Brenner = Logicisme

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La réception du logicisme en France
en réaction à la controverse
Poincaré-Russell
Anastasios BRENNER *
Résumé : Au début du XXe siècle s’est déroulée une controverse au
sujet de la logique et de sa capacité à rendre compte des raisonnements mathématiques. Cette controverse, qui a opposé Henri Poincaré et Bertrand Russell et à laquelle toute une série de penseurs ont
pris part, touche à la notion de nombre et à la possibilité d’en donner
une définition logique. Le débat n’a pas manqué de déborder le
cadre strict de l’arithmétique et s’est élargi à plusieurs branches des
mathématiques, dont la géométrie, posant la question de la pertinence des conceptions philosophiques traditionnelles. L’objet du
présent article est d’examiner ce moment particulier dans le développement de la discipline, qui correspond au passage d’une logique
philosophique à une logique mathématique. On constate alors que si
les épistémologues français se sont majoritairement détournés du
logicisme, ce n’est pas faute de s’y être intéressés.
Mots-clés : logique ; logique mathématique ; logique philosophique ;
logicisme ; fondements de l’arithmétique ; fondements de la géométrie ;
nombre ; raisonnement mathématique ; Louis Couturat ; Édouard
Le Roy ; Gaston Milhaud ; Henri Poincaré ; Bertrand Russell.
Summary : The beginning of the 20th century witnessed a controversy over logic and its ability to account for mathematical reasoning.
This controversy, which opposed Henri Poincaré and Bertrand Russell, and in which participated several scholars, involved the concept
of number and the possibility of providing a logical definition. The debate went beyond the framework of arithmetic to include several
branches of mathematics, in particular geometry, raising the question
of the relevance of the traditional philosophical conceptions on offer.
The aim of this paper is to examine a particular moment in the development of the field, corresponding to the transition from philosophical logic to mathematical logic. It appears then that if French
* Anastasios Brenner, Université Paul-Valéry – Montpellier, Centre de recherche interdisciplinaire en sciences humaines et sociales (CRISES), EA 4424, route de Mende,
33199 Montpellier Cedex 5 (http://crises.upv.univ-montp3.fr/).
E-mail : [email protected]
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philosophers in the main turned away from logicism, this was not due
to a lack of interest.
Keywords : logic ; mathematical logic ; philosophical logic; logicism ;
foundations of arithmetic ; foundations of geometry ; number ; mathematical reasoning ; Louis Couturat ; Édouard Le Roy ; Gaston Milhaud ;
Henri Poincaré ; Bertrand Russell.
Introduction
On voit généralement dans la controverse entre Henri Poincaré et
Bertrand Russell les prémices de l’opposition profonde de deux
écoles : la philosophie continentale et la philosophie analytique.
Poincaré aurait tenté de sauver le kantisme en défendant la synthèse a priori en mathématiques. Russell, rabattant l’a priori sur
l’analytique, aurait fait de la logique mathématique le cœur d’une
nouvelle méthode philosophique. Il y aurait là deux options irréconciliables, un dilemme métaphysique.
Or une telle interprétation risque de nous éloigner d’une bonne
compréhension de la nature de cette controverse et de nous
empêcher d’en saisir la signification historique. Il serait malencontreux de classer Poincaré parmi les kantiens orthodoxes. Il
s’écarte nettement d’Immanuel Kant au sujet de la géométrie. Sa
pensée, s’appuyant sur les évolutions de la science à son époque,
trace une voie originale. Poincaré influence de nombreux penseurs, qui prolongeront sa réflexion sur la logique et les mathématiques, parmi lesquels Gaston Milhaud, Édouard Le Roy, Abel
Rey et Léon Brunschvicg. De plus, Poincaré constitue l’une des
sources reconnues du Cercle de Vienne, lequel n’hésite pas à
conjuguer les idées du mathématicien français avec celles de
Russell. Il s’agit à l’évidence d’une histoire complexe.
Quant à Russell, en parcourant ses textes, on constate qu’il ne
cesse de guerroyer aussi bien contre les positivistes logiques que
contre la seconde philosophie de Ludwig Wittgenstein. Les
reproches que Russell leur adresse ne manquent pas de sévérité :
inintelligibilité, dogmatisme, futilité. Les désaccords portent sur
des questions graves : le réalisme, la vérité et le rôle même de la
logique. La tradition analytique n’est nullement homogène. En
France, Louis Couturat défend le logicisme à partir de présupposés philosophiques encore différents.
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L’objet du présent article est d’examiner à nouveaux frais la
controverse au sujet du logicisme, en la replaçant dans son
contexte, celui des bouleversements scientifiques et de leurs multiples répercussions. Les sensibilités philosophiques qui s’expriment alors sont les symptômes d’une mutation rationnelle dont
nous sommes en mesure aujourd’hui de dégager les tendances
profondes. Nous nous efforcerons de suivre cette controverse
dans ses prolongements. Poincaré disparaît en 1912, et, après la
première guerre mondiale, Russell se détourne pour l’essentiel de
la logique au profit de la morale et de la politique. D’autres se
saisiront des questions de logique laissées en suspens. Notre
intention est de porter l’étude jusqu’aux années 1920. Cette
période, qui précède la constitution du Cercle de Vienne, d’une
part, et de l’école de Jacques Herbrand, d’autre part, n’a reçu que
peu d’attention de la part des historiens.
Depuis une vingtaine d’années est apparu un programme de
recherche ayant pour objet l’histoire de la philosophie des
sciences. Il s’agit de soumettre la discipline à une étude historique rigoureuse, non pas une tentative de justifier telle ou telle
position philosophique, mais une réelle prise en compte des différents points de vue. Ce programme a porté en priorité sur les
origines du positivisme logique et sur les sources de la philosophie analytique. Il a conduit à repenser la vision convenue de ces
courants. L’étude de l’interaction entre partisans et adversaires du
logicisme que nous entreprenons ici est susceptible de rejoindre
de telles préoccupations.
Une seconde direction de recherche peut nous conforter dans
notre dessein : la nouvelle épistémologie historique ou épistémologie historicisée. Celle-ci, tout en s’inspirant de l’école
bachelardienne, renforce la méthode critique et accentue la
mise en perspective historique. Les conditions d’émergence
d’un champ disciplinaire sont scrutées de plus près ; les catégories des acteurs sont plus nettement circonscrites. Cette
direction de recherche est illustrée notamment par les travaux
de Ian Hacking, Lorraine Daston, Peter Galison et Hans-Jörg
Rheinberger. On notera que, contrairement à l’épistémologie
historique bachelardienne, cette nouvelle tendance s’est développée surtout à l’extérieur de la France, en réaction contre
une méthode exclusivement logique. Si les penseurs évoqués
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se sont attachés principalement au domaine des sciences
expérimentales, ils n’ont pas manqué de rencontrer les difficultés soulevées par la conception analytique dans le domaine
des sciences formelles. Cet exemple nous incite à examiner
derechef les discussions au point de départ des deux grandes
traditions dans leur complexité et leur pluralité.
Les éléments du débat
L’un des principaux points de désaccord entre Poincaré et Russell
concerne la notion de nombre et touche à la possibilité d’en donner une définition logique. Poincaré caractérise ainsi la règle du
raisonnement par récurrence, qu’il met au fondement de l’arithmétique : « Cette règle, inaccessible à la démonstration analytique et à l’expérience, est le véritable type du jugement
synthétique a priori 1. » Ce passage du chapitre premier de La
Science et l’hypothèse est tiré d’un article de 1894. Russell a pu
en avoir connaissance avant qu’il ne s’engage dans ses
recherches sur les fondements des mathématiques. Poincaré
adopte ici la catégorie kantienne de la synthèse a priori pour qualifier le principe central à l’œuvre en arithmétique. Cette conclusion est avancée après l’examen critique de la démonstration
leibnizienne 2. Poincaré paraît donc donner raison à Kant contre
Gottfried Wilhelm Leibniz.
