Pratiques et problèmes de l`autogestion en Yougoslavie: analyse

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PAR. 36 F
ORGANISATION DES NATIONS UNIES
POUR L'EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE
PRATIQUES ET PROBLEMES DE L'AUTOGESTION
EN YOUGOSLAVIE
Analyse globale et sectorielle
par
Rudi SUPER
Correspondant scientifique
Centre de recherche et d'information sur
la démocratie et l'autonomie (CRIDA)
Maison des sciences de l'homme
Paris/Zagreb
Avril 1985
Les vues exprimées dans ce document, le choix des faits présentés et les
jugements portés sur ces faits n'engagent que l'auteur et ne reflètent pas
nécessairement le point de vue de 1'Unesco.
SHS-85/WS/30
TABLE DES MATIERES
PREFACE
5
I. LA SOCIETE GLOBALE ET L'ANALYSE SECTORIELLE
1.1. La période de transition ou de "dictature
du prolétariat"
1.2. L'antagonisme entre l'intégration politique
et l'intégration autogestionnaire ou sociale
1.3. La nature des mutations sociales dans la
société yougoslave
5
II. L'ANALYSE DE LA DEMOCRATIE PARTICIPATIVE DANS LA
YOUGOSLAVIE CONTEMPORAINE
2.1. L'expansion fonctionnelle et l'expansion
structurelle de la sociabilité
2.2. L'expansion structurelle de l'autogestion et
le système politique
2.3. Les causes de la crise économique et le fonctionnement du système
III. LA COMMUNAUTE DE TRAVAIL ET LES LIMITES DE
L'AUTOGESTION
3.1. L'intégration et la désintégration économique
et l'intervention politique
3.2. La communauté de travail mise en question
3.3. L'antagonisme entre la communauté de travail
et l'entreprise
'
IV. LA PAYSANNERIE ENTRE L'INDIVIDUALISME ET LE
COLLECTIVISME
4.1. La position de l'agriculture dans l'économie
yougoslave
4.2. Le ralentissement dans le développement de
l'agriculture
4.3. La position et les perspectives du secteur
socialisé
4.4. L'esprit individualiste et collectiviste de
la paysannerie
4.5. La participation de l'agriculture au revenu
national brut
4.6. La participation des paysans-ouvriers et des
paysans dans les organisations politiques et
sociales
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63
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85
V. LA JEUNESSE DANS LE SYSTEME AUTOGESTIONNAIRE
5.1. Les jeunes et la structure sociale
5.2. Les jeunes dans le travail associé
5.3. La participation des jeunes au système
politique et à l'autogestion
5.4. La participation de la jeunesse aux organisations de travail associé
5.5. La participation des jeunes aux communautés
locales
5.6. Les jeunes dans les syndicats et dans la
Ligue des communistes
5.7. La perception des valeurs du socialisme
autogestionnaire
VI. L'EFFICACITE DE L'AUTOGESTION ET LES CAUSES DE LA
CRISE ACTUELLE
6.1. L'autogestion et l'efficacité productive
6.2. Les raisons de la baisse de la productivité
des entreprises yougoslaves
6.3. Un exemple de réintégration relative de
l'entreprise
6.4. Les résistances politiques à la stabilisation
économique
6.5. L'antagonisme entre la politique et l'autogestion bloque les entreprises autogestionnaires
6.6. La privatisation et l'emploi du temps libre
CONCLUSIONS
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92
97
98
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147
PREFACE
La présente étude s'inscrit dans le cadre de la mise en oeuvre
du sous-programme VIII.1.3. "Processsus de développement" du Deuxième Plan
â moyen tertre de 1'Unesco (1984-1989) dans lequel la participation des
populations au développement représente une dimension importante et d'une
véritable actualité.
Faire l'analyse comparative des différents secteurs
-sociaux, d'après l'intensité et l'efficacité de la participation
des
citoyens, suppose, d ' u n point de vue théorique et empirique,
de comprendre :
. la position de chaque secteur dans le système global, sa
dépendance ou son indépendance structurales, ses interactions
fonctionnelles,
son degré d'expansibilité,
etc.
. les tendances évolutives du système global et ses différentes
tendances politiques, économiques, culturelles avec les contradictions qui leur sont propres.
. la dynamique évolutive de différents secteurs, ceux qui
progressent, ceux qui régressent ou disparaissent,
les trans-
formations qui s'en suivent, les mutations qui s'y manifestent.
. la signification des phénomènes étudiés dans un secteur,
la-
quelle peut et doit changer quand on suit ces phénomènes en
rapport avec d'autres secteurs ou suivant différents niveaux
du système global.
Donc, quand on étudie la participation des citoyens
dans les différents secteurs de la société, on est obligé de se
rendre compte de 1'évolution dans le temps du système yougoslave
qui
se dit
"socialiste", "autogéré", mais qui est au fond une
société de transition entre l'ancienne société capitaliste et
la nouvelle société socialiste, une société qui, d'après sa
Constitution (1974) , se déclare encore une "dictature du prolétariat". Une telle société, de toute manière, doit représenter
une forme d'organisation politique autoritaire(par le monopole
2
du pouvoir conféré à la Ligue des communistes et garanti par la
Constitution elle-même) et une forme de démocratie directe
(par 1'autogestion ouvrière et sociale dans toutes les formes
d'organisation du travail) . -C'est pourquoi nous avons décidé
de donner, sans entrer dans une analyse détaillée, la description de la dynamique essentielle qui anime une société de ce
type dans la mesure où cela nous semble indispensable pour
comprendre la situation de la participation des travailleurs et
des autres catégories sociales (paysannerie, jeunesse) à la
gefetion des affaires économiques et politiques.
