LA LOGIQUE DES SENTIMENTS

publicité
LA LOGIQUE DES SENTIMENTS
Collection Psychanalyse et Civilisations
Série Trouvailles et Retrouvailles
dirigée par Jacques Chazaud
Renouer avec les grandes oeuvres, les grands thèmes, les grands moments, les grands débats de la Psychopathologie, de la Psychologie, de
la Psychanalyse, telle est la finalité de cette série qui entend maintenir
l'exigence de préserver, dans ces provinces de la Culture et des Sciences
Humaines, la trace des origines. Mais place sera également donnée à des
Essais montrant, dans leur perspective historique, l'impact d'ouverture
et le potentiel de développement des grandes doctrines qui, pour faire
date, continuent de nous faire signe et nous donnent la ressource nécessaire pour affronter les problèmes présents et à venir.
Dernières parutions
Au-delà du rationalisme morbide, Eugène MINKOWSKI,1997.
Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique
en psychiatrie,
Henri Ey, 1997.
Du délire des négations aux idées d'énormité, 1. COTARD,M. CAMUSET,
J. SEGLAS,1997.
Modèles de normalité et psychopathologie,
Daniel ZAGURY,1998.
De la folie à deux à l'hystérie et autres état~, Ch. LASEGUE,1998.
Leçons cliniques sur la démence précoce et la psychose maniacodépressive, C. KRAEPELIN,1998.
Les névroses. De la clinique à la thérapeutique, A.HESNARD,1998.
L'image de notre corps, J. LHERMITTE,1998.
L'hystérie, Jean-Martin CHARCOT,1998.
Indications à suivre dans le traitement moral de lafolie, F. LEURET,1998.
@ L'Harmattan,
1998
ISBN: 2-7384-6800-4
Théodule RIBOT
LA LOGIQUE DES SENTIMENTS
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9
PRÉSENTATION
On ne lit plus guère Théodule Armand Ribot (18391916). Jean Delay le regrettait déjà dans ses Etudes de
Psychologie Médicale (1952). Il n'en reste pas moins qu'il fut,
historiquement, le promoteur en France de l'autonomie d'une
psychologie
se voulant scientifique.
Ce métaphysicien
fondateur puis Directeùr, sa vie durant, de la toujours vivante
Revue de Philosophie, converti au positivisme méthodique et à
l'évolutionnisme spencerien, fut chargé de laboratoire à la
Sorbonne avant d'être élu à la chaire de "psychologie
expérimentale" au Collège de France. Il était pourtant fort peu
expérimentateur.
Pour ce qui concerne les problèmes de
mesure, il se contentait
très largement de diffuser les
recherches allemandes de "psycho-physique". L'introduction de
l'ouvrage qu'il leur consacra (La psychologie allemande
contemporaine, 1879) présente cependant un intérêt tout
particulier par la rupture épistémologique qu'elle annonce entre
l'ancienne et la nouvelle manière d'aborder l'étude de l'âme.
Mais, très marqué par le Principe de Broussais de continuité
phénoménale et la Méthode de CI. Bernard, qu'il transposait
du domaine
physiologique
au domaine
mental,
c'est
essentiellement dans la psychopathologie qu'il cherchait, pour
son compte, l'analyseur idéal des formes et des provinces de
l'Esprit. Ceci, au titre d'une représentation gradualiste et d'une
objectivation, par corrélation et comparaison, des variations
des événements psychiques. Grand connaisseur de la Clinique
5
psychiatrique française et anglaise, mais seulement lecteur
réfléchi en la matière, il s'attachait à la réduire aux
mécanismes fondamentaux
qui pouvaient rendre compte
fonctionnellement
de ses déterminations
en pensant y
découvrir ainsi les bases des processus normaux. Ceux-ci
seraient alors révélés en "grossissement" dans les excès, ou en
"défaut" dans les insuffisances morbides. Mais, pour assurer
l'ancrage de cette intuition, il enjoignit à ses meilleurs élèves,
agrégés ou normaliens, de Pierre Janet à Georges Dumas, de
devenir médecins. Il fut ainsi à l'origine d'une longue tradition
(jusqu'à Daniel Lagache, Juliette
Favez-Boutonier,
Jean
Laplanche, Georges Lantéri-Laura) de philosophes qui se
vouèrent à la "psychologie médicale" ou à la psychiatrie, non
sans créer, en passant, nos actuels InstitUts de Psychologie, les
diplômes de Psychologie Clinique et Appliquée, voire les
enseignements - éventuellement doctoraux - de "psychanalyse à
l'Université"
ou encore les séminaires
d'Histoire
et
d'Epistémologie
de la psychiatrie
à l'E.P.H.E,
ou à
l'E.H.E.S.S
Ceci montre, quel que soit l"'oubli" supposé, le
rôle toujours actuel d'animateur qui reste celui de Ribot.