Cependant, Poincaré reformule de façon significative la conception kantienne. Pour Kant, toute proposition proprement mathématique – aussi bien arithmétique que géométrique – revêt le
statut du synthétique a priori. Rappelons sa formulation :
« Je prends tout d’abord en effet le nombre 7, et, en m’aidant,
pour le concept de 5, des cinq doigts de ma main, en qualité
d’intuition, j’ajoute alors une à une au nombre 7, au moyen de
ce procédé figuratif, les unités qu’auparavant j’avais prises
ensemble pour constituer le nombre 5, et je vois naître ainsi le
nombre 12. Que 5 dussent être ajoutés à 7, je l’ai, en vérité,
1 - Henri Poincaré, Sur la nature du raisonnement mathématique, Revue de métaphysique
et de morale, II (1894), 371-384, voir 381-382. Cet article a été repris avec quelques
modifications dans La Science et l’hypothèse (Paris : Flammarion, [1902] 1968), 41.
2 - Poincaré (1894), op. cit. in n. 1, 372 et (1968), ibid., 33. Voir Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, L. IV, chap. 7, § 10 (Paris : GarnierFlammarion, 1966).
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pensé dans le concept d’une somme = à 7 + 5, mais non que
cette somme soit égale au nombre 12 3. »
Pour Poincaré, ce n’est vrai que de l’arithmétique et de la règle
génératrice des nombres. Il fait état des résultats d’une étude
approfondie de l’arithmétique, accomplie par les mathématiciens
au cours du XIXe siècle. Par exemple, sont explicitées pour l’addition diverses propriétés telles que l’associativité et la commutativité. Ce qui préoccupe Poincaré, c’est de rendre compte de la
fécondité, de l’apport cognitif de l’arithmétique : « Il faut bien
concéder que le raisonnement mathématique a par lui-même une
sorte de vertu créatrice et par conséquent qu’il se distingue du
syllogisme 4. » En localisant le synthétique a priori dans le raisonnement par récurrence, Poincaré opère un déplacement significatif : nous devons distinguer soigneusement, dans un système
déductif, les définitions, les axiomes et les théorèmes. Puis, en
remontant en-deçà de ces éléments du discours mathématique,
on dégagera le procédé rationnel très général qui est à l’œuvre.
Nous pourrions mesurer encore la distance prise par rapport à
Kant en étudiant le vocabulaire employé. Ainsi que le fait remarquer Le Roy, qui s’inspire de Poincaré sur bien des points : « Rien
n’existe qui réponde parfaitement à la notion de ce que Kant
appelle « pur », c’est-à-dire qui soit tout à fait indépendant de
l’expérience 5. » Ce qui préoccupe davantage les scientifiques
après Kant, c’est la distinction entre sciences pures et sciences
appliquées, ou, pour reprendre Auguste Comte, entre l’abstrait et
le concret.
Russell, qui réagit contre les conceptions de Kant et de Georg
Wilhelm Friedrich Hegel telles qu’elles ont été diffusées en
Angleterre, développe une philosophie mathématique toute différente. Il avance la définition suivante : « Un nombre, en général,
est l’ensemble des classes ayant la propriété appelée similitude […]. 2 est la classe de tous les couples, 3 la classe de tous
3 - Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques (Paris : Gallimard, 1980), vol. 1, B 15-16. Nous suivons la pagination de l’édition de l’Académie
reproduite dans la plupart des éditions.
4 - Voir note 1.
5 - Édouard Le Roy, La Pensée mathématique pure (Paris : PUF, 1960), 10. Voir Kant,
op. cit. in n. 3, A 11 : « On appelle pure toute connaissance qui n’est mélangée avec
rien d’étranger. Mais est spécialement nommée absolument pure une connaissance où
ne s’immisce de façon générale aucune expérience de sensation, qui est donc possible
pleinement a priori. »
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les triplés, etc. 6. » Il s’inscrit par là dans une tradition de logicisation des mathématiques. Russell cherche à montrer que les
mathématiques dérivent de prémisses logiques et n’utilisent que
des concepts définissables en termes logiques 7. Il fait part alors
de son désaccord avec Poincaré, en l’accusant de manquer
d’objectivité à l’égard de la nouvelle logique. Si celui-ci verse
parfois dans la polémique, il ne faut pas en conclure qu’il refuse
toute recherche des opérations logiques à l’œuvre en mathématiques. En partant d’un point de départ différent, Couturat
s’engage résolument en faveur du logicisme. Se détachant progressivement du kantisme, il prend la défense de Leibniz. Se dessine ici une divergence philosophique entre Poincaré d’une part,
et Russell et Couturat d’autre part. Il reste à en saisir les origines.
L’article de Poincaré, « Sur la nature du raisonnement mathématique », n’est pas sa première incursion dans le domaine de la
philosophie des mathématiques. Il fait pendant à un texte
de 1891, « Les géométries non euclidiennes 8 », dans lequel Poincaré rejette on ne peut plus clairement la solution kantienne.
L’existence de géométries non euclidiennes le conduit à cette
conclusion : « Les axiomes géométriques ne sont […] ni des jugements synthétiques à priori [sic] ni des faits expérimentaux. Ce
sont des conventions 9. » Ainsi se dessine une double réponse.
Lorsqu’il réunit les deux articles que nous avons évoqués dans La
Science et l’hypothèse, Poincaré s’efforce de formuler une
conception d’ensemble. Dans l’organisation de son livre, il suit
l’ordre de présentation traditionnel : arithmétique, analyse, géométrie, mécanique et physique expérimentale. Cependant, si
l’analyse précède la géométrie, elle ne lui procure pas de fonde6 - Bertrand Russell, My philosophical development (Londres : Routledge, 1995), 54. Je
traduis. Russell revient dans ce texte sur l’élaboration de sa conception des mathématiques. Voir The Principles of mathematics (Cambridge : Cambridge University Press,
1903).
7 - Voir Russell (1995), op. cit. in n. 6, 57.
8 - Henri Poincaré, Les géométries non euclidiennes, Revue générale des sciences pures
et appliquées, II (1891), 769-774. Cette revue généraliste, dirigée par Louis Olivier, est
ouverte aux questions philosophiques. Pour une analyse de la philosophie des
sciences de Poincaré, voir Anastasios Brenner, Les Origines françaises de la philosophie des sciences (Paris : PUF, 2003) et Géométrie et genèse de l’espace selon Poincaré, Philosophiques, XXXI (2004), 115-130. Voir également Gerhard Heinzmann et
David Stump, Henri Poincaré, in Edward N. Zalta (éd.), The Stanford encyclopedia of
philosophy (édition électronique, printemps 2014).
9 - Poincaré, art. cit. in n. 8, 773. Ce passage est repris dans Poincaré (1968), op. cit. in
n. 1, 75.
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ment ; ce sont deux sciences autonomes, appuyées sur des principes différents.
Aux trois genres de jugement kantien – analytique a priori, synthétique a priori, et synthétique a posteriori – s’adjoint la rubrique
de la convention. Cette nouvelle typologie s’accompagne d’une
classification des sciences mathématiques et physiques. Ainsi que
le résume Jules Vuillemin dans son introduction à La Science et
l’hypothèse :
« S’interrogeant sur le rôle et les limites des conventions dans
la science, Poincaré montre que, fondamentales dans le
domaine moyen de la géométrie et de la mécanique rationnelle, celles-ci voient leur importance diminuer tant dans le
domaine pur de l’arithmétique et de l’analyse que dans le
domaine expérimental de la physique 10. »
Cette classification des sciences est le résultat du croisement de
deux couples d’attributs, l’abstrait et le concret d’une part,
l’inductif et le conventionnel d’autre part 11.