Or, cette étude arrive à un moment tout particulier
pour la société yougoslave, celui de sa crise économique ouverte. Et il est vrai que cette crise comporte aussi bien des
implications politiques et sociales qu'économiques. Cette crise,
marquée des dernières années par un endettement grandissant
des entreprises yougoslaves et une inflation de plus en plus
forte qui atteint 60 % en 1983, n'a été reconnue par le gouvernement qu'en 1982. Jusqu'à cette date, le gouvernement et
la direction politique n'en disaient rien, et l'emploi même
du mot "crise" par certains politiciens fut rejeté comme étant
une invention d'éléments dits "oppositionnels". La reconnaissance officielle de la crise économique comme telle, et la
nécessité consécutive d'en prendre les mesures de stabilisation
économique, a agi presque comme un choc sur la population, parce que 1'"optimisme officiel" avait endormi l'opinion publique
sur ce qu'une telle crise pouvait signifier pour la vie de la
population, notamment en ce qui concerne son niveau de vie, qui
a été déclaré trop élevé par les dirigeants qui ont également
indiqué la nécessité de le réduire sensiblement. (Certains
3
dirigeants disaient éloquemment qu'il fallait "descendre d'un
taux de 130 à un taux de 100 %, donc de-presque 30 % ! ) .
Tout de même un phénomène positif se produit en ce
moment. La nécessité de mobiliser "toutes les forces sociales
en vue de la stabilisation" a ouvert largement la porte à
l'opinion publique, et tout particulièrement aux organisations
et aux personnalités scientifiques, de même qu'à un débat général
sur
les
causes de la crise sociale et des mesures
qu'il faudrait prendre pour y remédier. En effet, on a vu apparaître de
nombreux écrits des spécialistes de tous les domai-
nes des sciences sociales (économistes, sociologues, politologues, psychologues, etc.) apportant leur contribution à l'interprétation et à l'évaluation des processus qui traversent la
société. Si, dans la mobilisation des "forces sociales", le
gouvernement se heurtait à l'inertie sociale et aux résistances
bureaucratiques, il ne pouvait certes pas se plaindre de la
carence des réactions de la part des scientifiques et des
experts sociaux.
Sur le plan de l'analyse officielle de la crise nous
nous sommes surtout servi des documents publiés par une Commission formée des Conseils sociaux fédéraux (Commission dite
Krajgher par le nom du premier ministre Krajgher dans le gouvernement précédent). Cette Commission a formé pour chaque
thème une sous-commission composée des savants et d'experts sur
le sujet traité (en majorité des économistes), au total cent
vingt-cinq personnes. Mais ces sous-commissions ont encore élargi leur travail en consultant environ 1 250 autres savants et
experts. Leur analyse fut publiée sous forme synthétique ou
programmatique en 1983, en quatre volumes intitulés "Programme
4
à long terme de stabilisation économique". (Belgrade, Centar
za radnicko samoupravijanje - Centre pour l'autogestion ouvrière;
1983, 1-4 vol.). Ces matériaux sont très intéressants pour comprendre 1'"auto-perception" .de la crise sociale par un groupement qualifié, lequel a du cependant inscrire ce programme de
stabilisation dans le cadre du système actuel, sans toucher à
ses principes fondamentaux. Sans doute les contributions individuelles des membres de ces commissions devraient être beaucoup
plus intéressants pour une analyse scientifique, malheureusement
ces matériaux ne sont pas publiés. Toutefois, certains membres
de ses commissions ont fait connaître leur opinion dans les
publications scientifiques.
Nous avons utilisé ces documents de manière seulement
partielle, c'est à dire dans les cadres de la problématique qui
nous a intéressé dans cette étude, et pour se rendre compte de
certaines tendances générales de la politique économiques
conduite actuellement en Yougoslavie.
Ces matériaux étant marqués par le pragmatisme politique
qui a dicté leur
réalisation
, nous avons été obligés de les
adapter à notre propre compréhension de la dynamique sociale.
Bien entendu, nous avons du à cette fin utiliser beaucoup
d'autres sources d'information aussi bien théoriques qu'empiriques .
5
I - LA SOCIETE GLOBALE ET L'ANALYSE SECTORIELLE
Chaque société possède une cohérence plus ou moins
grande de son organisation interne, des rapports entre les
parties et le tout, le système et ses éléments, ou, si ces
éléments jouissent d'une certaine autonomie, entre le système
et ses sous-systèmes. Définir la nature de cette cohérence est
une question cruciale aussi bien pour la sociologie théorique
que pour la recherche empirique. Il est évident que la conception d'un ensemble societal exige déjà l'intuition de certaines
relations fondamentales déterminant la cohérence de cet ensemble. Sans discuter ici la manière d'appréhender cette cohérence,
nous allons, à la suite de recherches nombreuses et variées,
mettre en relief deux dimensions essentielles définissant la
globalité de la société yougoslave contemporaine.
Premièrement, il s'agit d'une société inscrite dans
une période de transition entre le capitalisme et le socialisme,
donc correspondant à une forme particulière de "dictature du
prolétariat", c'est à dire une forme d'organisation contradictoire avec une organisation étatiste et partocratique d'un
côté, et une organisation autogestionnaire de l'autre.
Deuxièmement, il s'agit d'une société qui possède un
haut degré de décentralisation â la base (surtout dans le
domaine économique), dans la sphère de production, et un haut
degré de concentration du pouvoir dans la sphère de contrôle
de la vie sociale (donc dans la sphère politique). De manière
simplifiée on pourrait dire que la décentralisation à la base
des activités productrices s'accompagne d'une concentration
du pouvoir au sommet, et qu'il existe une contradiction entre
6
l'organisation horizontale et l'organisation verticale de la
société.
1.1 - La période de transition ou de "dictature du
prolétariat"
La dernière Constitution yougoslave de 1974 parle de
la société yougoslave comme d'une "dictature du prolétariat",
mais d'une dictature toute particulière, l'autogestion ouvrière
et sociale y étant définie comme "une forme spécifique de la
dictature du prolétariat" par Tito et les autres théoriciens du
système yougoslave. Il est vrai qu'on parle très peu dans la
presse et dans les publications de la "dictature du prolétariat", étant donné le discrédit général de cette expression
dans la pratique stalinienne, et son rejet actuel de la part
de l'eurocommunisme. On a pris l'habitude dans les sciences
sociales et même dans les discours politiques de définir l'expérience yougoslave comme un "socialisme autogestionnaire",
ce qui devrait produire un effet d'ëtonnement si on rappelle
qu'elle peut être en même temps une "dictature du prolétariat"
On se rend compte alors immédiatement que la Constitution donne
un rôle privilégié et monopolitique à la Ligue des communistes
en tant que représentant des "intérêts à long terme" de ? a
société. Or ce parti est organisé suivant le principe traditionnel du "centralisme démocratique" avec interdiction des
fractions, c'est à dire de l'expression libre de courants de
pensée.
