INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES Cours de Valérie TOUVENOT, psychologue Mercredi 17 septembre 2014 I- Naissance des sciences humaines Le début du XXe siècle fut, pour les sciences humaines, un moment fondateur. La sociologie s’organise en France sous l’égide d’Emile Durkheim, en Allemagne avec Max Weber notamment, et elle voit le jour aux Etats-Unis à l’Université de Chicago. Au même moment, Sigmund Freud invente la psychanalyse, Ferdinand de Saussure fait entrer le linguistique dans une nouvelle ère, tandis que Franz Boas et Marcel Mauss forment les premières générations d’anthropologues professionnels. Le bouillonnement intellectuel s’accompagne de la création de revues, d’associations professionnelles. Les sciences humaines font leur entrée à l’Université. Alors que l’exploration de la planète s’achève, celle de l’homme peut commencer. Le temps est désormais venu d’étudier la pensée, l’organisation sociale, les relations humaines et le passé, avec des méthodes nouvelles. L’histoire des sciences humaines au XXe siècle est aussi celle de la spécialisation des savoirs, de la technicisation des recherches, de la professionnalisation du métier de chercheur et de l’augmentation considérable du nombre de psychologues, historiens, sociologues, économistes, linguistes, démographes… L’histoire des sciences ne ressemble pas à une marche progressive et cumulative. Les disciplines évoluent dans le cadre de paradigmes qui dominent les recherches pendant un temps, puis déclinent. Il y a un siècle, on ne savait rien de la psychologie de l’enfant, presque rien sur les origines de l’homme, sur le fonctionnement de la mémoire, la dynamique des cycles économiques, l’histoire de la famille. Au moment où naissent les sciences sociales, l’Europe vit depuis les années 1880 une seconde révolution technique et industrielle. La « fée électricité » et le moteur à explosion bouleversent la production et la vie quotidienne. En 1900, l’exposition universelle à Paris consacre la marche en avant des techniques. Le cinématographe, le téléphone et l’automobile marquent une entrée dans une nouvelle ère. En 1903, le premier avion décolle du sol : les hommes savent désormais voler… Les Européens ont terminé la découverte du monde au XIXe siècle. De la découverte, on est passé à la conquête coloniale et économique. Les grandes nations se partagent le monde. L’urbanisation se développe à grands pas. En Europe, en Amérique, dans les grands centres urbains, de nouveaux modes de vie se dessinent. La division du travail, les relations marchandes, la bureaucratie, l’individualisme transforment les relations sociales et la vie à la campagne. C’est le temps des masses, des foules. Les sociologues décrivent ce nouveau mode de vie comme le passage de la communauté à la société, de la solidarité mécanique liée à la morale et à la religion à la solidarité liée à la position des individus dans un groupe social précis ou encore de la tradition à la rationalisation. En 1905, Albert Einstein élabore sa première théorie de la relativité qui va révolutionner la physique moderne. V. Touvenot IFSI DIJON 2014-2015 Page 1 En peinture, c’est notamment la naissance du cubisme : le cadre traditionnel se brise. La représentation fait place à la décomposition du mouvement et des formes. L’art entre dans une nouvelle époque : celle de l’abstraction. Au début du XXe siècle, le but de la sociologie est de mettre à jour les influences sociales que subit chaque phénomène humain. E. Durkheim considérait l’histoire comme une simple technique de collecte des faits, au service de la sociologie, qui elle seule peut « généraliser » et comprendre la logique des événements. Les historiens se défendent et proposent de garder l’étude du passé et de laisser aux sociologues l’étude du présent. En anthropologie, le XIXe siècle avait été dominé par l’évolutionnisme, considérant que les sociétés humaines avaient évolué d’un stade initial « sauvage », marqué par la promiscuité sexuelle et l’absence de lois, au stade de la civilisation en passant par une époque intermédiaire qualifiée de « barbare ». Au début du XXe siècle, ce schéma commence à s’effondrer. Les anthropologues ont découvert que les sociétés dites primitives sont loin d’être des micro-univers sans foi ni loi. L’étude des Indiens d’Amérique, des tribus africaines, des peuples d’Océanie et d’Australie montrent au contraire des sociétés très structurées, où les règles morales, celles du mariage, les mythologies et les techniques sont complexes. Les