L’examen philosophique que Poincaré propose dans « Les géométries non euclidiennes » est en rapport avec ses recherches
mathématiques, qui, selon Le Roy, montrent les liens surprenants
qui se manifestent entre les fonctions fuchsiennes, l’arithmétique,
la théorie des courbes algébriques et les géométries non euclidiennes. Celui-ci en tire un « point de méthode » : « Les vrais éléments simples et […] les vrais points de départ naturels de
l’Analyse ne sont nullement les généralités les plus abstraites
comme le voudrait une certaine conception erronée du raisonnement déductif 12. » Poincaré mène une réflexion sur ses propres
recherches, qui donne lieu à une série d’observations relevant
aussi bien de la reconstruction rationnelle que de la psychologie
de la découverte 13. Il semble bien que la réflexion philosophique
sur les mathématiques ait été suscitée tout d’abord par le bouleversement qu’a constitué la découverte des géométries non eucli10 - Jules Vuillemin, Introduction à La Science et l’hypothèse de Poincaré, op. cit. in n. 1, 8.
11 - Poincaré, à la fin de son article « Sur la nature du raisonnement mathématique »,
esquisse un rapprochement entre induction mathématique et induction empirique en
vertu de leur apport cognitif (Poincaré, art. cit. in n. 1, 384). Il continue à défendre
ce rapprochement dans Science et méthode (Paris : Kimé, [1908] 1999), 309.
12 - Le Roy, op. cit. in n. 5, 321. Voir 323.
13 - Voir Poincaré (1999), op. cit. in n. 11, L. 1, chap. 3.
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diennes. Poincaré a ensuite prolongé cette réflexion dans les
domaines de l’arithmétique et de la physique mathématique.
N’oublions pas que Poincaré a également contribué à l’édition,
préparée par Émile Boutroux en 1881, de La Monadologie de
Leibniz. En comparant la physique leibnizienne à celle de Descartes, il ne manque pas d’en noter les conséquences philosophiques 14. Or Boutroux exprime, au sujet des lois mathématiques,
une conception proche de celle de Poincaré : « Elles ne sont
connues exclusivement ni a priori ni a posteriori : elles sont une
création de l’esprit ; et cette création n’est pas arbitraire, mais a
lieu, grâce aux ressources de l’esprit, à propos et en vue de
l’expérience 15. » Cette conception se rattache aux idées que
Boutroux avait émises dès 1874 dans De la contingence des lois
de la nature 16 ; mais elle est étayée ensuite par des exemples
scientifiques récents. Cet accord entre les deux hommes, chacun
exerçant une grande influence dans son domaine, devait
conduire à un double magistère auprès des mathématiciens et des
philosophes.
Au fond, ces développements constituent une remise en cause
profonde des conceptions traditionnelles des mathématiques ; ils
incitent le philosophe à tenir compte de la pratique réelle des
mathématiciens. C’est ainsi qu’Émile Borel interprète l’apport de
Poincaré. Déplorant chez les professeurs de philosophie une
connaissance puisée chez Euclide et complétée par quelques
références à Leibniz, il écrit en 1907 :
« Tel était, à peu près, l’état d’esprit des professeurs de philosophie il y a vingt ans. Depuis, un grand effort a été tenté […]
pour donner aux philosophes des notions plus précises sur les
sciences dont ils parlent, et le nombre des lecteurs qui suivent
les articles et les livres de M. Poincaré est une preuve que cet
effort n’a pas été en vain 17. »
14 - Henri Poincaré, Note sur les principes de la mécanique dans Descartes et dans Leibnitz,
in Leibniz, La Monadologie, éd. Émile Boutroux (Paris : Delagrave, 1881), 225-231.
15 - Émile Boutroux, De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines (Paris : Vrin, [1895] 1925), 25. Il s’agit d’un cours donné à la Sorbonne en
1892-1893.
16 - Émile Boutroux, De la contingence des lois de la nature (Paris : Alcan, [1874] 1902).
17 - Émile Borel, La logique et l’intuition mathématique, Revue de métaphysique et de
morale, XV (1907), 273-283, voir 273.
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La formulation des géométries non euclidiennes à partir des
années 1820 a suscité une réflexion sur les fondements des
mathématiques, qui a été confortée par les recherches dans les
domaines de l’arithmétique et de l’analyse ainsi que de la
logique. Ces développements entretiennent des rapports mutuels,
ce que certaines présentations, focalisées sur un champ disciplinaire, ont tendance à passer sous silence. Rappelons que la plupart des fondateurs de la logique moderne se sont occupés
également de géométrie. Nous pouvons citer en ce sens Giuseppe Peano, Gottlob Frege et David Hilbert.
Poincaré et Russell ont formulé des conceptions différentes de la
géométrie et de l’arithmétique. Nous avons affaire à un désaccord
fondamental sur la méthode appropriée en philosophie des
mathématiques : Poincaré cherche à préserver la spécificité de
chaque branche de la science selon un modèle encyclopédique,
tandis que Russell vise à hiérarchiser les différentes branches de
la science selon un modèle réductionniste 18.
Géométries non euclidiennes et néokantisme
Tâchons maintenant de cerner ce qui a conduit Poincaré à s’engager dans cet excursus philosophique. Dans « Les géométries non
euclidiennes », on trouve une série de références qui disparaissent
dans La Science et l’hypothèse. Elles renvoient à des textes
d’Auguste Calinon, de Georges Lechalas et de Charles Renouvier.
En effet, Poincaré formule sa position philosophique et introduit le
concept de convention dans le contexte d’un débat en cours.
Calinon s’est efforcé de développer sur le plan mathématique une
géométrie générale, c’est-à-dire un système réunissant les présuppositions communes aux géométries d’Euclide, de Nikolaj Ivanovič
Lobačevskij et de Bernhard Riemann 19. En 1889, il donne une présentation de ses travaux dans la Revue philosophique 20. Mais c’est
18 - Philippe Nabonnand montre que Russell distingue la géométrie projective, de nature
a priori, et la géométrie proprement dite, de nature empirique. Voir : La polémique
entre Poincaré et Russel au sujet du statut des axiomes de la géométrie, Revue d’histoire des mathématiques, VI (2000), 219-269.
19 - Auguste Calinon, Étude sur la sphère, la ligne droite et le plan (Paris : Berger-Levrault,
1888).
20 - Voir Auguste Calinon, Les espaces géométriques, Revue philosophique, XXVII (1889),
588-595.
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Lechalas qui, en en dégageant les conséquences philosophiques,
enclenche la discussion :
« La géométrie non-euclidienne, dont l’importance et la fécondité sont suffisamment démontrées par toute une suite de travaux essentiellement scientifiques, parmi lesquels nous ne
rappellerons que l’un des plus récents, dû à M. Poincaré, a
beaucoup souffert des conséquences métaphysiques que partisans et adversaires ont cru en voir découler, s’accordant assez
généralement à la regarder comme favorable aux doctrines
empiristes 21. »
Soulignons que Lechalas publie ici dans l’organe du néocriticisme, Critique philosophique. Mais, comme il ne se montre pas
fidèle à l’interprétation des mathématiques proposée par Renouvier, l’éditeur, François Pillon, ajoute cette mise en garde :
« Nous accueillons volontiers ce travail d’un esprit sincère,
pénétrant et profond. Il nous paraît avoir le grand mérite de
poser clairement et dans toute sa généralité une question
importante que la Critique philosophique n’a point encore
abordée. Mais nous devons faire d’expresses réserves sur les
vues qui y sont développées 22. »
Il ne semble pas que Lechalas ait souhaité pour autant rejeter
entièrement le rationalisme kantien. Il est lié au cercle renouviériste, et, dans une correspondance suivie avec Renouvier, il se
définit comme un « disciple infidèle » 23.
