’Ennahdha et de deux partis laïcs, a constitué la
preuve manifeste de notre conviction que la Tunisie ne devait être gouvernée que
par le consensus, et que les transitions ne pouvaient être gérées avec une logique
de majorité contre minorité ».
En effet, l’élite politique tunisienne, et en grande partie grâce aux efforts d’Ennahdha,
a développé le concept de démocratie transitoire, qui est davantage fondé sur la
participation et l’atteinte de consensus que sur la démocratie majoritaire. Ceci était
un nouvel enseignement appris par l’expérience et est à l’origine de l’« exception
tunisienne ». L’adoption, de notre part, de la méthodologie du fonctionnement
consensuel reposait sur la conviction que les phases de transition ne pouvaient ni ne
devaient être gouvernées par une majorité de 51% qui ne saurait assurer la stabilité
dans un système politique. Au lieu de cela, un large consensus devait être atteint entre
les tendances les plus générales de la société tunisienne, tant de la majorité que de
la minorité. Par conséquent, nous voulions une Constitution qui ne représente pas
Ennahdha seule ni une majorité électorale, mais plutôt la grande majorité du peuple
tunisien. Même si le consensus était important depuis le tout début de la transition, le
consensus en tant que principe majeur est devenu plus significatif avec le lancement,
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et finalement la réussite, du dialogue national à l’été 2013. Le principe du consensus
est parvenu à sauver la Tunisie et sa révolution des principales crises auxquelles elle
a fait face, et ce, grâce à un dialogue national ayant qui a rassemblé tous les courants
politiques, sans exclusion aucune.
Ceci démontre la sagesse de cette méthodologie de coexistence en tant que chemin
vers la transition démocratique, en termes de compatibilité avec notre réalité, et en
tant que réponse complexe à une réalité complexe n’étant pas encore prête à accueillir
le modèle démocratique de majorité et de minorité comme il existe à travers le
monde. En l’absence d’une base culturelle commune entre les élites politiques, qui est
une condition nécessaire de la démocratie majoritaire, cette dernière ne fournit pas le
cadre adéquat pour la gouvernance. Nos sociétés sont toujours en phase d’élaboration
de leurs cadres de gouvernance. Il existe donc un risque que ces élaborations
n’aboutissent pas, et que l’on ne parvienne pas à développer des valeurs culturelles
partagées et un cadre politique commun où une concurrence politique aurait lieu,
afin de ne pas sombrer dans le chaos et la guerre civile. Cela fait de ce modèle de
recherche de consensus entre les tendances politiques le modèle le plus approprié
pour la réussite des transitions démocratiques dans ces sociétés. C. Gestion de crise par le dialogue et le compromis
En dépit des bonnes intentions et de l’esprit de partenariat, l’éprouvante transition n’a
pas permis l’éradication des crises. Lors de toutes les crises politiques, nous avions fait
le choix de les affronter avec la même démarche de dialogue et de compromis. Après
l’assassinat du martyr Chokri Belaid, nous avions accepté l’exigence de neutralité des
principaux ministères et Ennahdha a consenti à ce qu’un certain nombre d’autres
ministères soient repris par des technocrates. Notre objectif était le maintien de
l’Assemblée nationale constituante afin que celle-ci puisse poursuivre ses travaux sur
la Constitution, et non pas pour qu’elle demeure au pouvoir pour l’amour du pouvoir.
À la suite de la seconde crise suivant l’assassinat du membre de l’Assemblée, Mohamed
Brahmi, nous n’avions pas opté pour l’imposition de notre propre point de vue quant
à la manière dont la transition devait être menée, ni ne nous sommes précipités en
adoptant la Constitution. Nous étions convaincus que la finalité d’être au pouvoir,
durant la phase de transition, était d’adopter la Constitution et de guider le pays vers
les secondes élections, deux objectifs exigeant un large consensus et un climat d’unité
nationale. Nous avions refusé que la Constitution tunisienne soit la constitution d’une
majorité imposée à une minorité, et avions assimilé les exigences de l’opposition selon
lesquelles les élections devaient se tenir sous un gouvernement indépendant.