Associé à l'intérêt clinique, celui pour la philosophie de
Spencer devait le conduire à proposer une modèlisation,
inspirée des travaux de John Hughlings Jackson, dont l'oeuvre
pouvait fournir les analogies naturelles (au sens des sciences
dites telles) de hiérarchisation
temporelle,
par stades
évolutifs, susceptibles - par régression! dissolution
locale ou
générale - de produire des phénomènes de "libération", comme
des
remaniements
dévoilant
les
composantes
intégrées!subordonnées (mais aussi occultées) dans les
formations mentales achevées. Mais, pour décisifs que soient
les tenants et les aboutissants de ces constructions théoriques
qui présidèrent à la naissance des conceptions organo- et
psycho-dynamiques
(de Pierre Janet à Henry Ey et, en
6
parallélisme concomitant, du premier Freud...), là n'est pas
l'objet de l'actuelle présentation.
Ce qui retiendra ici notre attention, c'est que Ribot, pour
n'avoir jamais oublié que le monde était encore plus "Volonté"
que "Représentation", sut franchir les bornes d'un formalisme
académique qui, sous prétexte de scientisme, prorogeait une
psychologie des facultés où de malins esprits pourraient
trouver les antécédences de la psychologie cognitiviste... Ribot
sut donc sortir du cadre traditionnel
pour soumettre
l'ensemble de son discours à un certain primat de l'affectivité.
Doublant tant d'ouvrages, désormais obsolètes, sur la mémoire
(révérence gardée ici à la "loi de Ribot" sur la force du
souvenir selon son ancienneté), sur l'attention, l'évolution des
idées générales, la volonté (au sens "idéo-moteur"), voire sur la
personnalité, il reste - et restera - de l'oeuvre un souci constant
du soubassement
désirant,
passionnel,
sentimental
et
tendanciel, des énergies animant les structures. Lui qui avait
consacré une thèse à Schopenhauer ne pouvait si facilement
éluder que les phénomènes psychiques fussent subordonnés à U1
"vouloir-vivre" s'exprimant, dans le monde des abstractions
catégorielles,
par les exigences primaires d'un processus
perturbateur des reconstructions et montages de la vie
spirituelle. Ribot fut un exemple criant de la contradiction qui
sape l'objectivisme
d'une psychologie scientifique à visée
réductionniste : celle d'être, idéalement, un emportement du
coeur défendant passionnément la cause d'une psychologie "sans
âme" dans l'exercice même des fonctions qui lui donnent sa
présence substantielle!...
Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Mais que
serait une raison sans coeur? On le devine lorsque les machines
expertes les plus évoluées échappent à l'homme pour le
soumettre au rationalisme morbide en réifiant sa bio- et sa
psycho-"logique". La psychologie des computeurs devient alors
7
celle des ordinateurs de comptes, plus que de pompes,
funèbres... Attendons toutefois de savoir ce qui en résultera
lorsqu'on aura introduit dans les logiciels de l'approximatif,
de l'aléatoire, du bifurcatoire, de l'incertain. Cela suffira-t-il à
leur rendre du rêve, de l'émoi et, qui sait, du sexe? Si oui, il
faudra les baptiser...