Si la question n’a pas été abordée dans Critique philosophique,
Renouvier s’est déjà penché sur les géométries non-euclidiennes
dans la seconde édition du premier des Essais de critique générale, intitulé Traité de logique générale et de logique formelle 24.
Il y propose un examen critique de ces géométries, qui s’accom21 - Georges Lechalas, La géométrie générale, Critique philosophique (1889), 217-231 ;
voir 217.
22 - Ibid.
23 - Georges Lechalas, Lettre à Charles Renouvier du 5 septembre 1898, Fonds Charles
Renouvier, Correspondance, Bibliothèque interuniversitaire, Université Paul-Valéry –
Montpellier. André Lalande classe Lechalas parmi les kantiens plus ou moins fidèles
proches de Renouvier ; voir André Lalande, L’œuvre de Louis Couturat, Revue de
métaphysique et de morale, XXII (1914), 644-688, ici 648.
24 - Charles Renouvier, Premier essai de critique générale : Traité de logique générale et
de logique formelle (Paris : Colin, [1854] 1912), II, 87-92. La seconde édition
de 1875, reproduite fidèlement en 1912, a été considérablement remaniée.
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pagne d’une remise en cause de la conception comtienne des
mathématiques. Mais face aux nouveaux développements des
années 1880, Renouvier éprouve le besoin de reprendre et
d’approfondir ses réflexions antérieures. L’un de ses arguments
consiste à dénier à la géométrie générale le même statut que celle
d’Euclide, seule celle-ci étant jugée véritable :
« D’entre toutes ces classes de proposition composant le
contraire du vrai, la classe de l’absurde est celle à laquelle
appartient la géométrie imaginaire, parce qu’elle part de la
supposition que l’une des lois principales de notre représentation de l’étendue et de la figure n’exprime point une relation
réelle 25. »
Renouvier, on le sait, défend un kantisme des thèses : le monde a
commencé dans le temps, l’univers est limité dans l’espace et la
matière est formée d’indivisibles absolus. S’il défend une solution
traditionnelle, ses réflexions ont le mérite de faire ressortir les difficultés philosophiques soulevées par les géométries non-euclidiennes. Il en va de la conception même de la non-contradiction
et des termes connexes : harmonie, cohérence, consistance, etc.
Et le doute se propage aux autres concepts fondamentaux : vérité,
existence, intuition et démonstration.
Il n’est pas sans intérêt de noter que Couturat réagit tout d’abord
en kantien face au conventionnalisme géométrique de Poincaré.
Il retourne pour ainsi dire la position de Renouvier, en soutenant
les antithèses des antinomies kantiennes. Ainsi écrit-il au sujet
des axiomes géométriques dans l’un de ses premiers articles :
« Rien n’empêche […] qu’ils soient des jugements synthétiques a priori, ce qui ne contredit nullement la théorie de
Poincaré, à savoir que ce sont des conventions arbitraires, des
définitions déguisées. En effet, les postulats sont arbitraires
[…] ; mais notre auteur reconnaît qu’en fait, « notre choix
parmi les conventions possibles, est guidé par des faits expérimentaux », à moins qu’ils ne s’imposent à l’esprit par une
nécessité d’ordre esthétique, pour parler le langage de Kant,
25 - Charles Renouvier, La philosophie de la règle et du compas ou des jugements synthétiques a priori dans la géométrie élémentaire, Critique philosophique, II (1889), 337348 ; voir 343. Il y reviendra dans La philosophie de la règle et du compas : Théorie
logique du jugement dans ses applications aux idées géométriques et à la méthode
des géomètres, L’Année philosophique, I (1891), 1-66.
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parce qu’ils définissent l’espace euclidien, forme a priori de la
sensibilité 26. »
Quelles que soient les imprécisions de la première formulation de
Poincaré, son approche en matière de géométrie cadre difficilement avec le kantisme. Les explications données dans ses textes
ultérieurs montrent qu’on ne saurait interpréter sa pensée en ce
sens. Ainsi déclare-t-il expressément au sujet de la géométrie, en
réponse à Russell : « Je n’accepte donc pas la thèse de Kant 27. »
En parlant des associations d’idées qui ont conduit à l’espace
ordinaire, il dessine une perspective toute différente : « Sont-ce
ces associations qui constituent cette forme a priori dont on nous
dit que nous avons l’intuition pure ? Alors je ne vois pas pourquoi
on la déclarerait rebelle à l’analyse et on me dénierait le droit
d’en rechercher l’origine 28. » Poincaré revendique par là la pertinence d’une étude génétique de la notion d’espace. Il ouvre la
voie à une étude du fonctionnement de l’esprit, qui s’appuie sur
des méthodes formelles, tout en faisant appel aux données de la
psychologie et de la physiologie. Longtemps cette approche taxée
de psychologisme a été délaissée. Sans doute a joué ici la préoccupation des philosophes de marquer leur différence par rapport
à la jeune science de la psychologie. Or le combat contre le psychologisme conduit à négliger tout un pan de recherches positives. Aujourd’hui, le développement des sciences cognitives
incite à adopter un autre regard sur les travaux de Poincaré.
Pour ou contre le logicisme ?
Les discussions au sujet des fondements des mathématiques prennent un nouveau départ avec l’essor de la logique mathématique.
Couturat fournit un exemple d’évolution caractéristique à cet
égard. Dans sa thèse de doctorat de 1896, Sur l’infini mathématique, il prend la défense des travaux de Georg Cantor sur la
théorie des ensembles et les nombres transfinis. Cette thèse
donne un exposé circonstancié des deux grandes conceptions du
nombre proposées par des mathématiciens : soit comme une succession indéfinie des entiers naturels, soit comme des ensembles
26 - Louis Couturat, L’année philosophique de F. Pillon, Revue de métaphysique et de
morale, I (1893), 63-85 ; voir 76.
27 - Henri Poincaré, Des fondements de la géométrie : À propos d’un livre de M. Russell,
Revue de métaphysique et de morale, VII (1899), 251-279 ; voir 271.
28 - Henri Poincaré, La Valeur de la science (Paris : Flammarion, [1905] 1970), 96.
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La réception du logicisme en France
infinis formant des totalités achevées. Couturat fait état des débats
au sujet des fondements de l’arithmétique, justifiant l’introduction
des nombres infinis pour rendre compte de la notion de continu.
Les nouveaux développements mathématiques le conduisent à
rompre progressivement avec Kant et à opérer un retour à Leibniz, théoricien de la logique et de l’infini. Ce changement d’allégeance va de pair avec son engagement dans l’élaboration de la
logique mathématique. Il se donne pour tâche de promouvoir les
travaux pionniers de Peano, d’Alfred North Whitehead et de
Russell.
Les premières années du XXe siècle voient la formulation systématique du programme logiciste. Russell et Couturat publient
presque en même temps des ouvrages qui présentent une grande
proximité, portant sur Leibniz et sur les principes des mathématiques 29. Il s’agit d’une rénovation de la logique, qui ouvre la voie
au programme de réduction des mathématiques. Russell et Couturat mettent en place une définition du nombre fondée sur le
concept de classe et explicitée au moyen de techniques logiques.