Le problème qui se pose ici est donc le suivant : l'autogestion ouvrière et sociale est-elle vraiment "une forme spé-
7
cifique de la dictature du prolétariat", donc quelque chose
d'inhérent à cette dictature ou, si elle ne s'oppose â ce
concept, présentant une contre-partie ou un contre-pouvoir
à celui-ci ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler
les principales théories concernant la "dictature du prolétariat" .
Ce concept provient comme on le sait d'un texte bien
connu de Marx définissant ainsi la période de transition entre
le capitalisme et le communisme : "Entre la société capitaliste
et la société communiste se place la période de transformation
révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une
période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre
chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat."
(Marx, Critique du programme de Gotha).L'accent est mis ici sur
le rôle de l'Etat en tant qu'instrument répressif de la classe
bourgeoise. Même le sens de "dictature du prolétariat" reste
ambigu, puisque Marx prend comme exemple d'une telle dictature
la Commune de Paris, c'est à dire une forme de la "démocratie
directe"
J,
La Commune devait être non pas un organisme parle-
mentaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la
fois"). L'autogestion ouvrière et sociale (dans les usines et
dans les communes) est justement définie comme passage de la
démocratie représentative à la démocratie directe fusionnant
le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Il s'agit de l'application des premières mesures sociales aboutissant au "dépérissement de l'Etat", qui est une notion clef de Marx et Engels
dans l'interprétation de la période de transition.
Lénine reprend les idées de Marx et Engels sur la
période de transition, qu'il définit comme "une dictature démo-
8
cratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie",
fondée sur la théorie de "dépérissement de l'Etat" et y inclut
également (comme Kautsky) la démocratie parlementaire. Il introduit uneiiouvelle conception de la démocratie directe : "le
pouvoir des soviets", que dans la période suivant immédiatement
la révolution d'Octobre il opposa au Parlement bourgeois (Duma)
et à l'Etat ; mais ensuite, surtout après le conflit avec
1'"opposition ouvrière", il subordonne et même identifie ce
"pouvoir des soviets" à l'"Etat ouvrier". Il admet pourtant,
dans la perspective de l'avenir, la possibilité de l'autogestion ouvrière dans les usines, demandée par 1'"opposition
ouvrière", mais il affirme que dans les circonstances de l'époque, le rôle de la "dictature du prolétariat", concentré sur
l'Etat et le Parti, reste essentiel. Cette position, considérée
comme transitoire, fut cependant reformulée par Staline comme
définitive.
Staline est le vrai théoricien et constructeur en
U.R.S.S. du "socialisme étatiste", c'est à dire d'un système
politique et social où le pouvoir est concentré autour dé
l'Etat et du Parti, d'un pouvoir politique dédoublé puisque
le Parti devient la clé de voûte de tout le système, la "forme
supérieure d'organisation de classe duprolétariat", et, par
conséquent, la "force dirigeante de l'Etat", qu'il s'agisse du
pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif et judiciaire,
exerçant en même temps le contrôle complet sur l'opinion publique. La fusion de l'Etat et du Parti (certains auteurs parlent
d'une "partocratie") de même que le pouvoir totalitaire de
contrôle de toutes les sphères de la vie économique et sociale
n'a guère changé, lorsque Staline, dans la Constitution de 1936,
9
abandonne le terme de "dictature du prolétariat" et introduit
les expressions de "démocratie populaire" et d'"Etat du peuple
entier" ou d'"Etat populaire général". Staline a réussi par
son influence et son autorité dans le mouvement ouvrier à refouler complètement l'idée d'autogestion ouvrière, malgré son
expansion après la révolution d'Octobre dans toute l'Europe,
notamment sous la forme de "communisme de conseils" (Rätekommunismus) , et son élaboration théorique comme fondement de
la démocratie socialiste (voir les travaux de Korsch, Pannekoek, Gramsci) (1).
Le communisme de conseils ou le conseillisme, comme
le propose Rosanvallon (2) rejetant la conception de Lénine
de la "dictature du prolétariat", concentrée autour de l'Etat,
voit dans les conseils ouvriers un pouvoir direct de la classe
ouvrière, un pouvoir qui devrait dépasser le parlementarisme
bourgeois et fonder la nouvelle démocratie socialiste. Il
soutenait donc le pouvoir dès conseils ouvriers dans les usines
sous la force d'une autogestion des entreprises. C'est pourquoi
à l'étatisation il opposa la socialisation des moyens de production (K. Korsch). La prise du pouvoir dans l'Etat doit
aller de pair avec la démocratie industrielle, ce qui signifie
que la démocratie parlementaire ne doit pas empêcher l'instauration des formes de démocratie directe. En ce cas, les conseils
ouvriers ne sont pas que des organes de lutte de classe, comme
(1) Voir à ce sujet R. Supek, Socialisme e Autogestione, Milano,
La Pietra bibliothèque (fondée par L. Basso), 1978.
(2) P. Rosanvallon, L'Age de l'Autogestion, Paris, Ed. du Seuil,
1976.
10
le pensaient Lénine et les sociaux démocrates (M. Adler), mais
une forme nouvelle d'organisation politique de la société
socialiste. Il faudrait donc accepter que la période de transition soit marquée par la coexistence de formes parlementaires,
ou de l'Etat, et de formes de démocratie directe, mais avec une
dynamique interne (un déséquilibre dynamique pourrait-on dire)
déterminant l'affaiblissement progressif des premières et le
renforcement continu des secondes. Ceci nous oblige à considérer la "dictature du prolétariat", ou, plutôt, la période de
transition comme une formation hybride et antagoniste, une
sorte de "double pouvoir" avec l'une de ses composantes inscrite dans le passé et l'autre dans l'avenir. De toute manière,
l'évolution post-révolutionnaire devrait aller dans le sens
d'une des-étatisation ou d'une décentralisation du pouvoir
politique et de sa transformation dans le pouvoir social processus qui correspond à l'idée di Marx que la société doit
"s'approprier de nouveau les forces politiques aliénées".