Quoi qu'il en soit, La logique des sentiments (1905), dont
une relecture me parait indispensable pour ceux qui aspirent au
maintien de la science de l'Homme, fait partie d'une trilogie
dont le sode est le gros travail sur La psychologie des sentiments
(1896) et l'ornementation L'imagination créatrice (1900). On
atteindrait au quintette en ajoutant la suite donnée dans Les
problèmes de psychologie affective et L'essai sur les passions. Ces
titres témoignent de la réalité de la place des émois et des
(é)motions dans la constitution psychologique selon Ribot. Les
ouvrages à l'instant évoqués développent, de façon serrée, le
rôle de ces dynamismes recueillis à la source pour expliquer
les tensions et les complications des économies de ce qu'il
qualifiait d'emblée de mécanismes de "déplacement", de
"condensation" et de ... "refoulement". Ces "transformations" se
retrouvent à l'intérieur du jugement comme attribution, dans
l'inséparabi- lité du concept, de l'image, de l'attention, de la
perception et de la mémoire. Elles en fournissent le liant
comme les liens, réputés "asociatifs", mais qu'il vaudrait peutêtre mieux dire conjonctifs ou coordinateurs, pour éviter tIDe
connotation trop mécaniciste qui rebute manifestement notre
auteur.
Dans La logique des sentiments, la préface affirme d'entrée
non seulement "l'origine commune" du raisonnement, de
l'imagination
et de la "fantaisie" ; mais, plus particulièrement, que la logique des sentiments n'est pas une scorie, U1
déchet de la rationalité, non plus - et cela est très remarquable
- qu'un "embryon" ou une survivance. Elle est comprise comme
8
une organisation originaire et durable de notre nature
foncièrement affective. Ceci peut, et même doit, éclairer
notre lanterne.
Dès La psychologie des sentiments,
nous tenions
l'affirmation du Primat de l'affectif dans la pulsion, l'instinct,
la tendance latente. Nous possédions la reconnaissance du
transfert, des conflits, mais aussi (qu'on aille y voir!) celle de
la poussée génitale de l'enfance. Plus étonnant, nous lisions la
distinction
de l'inconscient statique (de conservation) et
dynamique
(d'élaboration), comme le rattachement de la
régression au point de plus forte attraction ou d'arrêt... Par ln
léger saut en 1900, nous trouvions, dans l'essai sur
L'imagination, que "le facteur affectif ne le cède en importance
à aucun autre", que c'est lui qui met en jeu la "reviviscence" des
sentiments et des passions pour soutenir "l'identification" du
Sujet. C'est lui qui donne la tonalité agréable/désagréable
à
l'expression. C'est lui, encore, qui répond de la synthèse
subjective imaginaire qui s'objective dans l'Idéal... Dans cette
mise en perspective, Ribot se voit alors dans la nécessité
d'avoir recours à l'inconscient comme fait, mais encore de
préciser que "tout se passe dans l'inconscient comme dans la
conscience, seulement... à notre insu" ; et il propose la
métaphore d'une "dépêche chiffrée" transmise à l'activité
consciente. Insu que c'est !, et cependant chiffre d'une adresse
messagère, en attente d'un décodage décryptant son effet sur la
conscience qu'il atteint: Difficile de dire mieux pour le bon
entendeur!
Ces "pistes" diverses convergent, dans La logique des
sentiments, qui n'est autre qu'une logique de l'inconscient, de la
réalisation du désir comme de la substitution défensive. Mais
qui est, surtout, une logique de la projection,
de la
justification, de la rationalisation, de la reconstruction, selon
"la loi du coeur", sinon de la "belle âme". On se prend à rêver,
9
ici, ce que Jean Delay faisait dans son panégyrique, d'un Ribot
qui aurait été clinicien autrement que par provision! C'est dans
cette perspective que je l'évoquais dans un travail déjà ancien,
au chapitre des modalités de la pensée paranoïaque, pour
rappeler que le grand psychologue avait établi que le difficile
passage de la "logique des sentiments" à la logique formelle
n'était jamais achevé. J'y reprenais la forme première du
raisonnement inconscient, en ses jugements de valeur subjectifs
de coefficient émotionnel et selon la combinaison du contenu
sensori-intellectuel avec la tendance dynamique, la force du
désir, de la croyance, sources d'induction imaginaire comme
d'une "justification" d'investissement vital. J'enchaînais sur la
finalité au principe de la logique affective en ses effets
inventifs,
projectifs,
prospectifs,
qui
reposent
sur
l'accumulation, la graduation, et qui - au lieu de procéder par
enchaînement linéaire - induit la coexistence des contraires.