Couturat s’explique dans une série d’articles, dont le plus marquant est « La logique et la philosophie contemporaine 30 », issu
d’un cours au Collège de France. Ainsi que le suggère le titre
même de l’article, il vise à dégager les implications générales de
la nouvelle logique. Son intention est d’« indiquer dans quel
esprit il convient d’aborder l’étude de la Logique formelle 31 ». On
notera qu’il ne penche ni vers l’empirisme, ni vers le positivisme,
contrairement aux courants ultérieurs qui s’appuieront sur la
logique, tels que l’empirisme logique ou la philosophie analytique. Couturat prend résolument la défense d’un rationalisme
d’inspiration leibnizienne. Il définit la place de la logique face
aux tentatives d’en réduire la portée : le psychologisme, le sociologisme et le moralisme. Contre cette dernière tendance, qui se
manifeste chez certains kantiens, Couturat privilégie la philosophie spéculative. Il affirme que « la logique formelle est […] la
29 - Voir Bertrand Russell, A critical exposition of the philosophy of Leibniz (Cambridge :
Cambridge University Press, 1900) et The Principles of mathematics, op. cit. in n. 6 ;
Louis Couturat, La Logique de Leibniz (Paris : Alcan, 1901) et Les Principes des
mathématiques (Paris : Alcan, 1905).
30 - Louis Couturat, La logique et la philosophie contemporaine, Revue de métaphysique
et de morale, XIV (1906), 318-341.
31 - Ibid., 340.
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préface nécessaire, la propédeutique d’une philosophie vraiment
critique 32 ». Plus qu’un simple organon, la logique devient le
cœur de la méthode philosophique.
Couturat marque également les limites des nouvelles sciences de
l’homme. Il revendique en revanche un rôle central pour la
logique : « L’étude des relations entre les idées est […] antérieure
à l’étude du langage, à plus forte raison à l’étude des relations
entre les hommes ; en d’autres termes, la logique est antérieure à
la linguistique et à la sociologie, et n’en dépend aucunement 33. »
Cette citation contient deux assertions : l’antériorité de la logique
et son hégémonie. Couturat souligne son unicité, qui la distingue
des langues naturelles 34. La logique précédant les autres sciences
est appelée à en fournir le fondement. On se demande comment
entendre aujourd’hui cette précellence, étant donné la multiplication des variantes et des systèmes. Couturat donne assurément
une formulation plus dogmatique et plus polémique du logicisme
que Russell. Cela explique peut-être en partie la résistance que ce
programme a rencontrée en France.
L’approche de Poincaré est toute différente. Le philosophe des
sciences doit faire appel à plusieurs disciplines. Ainsi : « Il n’y a
pas de logique et d’épistémologie indépendantes de la psychologie 35. » Dans sa reconstruction rationnelle, Poincaré fait usage
d’expériences de pensée et de résultats de la psychologie expérimentale. Son analyse de la notion d’espace, à la fois génétique et
formelle, en fournit une illustration caractéristique.
Poincaré réagit explicitement au logicisme de Russell et de Couturat dans un article, « Les mathématiques et la logique », publié
en plusieurs livraisons au cours des années 1905 et 1906. Selon
l’une de ses objections,
« on voit combien la nouvelle logique est plus riche que la
logique classique ; les symboles se sont multipliés et permettent
des combinaisons variées qui ne sont plus en nombre limité. At-on le droit de donner cette extension au sens du mot logique ?
32 - Couturat, art. cit. in n. 30, 340.
33 - Ibid., 328.
34 - Couturat rejette explicitement l’hypothèse inverse : « On a dit que la logique n’est
que l’étude des formes du langage, et qu’elle rentre dans la grammaire. S’il en était
ainsi, il y aurait autant de logiques qu’il y a de langues. » (Ibid.)
35 - Henri Poincaré, Dernières pensées (Paris : Flammarion, [1913] 1963), 31.
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La réception du logicisme en France
Il serait oiseux d’examiner cette question et de chercher à
M. Russell une simple querelle de mots. Accordons-lui ce qu’il
demande ; mais ne nous étonnons pas si certaines vérités, que
l’on avait déclarées irréductibles à la logique, au sens ancien du
mot, se trouvent être devenues réductibles à la logique, au sens
nouveau, qui est tout différent 36 ».
Se pose en effet la question de la frontière entre logique et mathématique : avons-nous affaire à une logicisation des mathématiques ou à une mathématisation de la logique ? En un sens,
Russell ne fait qu’annexer au profit de son programme certains
résultats qui relèvent traditionnellement des mathématiques 37.
Poincaré formule d’autres critiques. La plus importante concerne
le caractère non prédicatif des définitions utilisées par les partisans du logicisme. Dans ce cas, les définitions ne peuvent être
substituées aux termes définis, et donc conduisent à des paradoxes. D’où la conclusion de Poincaré : « La Logistique n’est pas
stérile, elle engendre l’antinomie 38. »
En effet, la logistique, dans sa tâche de reconstruction de l’arithmétique, s’appuie à la fois sur la logique mathématique de Frege
et sur la théorie des ensembles de Cantor. Un élément essentiel
est la notion de fonction propositionnelle. La phrase déclarative
de la langue naturelle « Socrate est un homme » est reformulée
au moyen d’une fonction prédicative, Hx « … est un homme », et
d’une constante individuelle, s, désignant Socrate. Il s’agit d’une
phrase ouverte à laquelle on appliquera un quantificateur soit
universel, soit existentiel. Russell assimile fonction propositionnelle et classe : « Toutes les choses que nous avons à dire au
sujet des classes sont les mêmes que celles que nous cherchons à
dire au sujet des fonctions propositionnelles à l’exception des
formes linguistiques accidentelles et non pertinentes 39. » Mais
des antinomies ne manquent pas de surgir dans cette voie, en
premier lieu le paradoxe de Russell : « x est une classe qui ne
36 - Henri Poincaré, Les mathématiques et la logique, Revue de métaphysique et de
morale, XIII (1905), 815-835 ; XIV (1906), 17-34, 294-317 ; repris dans Poincaré,
op. cit. in n. 11, 140, souligné dans le texte.
37 - Couturat admet en revanche une certaine relativité de cette frontière. Voir art. cit. in
n. 30, 217.
38 - Poincaré, op. cit. in n. 11, 167.
39 - Bertrand Russell, The philosophy of logical atomism (1918), repris dans Logic and
knowledge (Londres : Georges Allen and Unwin, 1956), 265.
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contient pas comme élément x 40. » La classe prétendument déterminée par cette classe devrait être douée de propriétés contradictoires, à savoir s’appartenir et ne pas s’appartenir à titre
d’élément. Russell pare à la difficulté en esquissant la théorie des
types : on n’a le droit de raisonner que dans les limites d’un seul
type. Cette théorie est abandonnée, pour être remplacée par trois
solutions – la théorie zigzag, la théorie de la limitation de taille et
la théorie pas de classe – avant que Russell ne revienne à la théorie des types sous une forme remaniée.
Ce n’est pas le seul paradoxe qui apparaît dans cette tentative d’élargissement de la logique. Poincaré signale une antinomie formulée
par Jules Richard, qui consiste à considérer tous les nombres décimaux qu’on peut définir à l’aide d’un nombre fini de mots 41. Il ne
manque pas d’apparaître un cercle vicieux. Ainsi Le Roy écrit-il :
« [De telles définitions] caractérisent en effet une notion N par
des relations soutenues avec tous les éléments d’un
ensemble E, alors que N est un élément de E et que par suite E
n’est pas définissable indépendamment de N, si bien qu’en fin
de compte N se trouve défini par N 42. »
Ces difficultés confortent Poincaré dans son refus du logicisme ou
de la réduction des mathématiques à la logique. Selon lui, il faut
proscrire toute imprédicativité. Il développe alors une conception
des mathématiques qui s’en tient à l’infini potentiel et recourt à
l’intuition 43. Albert Lautman pourra faire appel à ce qu’il appelle
« les méthodes de Poincaré ». En parlant du développement des
théories mathématiques, il écrit :
« Les schémas logiques que le philosophe découvre dans ce
mouvement ne peuvent avoir la netteté de contours
qu’auraient des règles données antérieurement à l’expérience,
ils n’ont d’existence qu’unis à ces théories qui se font en
même temps qu’eux, et s’ils empiètent tous les uns sur les
autres, c’est pour pouvoir mieux soutenir le magnifique et universel réseau des relations mathématiques 44. »
40 - Russell (1903), op. cit. in n. 6, chap. 10.
