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Dans une première approche, l'acculturation est l'ensemble des phénomènes
qui résultent d'un contact continu et direct entre des groupes d'individus de
cultures différentes et qui entraîne des modifications dans les modèles culturels
initiaux de l'un ou des deux groupes. Il faut bien distinguer « acculturation » et
« assimilation ».
L’ACCULTURATION selon Roger BASTIDE, professeur
honoraire à l'université de Paris I.
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Prise de vue
Formé à partir du latin ad, qui exprime le rapprochement, le terme acculturation a été
proposé dès 1880 par les anthropologues nord-américains. Les Anglais lui prérent celui de
cultural change (moins chargé de valeurs ethnocentriques liées à la colonisation :
Malinowski), les Espagnols celui de transculturation (F. Ortiz), et les Français l'expression
d'interpénétration des civilisations. Mais le vocable nord-américain finit par s'imposer.
Le mot acculturation a d'ailleurs été pris en deux sens différents. D'une part, en psychologie
sociale, ilsigne le processus d'apprentissage par lequel l'enfant roit la culture de l'ethnie
ou du milieu auquel il appartient (il vaudrait mieux, pour éviter toute ambiguïté avec le
second sens, appeler ce phénomène « enculturation », ou socialisation). D'autre part, en
anthropologie culturelle, ilsigne les phénomènes de contacts et d'interpénétration entre
civilisations différentes (c'est le sens ici retenu).
Ainsi, l'acculturation est l'étude des processus qui se produisent lorsque deux cultures
se trouvent en contact et agissent et réagissent l'une sur l'autre. Les principaux processus
étudiés ont été ceux de conflits, d'ajustement et de syncrétisation, d'assimilation ou de
contre-acculturation, qui peuvent être mis en rapport avec les processus sociologiques de
compétition, d'adaptation et d'intégration, tout en étant parfois distincts. L'acculturation a été
étudiée selon des points de vue différents ; ceux de l'anthropologie culturelle, de la
psychologie sociale, de la sociologie ou anthropologie sociale. Aujourd'hui, les recherches
tendent à se cantonner dans le domaine de l'acculturation planifiée.
Ce sont les historiens qui, les premiers, ont mis en lumière les phénomènes de contacts et
d'internétrations des civilisations ; mais les historiens s'attachent aux faits, dans leurs
singularités propres, sans aboutir à des concepts généraux, que seule la méthode comparative
peut permettre d'élaborer. Malheureusement, la sociologie, qui aurait pu fournir cette
conceptualisation, parce que née de la Révolution de 1789 et de l'avènement de la société
industrielle, s'orientait alors dans d'autres voies ; il a fallu attendre la constitution d'une
ethnologie scientifique pour qu'une théorie des contacts entre civilisations différentes puisse
naître. À partir de F. Boas (1858-1942), puis de l'École des cercles culturels au début du
XXe siècle, une grande place est donnée, dans cette science naissante, aux phénomènes de
diffusion, c'est-à-dire aux passages d'un trait culturel (forme de flèche, thèmes de mythes,
etc.) d'une culture à une autre. Mais la diffusion constate, après coup, ce quisulte des
échanges vécus ; restait encore à étudier ces échanges en tant que réalités « en train de se
faire ». « Le contact culturel, écrit Fortes, ne doit pas être regardé comme le transfert d'un
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élément d'une culture à une autre, mais comme un processus continu d'interactions entre
groupes de cultures différentes. » Le terme d'acculturation a été inventé justement pour
désigner cet ensemble d'interactions réciproques, dans leurs déroulements et leurs effets. Le
Memorandum de Redfield, Linton et Herskovits (1936) le définit comme l ensemble des
phénomènes qui résultent du contact direct et continu entre des groupes d'individus de
cultures différentes avec des changements subséquents dans les types culturels de l'un ou des
autres groupes ». Ainsi, c'est l'anthropologie dite culturelle, valorisant la notion de « culture »
au détriment de celle de « socté », qui prend en charge dès le début l'étude des faits
d'acculturation. De là un certain nombre de limites : l'absence de comparaison entre les
données de l'histoire et celles de l'ethnographie - et, dans ce dernier domaine, la tendance à
réduire les faits sociaux à de simples traits culturels qui peuvent être échangés, tout comme
les valeurs, les techniques ou les mythes, au lieu de considérer ces faits sociaux pour ce qu'ils
sont en réalité : les cadres à l'intérieur desquels les divers échanges se produisent.