C'est justement cette vision de la période de transition qui prédomine chez les théoriciens yougoslaves et qui
se trouve à la base de la pratique politique visant au renfor
cernent et à l'élargissement continus de l'autogestion ouvrière
et sociale. De là, une pratique politique pourtant qui ne ;a
pas sans difficultés, sans obstacles et hésitations, car les
forces bureaucratiques attachées au monopole politique du
Parti s'efforcent d'arrêter ce processus.
Lorsqu'on dit dans les documents officiels yougoslaves que "l'autogestion est une forme spécifique de la dictature
du prolétariat", on doit avoir à l'esprit une situation historique et un processus social qui correspond à la dynamique que
11
nous venons de décrire.
Le rapport entre ces deux entités (le pouvoir de 1'
l'Etat et le pouvoir des conseils) est réversible du point de
vue dynamique (plus le pouvoir de l'Etat s'affaiblit et plus
le pouvoir des conseils se renforce, et vice versa), mais doit
être irréversible du point de vue de l'évolution historique
("l'Etat dépérit"). On sait que l'évolution en U.R.S.S. est
allée dans le sens inverse - renforcement continu de l'Etat mais dans la théorie marxiste ce schéma reste valable.
La tension ou le conflit ouvert entre la bureaucratie
politique et la classe ouvrière où les travailleurs en général
s'expriment par l'effort de la bureaucratie pour freiner ou
stopper ce processus ou simplement pour le déclarer "fini",
achevé" (ce qui revient à présenter les réformes sociales comme
les dernières ou définitives ! ) . D'ailleurs, la bureaucratie
se croit également disposer du monopole sur l'avenir de la
société en interdisant tout simplement toute discussion à ce
sujet. Ainsi l'avenir est-il devenu un de ses "secrets". En
fait, personne ne sait quand une période ou une phase de développement doit finir et quand doit débuter une autre période,
ou une autre phase, dans la manière de penser la réalité
sociale. Le temps estune véritable "propriété" de la bureaucratie politique.
12
1.2 - L'antagonisme entre l'intégration politique
et l'intégration autogestionnaire ou sociale
On sait aujourd'hui que le dilemme historique entre
étatisation et socialisation a abouti à la création de deux
systèmes 'socialistes": le socialisme étatiste et le socialisme
autogestionnaire. Le. premier a été réalisé par le biais d'une
étatisation des moyens de production donnant lieu à un pouvoir
hautement centralisé représenté par le Parti Etat, tandis que
l'autre, grâce à la socialisation des moyens de production, a
introduit un contre-pouvoir - l'autogestion ouvrière - par
rapport au Parti-Etat, qui laissait une certaine autonomie
économique et sociale aux collectivités des travailleurs dans
la sphère de la production. La soustraction de la sphère économique à la gestion étatique entraîne toutefois à un certain
degré sa dépolitisation. En effet, la gestion de la société
par le Parti Etat dans toutes les sphères (économie, administration, services, culture) signifie une politisation extrême
de toute la société, toutes les affaires sociales étant gérées
au nom du Parti et de l'Etat (3).
(3) Le vieux Engels, critiquant le Programme d'Erfurt de la
social-démocratie allemande (dans une lettre à Babel en
1 8 9 1 ) , a attiré l'attention sur le danger que pourrait
présenter l'étatisation des moyens de production. Dans ce
Programme, le "socialisme d'Etat" est soutenu par les
lasalliens, qui voudraient remplacer le propriétaire privé
par l'Etat. Or, remarque Engels, en marge de ce Programme,
cela aboutirait à une double oppression
: "On réunit de la
sorte dans une seule main le pouvoir d'exploitation économique et le pouvoir de l'oppression politique des ouvriers"
(MEGA, Werke, t. 22, pp. 596-597).
13
Tout pouvoir social tend à se renforcer, le pouvoir
politique aussi bien que le pouvoir économique. Si le pouvoir
politique possède déjà le monopole de l'expression des intérêts
politiques proprements dits, qu'ils soient nationaux, de parti
ou même sociaux à "long terme" (suivant la prérogative accordée
à la Ligue des communistes yougoslaves d'après la Constitution),
(3) suite
En effet, un pouvoir politique déjà centralisé aurait
ainsi, en plus, à sa disposition un pouvoir économique
également centralisé, et même centralisé d'une double
manière : par l'appareil de l'Etat et par l'appareil du
Parti. Les conceptions de Staline sur le rôle de la dictature du prolétariat ainsi que sur l'édification et l'organisation du socialisme, et donc sur les fonctions économiques et organisatrices assumées par le Parti et l'Etat,
ne furent en fait jamais abandonnées par la doctrine officielle en U.R.S.S.. Ainsi pouvons-nous lire dans un
manuel d'économie politique, publié à Moscou en 1962, ce
texte, rédigé par Feliforov : "... Dans la période de la
construction communiste (â cette époque on parlait du
"passage du socialisme au communisme" ! R.S.) les fonctions de l'Etat socialiste, comme organe central de gestion, vont s'accroître. L'Etat administre tous les processus de la construction communiste : l'édification de la
base matérielle et technique du communisme, les transformations des relations socialistes en relations communistes,
le développement spirituel, l'éducation du peuple soviétique.
Même si aujourd'hui le terme de communisme est remplacé par celui de "socialisme avancé", Feliforov ne doute
guère que dans l'un comme dans l'autre cas le rôle de
l'Etat se trouve en contradiction avec la théorie marxiste, voire même avec la théorie léniniste du moins dans
14.
il va tendre à déborder toujours ses limites, même quand elles
sont formellement fixées, aux dépends du pouvoir dont disposent les conseils ouvriers ou l'autogestion ouvrière et social
Le conflit est alors inévitable, et nous allons montrer par
la suite toute sa complexité. L'antagonisme entre le pouvoir
politique (concentré dans la Ligue des communistes) et l'autogestion se manifeste de manière générale de la façon
suivante :
a. Le pouvoir politique s'efforce d'élargir et
d'accroître la politisation de la vie sociale par des moyens
proprement politiques (actes normatifs, idéologie, propagande,
contrôle des mass media). Par contre, l'autogestion tend à
dépolitiser la vie sociale en développant les échanges et les
transactions économiques et sociales sans la médiation de la
politique, c'est à dire à partir dt.s groupements et des individus guidés par leurs seuls intérêts librement formulés, et
(3) suite
sa première version). Il trouve que ce système êtatiste ?