Cette logique des sentiments, dont on restera frappé par son
fonctionnement selon le processus primaire, réapparaît avec une
évidence frappante dans la "logique paranoïaque" où elle
fonctionne, dans son absence de détour, comme un réflexe et
non plus comme une réflexion, comme un mécanisme préfix et
non plus un rapport de raison. Mais, bien évidemment, pour y
être caricaturale, la logique des sentiments n'est pas limitée à
la logique paranoïaque qui n'en est qu'un cas révélateur. Un cas
qui n'est pas forcément le plus fréquent dans la vie de tous les
jours où elle occupe la place considérable que Ribot a su
contribuer à lui rendre.
Il est rare qu'un auteur soit pleinement à la hauteur de ses
découvertes. En 1914, Ribot se sentit tenu de préciser
comment il se situait par rapport à la psychanalyse. Celle-ci
lui convenait en ce qu'elle était moins une introspection qu'une
"observation faite du dehors par un autre" ; mais, oubliant ce
qu'il avait lui-même écrit sur les pulsions infantiles, il
10
condamnait son "pansexualisme". Pourtant, en toute ambivalence, il ne pouvait que louer son recours à une énergie
potentielle et à ce qu'elle pointait, au delà du trauma, de la
répétition! Et, prolongeant les différentes formes de la logique des sentiments, il y trouvait l'occasion d'en préciser les
procédés ("mécanismes") et les articulations. Ce sont ceux de
la "substitution", du "transfert", de la "fusion" (c'est la
"généralisation
capricieuse" de la condensation),
par le
"changement" et l"'interversion" des valeurs (où il ne faut pas
être grand clerc pour reconnaître le déplacement
et le
retournement contraire:
"affaiblissement
d'une tendance,
renforcement d'une autre"). Ribot décrit encore la régression
et, dans son langage (celui de la "progression ascendante"), la
sublimation. Il rappelle la justification-rationalisation.
Il ci te
la "symbolisation" qu'il a trouvée dans la Traumdeutung, et
parait intéressé par la "quantité d'affect" postulée par Freud.
De même paraît-il être sensible à l'idée de "représentations
libres" articulées par des rapports associatifs, non plus directs
(de contiguitélressemblance)
mais "médiats" et de source
inconsciente, "suivant une logique réglée par l'action directe du
complexe prédominant". Il ne peut toutefois s'empêcher de
trouver cela fort déconcertant lorsqu'on quitte le domaine
psycho pathologique pour l'appliquer au domaine culturel du
Totem et du Tabou, de la création littéraire et de la...
philosophie. Il ironise ici sur la fantaisie d'un certain Dr
Winterstein pour qui l'idéalisme serait une régression vers les
conceptions
de la première
enfance, les cosmogonies
relèveraient de la projection de l'inconscient au dehors, la
croyance à la métempsychose. tiendrait à la reviviscence des
souvenirs infantiles et aux migrations de l'intérêt sexuel etc...