Il faudra dépasser par conséquent les conclusions de l'anthropologie culturelle. Mais, en
attendant ce dépassement, il faut bien reconnaître que, à partir d'une masse considérable
d'observations et de monographies, sur la christianisation des indigènes, sur l'assimilation des
peuples colonisés, sur les sociétés pluralistes, sur les effets d'intégration des minorités
ethniques dans les nations en voie developpement, cette anthropologie culturelle - surtout à
partir de 1930 - a su mettre en lumière un certain nombre de concepts, d'hypothèses, de
méthodes de travail, qui constituent, encore aujourd'hui, la base théorique et pratique de toute
recherche en ce domaine.
1. Histoire : la perspective culturaliste
Tentons de dégager brièvement cet apport. Il apparaît d'abord que les processus
acculturatifs varient, mais que ces variations ne se font pas au hasard, que l'on peut dégager
un certain nombre de types :
- suivant que l'acculturation a lieu entre sociétés globales ou entre certains groupes
seulement des populations en contact, le groupe religieux, le groupe économique, etc. ;
- suivant qu'elle se fait dans l'amitié ou dans l'hostilité (acculturation demandée ou
acculturation imposée) ;
- suivant que les populations en contact sont, démographiquement, à peu près égales en
nombre, ou au contraire que l'une est majoritaire, l'autre minoritaire ;
- suivant que les cultures en contact sont, relativement, homones (dans les contacts en
Afrique, par exemple, entre Yaruba et Fon) ou au contraire très éloignées, par leur esprit, les
unes des autres (civilisation occidentale et civilisations traditionnelles) ;
- enfin, suivant le lieu où se produisent les contacts (les processus d'acculturation entre
Blancs et Noirs seront différents dans la métropole, où le Noir est un « migrant », et dans la
colonie, où le Noir est chez lui - ce qui permet de distinguer deux sens du mot « minoritaire »,
tous deux également employés dans la littérature contemporaine : un sens démographique,
pour les migrants, et un sens culturel : les Noirs des anciennes colonies, bien que beaucoup
plus nombreux que les Blancs vivant parmi eux, étaient pourtant considérés comme formant,
dans cette dyade, le groupe minoritaire).
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Mais il apparaissait aussi que, malgré ces variations, un certain nombre de constantes se
dégageaient, que certaines séquences se répétaient dans les processus dynamiques, bref, que
des concepts généraux pouvaient déjà être proposés. Il y a d'abord une période d'opposition de
la culture native à la culture conquérante - puis, le contact se prolongeant, il y a sélection par
la culture native des traits offerts par la culture conquérante ; certains traits sont acceptés et
deviennent partie intégrante de la nouvelle culture en formation, alors que d'autres sont
refusés ; bien entendu, les échanges ne sont pas forcément à voie unique, ils peuvent se faire
dans les deux sens - nous avons alors formation d'une culture syncrétique, qu'on pourrait
appeler aussi, culturellement parlant, métisse - les processus de changement, en se
développant, peuvent conduire finalement aux phénomènes d'assimilation (disparition
d'une culture, qui accepte intégralement les valeurs de l'autre, ce qui se produit en
général dans le cas des populations migrantes, à la deuxième gération) ou, au contraire,
à la contre-acculturation, lorsque la culture menacée de disparaître, dans un dernier
sursaut, veut restaurer le mode de vie antérieur au contact (cas des messianismes, des
cultes du Cargo, ou de la formation des idéologies de résistance, comme celle de la
« négritude »).
Document photographique Encyclopedia Universalis : Le candomblé, lieu où l'on
célèbre le culte aux dieux africains, est un exemple prégnant d'acculturation ; amputé de
l'Afrique avec les milliers d'esclaves de la traite des Noirs, il a resurgi au Bsil, et s'y est
épanoui.
De toutes ces étapes, c'est certainement la seconde, celle de la formation de cultures
métisses ou de cultures en transition, qui a donné lieu au plus grand nombre de travaux et cela
parce que l'anthropologie culturelle s'est développée au moment même où l'expansion de la
culture occidentale faisait sentir son impact sur l'ensemble du monde, soit directement (par la
colonisation, le développement des impérialismes commerciaux ou culturels, la facilité des
voyages...), soit indirectement (à travers les livres, les mass media, etc.), et où les concepts les
plus originaux ont été proposés, comme ceux de interprétation, de foyer culturel, de
tendances culturelles.