beaucoup d'avantages par rapport aux systèmes précédents,
capitalistes
: "L'avantage le plus grand du socialisme, co
paré à tous les systèmes sociaux précédents, consiste dans
le fait que la société se développe ici comme un seul syst
me (suivant des principes démocratiques), unifiant l'écono
mique , la politique, la vie spirituelle. Afin de réaliser
cette unité, la gestion centralisée de toutes les sphères
de la société est indispensable." (Cité d'après le livre
V.G. Afanasev, Nauchnoe upravlenie oschestvom
(Gestion
scientifique de la société), Moscou, 1967, publié par la
Chair du communisme scientifique de l'Académie des science
sociales et le Comité central du P.C. d'U.R.S.S.).
15
pas toujours institutionnalisés. La politique met l'accent sur
les institutions et la régulation normative, l'autogestion sur
la spontanéité et l'initiative individuelle et collective. Mais
surtout, la bureaucratie politique s'avère un ennemi déclaré de
toute spontanéité, tout simplement parce que l'initiative libre
des citoyens la rend superflue.
b. Le pouvoir politique tend à limiter par les lois
l'autogestion ouvrière. C'est pourquoi en Yougoslavie les organisations "d'intérêt social général" ne jouissent pas de
l'autogestion ; elles relèvent d'une "gestion sociale", c'est à
dire de corps gestionnaires composés de représentants de la
collectivité et de la société (la commune). C'est le cas pour
la police, mai<; ausri pour les universités. La législation
caractérisée par une production énorme d'actes normatifs pose
des limites à ]'autogestion et les organisations autogérées se
plaignent fréquemment d'être privées des droits fondamentaux
de l'autogestion.
c. Le pouvoir politique, bien que monolithique dans
le Parti, est lui-même décentralisé au plan de l'Etat (par la
fédéralisation qui tend vers la confédératisation au niveau
des républiques et la régionalisation au niveau des régions et
communes) et oblige l'économie autogestionnaire à respecter
les limites imposées par le pouvoir administratif, ce qui
empêche son intégration verticale, l'expansion du marùhé et
des formes d'organisation autogérées sur tout le territoire du
pays. La conséquence en est la fragmentation des entreprises
productrices, la faiblesse des capitaux d'investissements,
les difficultés d'innovation et de reproduction élargie, etc.
16
On dit en Yougoslavie que l'économie est "autarcique" au niveau
des républiques et même des communes (les capitaux dont dispose
une république en Yougoslavie sont inférieurs à la puissance
des compagnies transnationales).
d. Le pouvoir politique tend à l'intégration des
activités économiques au plan national, mais il a tout intérêt
à approfondir et à étendre ce morcellement et cette atomisation
des entreprises. Ainsi morcelées et isolées, elles deviennent
incapables d'assurer leur reproduction et pour toutes les affaires importantes elles ont recours à la médiation du pouvoir
politique. De
la sorte se développe une "bureaucratie médiatri-
ce" , distincte du modèle weberien, qui est conçu suivant le
modèle des rapports militaires et hiérarchiques, et comme
telle adaptée au pouvoir exécutif. Il s'agit d'un autre modèle
de bureaucratie qui se nourrit de 1'atomisation de la société
et de la nécessité dans laquelle celle-ci se trouve de s'intégrer par l'intermédiaire d'un médiateur situé au sommet de la
société. La désintégration autogestionnaire à la base de la
société suppose l'intégration politique â son sommet. Ainsi la
bureaucratie se rend indispensable, même dans une société décentralisée.
1.3 - La nature des mutations sociales dans la
société yougoslave
La société yougoslave se définit comme une "société
en voie de développement". On a vu qu'il s'agit d'une part de
la transformation de la société paysanne et traditionnelle en
société industrielle et moderne et, d'autre part, de la trans-
17
formation de la société capitaliste en société de socialisme
autogestionnaire. On a donc affaire à deux processus d'industrialisation et de socialisation à la fois globaux et profonds.
Analysant ces deux processus qui concernent toute la
société, nous ne sommes pas enclins à partir de la théorie systémique, c'est à dire de concevoir la société comme un système
clos en train de se transformer, changeant de structure et
d'équilibre. Il nous semble plus conforme à la réalité de
parler d'une société soumise à l'action de plusieurs systèmes
d'actions et de valeurs sociales, systèmes qui se heurtent et se
contredisent, qui produisent des frottements, des conflits et
des contradictions. Notre analyse au lieu d'être "systémique",
serait plutôt "poly-systémique" ; elle va traiter de plusieurs
systèmes en cours d'évolution ou de dissolution.
Ainsi il est évident que l'industrialisation est un
processus expansif, sans limites préétablies, visant la totalité de la société, donc un facteur "totalisateur", qui évolue
au milieu de la société paysanne et traditionnelle, heurtant,
brisant et transformant les rapports de celle-ci, y introduisant
certaines contradictions, que la société est ensuite obligée
de résoudre. Ceci devient encore plus évident si l'on lie le
processus d'industrialisation au processus de commercialisation,
c'est à dire de la transformation du marché naturel et autarcique ancien en un marché moderne de marchandise et de monnaie,
national et international.
L'économie yougoslave, aussi bien collective qu'individuelle, est une "économie socialiste de marché" aussi bien
par définition que par sa pratique. Ainsi, par exemple, tout
l'effort du gouvernement tend à obliger les paysans â orienter
18
leurs cultures et l'élevage
vers le marché/ ce qui suppose
l'intensification (emploie de l'agriculture moderne, ä'engrais
chimiques) et la spécialisation (monoculture). L'industrialisation a d'abord provoqué la fuite des paysans vers les villes
(le système de sécurité sociale y jouait un rôle déterminant)
et ensuite l'adaptation au marché industriel (ceci fut réalisé
beaucoup plus par les propriétaires privés que par les coopératives agricoles).