Nous avons donc signé la feuille de route du Quartet, car nous étions pertinemment
conscients que la logique du conflit et de la confrontation ne permettrait pas de
résoudre les problèmes, et qu’Ennahdha, en tant que plus grand parti du pays,
devait faire des concessions plus importantes pour protéger la révolution ainsi que
le processus de transition démocratique. Le départ de l’Ennahdha du gouvernement
fut donc un signe de réussite du dialogue national, et non le fruit de pressions ou
d’une incapacité à gérer la crise. Nous avions convenu de mettre en œuvre la feuille
de route en estimant que trois de ces processus devaient avoir lieu simultanément : la
démission du gouvernement de Laarayedh après accord quant sur le nouveau Premier
ministre, l’adoption de la Constitution et l’élection d’une Commission électorale. Le
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
jour de l’adoption de la Constitution a donc été un moment historique de célébration
nationale qui occupe une place particulière dans l’histoire de la Tunisie. De même, la
démission du Premier ministre Ali Laarayedh offre un exemple d’alternance pacifique
du pouvoir et du respect des islamistes pour les règles démocratiques.
Nous pensions que l’achèvement de la Constitution, l’établissement de la Commission
électorale et l’adoption de la loi électorale étaient des objectifs majeurs plus importants
que de rester au pouvoir, et qu’une fois ces objectifs atteints, Ennahdha aurait rempli sa
mission en déposant la Tunisie sur la terre ferme de la démocratie. Rester au pouvoir ne
présentait donc plus aucun avantage, surtout si cela risquait de mener à la destruction
de l’intégralité du processus de transition démocratique.
Le résultat fut que, outre l’établissement d’un nombre d’importantes instances
constitutionnelles, dont notamment la Haute autorité indépendante de la
communication audiovisuelle, le Conseil supérieur de la magistrature et l’Instance
nationale pour la prévention de la torture, et l’adoption de la loi sur la justice
transitionnelle tant attendue, la transition a été menée à terme avec succès grâce
à l’adoption d’une excellente Constitution et la tenue d’élections libres et justes. Le
dialogue national a pu atteindre un consensus sur un gouvernement technocrate
neutre et l’adoption d’une constitution destinée à une Tunisie moderne, adoptée par
un fort 94% de l’Assemblée nationale constituante, ainsi que l’établissement d’une
instance électorale indépendante, l’adoption d’une loi électorale et la détermination
d’une date pour les élections. Nombre de ces accords ont résulté de sacrifices faits
par Ennahdha, le parti majoritaire, afin de préserver l’unité nationale et la poursuite
du processus de transition démocratique. L’abandon de la loi d’exclusion politique,
malgré les risques associés, offre un autre exemple de la conviction grandissante que
l’exclusion ne ferait que perpétrer les conflits et ne serait pas propice à une transition
réussie et inclusive.
II. Système politique
La transition de la Tunisie a offert l’opportunité, et le défi, de transformer le système
politique du pays en un régime démocratique libre et inclusif. Tandis que l’Assemblée
nationale constituante débattait des détails du futur régime politique à inscrire dans la
nouvelle constitution, une gouvernance représentative, inclusive et démocratique était
exercée durant la transition, pour la première fois en Tunisie. Les élections du 23 octobre
2011 ont mené à l’élection de la première assemblée représentative véritablement
pluraliste dans l’histoire du pays. En plus de la mission d’élaboration d’une constitution
qui lui incombait, l’Assemblée a œuvré sur d’autres fronts, notamment en amendant
et en élaborant des lois and en supervisant les travaux du gouvernement. Le pouvoir
a donc été partagé entre l’Assemblée nationale constituante, le Gouvernement
de coalition, et le Président de la République dans un système équilibré. En outre,
l’interaction entre ces derniers et les organisations de la société civile, les médias et les
citoyens a été continue et ce à des niveaux sans précédent. Des consultations publiques,
aussi bien en ligne que sur le terrain, ont été régulièrement tenues notamment pour
les différents brouillons de la Constitution, le Code de l’incitation à l’investissement,
les réformes fiscales, la réforme de l’enseignement supérieur, etc., soumettant ainsi la
politique gouvernementale à l’examen du public à une échelle sans précédent. Il en a
résulté un système dynamique, pluraliste et inclusif loin du régime d’un seul homme
et du règne d’un parti unique que la Tunisie avait antérieurement connus.