Ainsi constate-t-on que Ribot était informé de première main
puisque, fait exceptionnel en France à l'époque, il lisait Imago
régulièrement, connaissait Das Inzestmotiv in Dichtung und
Il
Sage d'O. Rank (1914). Au delà de toute "remise en place"
refoulante, avait-il forcément tort de distinguer ce qui relevait
d'une théorisation
de la pratique psychanalytique
("une
observation constante, vigilante, répétée") de ses applications
"sans vérification possible" ? Peut-on reprocher à Ribot de
n'avoir pas assez tenu compte des "surdéterminations", et plus
radicalement
d'avoir méconnu la portée anthropologique
métapsychologique
du "freudisme" ? Il y aurait là de
l'anachronisme et une grande injustice devant son ouverture
d'esprit. Il est vrai que la simple nécessité de rester cohérent
avec lui-même dans son essai sur L'imagination... lui imposait
de conclure que la psycho-analyse "a pénétré jusqu'à l'origine
première, dérobée à la conscience, qui règle dans ses
démarches l'activité créatrice". Mais ceci l'entraîne alors, de
façon un peu périlleuse, à se demander s'il n'y aurait pas, plus
loin que le psychisme, comme une logique immanente non
seulement du biologique
mais, plus extensivement,
de
l'énergie laissant soupçonner une "imagination cosmique"... Le
modèle évolutionniste revient ici en force entre embryologie,
tératologie et déviations subreptices de la rationalité. C'est
alors que Ribot laisse percer une certaine préférence pour les
conceptions jungiennes et il ne cache pas que sa vaste inférence a
pour lui l'avantage, en mêlant le Rêve de la Nature, la création
religieuse, l'apparition des faunes et des flores diversifiées,
l'organisation physiologique, et en jouant de l'équivalence
processuelle cellule/représentation,
de dissoudre la spécificité
de la procréation
(lue comme pro-"création")
dans la
conscience cosmique potentielle! Le positivisme mène à tout,
à condition d'en sortir... Mais l'honnête Ribot ne saurait
masquer ses mobiles. Aussi nous dit-il qu'en lisant attentivement l'Année Psychologique de 1913 il s'était aperçu que
"Jung n'est pas loin de s'affranchir des limites étroites de la
libido fl...
12
Plus médiocrement,
Ribot, désireux de maintenir une
préséance que personne ne lui conteste (car il ne semble pas que
Freud se soit jamais intéressé à ses travaux), écrit que "la
psycho-analyse", par suite de la très grande importance qu'elle
attribue à la vie affective dont elle est tout entière imprégnée,
imbibée, a beaucoup contribué à l'étude de la logique des
sentiments, sans poursuivre spécialement ce but". Après ce
marquage de propriété, le psychologue français n'en rend pas
moins hommage dans l'étude des transformations entre rêve,
rêverie, oeuvres, aux "freudistes" qui ont souligné la logique
immanente du désir, ce phénomène affectivo-moteur.
Une
logique qui n'est ni celle de la science, ni celle des lois
intellectuelles banales, mais une "synthèse de représentations
évoquées et groupées par une disposition affective actuelle et
associées par l'influence du coefficient
émotionnel
qui
accompagne chacune d'elle". Et de conclure:
"On a pu
constater combien la psycho-analyse est utile pour l'étude de la
logique des sentiments".
Il reste au lecteur, désormais, de faire le constat de ce que
la logique des sentiments, selon les descriptions de Ribot,
peut lui ouvrir de chemin vers une psychologie des profondeurs
en frayant le passage entre recherche formelle et pratique
métapsychologique.
Jacques Chazaud
13
BIBLIOGRAPHIE
Chazaud
a.);
Notule sur les aspects formels de la pensée paranoïaque, in :
Hystérie, Schizophrénie, Paranoïa. Toulouse, Privat, 1983.
Delaya.) ;
Le jacksonisme et l'oeuvre de Ribot, in; Etudes de Psychologie
médicale. Paris, P.U.F., 1952.
Ribot (T.) :
La philosophie de Schopenhauer. Paris, Alcan, 1874.
La psychologie allemande contemporaine. Id., 1879.
La psychologie des sentiments. Id, 1896.
L ïmagination créatrice. Id., 1900.
La logique des sentiments. Id, 1905.
Essai sur lespassions. Id., 1912.
Problèmes de psychologie affective. Id., 1924 (30 édition).
La psychologie des sentiments et la psycho-analyse. Revue de
Philosophie de France et de l'Etranger, 1914, Tome 78,
pp. 145-161.
14
PRÉFACE
Malgré son titre, ce livre est une étude de psychologie.
Depuis des siècles, la théorie du raisonnement est l'objet
propre d'une science spéciale,
bien déterminée,
très
minutieusement
élaborée, dont quelques parties paraissent
définitives. Pendant cette longue période de temps, la
psychologie n'a existé qu'à l'état de membra disje eta, de
fragments épars dans les diverses spéculations groupées sous le
nom de philosophie, sans former lU1corps, sans limites qui les
circonscrivent, n'ayant pas même un nom.