L'inertie.propre à la société traditionnelle paysanne
fut facilement brisée, mais ses traits ont été introduits
dans la "société industrielle", c'est à dire dans les entreprises industrielles dont la rationalité et l'efficacité en souffraient là encore d'un certain esprit fataliste,anarchique et
individualiste. On peut ainsi parler de conflits produits par
la dynamique de la société industrielle en pleine expansion et
par l'inertie d'une société traditionnelle réticente aux mutations et transférant ses manières de faire dans la nouvelle. On
verra d'ailleurs que certains auteurs trouvent là les raisons
des difficultés à promouvoir l'efficacité économique, tandis que
d'autres y voient une contribution positive en faveur de la
collectivisation de l'économie (Sicard). Constatons pour le
moment la contradiction existante entre le "système industriel"
et le "système agricole traditionnel", entre la nouvelle couche
des travailleurs industriels (y compris la couche des entrepreneurs) et la paysannerie. Et notons que cette contradiction n'a
pas paralysé le rythme de croissance du développement industriel
parce que la dissolution de la vieille économie paysanne fut
assez rapide (on dit que les "montagnards" sont plus dynamiques
que les gens de la plaine 1 La grande majorité des paysans
abandonnant leur terre appartient à ce type d'hommes).
19
Le second processus de nature historique est celui de
la socialisation par l'introduction de l'autogestion ouvrière
ou de la démocratie industrielle. Il a été instauré par des
mesures constitutionnelles dans la sphère industrielle, et par
un processus plus ou moins volontaire dans l'agriculture. Il
s'oppose à la gestion étatique dans la production industrielle
qui voit ainsi s'accroître son autonomie dans l'accès libre au
marché national et mondial. Ce processus de socialisation est
par sa nature même contradictoire, parce qu'il est initié et
contrôlé par le pouvoir politique, qui trouve en lui sa légitimité ; mais ce pouvoir politique pose non seulement les limites
â son autonomie mais intervient directement dans la gestion de
ses affaires (surtout dans le domaine des investissements),par
des voies institutionnelles système bancaire) et non-institutionnelles (rapports dans le parti politique, non—formels mais
efficaces). Cette contradiction peut être définie comme celle
existant entre le pouvoir en général et la participation, entre
les rapports politiques et les rapports de participation. Nous
avons élaboré ailleurs la dialectique de ces relations (4).
Contrairement au processus d'industrialisation, dont
le déroulement ne trouve pas à se confronter avec une expansion
ou une résistance de même force de la part de la société traditionnelle, la socialisation par l'autogestion se heurte à une
force opposée,aussi expansive et même davantage qu'elle, qui
est celle du pouvoir politique. Des quatre fonctions du processus de production
(la planification, la réalisation, le con-
(4) Voir en particulier nos contributions au volume Participer
au développement, Paris, UNESCO, 1984.
20
trôle) le pouvoir politique touche surtout à la planification
(la politique des investissements) et à la distribution (le
contrôle des revenus et de leur distribution). C'est pourquoi
revient sans cesse en Yougoslavie un "leitmotiv" des autogestionnaires pour qui "la classe ouvrière doit acquérir le contrôle de tout le processus de production et de reproduction élargie" . Comme l'aspiration à l'autonomie chez les dirigeants
économiques est taxée fréquemment de "technocratie" et l'immixioi
politique dans les affaires économiques de "bureaucratie",
on peut parler d'un conflit permanent entre la "technocratie"
et la "bureaucratie".
Lorsqu'on parle de l'opposition des forces autogestionnaires aux forces politiques ou bureaucratiques, il faut
avoir en vue que cette opposition se joue dans tous les domaines sociaux : dans l'industrie et l'économie, évidemment, mais
aussi dans la vie communale, culturelle et scientifique. A différents degrés, l'intervention et la pression politique autoritaire et étatique se fait sentir dans toute la société.Il est
vrai que le facteur idéologique ne possède pas dans la société
yougoslave cette force dogmatique et officielle comme dans
les sociétés du "socialisme réel".
Les processus d'industrialisation et de socialisation
ne se produisent pas au même niveau de l'organisation sociale,
ils ne possèdent pas la même "profondeur", malgré leur caractère "total". Ainsi on peut considérer l'industrialisation comme
un phénomène effectant plus profondément la structure sociale,
sa base aussi bien que sa superstructure. Usant d'une expression de Marx, on pourrait définir l'industrialisation comme
les "forces de production" d'une société, le fondement de toute
21
la société et la raison essentielle du changement de sa structure. "Force de production" doit être entendue dans le sens le
plus large, englobant aussi bien des forces naturelles (énergie,
vapeur, électricité, etc.) que des forces humaines (travail
individuel et collectif, formes différentes d'action collective ;
d'ailleurs Marx ne parle-t-il pas de la 'blasse révolutionnaire"
comme d'une "force productive ?) . Ces "forces d-e production"
changent la structure sociale de manière évolutive, presque
comme quelque chose d'"objectif" et de "naturel", et les hommes
sont prêts de les accepter comme une fatalité historique. C'est
pourquoi les résistances aux changementsiintroduit par l'industrialisation sont généralement très faibles, les hommes étant
plutôt enclins de s'y adapter et à assimiler les réalités
nouvelles (le cas typique de l'assimilation de la culture
traditionnelle à la nouvelle société industrielle est le Japon).
Mais cette adaptation, ou cette assimilation, est à l'origine
de certaines faiblesses de la production industrielle ellemême, tout au moins en Yougoslavie (au Japon, c'est plutôt
le contraire semble-t-il).
Par contre, la socialisation suscite plus de difficulté
et elle se joue â un niveau plus élevé que l'industria-
lisation. Elle se situe, pour user encore une fois d'une expression de Marx, au plan des "rapports humains de production".
Les "rapports de production" sont déterminés, selon la sociologie de Marx, par l'état de "forces de production". Quand une
société a épuisé les possibilités de développer plus avant les
forces de production, elle se trouve dans une situation révolutionnaire où il faut changer les rapports de production entre
les hommes. Les révolutions dites socialistes n'ont pas confirmé
22
cette règle, parce qu'elles ont eu lieu dans les pays sousdéveloppés. La conséquence en est qu'on assiste â des processus
d'industrialisation presque analogues dans les pays capitalistes
comme dans les pays socialistes sans apercevoir les conflits espérés entre les "forces productives" et les "rapports humains
de production". La sociologie moderne en est donc arrivée à
parler de la "neutralité du facteur technologique" par rapport
au système social et politique. C'est pourquoi l'action humaine
établissant les différents systèmes socio-politiques nous semble
plus arbitraire comme processus que celle concernant l'industrialisation. Et donc, au niveau dé la socialisation, on rencontre
des oppositions et des contradictions sociales et économiques
plus accusées.
