Revue de l’OFCE, 138 (2015)
PÉTROLE : DU CARBONE POUR
LA CROISSANCE
Céline Antonin, Bruno Ducoudré, Hervé Péléraux, Christine Rifflart,
Aurélien Saussay
OFCE, Sciences Po
La chute du prix du Brent de 50 % en six mois ouvre des perspectives favo-
rables aux économies importatrices de pétrole, à la condition toutefois qu’elle
soit durable. À l’horizon 2016, la situation d’excès d’offre sur le marché,
alimentée par le développement de la production de pétrole de schiste aux
États-Unis et l’absence de réaction de l‘OPEP pour contrecarrer cet essor, va
dans ce sens. La production non-conventionnelle américaine, dont la rentabi-
lité n’est plus assurée en deçà du seuil de 60 dollars le baril, subit certes le
contrecoup de la baisse des prix, mais l’ajustement de la production d’ici à deux
ans ne ferait pas remonter le prix à son niveau d’avant-choc.
Les outils de modélisation opérationnels de l’OFCE, les modèles macro-
économétriques pour l’économie française e-mod.fr et ThreeMe permettent
d’évaluer les répercussions globales de ce choc sur l’économie, mais aussi les
transferts d’activité d’un secteur à un autre ainsi que l’impact environnemental
d’une consommation d’hydrocarbures accrue. En adaptant l’architecture de
e-mod.fr aux caractéristiques de consommation, d’importation et de produc-
tion d’hydrocarbures, les simulations ont été étendues aux grandes économies
développées.
À l’exception des États-Unis, l’impact positif est significatif et assez similaire
pour tous les pays. L’économie américaine bénéficie, comme ses consœurs, des
mêmes effets positifs, mais la chute du prix du pétrole, qui frappe de plein fouet
l’activité de production de pétrole non-conventionnel, pèse sur la croissance et
tempère l’effet final du contrechoc. Les variantes présentées ici produisent des
résultats comparables à ceux issus des modèles utilisés par les grandes institu-
tions internationales. Il en ressort que la baisse du prix du pétrole s’avère bien
être un choc positif pour la croissance mondiale, mais malheureusement pas
pour l’environnement.
ÉTUDE SPÉCIALE
Céline Antonin, Bruno Ducoudré, Hervé Péléraux, Christine Rifflart, Aurélien Saussay
2
S
upérieur à 100 dollars depuis janvier 2011, le prix du baril de
pétrole qualité Brent a chuté à l’été 2014 jusqu’à 48 dollars en
janvier 2015. En avril, il se situe autour de 58 dollars. Dans un
contexte de croissance mondiale modérée, le transfert de richesse
des pays exportateurs nets de pétrole vers les pays importateurs
nets via la balance commerciale offre un stimuli opportun à la crois-
sance ; le surcroît d’activité engendré par la baisse des prix dans les
pays importateurs nets étant supérieur à l’impact récessif dans les
pays exportateurs nets. En décembre dernier, le FMI évaluait ce
surcroît de croissance mondiale entre 0,3 % et 0,7 % point de PIB
pour l’année 2015. Ce soutien s’accompagne néanmoins d’un
risque pour l’environnement. En effet, le faible prix du pétrole
réduit l’attractivité des modes de transport et de production
pauvres en carbone et pourrait ralentir la transition énergétique et
la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES).
Encore faut-il que cette baisse soit durable pour que les agents
modifient leur comportement. Or, on connaît la très forte volatilité
des cours sur les marchés pétroliers. La chute des prix en 2008,
passés de 133 dollars durant l’été à moins de 40 dollars en
décembre de la même année et la remontée à 100 dollars entre
2009 et 2010 en sont la dernière illustration. Cette chute, expli-
quée par l’entrée en récession des économies avancées, avait été un
peu plus importante que celle d’aujourd’hui mais elle avait été de
courte durée et sans impact sur la croissance.
À la différence de 2008, le récent retournement des prix nest
plus seulement lié au ralentissement de la demande (en prove-
nance notamment des pays émergents) mais résulte aussi de
l’apparition d’un excès d’offre sur le marché, alimenté par le déve-
loppement de la production de pétrole de schiste aux États-Unis,
non compensé par la baisse de production de lOPEP. Au-de des
incertitudes géopolitiques, le prix s’est ajusté à la baisse en consé-
quence du déséquilibre offre/demande. Cette situation n’est pas
sans rappeler le contre-choc pétrolier de 1985-86 quand les pays de
l’OPEP avaient brusquement augmenté leur production pour faire
chuter les prix et regagner les parts de marché perdues au cours de
la période précédente en évinçant les concurrents dont la produc-
tion ne savérait plus rentable. La baisse des prix avait été du même
ordre de grandeur que celle d’aujourd’hui, aussi bien en nominal
Pétrole : du carbone pour la croissance 3
qu’en réel. D’une moyenne de 31,5 dollars sur la période 1980-
1985, les prix du baril de Brent étaient restés autour de 18 dollars
entre 1986 et 1999.