Or, depuis une quarantaine d'années, il s'est produit une
interversion des rôles et la psychologie paraît disposée à
prendre sa revanche. Beaucoup d'auteurs
contemporains
réclament pour elle; ils soutiennent qu'elle est le tronc dont 1a
logique n'est qu'une branche, le livre dont l'étude du
raisonnement n'est qu'un chapitre, bref que la logique n'est
qu'une partie détachée et spécialisée de la psychologie. Les
logiciens purs ont protesté et cette affirmation a soulevé U1
débat qui dure encore. Comme il est assez indifférent pour
notre sujet, je crois inutile de le résumer et d'y prendre part.
Mais qu'on accepte ou non cette thèse radicale, il est
impossible de contester que les opérations qui sont la matière
de la logique peuvent être traitées de deux manières
différentes: comme faits naturels, quelle que soit leur valeur
probante
- c'est
de la psychologie;
comme
justiciables
science qui détermine les conditions de la preuve
- c'est
d'une
de la
15
logique. Les deux ont leur tâche spéciale: l'une constate des
phénomènes, l'autre formule des règles;
l'une recherche
comment nous pensons ordinairement, l'autre comment nous
pensons correctement;
l'une procède in concerto, l'autre par
schématisme. La logique va du simple au composé: concept,
jugement ou liaison de concepts, raisonnement ou liaisons de
jugements.
La psychologie
répudie
comme
théorique,
artificielle et même fausse cette hiérarchie, si vénérable que
soit son antiquité. Elle pose le jugement comme élément
primitif, souvent réduit à un seul terme (l'attribut) et elle le
suit dans ses transformations; elle ne sépare pas le concept de
l'image, ni l'abstraction de l'attention, ni la comparaison des
perceptions et de la mémoire, ni le raisonnement des autres
opérations qui l'accompagnent dans le travail de l'esprit. Elle
soutient que le raisonnement psychologique et le raisonnement
sous sa forme ou construction logique sont deux; que même ce
dernier est le plus souvent improductif, parce qu'il ne sert qu'à
rendre claires les données implicites de la conscience. Tel est
le résumé de travaux, trop peu connus en France, qui se
poursuivent depuis plusieurs années en Angleterre,
en
Allemagne, en Amériquel.
Par suite, la psychologie doit traiter les opérations dites
logiques comme d'autres faits, sans souci de leurs formes ou
de leur validité;
pour elle, un mauvais raisonnement vaut
autant qu'un bon. Renvoyant à la logique les questions de droit,
à la théorie de la connaissance ou à la métaphysique les
questions dernières, son champ d'action est déterminé sans
équivoque.
Quoique notre sujet soit, lui aussi, une application de la
psychologie à la logique, il faut avouer qu'il est d'une nature
1. Ceux de Bosanquet, Jevons, Sigwart, Wundt, Lipps, Benno Etdmann,
Hôtfding, Brentano, Jerusalem, etc..., et d'autres que nous signalerons dans le cours
de cet ouvrage.
16
spéciale;
car les formes de raisonnement qui en sont la
matière, ont été oubliées, le raisonnement qui renferme la
preuve et le raisonnement qui échappe à la preuve, quoiqu'il la
simule;
entre la logique rationnelle et la logique des
sentiments. Celle-ci, de prime abord, semble un résidu de
l'autre, fait de déchets et de scories; il n'en est rien. Elle ne
peut non plus être assimilée à une forme embryonnaire, à Ul
arrêt de développement ni même à une survivance, car elle a
son organisation propre et sa raison d'être. Elle est au service
de notre nature affective et active et elle ne pourait disparaître
que dans l'hypothèse chimérique où l'homme deviendrait Ul
être purement intellectuel. On peut d'ailleurs affirmer sans
crainte que dans le cours ordinaire de la vie individuelle ou
sociale, le raisonnement affectif est de beaucoup plus fréquent.