II - L'ANALYSE DE LA DEMOCRATIE PARTICIPATIVE DANS LA
YOUGOSLAVIE CONTEMPORAINE.
Si l'on se tient aux textes législatifs et idéologiques, le système yougoslave d'autogestion est fondé sur la
théorie marxiste du matérialisme historique. Dans ses considérations les plus générales, cette théorie propose une analyse
des rapports sociaux suivant le modèle bien connu : infrastructures et superstructures Ce modèle
suggère une analyse de la
structure sociale à partir de la base économique qui, en
"dernière instance" (Engels) détermine les rapports et les
idées dans la superstructure.
Ce modèle, où les changements essentiels se jouent
dans la dialectique créée entre le développement des forces
productives et les rapports deproduction (entre capitalistes
et ouvriers), est proposé en premier lieu pour expliquer ce qui
23
se passe entre les classes sociales. Il n'est pas approprié
pour expliquer les rapports entre les individus ou les groupements sociaux et la société en général. Il neglige le rôle des
individus en tant qu'auteurs agissant pour la construction de
l'ordre social, en tant que sujets de l'histoire. Il ne permet
pas non plus d'expliquer les associations différentes de ces
mêmes individus (professionnelles, culturelles, politiques) de
nature volontaire avec les multiples interdépendances, conflits
et collaborations qu'elles nécessitent et provoquent. Il ne
donne pas non plus une vision claire du processus de passage de
la société globale à la microsociologie ou à la dynamique des
groupes et, par conséquent, à toute la problématique de la
"sociologie des mouvements sociauxë. Pourtant, une telle dynamique a été entrevue par Marx lui-même dans sa théorie de l'aliénation et dans certaines autres réflexions.
2.1 - Le développement fonctionnel et le développement
structurel de^la sociabilité
C'est pourquoi nous proposons un autre modèle qui
n'est pas une négation simple du premier modèle, mais une élaboration plus nuancée et subtile : un modèle qui s'impose
lrosqu'on aborde les problèmes de démocratie participative.
Dans ce modèle, le rapport essentiel est ceG¿ui qui s'instaure
entre l'Individu et la Société, l'organisation sociale jouant
le rôle d'une instance médiatrice entre ces deux "totalités",
ces "phénomènes sociaux totaux" dont parlent Maux
et Gurvitch
(5.) . Il va sans dire que le sujet actif ou "individu" peut être
(5) R. Supek, Arbeiterselbstverwaltung und sozialistische Demoki gf.ie , Hannover, SOAK, 1977, chapitre "L'organisation comme
instance médiatrice entre l'individu et la société, pp 168-20
24
aus si un groupement agissant tendant au développement de son
activité propre, de ses buts et de ses valeurs.
Organisation
productive
Individu
*^
- Besoins
- Communications
(sociabilité)
Société
- Systèmeséconomique
- Système politique
_ .^
u.
-,
- Systeme culturel
- Valeurs
Dans cette perspective, nous ne concevons pas la société
non comme un système clos, tel qu'il est traité habituellement
dans la théorie des systèmes (von Bertalanffy) ou la cybernetic*
que (Ashby), mais comme un système ouvert et même comme un composé ouvert de différents systèmes. En ce sens, notre conception
est donc polysystémique. Par exemple, le processus d'industrialisation en Yougoslavie implique le passage de la société traditionnelle et agricole à la société industrielle et moderne,
ce qui signifie des changements profonds à la fois économiques,
politiques et culturels, ces changements ne se déroulant guère
dans un système produit par des forces intérieures déjà définies, mais au contraire se contredisant, s'opposant et s'anéantissant les uns les autres, il s'agit de
changements de
nature dialectique plutôt qu'organique.
De plus, si l'on considère un système économique,
politique et culturel comme ayant ses groupements actifs à
la base (partis politiques, entreprises économiques ou associations professionnelles et culturelles) avec leurs valeurs et
leurs manières de procéder respectives, on arrive de nouveau à
des situations qui contredisent la conception de la société comme
un système clos.
Tout
particulièrement quand on tente de
25
définir la démocratie participative bolchevique (ou plutôt
staliniste), on arrive à des contradictions qu'on peut très
difficilement inscrire dans un système clos et cohérent relevant d'une dynamique interne tendant à l'harmonie et 1'autorégulation. En effet, ce qui manque à la société que nous analysons dans cette étude, c'est jsutement la "régulation interne"
dominant les parties et les subordonnant au tout, à la totalité
sociale organiquement équilibrée.
Le facteur qui contribue grandement au dynamisme
interne de la société et rend ses contradictions internes encore
plus aiguës est la tendance des différents acteurs à élargir
leur champs d'intervention. Leurs activités se déroulant régulièrement dans une société stratifiée ou hiérarchisée, cette tendance vise à briser les limites et les barrières qui existent
entre les diverses sphères de la société. Nous allons donc décrire les conflits engendrés par le développement de la sociabilité humaine ou individuelle, d'un côté par des entreprises
économiques, de l'autre par des acteurs politiques (partis et
groupements politiques).
Le développement de la sociabilité et les
structures hiérarchiques
Individu
l
Organisation
économique
Développement fonctionnel (sociabilité)
Sphères personnelles
- personnelle
- familiale
- professionnelle
- de classe
- nationale
- universelle
(humanité)
l
Système
politique
Déveloonement structurql
-
Niveaux structurels
producteur ind.
,- commune
atelier
- région
entreprise
- république
secteur industirel '- fédératop,
secteur social
plan national
plan international
26
Pour qu'un homme participe activement à un groupement
quelconque, c'est à dire avec un minimum de spontanéité, il lui
faut ressentir une motivation intérieure, manifester un besoin
de communiquer, rechercher une expression de sociabilité humaine.