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A. État civil
Le nouveau système politique que nous souhaitions établir en Tunisie était celui de
l’État démocratique et civil pour lequel plusieurs générations de Tunisiens s’étaient
battues pendant des décennies. Le statut de notre parti de 1981 a adopté les principes
« du droit légitime du peuple à disposer de lui-même, loin de toute tutelle intérieure
ou extérieure… rejet de la violence comme méthode de changement… consultation
comme moyen de prendre des décisions en matière de pensée, de culture et de
politique. Rejet de l’autoritarisme et du monopole du pouvoir… et affirmation du droit
du peuple à pratiquer la liberté d’expression, la liberté d’association et tous les droits
légitimes, et à collaborer avec les forces nationales pour y parvenir. »
Les documents de procédures internes du parti, en date du 3 mai 1988, énoncent
ses objectifs, à commencer par « soutenir le régime républicain et ses fondements,
protéger la société civile, établir la souveraineté populaire et renforcer la Shura
(consultation) ; faire de la liberté une valeur fondamentale incarnant l’essence même
de la dignité humaine telle que Dieu l’a conçue, en soutenant les libertés publiques et
individuelles ainsi que les droits de l’homme, et en insistant sur les principes relatifs à
l’indépendance de la magistrature et la neutralité de l’administration. »
La Déclaration de Tunis du 17 juin 2003 élaborée par quatre partis de l’opposition,
dont Ennahdha, a appelé l’État à se conformer à la volonté populaire et à la primauté
du droit, à respecter l’identité du peuple ainsi que les valeurs arabo-musulmanes, et à
garantir la liberté de croyance pour tous ainsi que la neutralité politique des lieux de
culte.
Le Collectif interpartis du 18 octobre a envisagé l’État, dans le cadre d’un régime
démocratique, comme une institution civile tirant sa légitimité du libre arbitre du
peuple, respectant les règles de l’État de droit ainsi que les principes des droits humains
Le collectif a également reconnu l’islam comme religion de la majorité des Tunisiens,
ainsi que l’arabe comme l’un des principaux piliers de l’identité civilisationnelle du pays
qui évolue dans une interaction créatrice avec les développements modernes. Ainsi,
l’État accorde un statut particulier à l’islam, garantit l’enseignement de l’éducation
islamique dans les établissements scolaires, maintient des liens de solidarité avec
l’ensemble des nations musulmanes et défend l’arabe comme langue officielle dans
l’administration, l’enseignement et la culture, le tout dans le cadre de la garantie de
la liberté de religion et de croyance, en rejetant la discrimination entre les citoyens
pour des motifs fondés sur la religion ou la croyance, et de l’ouverture aux civilisations
du monde et aux langues internationales, en développant une pensée critique et
rationnelle.
La nature de l’État est donc devenue une question de consensus entre l’ensemble
des courants politiques, et a été clairement exprimée dans la Constitution, laquelle
précise que le régime politique tunisien est « un régime républicain, démocratique
et participatif, dans le cadre d’un État civil dans lequel la souveraineté appartient au
peuple par l’alternance pacifique au pouvoir à travers des élections libres s libres et
sur le fondement du principe de la séparation des pouvoirs et de leur équilibre ».