hommes primitifs possèdent une culture. La psychologie sociale démarre à la fin du XIXe siècle. Plus que toute autre science, elle se voit influencer par le contexte social et historique dans lequel elle se développe. Dans les années 1930, de nombreux chercheurs en psychologie sociale sont des juifs qui fuient la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche. On a ainsi dit qu’Adolphe Hitler était la personne qui avait le plus influencé la psychologie sociale. Ces chercheurs sont donc particulièrement concernés par les thèmes de la manipulation des opinions, de la propagande, de l’influence du groupe, etc. D’autre part, la société américaine est multiculturelle. Le problème du racisme, lié au jugement d’autrui, aux stéréotypes, aux relations intergroupes est donc saillant. C’est également dans les années 30 que la psychologie sociale devient ce qu’elle est aujourd’hui : une science de laboratoire, expérimentale, qui privilégie fortement la démarche hypothético-déductive. Avec la seconde guerre mondiale, le monde bascule. Les œuvres des écrivains et autres artistes sont marquées par deux grands courants : le marxisme et l’existentialisme. Les uns, philosophes, artistes ou intellectuels, s’engagent, voire adhèrent au PCF (Aragon, Picasso…). Les autres expriment leur prise de conscience de la solitude du sujet dans une société tragique (J.-P. Sartre, Giacometti…). La fin de la décennie 40 est encore plus marquée par le pessimisme (La Peste d’Albert Camus) et une attitude vigilante envers le totalitarisme (1984 de George Orwell). La première licence de psychologie est ouverte en France (à la Sorbonne) en 1947. Les années de guerre froide, mais aussi de début de construction de l’Europe et des Trente Glorieuses (1950-1960) marquent entre autre la naissance de la psychologie de l’enfant et de la culture de masse. Les années 1970 permettent une critique du totalitarisme, notamment avec les travaux de Hannah Arendt. C’est aussi le déclin du marxisme, qui fut jusque là la grille de lecture privilégiée du monde social. V. Touvenot IFSI DIJON 2014-2015 Page 2 Les neurosciences sont apparues avec l’invention des IRM, dans les années 1980. C’est aussi la naissance des sciences cognitives. A la fin des années 1980, un basculement de paradigme scientifique semble s’opérer avec l’introduction des notions de désordre, chaos, incertitude, indéterminisme. Depuis le XVIIe siècle, la science classique nous avait donné l’image d’un univers soumis à des déterminismes implacables que l’on peut décrire sous forme de lois. Or, un changement de perspective caractéristique de la seconde moitié du XXE siècle s’opère avec la perception d’instabilités, de fluctuations. En astronomie, en chimie, en météorologie, en économie, on découvre des phénomènes chaotiques et des turbulences. L’ère du déterminisme, des lois, de la prévisibilité est en train de laisser la place à une vision du monde où règne l’instable, le désordre, l’incertain. Ces nouvelles théories (du chaos, des catastrophes, du complexe) s’appliquent fort bien aux sciences humaines. Edgard Morin est un intellectuel exemplaire de ce mouvement. Actuellement, c’est l’approche interdisciplinaire qui semble de plus en plus se profiler. En effet, elle permet de dépasser le morcellement de l’étude de l’humain (le psychisme étant étudié d’un côté, le cerveau d’un autre côté, l’organisme d’un troisième, les gènes, la culture, etc.). Il s’agit en effet d’aspects multiples d’une réalité complexe, mais qui ne prennent sens que s’ils sont reliés à cette réalité au lieu de l’ignorer. On ne peut certes créer une science unitaire de l’homme, qui elle-même dissoudrait la multiplicité complexe de ce qui est humain. L’interdépendance des diverses sciences qui étudient l’humain est nécessaire. Les sciences humaines traitent de l’homme, mais celui-ci est, non seulement un être psychique et culturel, mais aussi un être biologique et les sciences humaines sont d’une certaine manière enracinées dans les sciences biologiques, lesquelles sont enracinées dans les sciences physiques, aucune de ces sciences n’étant évidemment réductible l’une à l’autre. Toutefois, les sciences physiques ne sont pas le socle ultime et primitif sur lequel s’édifient toutes les autres ; ces sciences physiques, pour fondamentales qu’elles soient, sont aussi des sciences humaines dans le sens où elles apparaissent dans une histoire humaine et dans une société humaine. Le grand problème est donc de trouver la voie difficile de l’entre-articulation entre des sciences