On désigne du nom de réinterprétation « le processus par lequel d'anciennes significations
sont attribes à des éléments nouveaux ou par lequel de nouvelles valeurs changent la
signification culturelle de formes anciennes » (Herskovits, 1952) : par exemple, les Noirs du
Nouveau Monde ontinterprété leur polygamie ancestrale, qui leur était interdite par la loi,
en prenant simultanément une épouse légitime et une ou plusieurs « chéries », équivalant à
l'épouse principale et aux épouses secondaires d'Afrique. Sous le nom de foyer culturel, on
désigne le fait que les intérêts d'un peuple tendent à se concentrer sur un aspect déterminé de
la culture, par exemple le buffle et les opérations laitières chez les Toda ou l'igname en
Nouvelle-Cadonie ; contrairement à ce que l'on pourrait prévoir, la plus grande variation se
trouve dans l'aspect d'une culture qui peut focaliser les intérêts d'un peuple, engendrer le
conservatisme d'autres. La notion de tendance culturelles enfin, empruntée à la linguistique
par Sapir, souligne que la sélection des traits de la culture donneuse par la culture preneuse
se fait selon une direction détermie, en suivant « la pente » que fixe la culture preneuse.
Or tous ces phénomènes se retrouvent, sous une forme ou sous une autre, dans les cinq types
opposés de contacts que nous avons distingués prédemment.
Naturellement, la théorie de l'acculturation a suivi les progrès, ou les changements de
perspective, de l'anthropologie culturelle au cours de son histoire. Au début elle restait prise à
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la notion de « culture » comme réalité sui generis, extérieure et supérieure aux individus,
considérée en quelque sorte comme un « superorganisme », obéissant à des lois propres. Mais
la culture n'est qu'une abstraction ; ce ne sont donc pas des cultures qui se trouvent en
contact, mais des individus en interaction, et chacun réagit différemment aux stimuli qui
lui viennent des individus porteurs d'autres civilisations ; ainsi la perspective
psychologique se glissait dans le culturalisme nord-américain et allait donner lieu à bien des
travaux. Certains ont insisté sur la « personnalité de base » (Kardiner) ; aux première et
deuxième générations, les changements de comportements restent à la superficie de la
personnalité qui n'est pas touchée profondément, d'où ces phénomènes de réinterprétation du
nouveau à travers l'ancien que nous avons signalés ; ce ne serait qu'à la troisième
génération que la personnalité de base serait à son tour atteinte (Hallowell, 1952).
D'autres, préoccupés par les questions pratiques (chercher les meilleurs agents de
développements économique et social ou les gens les plus capables d'intégrer une ethnie
minoritaire dans la culture nationale), se sont attachés à analyser les conduites réactives des
hommes et des femmes (la femmes étant parfois un facteur de changement plus que l'homme),
des diverses classes d'âge, des multiples catégories sociales (chaman, chefs politiques,
commerçants, métis, etc.) ; ou à décrire la psychologie de l'homme partagé entre deux cultures
qui se battent au-dedans de lui l'« homme marginal », Juif occidentalisé, Noir ayant subi
l'empreinte de la civilisation anglo-saxonne, Indien « cholisé » (étude de Stonequist sur les
chols du Mexique). La psychanalyse a permis d'approfondir cette pathologie de l'homme
marginal, en montrant dans l'esclavage la dualité des pères, donc des « sur-moi » (le géniteur
noir et le maître blanc) ou en insistant, dans le stade du miroir, sur la formation d'un
« narcissisme blanc », entraînant une crise de l'identification chez le Noir américain.
Plus encore, l'anthropologie culturelle a été amenée, dans sa réélaboration du concept
de culture, à abandonner le point de vue statique d'où elle était partie ; en fait, la culture
est une « construction synchronique » qui s'élabore à tout instant, les individus et les
groupes agissant et réagissant les uns par rapport aux autres, acceptant ou rejetant les
nouvelles expériences, entrant en conflit ou s'adaptant pour vivre en harmonie, ce qui fait que
les processus d'acculturation doivent toujours être saisis dans leur flux comme des
ensembles de déculturation et de réorganisation culturelle (un peu comme à la me
époque, en sociologie, G. Gurvitch critiquait la notion de structure pour lui substituer des faits
de destructuration et de restructuration incessants). Les facteurs de déculturation peuvent
dominer, et certains auteurs insistent surtout sur la pathologie de l'acculturation depuis les
effets biologiques, signalés par Rivers dès 1922 (disparition de la joie de vivre, de la volonté
même d'exister, thanatomanie), jusqu'aux effets sociologiques (Keesing, 1941, a montré par
exemple les effets désorganisateurs de deux codes de conduite dans une situation
acculturative où souvent le comportement imposé par la culture occidentale est considéré
comme délinquance dans la société indigène, ou vice versa), en passant par les effets
psychologiques (sentiment d'insécurité, anxiété, dépréciation de soi, etc.). Cependant deux
cultures en présence peuvent coexister, sans s'interpénétrer : les Toda, peuple pasteur, les
Badaga, agriculteurs, les Kota, artisans, et les Kurumba, vivant de cueillette et sorciers,
vivent en contacts permanents dans la même région de l'Inde, alors qu'ils restent toujours
pas par la culture et la langue (Mandelbaum). Ou encore, le traditionnel et le moderne
peuvent se partager sans qu'il y ait interférence ; Balandier nous rapportait le cas d'ethnies
africaines qui vivent dans le passé quand elles cultivent leurs rizières et prennent la mentalité
occidentale dans la rue de leurs villages ; nous avons parnous-mes d'un « principe de
vivre, sans conflits, à la fois dans le monde africain (secteur religion des candomblés) et dans
le monde occidental (secteur économico-politique des partis, des syndicats, de la profession,
Bastide, 1960).
