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Revue d’histoire des sciences I Tome 67-2 I juillet-décembre 2014 I 231-255
La réception du logicisme en France
en réaction à la controverse
Poincaré-Russell
Anastasios BRENNER *
Résumé : Au début du XXe siècle s’est déroulée une controverse au
sujet de la logique et de sa capacité à rendre compte des raisonne-
ments mathématiques. Cette controverse, qui a opposé Henri Poin-
caré et Bertrand Russell et à laquelle toute une série de penseurs ont
pris part, touche à la notion de nombre et à la possibilité d’en donner
une définition logique. Le débat n’a pas manqué de déborder le
cadre strict de l’arithmétique et s’est élargi à plusieurs branches des
mathématiques, dont la géométrie, posant la question de la perti-
nence des conceptions philosophiques traditionnelles. L’objet du
présent article est d’examiner ce moment particulier dans le dévelop-
pement de la discipline, qui correspond au passage d’une logique
philosophique à une logique mathématique. On constate alors que si
les épistémologues français se sont majoritairement détournés du
logicisme, ce n’est pas faute de s’y être intéressés.
Mots-clés : logique ; logique mathématique ; logique philosophique ;
logicisme ; fondements de l’arithmétique ; fondements de la géométrie ;
nombre ; raisonnement mathématique ; Louis Couturat ; Édouard
Le Roy ; Gaston Milhaud ; Henri Poincaré ; Bertrand Russell.
Summary : The beginning of the 20th century witnessed a controver-
sy over logic and its ability to account for mathematical reasoning.
This controversy, which opposed Henri Poincaré and Bertrand Rus-
sell, and in which participated several scholars, involved the concept
of number and the possibility of providing a logical definition. The de-
bate went beyond the framework of arithmetic to include several
branches of mathematics, in particular geometry, raising the question
of the relevance of the traditional philosophical conceptions on offer.
The aim of this paper is to examine a particular moment in the deve-
lopment of the field, corresponding to the transition from philosophi-
cal logic to mathematical logic. It appears then that if French
* Anastasios Brenner, Université Paul-Valéry – Montpellier, Centre de recherche inter-
disciplinaire en sciences humaines et sociales (CRISES), EA 4424, route de Mende,
33199 Montpellier Cedex 5 (http://crises.upv.univ-montp3.fr/).
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philosophers in the main turned away from logicism, this was not due
to a lack of interest.
Keywords : logic ; mathematical logic ; philosophical logic; logicism ;
foundations of arithmetic ; foundations of geometry ; number ; mathe-
matical reasoning ; Louis Couturat ; Édouard Le Roy ; Gaston Milhaud ;
Henri Poincaré ; Bertrand Russell.
Introduction
On voit généralement dans la controverse entre Henri Poincaré et
Bertrand Russell les prémices de l’opposition profonde de deux
écoles : la philosophie continentale et la philosophie analytique.
Poincaré aurait tenté de sauver le kantisme en défendant la syn-
thèse
a priori
en mathématiques. Russell, rabattant l’
a priori
sur
l’analytique, aurait fait de la logique mathématique le cœur d’une
nouvelle méthode philosophique. Il y aurait là deux options irré-
conciliables, un dilemme métaphysique.
Or une telle interprétation risque de nous éloigner d’une bonne
compréhension de la nature de cette controverse et de nous
empêcher d’en saisir la signification historique. Il serait malen-
contreux de classer Poincaré parmi les kantiens orthodoxes. Il
s’écarte nettement d’Immanuel Kant au sujet de la géométrie. Sa
pensée, s’appuyant sur les évolutions de la science à son époque,
trace une voie originale. Poincaré influence de nombreux pen-
seurs, qui prolongeront sa réflexion sur la logique et les mathé-
matiques, parmi lesquels Gaston Milhaud, Édouard Le Roy, Abel
Rey et Léon Brunschvicg. De plus, Poincaré constitue l’une des
sources reconnues du Cercle de Vienne, lequel n’hésite pas à
conjuguer les idées du mathématicien français avec celles de
Russell. Il s’agit à l’évidence d’une histoire complexe.