(Préambule de la Constitution)
La question de la charia a été examinée conformément à la volonté d’une certaine
partie de la population, y compris d’une partie des sympathisants et partisans de
Ennahdha, souhaitant référencer la charia comme l’une des sources, ou comme
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
la principale source, de la législation dans la Constitution. Même si pour certains,
ce référencement n’était qu’un simple constat du fait qu’une part importante de la
législation, notamment le Code du statut personnel, était issue de la jurisprudence
islamique, dans la perception des autres, le terme charia s’accompagnait de
connotations négatives. Après avoir débattu de la question à différents niveaux, les
dirigeants du Parti sont parvenus à la conclusion qu’aucun terme susceptible de
susciter une importante controverse n’avait pas sa place dans la Constitution, et que
les termes « islam » et « enseignements de l’islam », inclus dans le préambule et dans
le premier article de la Constitution, englobent tous les aspects de la religion et ont un
sens plus large et plus consensuel que le terme charia.
Un débat, beaucoup plus complexe et long à trancher, a eu lieu pour savoir si le
nouveau système politique de la Tunisie devait demeurer présidentiel ou s’il devait
devenir parlementaire. Le point de vue d’’Ennahdha, tel qu’exprimé lors de son
programme électoral de 2011, était que de nombreux maux dont souffre la Tunisie
ont été le fruit de l’importante centralisation du système présidentiel, dans lequel il
était le pouvoir était aisément monopolisé, et la Tunisie avait besoin de s’orienter vers
un système parlementaire avec plus d’équilibre entre les pouvoirs. Dans une culture
politique toujours dominée par l’idée d’« un État fort », nous souhaitions souligner
l’importance de la responsabilité du gouvernement devant les représentants du
peuple élus. En raison de l’opposition de la plupart des autres partis, qui préféraient
un système présidentiel ou semi-présidentiel, Ennahdha a dû transiger sur ce point et
accepter un compromis ayant donné naissance à un système mixte où le pouvoir est
partagé entre le Président, le gouvernement et le parlement. Ce système comprenait,
implicitement, un engagement à conserver l’approche de consensus et d’équilibre, et à
éviter la monopolisation et la domination, puisqu’il était prévu que les trois institutions
soient dirigées par différents partis.
III. Droits et libertés individuelles
A. Égalité des sexes
L’égalité entre hommes et femmes est un principe que notre parti a adopté depuis sa
création. Après quelques critiques initiales formulées à l’encontre de certains articles
du Code du statut personnel, le Parti a officiellement décidé d’adopter le Code en
ratifiant, aux côtés d’autres partis politiques, la Charte de 1988. La Déclaration de
Paris de 2003, élaborée par un certain nombre de partis dont Ennahdha, avant les
élections de 2004, a réaffirmé cet engagement et insisté sur le devoir de l’État dans
l’accomplissement de l’égalité entre les hommes et les femmes . Le Collectif du 18
octobre, dans le cadre de son travail conjoint sur l’élaboration d’une vision commune
pour une société démocratique, a produit des documents conjoints sur un certain
nombre de sujets, dont un sur l’égalité hommes-femmes.
Le Collectif a salué les acquis apportés par le Code du statut personnel, en y voyant
les fruits d’un mouvement réformiste éclairé qui délivrait les femmes des chaînes
de l’ère de la régression sociale et culturelle, contribuant ainsi à la libération et la
modernisation de la moitié de la société tout en maintenant les fondements de son
identité civilisationnelle. Le Collectif a appelé à renforcer ces acquis, conformément aux
accords internationaux relatifs à l’égalité des sexes, tout en excluant certains domaines
sensibles tels que l’égalité successorale ou le mariage d’une femme musulmane avec
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un homme non musulman, ceux-ci constituant des points de divergence pouvant être
déférés aux institutions représentant la volonté populaire.