41 - Poincaré, op. cit. in n. 11, 160-161.
42 - Le Roy, op. cit. in n. 5, 95-96.
43 - Voir Gerhard Heinzmann, Entre intuition et analyse (Paris : Blanchard, 1985), 103.
44 - Albert Lautman, Les Mathématiques, les idées et le réel physique (Paris : Vrin,
2006), 221.
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La réception du logicisme en France
Russell ne conteste pas toutes les objections de Poincaré ; mais
sans renoncer à son programme philosophique, il propose
d’apporter des corrections à sa proposition initiale. Entre les deux
penseurs s’instaure une relation polémique : Poincaré jouant le
rôle de correcteur sévère, Russell reconstruisant inlassablement
son système. Des études récentes montrent comment les critiques
de Poincaré ont poussé Russell à approfondir sa conception,
voire à l’infléchir 45. Mais il faut bien comprendre que Poincaré a
développé de son côté une philosophie des mathématiques à part
entière 46.
Russell a rendu compte de La Science et l’hypothèse lors de sa
publication. Après avoir noté le caractère « téméraire » de certaines prises de position de Poincaré, il signale la thèse selon
laquelle seules les relations sont réelles. Russell note qu’on exclut
par là les qualités et prétend que « nous pouvons même pousser
la théorie plus loin en disant que, de façon générale, les relations
sont pour la plus grande part inconnues, et que sont connues les
propriétés des relations, telles que celles traitées par les mathématiques 47 ». À quoi Poincaré acquiesce : « M. Russell ne s’est
pas trompé, c’est bien là ma pensée 48. » Ce sont les propriétés
formelles des relations, leurs structures qu’il vise. Les conceptions
de Russell ont évolué par la suite, et, dans ses écrits postérieurs à
la Première Guerre, il a fini par faire sienne cette thèse de Poincaré.
Les essais d’élaboration du logicisme trouvent un aboutissement
dans les Principia mathematica 49, écrits en collaboration avec
Whitehead et publiés entre 1910 et 1913. Après la mort de Poin45 - Voir Andrew D. Irvine, Bertrand Russell’s logic et Andrea Cantini, Paradoxes, self-reference and truth in the 20th century, in Dov M. Gabbay et John Woods (éd.), Handbook
of the history of logic (Amsterdam : Elsevier, 2009), vol. 5, 1-27 et 875-1013.
46 - Pour une présentation qui accorde une place aux conceptions dissidentes, voir José
Ferreiros et Jeremy J. Gray (éd.), The Architecture of modern mathematics : Essays in
history and philosophy (Oxford : Oxford University Press, 2006). Voir également Thomas Mormann, Topology as an issue for history of philosophy of science, in Hanne
Andersen et al. (éd.), New challenges to philosophy of science (Dordrecht : Springer,
2013), 423-434, que je remercie des échanges que nous avons eus à ce propos.
47 - Bertrand Russell, Review of Science and hypothesis by H. Poincaré, Mind, XIV (1905),
412-418 ; voir 417. Je traduis.
48 - Henri Poincaré, Réponse à un compte rendu de B. Russell, Mind, XV (1906), 141-143 ;
voir 142.
49 - Bertrand Russell et Alfred North Whitehead, Principia mathematica (Cambridge :
Cambridge University Press, [1910-1913] 1962). À noter qu’un quatrième volume
prévu sur la géométrie n’a jamais été publié.
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caré, Russell apportera encore des modifications significatives
dans la seconde édition de 1925. Puis Frank Plumpton Ramsey
proposera une reformulation en termes extensionnels, sous
l’impulsion de Wittgenstein. Le logicisme paraît un programme
sans fin. L’évolution de la philosophie analytique dans ses multiples versions révèle les présupposés philosophiques véhiculés
par cette tradition 50.
Logicisme et conventionnalisme
Si les critiques de Poincaré ont pu freiner l’essor du logicisme en
France, ce n’est pas faute d’un débat auquel ont pris part de nombreux penseurs : Milhaud, Le Roy, Rey, Brunschvicg, etc. Il ne
saurait être question ici de revenir en détail sur tous ces auteurs.
Nous nous pencherons sur les positions de Milhaud et de Le Roy,
qui nous semblent caractéristiques. Le premier, qui part d’une critique de Renouvier, nous fournit un témoignage sur le contexte
philosophique des années 1890 ; il développe un rationalisme
dynamique qui préfigure à certains égards celui de Brunschvicg.
Le second, au cours de la première guerre mondiale, procède à
une évaluation de la controverse au sujet du logicisme et développe une philosophie des mathématiques qui s’inspire à la fois
de Poincaré et d’Henri Bergson.
Mathématicien de formation, Milhaud se tourne vers la philosophie. En 1894, il présente une thèse de doctorat sous le titre Essai
sur les conditions et les limites de la certitude logique 51. Cette
thèse, faite sous la direction de Boutroux, est soutenue devant un
jury dans lequel siège Poincaré. Milhaud s’oppose en premier
lieu à Renouvier. En procédant à une analyse précise de la portée
du principe de non-contradiction, il montre que le philosophe
néocriticiste en a fait un usage illégitime. Renouvier a tort de vouloir brider le mathématicien au sujet de l’infini. Milhaud fait référence à sa notion de nombre, qu’il résume ainsi : « Toutes les fois
que la réalité concrète nous donne l’occasion de compter des
50 - Sur les questions posées par le réalisme et le problème de l’individuation, voir
Maurice Boudot, Philosophie et logique (Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009).
51 - Gaston Milhaud, Essai sur les conditions et les limites de la certitude logique (Paris :
Alcan, [1894] 1898). Sur l’œuvre de ce penseur, on se reportera à Anastasios Brenner
et Annie Petit (dir.), Science, histoire et philosophie selon Gaston Milhaud (Paris :
Vuibert, 2009).
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La réception du logicisme en France
choses quelles qu’elles soient, ces choses ne pouvant être en
nombre infini, ce qui serait contradictoire, sont nécessairement
en nombre fini 52. » Or Milhaud, qui a bénéficié dans sa formation mathématique des débuts de la théorie moderne des
nombres à travers l’enseignement de Jules Tannery, perçoit ici
une limitation inacceptable imposée à la recherche scientifique.
Il défend la légitimité pour le mathématicien de parler positivement de l’infini. Milhaud prend l’occasion de souligner la puissance de l’esprit et le champ indéfini laissé à l’invention humaine
dans le domaine de la connaissance :
« Nous pensons que le moyen le plus sûr, parce que le plus
vrai, de dissiper l’illusion que produit encore sur certains
esprits la loi du Nombre, c’est de voir dans le Nombre une
construction de l’esprit, que nous pouvons être toujours tenté
d’ébaucher, sans qu’il soit toujours nécessaire qu’elle
s’achève 53. »
De manière générale, la résolution des antinomies kantiennes
proposée par Renouvier n’est pas justifiée. L’Essai donne l’orientation générale de la philosophie de Milhaud. Ainsi que le
résume rétrospectivement son auteur : « Je me suis attaché à
montrer, derrière les illusions de la logique pure ou du réalisme
brutal, toute la part qui revient encore à l’activité de la raison
dans le progrès continu et assurément indéfini de la science
humaine 54. » Une autre voie se dessine ainsi entre formalisme et
réalisme.
