L’OBS/N°2728-16/02/2017
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la technique ni de l’action, elle est d’ordre littéraire et philo-
sophique. On pense que le peuple français est comme une gre-
nouille spinale, qui n’a plus qu’un arc-réflexe : quand il y a un
problème, l’arc-réflexe bouge, on pond une loi et on change la
Constitution. C’est faux. Le peuple veut comprendre. Il guette
les gestes et les paroles. La fonction présidentielle réclame de
l’esthétique et de la transcendance. On me reproche de n’avoir
pas de programme, mais, ce qui compte, c’est le projet ! Je don-
nerai le programme pour nourrir le Moloch médiatique et poli-
tique. Mais je crois davantage au contrat moral passé avec la
nation. Etre candidat à la présidence, c’est avoir un regard et un
style. Aussi vrai qu’un écrivain a un regard et un style. Mon
regard est tourné vers là où je veux emmener les Français.
“HOLLANDE ÉTAIT UN BON PEINTRE”
Est-ce le style qui, chez François Hollande, vous a manqué?
Un peu, oui. Dans un film tourné à l’Elysée au début du quin-
quennat, avant son premier 14-Juillet, on me voit lui dire autour
d’une table où il a réuni ses conseillers : « Il faut que tu donnes ta
vision à dix ans, que tu emmènes les Français vers un cap. » Moi,
je n’aurais pas attaqué le quinquennat comme il l’a fait, je n’au-
rais pas parlé aux Français comme il l’a fait. Même ses bons
choix, il n’a pas su les expliquer. Vous verrez que, lorsqu’on s’écar-
tera de la présidence Hollande comme d’un tableau pointilliste,
on dira que ça n’était pas si mal et que c’était un bon peintre.
Dommage qu’il n’ait pas su justifier son coup de pinceau ni
raconter ce qu’il voulait dessiner.
Dès le début d’En Marche ! vous vous êtes entouré de deux
romanciers qui semblent vous résumer: à gauche, Erik
Orsenna, ex-conseiller de François Mitterrand, et, à droite,
François Sureau, dont le dernier livre était consacré à
Charles de Foucauld.
J’aime, chez Erik, un enthousiasme que rien ne peut entamer.
Et j’ai adoré, de François, « le Chemin des morts », un livre capi-
tal sur l’asile politique dans nos démocraties. Cette gauche et
cette droite littéraires correspondent à ce que je suis intimement.
C’est l’âme française. Elle n’est pas hémiplégique. Je suis obsédé
par la réconciliation des Histoires. C’est pour ça que je suis allé
à Orléans rendre hommage à Jeanne d’Arc, que je suis allé au
Puy-du-Fou, ce lieu de ferveur populaire où se rendait, pour la
première fois, un ministre de l’Economie et de gauche. Je suis
en désaccord total avec le politique Villiers, mais j’admire l’en-
trepreneur culturel. Je suis également en désaccord avec Zem-
mour. Mais ce sont des gens avec qui je parle. Une des erreurs
fondamentales de ce quinquennat a été d’ignorer une partie du
pays qui a de bonnes raisons de vivre dans le ressentiment et les
passions tristes. C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous,
où on a humilié cette France-là. Il ne faut jamais humilier, il faut
parler, il faut « partager » des désaccords. Sinon, des lieux
comme le Puy-du-Fou seront des foyers d’irrédentisme.
Votre programme culturel, de l’éducation artistique pour
100% des enfants au pass de 500euros à 18ans, rappelle
les principes de Jean Vilar. Le patron du TNP et compa-
gnon de route des communistes tenait que « le théâtre est
un service public, comme le gaz, l’eau, l’électricité ».
Je revendique cette filiation. C’est le cœur de ma politique cultu-
relle. Peut-on parler, avec Picasso, Modigliani, Chagall ou Vla-
minck, d’un art français, comme l’écrit Fillon ? Non. Il n’y a pas
une culture en France, il y a de la culture en France. Il ne faut
pas la normer, la rétrécir. Il convient de construire un écosys-
tème de la création. La France l’a très bien fait avec le prix unique
du livre ou l’aide au cinéma… Il faut préserver cela et y ajouter
un défi : domestiquer le numérique et s’assurer que ces nouveaux
acteurs, et prédateurs, contribueront au financement de la créa-
tion culturelle. Ensuite, il y a la capacité de nommer aux postes
clés, qui est un art où Mitterrand excellait. Enfin, il y a l’accès à
la culture, ce parent pauvre pour lequel on dépense moins de
200millions d’euros du budget de la culture. L’essentiel est
consacré aux frais de fonctionnement, à l’audiovisuel public,
mais tout le monde se fout de savoir qui a accès à quoi. Il faut
inventer une politique d’accès, au sens où, en eet, Vilar l’enten-
dait. La culture, comme moyen d’émancipation, participe de la
révolution civique que je veux porter. Ce n’est pas un état, c’est
un chemin.
Et quel temps personnel consacrez-vous à la culture ?
J’essaie de lire tous les jours des pages d’essais, des poèmes et
des BD. Je réserve les romans au week-end. Pour l’instant, je suis
plongé dans « les Larmes » de Pascal Quignard (Grasset). Il parle
admirablement de la Somme reculée d’où je viens et où les miens
sont enterrés. Je vais aussi beaucoup au théâtre, où j’ai applaudi
« Edmond », la pièce de Michalik sur Edmond Rostand, et
« Pleins feux », avec Line Renaud. J’écoute plus de musique que
je ne vais au cinéma. J’ai besoin de toutes ces émotions. Je me
demande comment on peut vivre sans elles. ■
Le philosophe Paul Ricœur, en 1990, chez lui, à Châtenay-
Malabry : une rencontre fondatrice pour Emmanuel Macron.
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