Après la révolution, l’ensemble des partis, y compris Ennahdha, a eu l’opportunité de
mettre ces principes en pratique. L’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs
de la révolution et de la transition démocratique a approuvé, en 2011, le principe de la
« parité entre les sexes » dans le système électoral, un système de quota contraignant
chaque liste électorale à inclure un nombre égal de femmes et d’hommes, par
alternance. Ennahdha faisait partie de cette Instance et a soutenu la proposition de
parité entre les sexes bien que plus d’un quart des membres de l’Instance ait voté contre
la proposition, soit parce qu’ils étaient opposés aux quotas, soit parce qu’ils n’avaient
pas la capacité de recruter des femmes candidates dans toutes les circonscriptions. Il
en a résulté l’élection de 59 femmes à l’Assemblée, dont 41 du parti Ennahdha. De tous
les partis, Ennahdha a affiché le pourcentage le plus élevé de femmes dans son groupe
parlementaire. Plus tard, certains membres masculins de l’assemblée ont démissionné
(principalement pour devenir ministres) et ont été remplacés par la candidate suivante
sur la liste, ce qui a porté le total des femmes députées à 67 (près de 31 %), soit un
pourcentage supérieur à celui de nombreux parlements européens). Les membres féminins d’Ennahdha à l’Assemblée ont joué un rôle majeur dans
les tâches de rédaction de la constitution, de légifération, de supervision et de
sensibilisation. Le parti Ennahdha a également présenté une femme en tant que
candidate au poste de Vice-présidente de l’Assemblée, laquelle a été élue à ce poste
par l’Assemblée en novembre 2011 : Mehrezia Labidi est ainsi devenue la femme
politique élue occupant la plus haute fonction du monde arabe. Les femmes députées
d’Ennahdha ont intégré toutes les commissions de l’Assemblée. En outre, de toutes
les Commissions de l’Assemblée (commissions constituantes, législatives et spéciales),
les seules commissions dirigées par des femmes l’ont été par des femmes membres
d’Ennahdha : huit commissions étaient dirigées par des députés d’Ennahdha, dont
quatre par des femmes. Au Bureau de l’Assemblée, qui comptait 10 membres (dont
le Président et 2 Vice-Présidents), 3 des membres étaient issus d’Ennahdha, dont 2
femmes. Il en a été de même pour toutes les autres commissions, par exemple pour
la Commission du Préambule, des principes fondamentaux de la Constitution et de
sa révision (en charge de la rédaction de ces chapitres de la Constitution), sur les 22
membres, 9 étaient issus d’Ennahdha, dont 5 femmes. La Commission de législation
générale (chargée de rédiger les propositions de loi, ou d’examiner les propositions
et projets de loi présentés par un groupe parlementaire ou par le gouvernement, et
de les présenter en plénière aux fins de discussion et de vote) comptait 7 députés
d’Ennahdha sur les 20 membres qui la composaient. Ces 7 députés étaient des
femmes, y compris la présidente de la commission. Une composition semblable a pu
être observée pour le reste des commissions de l’Assemblée.
Les faits susmentionnés reflètent que la présence de femmes députées d’Ennahdha
n’était pas uniquement le résultat indirect de la loi électorale, mais que ces dernières
ont occupé des postes décisionnels clé. L’implication des députées d’Ennahdha dans
toutes les commissions, notamment en tant que présidentes, démontre l’engagement
du Parti à développer les compétences en leadership de ses membres féminins, ce
qui, associé au système de quota désormais consacré par la Constitution, devrait
contribuer à élargir la participation des femmes.
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LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
La Constitution a non seulement protégé les acquis et les droits des femmes tunisiennes,
mais a également obligé l’État à les développer davantage, en garantissant l’égalité
des chances dans tous les domaines et en éliminant toutes formes de discrimination.
Nombre d’articles a insisté sur l’égalité entre les citoyens, hommes et femmes, le devoir
de l’État d’éliminer la discrimination basée sur n’importe quel motif et l’abolition
de la violence à l’égard des femmes. La Constitution comprend aussi un article
très important exigeant que non seulement le parlement, mais également tous les
conseils élus respectent le principe de la parité hommes-femmes lors de l’élection des
représentants, et ceci constitue un cas rare de constitutionnalisation de l’égalité des
sexes dans la représentation politique.