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Étudiant les problèmes des contacts entre les Juifs occidentaux et les Juifs yéménites dans
la formation de l'État d'Israël, c'est-à-dire entre deux groupes ayant des orientations spatiales
et temporelles différentes (l'un ayant une conception discontinue de l'espace, divisé en famille,
voisinage, etc., et l'autre une conception continue, le premier vivant dans un temps
mathématique, le second dans un temps sacré), Eisenstadt (1949) montre qu'il n'y a pas eu
victoire d'un système sur un autre, mais, pour le Yéménite manifestations vares d'une
discontinuité de la perception, les événements religieux continuant à être vécus selon
l'orientation sacrale et les événements économiques selon l'orientation de la culture
israélienne moderne.
Le principe de coupure apporte donc une solution qui permet d'éviter la déculturalisation.
Mais mieux encore : à côté des phénomènes pathologiques et des coexistences, Bernett et
Linton ont montré que les processus acculturatifs enveloppent des actes de créativité de la part
des individus ou des groupes qui acquièrent de nouveaux éléments culturels. C'est-à-dire que
la culture nouvelle qui se développe ne peut pas être considérée - tout comme à l'époque où
l'on avait une conception statique de la culture - comme un ensemble de traits disparates qui
s'ajoutent les uns aux autres, en « mosaïque » de traits anciens et de traits nouveaux
empruntés, il faut parler, au contraire, de synthèses vivantes, d'apparition de traits culturels
inédits ; Malinowski notait déjà que la famille bantoue en Afrique du Sud n'est ni la famille
bantoue traditionnelle, ni la famille chrétienne occidentale, ni une simple synthèse des deux,
mais une véritable création culturelle qu'il faut étudier comme une réalité originale. Linton
parle, empruntant son expression au botaniste De Vries, de « mutation », c'est-à-dire
apparition d'espèces entièrement nouvelles par le métissage des cultures en interpénétration.
La substitution du point de vue dynamique au point de vue statique dans le développement
de l'anthropologie culturelle entraîne encore une autre conséquence, celle de la distinction
entre les effets primaires et les effets secondaires. Car tout se tient dans une civilisation, et la
modification d'un de ses éléments entraîne, comme par une réaction en chne, des
transformations dans d'autres éléments qui n'ont pas cependant subi directement l'influence du
contact. Une culture touchée sur un point, donc en déséquilibre va tendre à rétablir l'équilibre
fait en changeant d'autres secteurs pour les adapter à la modification déséquilibrante. Il
suffit par exemple de changer les formes de production, les techniques de travail, pour que, en
cercles concentriques, ce changement se répercute à l'organisation de la famille, aux relations
de prestige ou de pouvoir, aux valeurs religieuses. On connaît bien la distinction marxiste
entre infra et superstructures, et les effets que ne manque pas d'avoir sur les bouleversements
des superstructures toute révolution opérée dans les infrastructures - et cela à l'intérieur de la
culture, par sa seule dynamique interne, sans que le « contact » intervienne partout. Mais,
avec le marxisme, nous sommes passés de la perspective « culturaliste » à la perspective
« sociologique » qui va maintenant nous arrêter.
2. Situation actuelle du problème : la perspective sociologique
Malgré tous ces progrès, le « culturalisme » nord-américain ne pouvait satisfaire les esprits
européens, et l'apport de l'Europe (l'Europe de la sociologie ou de l'anthropologie sociale
toure vers l'anthropologie culturelle) à la clarification des problèmes de l'acculturation nous
paraît considérable : il ne tend à rien de moins qu'à une révision de tout le système théorique
élaboré en grande partie d'abord en Amérique.
Certes, il est inniable que le culturel et le social peuvent se dissocier, et nous comprenons
bien le point de vue américain, car ces dissociations ont été découvertes surtout dans les
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