qui ont chacune, non seulement leur langage propre, mais des concepts fondamentaux qui ne peuvent pas passer d’un langage à l’autre. E. Morin rêve d’une pensée qui ne soit plus condamnée à choisir entre des alternatives : intellectualisme ou existentialisme, empirisme ou rationalisme, objectivité ou subjectivité. La pensée complexe cherche à unir les domaines séparés de la connaissance : cosmologie, biologie, anthropologie, mais aussi philosophie et science, science et poésie… Elle tisse donc des liens entre les sciences, entre des sciences et des non-sciences… C’est une pensée qui travaille « entre » : entre les disciplines, entre les régions de la connaissance et de l’être, entre le physique et le biologique, entre le biologique et l’humain, entre le scientifique et le poétique… Mais elle travaille aussi « dans » : elle explore le tissu de toute chose. Toute chose cache en elle un extraordinaire entrelacs de singularités, de contradictions, de relations internes, de relations avec le monde… En sciences, et en sciences humaines en particulier, on doit être prêt à se réformer en permanence, à renoncer à ses dogmes, à ses interprétations, même quand celles-ci paraissent claires, évidentes et font l’objet d’un consensus. La rationalité est un pouvoir d’autocritique et d’autocorrection. De plus, il n’y a pas de connaissance sans connaissance de soi. Le sujet doit s’inclure dans sa connaissance, avec toute sa subjectivité. C’est un principe d’autant plus nécessaire que nous glissons toujours notre être profond dans nos jugements et nos opinions. Mais nous le faisons frauduleusement, avec mauvaise foi ou inconscience. Pour E. Morin, « le pire c’est toujours de croire soustraire le sujet connaissant de la connaissance, […] le meilleur ne peut venir qu’en l’y reconnaissant en pleine conscience. » Il parle aussi de « biodégradabilité de la vérité » : il n’y a pas de vérité absolue, indépendante des contextes et des V. Touvenot IFSI DIJON 2014-2015 Page 3 conditions qui permettent de la concevoir. Quand les contextes et les conditions changent, on doit admettre que les vérités se dégradent. La rationalité est complexe ou n’est pas. Oublieuse de la complexité, elle devient simple et pauvre « rationalisation ». La rationalisation s’enferme dans un système doctrinaire qui devient une forteresse résistant à toute réfutation : « La rationalisation est la maladie spécifique que risque la rationalité si elle ne se régénère constamment par auto-examen et autocritique. » Depuis le XVIIe siècle, la pensée occidentale est très cartésienne (Discours de la Méthode). Il faut reconnaître que cette pensée devenue classique privilégie l’élémentaire, l’ordre, la nécessité, l’atemporalité, l’éternité sur la complexité, le désordre, le hasard, l’événement. Elle est simplificatrice et réductrice II- Introduction à la psychologie 1. Définition de la Psychologie La psychologie est la discipline qui cherche à rendre compte, à décrire, les modalités des conduites humaines. Cette définition n’est qu’approximative, car parler de conduites renvoie aux comportements observables, mais on sait bien qu’une bonne part des conduites intéressant le psychologue n’est pas directement observable. Toute conduite symbolique, par définition, n’est pas directement visible. Comportement : manière d’agir ou de réagir. Conduite : ce terme est généralement utilisé comme un équivalent de « comportement », mais avec moins de rigueur en ce qu’il peut inclure certains éléments subjectifs (ex. conduite d’échec). La psychologie est une science, mais pas une science « dure » comme les mathématiques ou la physique, par exemple, mais elle s’inscrit dans ce que l’on appelle les sciences humaines, avec la philosophie, dont elle est issue, la sociologie. La plus grande difficulté est que l’on étudie l’être humain et donc l’objectivité est quasiment impossible. On s’y retrouve, c’est-à-dire qu’on s’identifie très souvent à la personne que l’on observe et cela fausse la démarche scientifique. Par ailleurs, comme il s’agit de l’humain, nous mettons forcément en jeu notre système de valeurs personnel et cela peut également représenter un obstacle à la connaissance. Par exemple, certains psychologues veulent légitimer des systèmes de valeurs, des croyances et par conséquent, ils ne sont pas ouverts à leurs recherches. C’est une discipline récente, dans sa dimension scientifique, qui a trouvé son plein épanouissement vers la fin du XIXe s. Scientifique ne signifie pas rationnel, quantifiable, mais cela suppose une grande