Quant à Russell, en parcourant ses textes, on constate qu’il ne
cesse de guerroyer aussi bien contre les positivistes logiques que
contre la seconde philosophie de Ludwig Wittgenstein. Les
reproches que Russell leur adresse ne manquent pas de sévérité :
inintelligibilité, dogmatisme, futilité. Les désaccords portent sur
des questions graves : le réalisme, la vérité et le rôle même de la
logique. La tradition analytique n’est nullement homogène. En
France, Louis Couturat défend le logicisme à partir de présuppo-
sés philosophiques encore différents.
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L’objet du présent article est d’examiner à nouveaux frais la
controverse au sujet du logicisme, en la replaçant dans son
contexte, celui des bouleversements scientifiques et de leurs mul-
tiples répercussions. Les sensibilités philosophiques qui s’expri-
ment alors sont les symptômes d’une mutation rationnelle dont
nous sommes en mesure aujourd’hui de dégager les tendances
profondes. Nous nous efforcerons de suivre cette controverse
dans ses prolongements. Poincaré disparaît en 1912, et, après la
première guerre mondiale, Russell se détourne pour l’essentiel de
la logique au profit de la morale et de la politique. D’autres se
saisiront des questions de logique laissées en suspens. Notre
intention est de porter l’étude jusqu’aux années 1920. Cette
période, qui précède la constitution du Cercle de Vienne, d’une
part, et de l’école de Jacques Herbrand, d’autre part, n’a reçu que
peu d’attention de la part des historiens.
Depuis une vingtaine d’années est apparu un programme de
recherche ayant pour objet l’histoire de la philosophie des
sciences. Il s’agit de soumettre la discipline à une étude histo-
rique rigoureuse, non pas une tentative de justifier telle ou telle
position philosophique, mais une réelle prise en compte des dif-
férents points de vue. Ce programme a porté en priorité sur les
origines du positivisme logique et sur les sources de la philoso-
phie analytique. Il a conduit à repenser la vision convenue de ces
courants. L’étude de l’interaction entre partisans et adversaires du
logicisme que nous entreprenons ici est susceptible de rejoindre
de telles préoccupations.
Une seconde direction de recherche peut nous conforter dans
notre dessein : la nouvelle épistémologie historique ou épisté-
mologie historicisée. Celle-ci, tout en s’inspirant de l’école
bachelardienne, renforce la méthode critique et accentue la
mise en perspective historique. Les conditions d’émergence
d’un champ disciplinaire sont scrutées de plus près ; les caté-
gories des acteurs sont plus nettement circonscrites. Cette
direction de recherche est illustrée notamment par les travaux
de Ian Hacking, Lorraine Daston, Peter Galison et Hans-Jörg
Rheinberger. On notera que, contrairement à l’épistémologie
historique bachelardienne, cette nouvelle tendance s’est déve-
loppée surtout à l’extérieur de la France, en réaction contre
une méthode exclusivement logique. Si les penseurs évoqués
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se sont attachés principalement au domaine des sciences
expérimentales, ils n’ont pas manqué de rencontrer les diffi-
cultés soulevées par la conception analytique dans le domaine
des sciences formelles. Cet exemple nous incite à examiner
derechef les discussions au point de départ des deux grandes
traditions dans leur complexité et leur pluralité.
Les éléments du débat
L’un des principaux points de désaccord entre Poincaré et Russell
concerne la notion de nombre et touche à la possibilité d’en don-
ner une définition logique. Poincaré caractérise ainsi la règle du
raisonnement par récurrence, qu’il met au fondement de l’arith-
métique : « Cette règle, inaccessible à la démonstration analy-
tique et à l’expérience, est le véritable type du jugement
synthétique
a priori
1. » Ce passage du chapitre premier de
La
Science et l’hypothèse
est tiré d’un article de 1894. Russell a pu
en avoir connaissance avant qu’il ne s’engage dans ses
recherches sur les fondements des mathématiques. Poincaré
adopte ici la catégorie kantienne de la synthèse
a priori
pour qua-
lifier le principe central à l’œuvre en arithmétique. Cette conclu-
sion est avancée après l’examen critique de la démonstration
leibnizienne 2. Poincaré paraît donc donner raison à Kant contre
Gottfried Wilhelm Leibniz.