C’est dans cet esprit que Milhaud recense La Science et l’hypothèse de Poincaré 55. Autant il accueille favorablement son analyse de la géométrie fondée sur la notion de convention, autant il
exprime des réserves à l’égard de son traitement de l’arithmétique. Milhaud critique surtout la présentation du raisonnement
52 - Gaston Milhaud, La Philosophie de Charles Renouvier (Paris : Vrin, 1927), 55. Voir
Charles Renouvier, Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, 2 vol. (Paris : Critique philosophique, 1885-1886) ; voir vol. 2, 389.
53 - Milhaud, op. cit. in n. 52, 57.
54 - Gaston Milhaud, Notice sur les titres, lettre de candidature, 1er mai 1903, Archives du
Collège de France, G – IV-g, 13 G.
55 - Gaston Milhaud, Études critiques : La Science et l’hypothèse par M. H. Poincaré,
Revue de métaphysique et de morale, XI (1903), 773-791. Milhaud reprend ici certaines des remarques qu’il avait formulées dans un article antérieur, Le raisonnement
géométrique et le syllogisme (1897), repris dans Le Rationnel (Paris : Alcan, [1898]
1939).
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par récurrence. En effet, un tel raisonnement a pour fonction de
remplacer une liste ouverte de propriétés par la procédure effective de son engendrement :
« Là où [Poincaré] veut voir un procédé échappant à la
démonstration ordinaire et impliquant un axiome spécial, nous
ne pouvons reconnaître autre chose qu’un raisonnement
logique se fondant sur les données que comporte l’idée de
nombre. Là où un nombre fini de syllogismes ne lui semble
aboutir qu’à une vérification particulière, et où une suite inépuisable de syllogismes lui paraît nécessaire pour achever la
démonstration, nous nous contentons d’une suite restreinte de
ces mêmes syllogismes pour énoncer une conclusion absolument générale 56. »
Si Milhaud ne veut pas accorder de statut spécial au raisonnement par récurrence, c’est qu’il voit la même démarche à l’œuvre
dans toute généralisation mathématique, y compris dans la formation des concepts. La généralité en question ne concerne pas,
par exemple, tous les nombres entiers, mais un nombre entier
quelconque. Cette critique reviendra chez plusieurs lecteurs de
Poincaré 57. Selon Milhaud, nous ne sommes pas obligés cependant de remettre en cause la conception conventionnaliste. Si la
suite des nombres est infinie, l’infinité n’est pas dans la démonstration :
« Cette infinité, qui n’est en somme que l’indéfinité des cas
possibles, ne nous éloigne pas autant qu’on pourrait croire de
celle où M. Poincaré a bien raison de voir « l’affirmation de la
puissance de l’esprit qui se sait capable de concevoir la répétition indéfinie du même acte dès que cet acte est une fois
possible » 58. »
En somme, Milhaud généralise à l’ensemble des mathématiques
la solution conventionnaliste que Poincaré adopte à l’égard de la
géométrie. Contre le finitisme strict de Renouvier, il défend la
56 - Milhaud (1903), art. cit. in n. 55, 780. Voir Milhaud (1939), op. cit. in n. 55, 127.
57 - Pierre Duhem défend une position similaire dans : La nature du raisonnement mathématique, Revue de philosophie, XXI (1912), 531-543. Retenons un passage : « Si l’on
a soin d’exposer d’une manière complète le raisonnement par récurrence, de ne
point omettre l’argumentation par réduction à l’absurde qui le doit compléter, on
reconnaît qu’il se réduit à une suite d’un nombre limité de syllogismes. » (Ibid., 538.)
58 - Milhaud (1903), art. cit. in n. 55, 781-782. Voir Milhaud (1939), op. cit. in n. 55,
130.
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La réception du logicisme en France
légitimité de la généralisation de la notion de nombre, afin de
tenir compte de l’infini et de la continuité 59. Milhaud invoque de
façon caractéristique le pouvoir dynamique de l’esprit ; il élabore
sa conception en faisant appel à l’histoire des mathématiques,
préfigurant ainsi Brunschvicg 60.
Le Roy prolonge cette perspective en s’affranchissant nettement
de la logique traditionnelle 61. Il part également d’une réflexion
sur les mathématiques dans le sillage de Poincaré. Sa thèse de
doctorat, soutenue en 1898 sous la direction de Poincaré, porte
sur « L’intégration des équations de la chaleur ». Dans un long
article intitulé « Science et philosophie 62 », Le Roy développe
une conception générale en matière de philosophie des sciences.
C’est dans ce contexte qu’il évoque pour les critiquer les formulations de Couturat. Ce dernier réagit dans « Contre le nominalisme de M. Le Roy 63 », et il en résulte un vif débat entre les deux
penseurs à travers toute une série de textes.
Dans « Sur la logique de l’invention 64 », Le Roy élabore sa
conception en distinguant entre la démonstration et l’invention.
Mais c’est surtout dans La Pensée mathématique pure qu’il en
donne une formulation détaillée. Son ouvrage, issu d’un cours au
Collège de France pendant la première guerre mondiale, ne sera
publié que de façon posthume quelque quarante ans plus tard 65.
Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un témoignage exceptionnel
59 - Milhaud (1939), op. cit. in n. 55, chap. 5. Voir Le Roy, op. cit. in n. 5, 230.
60 - Brunschvicg reconnaît une certaine proximité avec Milhaud. Voir Léon Brunschvicg,
Écrits philosophiques (Paris : PUF, 1949-1958), vol. 3, 78.
61 - On pourrait évoquer également le cas de Rey. Celui-ci, qui développe une philosophie des sciences expérimentales en s’inspirant de Poincaré, exprime ses réticences à
l’égard du logicisme dans sa contribution placée en tête de l’Encyclopédie française,
De la pensée primitive à la pensée actuelle (Paris : Larousse, 1936-1966), vol. 1,
10.3-20.10.
62 - Édouard Le Roy, Science et philosophie, Revue de métaphysique et de morale, VII (1899),
375-425, 501-562, 708-731 ; VIII (1900), 37-72.
63 - Louis Couturat, Contre le nominalisme de M. Le Roy, Revue de métaphysique et de
morale, VIII (1900), 87-93.
64 - Édouard Le Roy, Sur la logique de l’invention, Revue de métaphysique et de morale,
XIII (1905), 193-223.
65 - Ainsi que l’écrit son fils Georges, qui en a assuré la publication : « Cette étude sur La
Pensée mathématique pure correspond à un cours donné à deux reprises au Collège
de France pendant les années scolaires 1914-1915 et 1918-1919. La révision en a été
commencée, dès 1919-1920, en vue d’une publication. » (Avant-propos à La Pensée
mathématique pure, Le Roy, op. cit. in n. 5, 7.) En annexe est ajouté un enseignement
ultérieur sur « Les principes fondamentaux de l’analyse mathématique », datant de
1922-1926.
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Anastasios BRENNER
sur les débats autour de la logique. Le Roy fournit un aperçu des
discussions jusque dans les années 1920 ; il nous offre une version approfondie de sa propre position.