C’est encore l’excès d’offre qui prévaut en 2014 pour expliquer
la chute des prix, mais la situation est malgré tout particulière. La
hausse de la production depuis 2010 résulte presque exclusivement
de l’essor du pétrole de schiste aux États-Unis ; or la nature de ce
mode d’extraction pétrolière est différente et la production est
localisée dans la principale économie mondiale. Dès lors, une
grande partie des hypothèses de rééquilibrage du marché pétrolier
repose sur l’analyse du pétrole américain. L’exploitation du pétrole
non-conventionnel américain dépend étroitement des conditions
de rentabilité des nouveaux investissements et la production est
très réactive aux niveaux des prix. Or, avec un pétrole à 60 dollars
le baril, la rentabilité de nouveaux puits n’est plus assurée. C’est ce
que confirme la chute des nouveaux forages observée depuis
décembre 2014, et qui conduira à une baisse de la production dès le
deuxième semestre 2015. Cette réduction progressive de l’offre sera
de nature à faire remonter lentement les prix. Nous prévoyons
donc que le prix du Brent devrait osciller autour de 55 dollars le
baril tout au long de l’année 2015 et amorcer une légère hausse en
2016 pour finir l’année autour de 65 dollars. Ce niveau permettrait
d’assurer le maintien d’une production de pétrole de schiste aux
conditions minimales de rentabilité et donc d’éviter la disparition
de ce secteur d’activité. Cette prévision de prix ne tient pas compte
d’éventuels mouvements liés à la volatilité du marché.
Cette prévision nous a poussés à évaluer l’impact du maintien
d’un prix du pétrole relativement bas. L’exercice analytique corres-
pondant a été réalisé sur la base de variantes économétriques. Pour
cela, nous disposons à l’OFCE de deux modèles pour l’économie
française : e-mod.fr un modèle macroéconométrique qui nous
permet de mesurer l’impact macroéconomique d’un choc, et
ThreeME, un modèle multisectoriel conçu pour cerner l’impact des
politiques énergétiques et environnementales (associées ici à un
choc) et mesurer les transferts d’activité d’un secteur à un autre.
L’évaluation des effets du choc, réalisée directement par e-mod.fr est
complétée par la prise en compte de l’impact du choc sur
l’économie mondiale et donc par le surcroît de demande adressée à
la France par le reste du monde. Le même exercice est reproduit
Céline Antonin, Bruno Ducoudré, Hervé Péléraux, Christine Rifflart, Aurélien Saussay
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pour les principales économies de la zone euro (Allemagne, Italie et
Espagne) et aussi pour le Royaume-Uni et les États-Unis. À
l’exception de ce dernier, l’impact pour les autres pays est signifi-
catif et relativement similaire. Comme on pouvait s’y attendre, les
États-Unis se distinguent par des effets sectoriels très différents et
très marqués. S’ils bénéficient des mêmes effets positifs que les
autres pays consommateurs, la chute du prix du pétrole, qui frappe
de plein fouet l’activité de production du pétrole non-conven-
tionnel, occasionne des ajustements en termes d’investissement et
de valeur ajoutée qui vont peser sur l’activité. Pour terminer, nous
comparons nos résultats avec ceux des grands modèles macro-
économétriques utilisés dans d’autres institutions. Globalement, il
ressort de nos estimations que le contre-choc pétrolier est un coup
de pouce très positif à la croissance de l’économie mondiale. Il faut
noter toutefois que ce surcroît de croissance s’accompagne d’un
coût environnemental fort. Dans l’hypothèse d’une baisse perma-
nente de 20 dollars le baril, la production de CO2 supplémentaire
atteindrait près de 3 Mt CO2, soit près de 1 % du total émis en 2013.
1. La nouvelle donne pétrolière pour 2015 et 2016
La baisse du prix du pétrole depuis l’été 2014 est spectaculaire.
Fluctuant autour de 110 dollars depuis le début 2011, le Brent a
perdu 46 % de sa valeur entre juillet 2014 et février 2015 pour
arriver à 55 dollars le baril. En euros, la baisse est également signifi-
cative : le prix du baril est passé de 82 euros en juin 2014 à 51 euros
en février 2015, soit une baisse de 38%. Le choc est dampleur
comparable à celui enregistré entre juillet etcembre 2008 lors de
la Grande Récession ou entre novembre 1985 et juillet 1986 au
moment du contre-choc pétrolier (graphique 1).
Pour avoir un impact positif sur les pays consommateurs, la
baisse enregistrée depuis 6 mois doit être durable. Un choc ponc-
tuel, suivi d’un retour au prix qui prévalait antérieurement,
n’aurait que des effets transitoires, sans effet majeur sur la trajec-
toire de croissance des économies consommatrices. Au vu des
déterminants traditionnels du prix sur le marché et du comporte-
ment des différents acteurs, le niveau des cours atteint en ce début
d’année 2015 semble bien correspondre à un nouvel équilibre,
offrant la perspective de coûts d’approvisionnement en énergie
durablement plus bas à l’horizon de la fin 2016.
Pétrole : du carbone pour la croissance 5
La baisse du prix de ces six derniers mois résulte d’un déséqui-
libre apparu entre l’offre et la demande au début de 2014 qui, à la
différence des situations semblables observées au cours des
10 dernières années, s’est inscrit dans la durée (graphique 2).
L’excès d’offre cumulé tout au long de 2014 dépasse largement
ceux de 2008 ou de 2012.
Graphique 1. Prix du baril de pétrole en dollars et en euros, et en dollars
aux prix de 1980 *
Échelle logarithmique
* Déflatés par le déflateur de la consommation des États-Unis.
Sources : US EIA, US BLS.
Graphique 2. Excès de production (+) et de demande (-) mondiales de pétrole
En millions de barils/jour
Sources : Energy Information Administration, calculs des auteurs.
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Dollars courants
Dollars de 1980
Euros courants
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