La "Logique des sentiments" a été indiquée par Auguste
Comte en de très courts passages, puis nommée ou réclamée
incidemment par Stuart Mill et quelques contemporains. Mais
je n'en connais aucun qui ait tenté de traiter même
sommairement
cette obscure question:
j'avoue que je ne
l'aborde pas sans défiance et que je ne présente ce qui suit que
comme une ébauche ou un essai.
Ce travail complète
deux ouvrages précédemment
publiés: La Psychologie des sentiments, dont il pourrait former
un très long chapitre; et L'imagination créatrice, parce que le
raisonnement affectif est, dans beaucoup de cas, œuvre de
fantaisie. Il traite une question de psychologie, individuelle en
apparence mais tout autant collective, puisque les groupes
humains se forment et se maintiennent par la communauté des
croyances, d'opinions, de préjugés, et que c'est la logique des
sentiments qui sert à les créer ou à les défendre.
17
CHAPITRE
L'ASSOCIATION
PREMIER
DES ÉTATS AFFECTIFS
I
A titre d'introduction,
il est utile, avant d'étudier 1e
raisonnement affectif, de consacrer un court chapitre à une
forme plus simple que l'on risque de confondre avec lui: c'est
l'association des états affectifs.
Trop fréquemment, la psychologie des états intellectuels
a réduit à l'association des idées des fonctions supérieures à
elle, c'est-à-dire
plus complexes - le jugement et 1e
raisonnement. Cette réduction, qui est de règle dans l'école
associationiste, se rencontre ailleurs. Elle m'a paru le procédé
favori des anthropologistes, ethnologistes, mythographes pour
expliquer certaines croyances et manières d'agir de l'homme
primitif.
Ils soutiennent que la clef des superstitions,
opérations magiques, etc., "est dans le fait universel de
l'association des idées et dans l'erreur qui fait prendre une
association idéale, subjective pour une association réelle,
objective" 1. Cette assertion est trop simpliste et très
douteuse. Un sauvage part en guerre, rencontre un animal et peu
après tue des ennemis dont il rapporte victorieusement les
têtes. Il se peut qu'il établisse entre les deux faits une
"association" et qu'il voie dans l'animal un protecteur. Mais
1. Entre beaucoup d'autres, voir Tylor, Civilisation primitive,
chap. IV.
19
ceci est plus qu'une
association
par contiguïté.
C'est
l'affirmation,
vraie ou fausse, implicite
ou explicite,
d'un
rapport entre deux termes (la rencontre de l'animal, le succès) ;
c'est une position propre à l'individu,
une attitUde personnelle
en face des événements, une synthèse qu'il leur impose et qui
est son œuvre;
bref une opération
logique,
jugement
ou
conclusion.
Or,
l'association
à base
affective
correspond
à
l'association
par ressemblance
ou contiguïté
dans l'ordre
intellectuel;
elle est une matière pour le raisonnement,
une
préparation,
un acheminement
vers une fonction supérieure:
et
ici la confusion est d'autant
plus facile entre ces deux
opérations, associer d'une part, juger et raisonner d'autre part,
que dans la psychologie
des sentiments les états sont vagues,
sans caractères nets.
Sommairement
et par anticipation,
le raisonnement
émotionnel
peut se définir:
un processus dont la trame tout
entière est affective,
c'est-à-dire
consiste en un état de
sentiments
qui, en restant identique
ou en se transformant,
détermine
le choix et l'enchaînement
des états intellectuels:
ceux-ci ne sont qu'un revêtement,
un moyen nécessaire pour
donner du corps à cette forme de logique. L'association à base
affective est très différente;
elle se développe au hasard, sans
être dirigée
vers un but préfixé. Je n'insiste
pas, pour le
moment,
sur cette différence
fondamentale
(voir, ci-après
chap. II) et je m'en tiens à la seule association des sentiments.
C'est un sujet embrouillé,
obscur, peu exploré.
On a
étudié très soigneusement
l'association
des états intellectuels
entre eux (perceptions,
images, concepts),
l'association
des
mouvements entre eux, celle des perceptions ou représentations
avec les mouvements.
On a même noté la liaison entre les états
intellectuels
et les émotions
(ex. : le parfum d'une fleur
évoquant un état d'âme qui a coexisté jadis avec la même
20
Téléchargement