Au sujet de l’arithmétique et de l’analyse, Le Roy prend ses distances avec Poincaré et donne parfois raison à Russell. Mais son
effort vise principalement à construire une théorie originale, qui
mît l’accent sur l’action. En définitive, il rejette le programme
logiciste. Il y voit le danger de « confondre le jeu des formes
logiques avec celui des formes grammaticales 66 ». S’appuyant sur
la présentation classique de la logique par Edmond Goblot 67,
Le Roy énumère ses objections :
« 1° Il n’y a pas de correspondance bi-uniforme entre les articulations du discours et les actes réels de la pensée ; – 2° cela tient au
but même du langage, qui est de suggérer le contenu de la pensée avec le moins de déchet et aussi le moins d’effort possible,
non pas d’opérer une analyse formelle pour l’usage et l’instruction du logicien ; – 3° aussi le langage est-il très elliptique, et ce
qu’il sous-entend, ce n’est pas l’accessoire, c’est l’essentiel, ce
que l’auditeur saura bien rétablir ou suppléer ; – 4° au surplus le
langage usuel ne traduit en tout cas que la pensée commune,
encombrée de soucis utilitaires, de métaphysique inconsciente, et
par là il trahit la pensée spéculative 68. »
Le Roy se fonde sur la théorie du langage d’inspiration bergsonienne qu’il a développée précédemment 69. Le langage ordinaire
a d’abord une visée pratique. Ses objets sont créés dans ce but,
séparés au sein du flux continu de l’expérience. Il en résulte que
le langage n’a pas pour visée de nous fournir une connaissance
désintéressée des choses. La tâche du philosophe consiste à
essayer de dépasser l’expression commune afin de retrouver
l’expérience première. On constate la même défiance vis-à-vis du
langage ordinaire que chez les logicistes. Mais la logique, qui
n’est chez Le Roy qu’un prolongement du sens commun, ne permet pas de dépasser les difficultés évoquées.
Le Roy conclut son examen des théories logicistes de Russell et
de Couturat, « en constatant l’échec définitif des théories cardi66 - Le Roy, op. cit. in n. 5, 246.
67 - Voir Edmond Goblot, Traité de logique (Paris : Colin, 1918).
68 - Le Roy, op. cit. in n. 5, 246. Voir 173.
69 - Le Roy, art. cit. in n. 62, 418.
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nales de nature purement logique et la nécessité d’en venir par
conséquent à une définition ordinale de caractère opératoire 70 ».
Face à ces tentatives, son but est de proposer « une théorie proprement mathématique et rigoureuse des fondements de l’Arithmétique 71 ». Il présente ainsi l’évolution historique depuis le
XIXe siècle :
« La préoccupation de rigueur prend le dessus. D’où révision critique des principes, arithmétisation et autonomie de l’analyse,
approfondissement des idées de fonction et de transformation,
bref mise en évidence du caractère opératoire de l’analyse pure
et claire conception du symbolisme dans toute sa généralité 72. »
Diagnostiquant l’épuisement du programme logiciste, Le Roy se
tourne vers l’expérience, le fait, l’intuition ainsi que les notions
d’infini et d’ambiguïté.
Le Roy a sans doute rencontré des difficultés dans la réalisation
de son projet. Lui-même a constamment remis la rédaction définitive de son ouvrage, lequel est resté inachevé. Il s’est laissé
aussi accaparer par la question de l’évolution et de la vie 73. Ainsi
que nous le fait savoir Georges Le Roy, ce sont précisément les
chapitres décisifs sur la définition du nombre qui ont été laissés à
l’état d’ébauche. Nous avons affaire à un cours : l’accent est mis
sur la présentation des diverses doctrines ; les prises de position
de l’auteur sont seulement esquissées. Mais cela ne nous
empêche pas de reconstituer sa conception : il rejette clairement
le logicisme de Russell et son réalisme sous-jacent, sans pour
autant adhérer à un formalisme strict. Contrairement aux accusations de Couturat, sa philosophie ne se ramène pas au nominalisme ; elle se définit plutôt comme un intuitionnisme, sauf que
Le Roy, tout en s’appuyant sur Poincaré, intègre des éléments
bergsoniens.
Du fait de sa publication tardive, La Pensée mathématique pure
ne rencontrera pas de véritable écho. Il n’en reste pas moins que
Le Roy a laissé une trace. Bachelard évoque son enseignement, et
70 - Le Roy, op. cit. in n. 5, 184.
71 - Ibid., 198. Voir remarque analogue dans Le Roy, art. cit. in n. 62, 45.
72 - Le Roy, op. cit. in n. 5, 352.
73 - Sur cet aspect de la philosophie de Le Roy, voir Anastasios Brenner, Le vitalisme
d’Édouard Le Roy : Entre mathématiques et religion, in Pascal Nouvel (dir.), Repenser
le vitalisme (Paris : PUF, 2011), 179-188.
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Anastasios BRENNER
l’exemple de Le Roy a pu renforcer ses préventions à l’égard du
positivisme logique 74. On comprend aussi que des philosophes
des mathématiques de la génération suivante, tels Herbrand, Jean
Cavaillès et Lautman, aient pu être conduits à se détourner du
courant dominant représenté par la philosophie analytique. Le
cas de Lautman fait bien ressortir la filiation avec Poincaré 75.
Nous avons évoqué sa lecture pour caractériser la démarche
poincaréenne. Lautman déploiera en effet les « méthodes de
Poincaré », tout en s’appuyant sur Herbrand. Sa philosophie des
mathématiques rejette le réductionnisme du Cercle de Vienne et
tend vers une forme de réalisme. De façon plus large, la réaction
de Poincaré au logicisme ouvre la voie à une appréciation critique de la tradition analytique.
Conclusion
L’étude historique consiste à revenir sur la genèse de la présentation systématique d’une discipline. Elle remet en mémoire les
interrogations et les discussions qui ont motivé les solutions finalement retenues. Elle fait revivre le processus qui rend possible la
constitution d’un socle de connaissances reconnues. La logique
des Principia mathematica est le résultat d’un certain nombre de
décisions. Certes, ces décisions reçoivent une justification par ce
qu’elles permettent de faire. Ainsi en est-il, par exemple, de la
définition logique du nombre. Mais l’évolution de la discipline
conduit à relativiser certains de ces choix. Le propre de l’histoire
est de remettre en cause les simplifications voire les mythes que
comportent les manuels. Ainsi, la controverse Poincaré-Russell
est plus complexe qu’il ne paraît au premier abord. Si les épistémologues français ont tourné le dos majoritairement à la logique
en tant que méthode première de la philosophie, ce n’est pas
faute de s’y être intéressés, c’est en raison de problèmes précis
posés par la nouvelle logique et surtout par son application.
Ces considérations n’impliquent pas une dévalorisation de la
logique. Reconnaissons que la rénovation de cette discipline,
commencée au XIXe siècle et poursuivie avec vigueur au XXe, a
74 - Gaston Bachelard, L’Engagement rationaliste (Paris : PUF, 1972), 166. On peut
encore évoquer Kazimierz Ajdukiewicz qui s’est réclamé du conventionnalisme de
Le Roy.
75 - Rappelons que Lautman a fait sa thèse de doctorat sous la direction de Brunschvicg
et bénéficié de l’instruction d’Herbrand en mathématiques.
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légué un ensemble de techniques puissantes. Le problème fondamental du raisonnement a été totalement transformé par rapport à
la pensée classique encore imprégnée sur ce point d’aristotélisme. Il s’agit là d’une mutation profonde de l’épistémê que
l’épistémologie historique d’inspiration foucaldienne a curieusement négligée. Il se peut que le rôle philosophique conféré – aussi
bien par Russell que par les positivistes logiques – à ce que nous
appelons la logique du premier ordre ait fini par dissimuler la
richesse même des recherches logiques. Rien n’empêche de proposer un autre modèle, délivré d’une conception hiérarchique
des sciences et de la tentation fondationnaliste. Nous pourrions
alors envisager la logique interagissant sur un plan d’égalité avec
les autres sciences : la psychologie, la linguistique ou encore
l’informatique.
L’étude du passé nous permet alors de ressaisir la complexité et
la richesse des discussions qui ont présidé aux méthodes scientifiques qui sont à notre disposition. Elle nous permet aussi de
prendre du recul par rapport au paradigme dominant – condition
indispensable pour l’innovation.
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