On ne saurait traiter de la constitutionnalisation des droits des femmes en Tunisie
sans aborder la controverse de la « complémentarité ». Ce sujet a fait l’objet d’une
couverture disproportionnée entachée de malentendus, de désinformation et
de polarisation. Il convient de noter qu’aucun article n’a jamais décrit les femmes
comme complémentaires aux hommes, mais qu’il a plutôt été prévu que les hommes
et les femmes se complètent mutuellement dans le cadre familial ; l’« égalité entre
les conjoints » a également été soulignée dans ce même brouillon. L’égalité entre
les citoyens a toujours été présente et protégée par quatre articles distincts dès
la première ébauche de la constitution et n’a jamais été remise en question. La
« complémentarité », avec son ambiguïté, n’a été proposée par aucun membre des
commissions chargées de la rédaction pour remplacer ou la substituer à l’égalité, mais
uniquement pour insister sur la nécessité de répondre aux besoins de la famille (garde
d’enfants, droits liés à la maternité, équilibre entre le travail et la famille, etc.). Suite
aux débats qui s’en sont suivis à l’Assemblée, dans les médias, dans la société civile et
au sein du Parti, il a été reconnu que ce terme n’était pas suffisamment clair pour être
inclus dans un texte juridique fondamental. La version finale des articles traitant de
l’égalité des sexes et des droits des femmes dans la Constitution est une chose que
nous saluons et dont nous sommes fiers, et nous sommes impatients de voir leur mise
en œuvre dans la vie des femmes tunisiennes.
B. Droits fondamentaux
La nouvelle Constitution tunisienne consacre de nouvelles libertés individuelles que les
tunisiens ont récemment commencé à exercer suite à la révolution et desquelles ils ont
été privés des décennies durant. Le second Chapitre relatif aux Droits et Libertés comprend
29 articles garantissant les libertés individuelles, les droits politiques ainsi que les droits
sociaux. L’ensemble de ces droits a rigoureusement limité les restrictions qui pourraient
leur être imposées par la loi et qui doivent désormais être « établies […] pour répondre
aux exigences d’un État civil et démocratique », proportionnelles et ne doivent en aucun
cas toucher à leur essence. L’exemple d’une restriction nécessaire à la liberté d’expression
figure dans l’article qui appelle l’Etat à diffuser des valeurs de modération et de tolérance,
à protéger le sacré et empêcher qu’on y porte atteinte [et à ce qu’il] s’engage également
à prohiber et empêcher le takfir (les accusations d’apostasie), ainsi que l’incitation à la
haine et à la violence et à les juguler».. Comme le démontrent des évènements à travers le
monde, la pondération entre la protection des libertés fondamentales, telles que la liberté
d’expression, et la nécessité de combattre les discours haineux et l’incitation à la violence
est une tâche ardue que les sociétés à travers le monde continuent à débattre afin de
trouver les moyens de parvenir à cet équilibre délicat.
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Parallèlement, la Constitution dispose qu’« aucune révision ne peut porter atteinte
aux acquis en matière de droits de l’Homme et de libertés garantis par la présente
Constitution. »
Outre un bon nombre de droits civils et politiques essentiels consacrés par le second
chapitre de la Constitution, quelques droits économiques et sociaux, tels que le droit
à une éducation gratuite à tous les niveaux, le droit à des soins de santé préventifs et
à un traitement médical pour chaque citoyen, le droit des personnes sans ou à faible
revenu à accéder à des soins de santé gratuits, le droit à la propriété (y compris celle
intellectuelle), le droit à la culture et à l’innovation culturelle, le droit à l’eau, le droit aux
sports, le droit à un environnement sain, etc., ont également été garantis. La longue
liste de droits économiques et sociaux garantis est inédite, et Ennahdha est fier d’avoir
soutenu leur constitutionnalisation qui s’inscrit dans sa vision du rôle de l’État de
pourvoyeur des conditions d’une vie digne.