rigueur dans la démarche. Auparavant, la psychologie était essentiellement du domaine de la littérature, où les écrivains dressaient des portraits très précis de leurs personnages. C’est ce que l’on appelait l’introspectionnisme : l’introspection correspond à l’activité d’un sujet qui porte attention à ses propres états et activités internes, éventuellement afin de pouvoir en parler. La psychologie a longtemps reconnu une validité en soi à l’introspection, puis s’est développé en opposition le mouvement de psychologie objective ou expérimentale. V. Touvenot IFSI DIJON 2014-2015 Page 4 Le statut scientifique de la psychologie fait encore question. Les techniques pour le recueil des données peuvent donc être fort diverses : observation directe, dossiers biographiques, interviews non directives ou semi-directives, questionnaires préétablis, dont certains se bornent à relever des informations individuelles, tandis que d’autres sont standardisés et étalonnés comme des tests, des cartes où sont décrites diverses conduites. Les tests psychométriques classiques (de niveau intellectuel, d’aptitudes, etc.) sont aussi utilisés, la mesure des performances ne fournissant, bien sûr, qu’une indication parmi d’autres. La psychanalyse est une méthode de psychothérapie inventée par S. FREUD à la fin du XIXe s. La plupart des psychanalystes sont médecins ou psychologues. Ils utilisent donc la méthode psychanalytique. La psychanalyse est : - un procédé pour l’investigation de processus mentaux à peu près inaccessibles autrement. Une méthode fondée sur cette investigation pour le traitement de désordres névrotiques. Une série de conceptions psychologiques acquises par ce moyen et qui s’accroissent ensemble, pour former progressivement une nouvelle discipline scientifique. La psychanalyse est en fait une théorie de la pratique. III Contribution de la psychologie au domaine médical et paramédical 1. Introduction à la psychologie médicale Les professions faisant appel à une activité de soin, font une large utilisation de la relation et de la communication, donc de la psychologie, au sens large. Tout le monde, par nécessité, fait de la psychologie, et tout le monde est implicitement persuadé de bien la faire. C’est parfois vrai, mais ce n’est sûrement pas la règle. Qu’entend-on par psychologie médicale ? Il s’agit de considérer dans la relation médicale le rôle de tout ce qui est de l’ordre de la psyché, c’est-àdire tout ce qui concerne le fonctionnement mental du malade et de tous ceux qui occupent une fonction soignante. Il s’agit de prendre en compte l’homme malade dans sa globalité, et non pas seulement en se centrant sur l’organe affecté. On part donc du principe que le corps est inséparable de la psyché, et qu’il faut prendre en charge les deux aspects de la personne en même temps. V. Touvenot IFSI DIJON 2014-2015 Page 5 La psychologie ne permet pas seulement d’introduire une coloration humaniste dans une pratique devenue très technicisée, mais la psychologie doit être vue comme une dimension essentielle du monde médical. 2. Place de la psychologie dans la formation et la pratique de l’infirmier L’infirmier, au même titre que tout soignant, s’engage dans une relation avec les patients. Il est donc très important qu’il ait des informations sur l’homme et ses besoins, sur la personnalité et son évolution, sur le malade et sa situation concrète. Il doit posséder des notions simples mais précises sur les mécanismes psychologiques qui interviennent dans les réactions du malade. Mieux qu’un simple savoir, c’est d’un savoir-être qu’il s’agit en définitive, puisqu’il s’engage dans une profession à caractère profondément humain et social. Un effort permanent et continu de formation personnelle est indispensable. Notre époque se montre très paradoxale : d’un côté, elle semble très préoccupée du respect de la personne humaine, et d’un autre côté, dans les actes, ce respect proclamé n’est pas toujours traduit. L’être humain est encore bien souvent considéré et manipulé comme un objet. En institution de soins, les patients souffrent très souvent de discontinuité dans les relations avec le personnel, d’insuffisances relationnelles. Ceci n’est pas sans conséquences, cas la maladie, quelle qu’elle soit (physique ou psychique) fragilise l’individu, le rend vulnérable et ébranle son équilibre antérieur. La médecine est devenue une pratique extrêmement technique et la question de la valeur de l’être humain, de sa dignité, se pose ici. V. 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