Cependant, Poincaré reformule de façon significative la concep-
tion kantienne. Pour Kant, toute proposition proprement mathé-
matique – aussi bien arithmétique que géométrique – revêt le
statut du synthétique
a priori
. Rappelons sa formulation :
« Je prends tout d’abord en effet le nombre 7, et, en m’aidant,
pour le concept de 5, des cinq doigts de ma main, en qualité
d’intuition, j’ajoute alors une à une au nombre 7, au moyen de
ce procédé figuratif, les unités qu’auparavant j’avais prises
ensemble pour constituer le nombre 5, et je vois naître ainsi le
nombre 12. Que 5
dussent
être ajoutés à 7, je l’ai, en vérité,
1 - Henri Poincaré, Sur la nature du raisonnement mathématique,
Revue de métaphysique
et de morale
, II (1894), 371-384, voir 381-382. Cet article a été repris avec quelques
modifications dans
La Science et l’hypothèse
(Paris : Flammarion, [1902] 1968), 41.
2 - Poincaré (1894),
op. cit
.
in
n. 1, 372 et (1968),
ibid.
, 33. Voir Gottfried Wilhelm Leib-
niz,
Nouveaux essais sur l’entendement humain
, L. IV, chap. 7, § 10 (Paris : Garnier-
Flammarion, 1966).
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pensé dans le concept d’une somme = à 7 + 5, mais non que
cette somme soit égale au nombre 12 3. »
Pour Poincaré, ce n’est vrai que de l’arithmétique et de la règle
génératrice des nombres. Il fait état des résultats d’une étude
approfondie de l’arithmétique, accomplie par les mathématiciens
au cours du XIXe siècle. Par exemple, sont explicitées pour l’addi-
tion diverses propriétés telles que l’associativité et la commutati-
vité. Ce qui préoccupe Poincaré, c’est de rendre compte de la
fécondité, de l’apport cognitif de l’arithmétique : « Il faut bien
concéder que le raisonnement mathématique a par lui-même une
sorte de vertu créatrice et par conséquent qu’il se distingue du
syllogisme 4. » En localisant le synthétique
a priori
dans le raison-
nement par récurrence, Poincaré opère un déplacement significa-
tif : nous devons distinguer soigneusement, dans un système
déductif, les définitions, les axiomes et les théorèmes. Puis, en
remontant en-deçà de ces éléments du discours mathématique,
on dégagera le procédé rationnel très général qui est à l’œuvre.
Nous pourrions mesurer encore la distance prise par rapport à
Kant en étudiant le vocabulaire employé. Ainsi que le fait remar-
quer Le Roy, qui s’inspire de Poincaré sur bien des points : « Rien
n’existe qui réponde parfaitement à la notion de ce que Kant
appelle « pur », c’est-à-dire qui soit tout à fait indépendant de
l’expérience 5. » Ce qui préoccupe davantage les scientifiques
après Kant, c’est la distinction entre sciences pures et sciences
appliquées, ou, pour reprendre Auguste Comte, entre l’abstrait et
le concret.
Russell, qui réagit contre les conceptions de Kant et de Georg
Wilhelm Friedrich Hegel telles qu’elles ont été diffusées en
Angleterre, développe une philosophie mathématique toute diffé-
rente. Il avance la définition suivante : « Un nombre, en général,
est l’ensemble des classes ayant la propriété appelée simili-
tude […].
2
est la classe de tous les couples,
3
la classe de tous
3 - Emmanuel Kant,
Critique de la raison pure
, in
Œuvres philosophiques
(Paris : Galli-
mard, 1980), vol. 1, B 15-16. Nous suivons la pagination de l’édition de l’Académie
reproduite dans la plupart des éditions.
4 - Voir note 1.
5 - Édouard Le Roy,
La Pensée mathématique pure
(Paris : PUF, 1960), 10. Voir Kant,
op. cit. in
n. 3, A 11 : « On appelle pure toute connaissance qui n’est mélangée avec
rien d’étranger. Mais est spécialement nommée absolument pure une connaissance où
ne s’immisce de façon générale aucune expérience de sensation, qui est donc possible
pleinement
a priori
. »
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