C. Liberté de croyance et de conscience
Le Collectif du 18 octobre s’est accordé à dire que « La liberté de conscience –qui
procède d’un choix individuel- doit être garantie à toutes les citoyennes et à tous les
citoyens. Elle ne peut faire l’objet de contraintes et elle implique le droit d’adopter
ou non une religion et d’affirmer les convictions de son choix ainsi que la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction, par l’accomplissement des rites, les pratiques
et l’enseignement. ». Le collectif s’est aussi engagé à protéger la liberté de croyance et
de conscience et à « entre les citoyens, égaux en droits et en devoirs, toute forme de
discrimination fondée sur l’appartenance religieuse ou les convictions, dans la mesure
où l’accès et l’exercice de la citoyenneté impliquent l’égalité pleine et entière entre
tous les membres de la société. »
La controverse autour du concept de la liberté de conscience renseigne sur la nécessité
de débattre et de communiquer. Comme cela a été clair depuis la Déclaration du
Collectif du 18 octobre, le principe de la liberté de croyance et de conscience a été
entériné et promu par le Parti depuis de nombreuses années. J’ai personnellement
écrit, en de nombreuses occasions, sur la nécessité de reconsidérer et de réinterpréter
la vision commune de l’apostasie comme un crime religieux. Toutefois, le manque
de communication entre les dirigeants et la base partisane causé par la répression
nécessitait de prendre le temps de convaincre les membres, ce que nous sommes
parvenus à faire. La Constitution dispose ainsi que : « l’État protège la religion, garantit
la liberté de croyance et de conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité
des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane ».
D. Conclusion
Le parti Ennahdha a émergé à partir des efforts entrepris par des jeunes quarante
ans plus tôt afin de réconcilier la raison et la révélation, l’islam et la modernité et de
mettre fin à des décennies d’autoritarisme politique, d’injustice sociale et d’aliénation
culturelle. Il en a résulté un parti politique tunisien, démocratique et islamique, ayant
fondé ses idéaux sur les principes modérés de l’islam, les valeurs universelles et les
droits humains. Sa conduite, sur le plan politique, a démontré sa foi dans le peuple
comme source de la souveraineté, dans le pluralisme, dans la suprématie de la loi, dans
181
LA CONSTITUTION DE LA TUNISIE - Processus, principes et perspectives
l’alternance pacifique au pouvoir, dans les libertés, y compris celles individuelles, dans
l’égalité des sexes, dans les droits des minorités, et dans le rejet de la violence et de
toute forme de terrorisme. L’expérience de l’Ennahdha durant la transition tunisienne a permis d’élaborer une
nouvelle approche de la transition démocratique fondée sur ce que l’on appelle la
démocratie consensuelle comme alternative à la démocratie majoritaire qui ne peut
réussir que dans des démocraties déjà établies. En ce qui concerne les démocraties
émergentes comme celles issues du Printemps arabe, l’expérience a montré que le
succès résidait dans la mise en place de larges coalitions entre les diverses tendances,
notamment entre les courants islamiques modérés et les courants laïcs modérés, et
dans la participation effective des organisations de la société civile dans la gestion du
dialogue national entre les partis. Ces conditions ont protégé la société de la polarisation
observée dans plusieurs transitions arabes où les progrès ont été neutralisés et où les
conflits civils ont suivi. En Tunisie, nous avons opté pour la politique du compromis,
de la réconciliation, et de la capitalisation du passé plutôt que son exclusion. En
conséquence, la Tunisie est aujourd’hui gouvernée par une coalition consensuelle qui
avance sur le chemin de la consolidation de la démocratie et de l’accomplissement de
la liberté, du bien-être et de la prospérité de son peuple.
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