La sociabilité humaine possède eféectivement une capacité
fonctionnelle de s'extérioriser, de se répandre, de se transférer d'un milieu particulier vers des milieux de plus en plus
larges et éloignés. La socialisation primaire de l'individu
implique d'abord son milieu parental, familial et ses paires,
avant la socialisation par et dans des sphères plus éloignées
(professionnelles, nationales et universelles). Il s'agit d'une
disposition innée mais qui se développe en extension et en
intensité sous certaines conditions sociales et même historiques, c'est à dire sous l'influence de structures et de cultures
sociales. Elle possède donc une signification à la fois biologique et sociologique. Nous avons ainsi mesuré le développement
de cette sociabilité par une échelle qui comprenait les sphères
vitales et existentielles allant des plus proches aux plus
éloignées de la manière suivante :
1. la personnalité (rapport avec soi-même et le/la partenaire
sexuel(le) comme "autrui le plus proche")
2. la famille
3. la profession
4. la classe
5. la nation
6. la race
7. l'humanité.
On a constaté que pour une population des jeunes de
15 à 25 ans, ce développement de la sociabilité monte et atteint
27
son maximum à 21 ans et stagne ou descend légèrement par la
suite. Notre critère de développement de la sociabilité montrait
aussi que celle-ci ne dépend pas seulement de l'âge mais aussi
du milieu social et des caractéristiques des jeunes, ce développement étant plus marqué pour la jeunesse urbaine que pour la
jeunesse rurale '6), et pour la jeunesse la plus éduquée que
pour celle qui l'est moins.
Ce qui est important, c'est qu'avec la maturation intellectuelle et caractérielle,le développement de la sociabilité
se déplace de plus en plus des sphères les plus personnelles
vers les sphères plus sociales, plus larges et universelles,
englobant alors l'intérêt pour toute l'humanité et pour la
différenciation sociale à ce niveau (entre les valeurs universelles de la science, de la culture, de la démocratie, de
1'"internationalisme prolétarien" etc.). Mais ce qui est encore
plus important est le fait que ce développement de la sociabilité vers les milieux sociaux de plus en plus larges peut être
refoulé ou détourné par les forces sociales qui agissent à son
encontre. Il est évident, par exemple, qu'un nationalisme virulent rend les individus aveugles aux valeurs humanistes universelles ! La lutte séculaire pour la tolérance religieuse au
XVIIIe siècle fut à l'origine de cette expansion sociale et
humaniste qu 'est le romantisme, de même que les contradictions
sociales de la nouvelle société bourgeoise sont responsables
de sa décadence (le "romantisme noir").
(6) Voir dans le livre de R. Supek, Omladina na putu bratstva
(Jeunesse sur la voie de fraternité) Etude psycho-sociale
des jeunes au travail volontaire, Belgrade, Mladost, 1963.
28
Pourquoi cette expansion de la sociabilité au niveau
individuel nous paraît-elle importante pour la participation
sociale ? D'abord, parce qu'elle ne se réduit pas aux rôles
immédiatement joués par l'individu, tels que les imagine une
sociologie dite fonctionnaliste (Parsons) où la motivation, les
intérêts et la perception sont le résultat exclusif des rôles
concrets joués par l'individu. L'individu tend toujours à
dépasser les niveaux et les limites des rôles qui lui sont imposés par la structure sociale immédiate. Il tend effectivement
à embrasser toutes les sphères de sa sociabilité, du plus
intime au plus universel. Il est capable de le faire parce que
sa perception, soutenue par le développement de sa sociabilité,
dépasse ses rôles sociaux immédiats. Ensuite, on ne doit nullement croire que les intérêts et les aspirations d'un individu
soient limités à une sphère donnée, éventuellement prescrite
par les législateurs, car sa conscience individuelle est également interpénétrée par la "conscience idéelle collective"
(Marx), et si l'on définit l'individu comme un "phénomèen social
total", c'est justement en raison de cette capacité individuelle
de participer de manière spirituelle à la "conscience idéelle
sociale", c'est à dire la capacité à avoir une perception de
la société globale et de participer à ses valeurs fondamentales.
Pourquoi est-il important d'attirer l'attention sur ce
phénomène ? Pour deux raisons importantes dans le champ de la
démocratie participative : premièrement, pour repousser les
tendances
sectaires des associations autogestionnaires qui
se ferment sur elles-mêmes contre la société ambiante ; deuxièmement, pour se défendre contre la manipulation des dirigeants
qui voudraient renfermer les individus autogestionnaires dans
29
la sphère de leur activité sociale immédiate, par exemple, dans
l'entreprise, afin de créer un espace libre dans le reste de
la société pour leur activité propre.
2.2 - L'expansion structurelle de l'autogestion et le
système politique
L'expansion structurelle qui
se manifeste dans la
sphère économique de la société est déterminée par trois niveaux
se conditionnant mutuellement :
a) le niveau technologique (évolution de la
petite vers la "grande industrie", automatisation, etc.)
b) le niveau économique (l'économie de marché)
c) le niveau social (le système d'autogestion).
Cette expansion structurelle due à l'évolution technologique et économique aboutit à 1'intégration de plus en
plus
forte des fonctions productives et à l'interdépendance
accrue des hommes producteurs, non seulement au sein de l'usine
ou de l'entreprise, mais aussi dans le cadre de la société
entière, notamment par le besoin de planifier le développement
au plan national. L'intégration signifie en ce cas à la fois
la centralisation et la hiérarchisation des fonctions productives à travers la création de "grands systèmes" (chemin de fer,
postes, réseau d'exploitation énergétique, etc.). Le système
d'autogestion, par contre, tend â la décentralisation de la
gestion de la production et il se heurte au problème suivant :
comment intégrer les fonctions productives aux différents
niveaux de la société sans nuire â l'autonomie relative ou complète des processus de décisions et, par conséquent, à la "souveraineté" des conseils ouvriers, à leur indépendance de gestion
30
dans les unités plus petites (ateliers, usines, entreprises ? ) .
_Le
système yougoslave définit cette "souveraineté" des con-
seils ouvriers au niveau des "organisations de base du travail
associé", c'est à dire dans les usines, des unités les plus
petites possédant leur propre comptabilité interne. On verra
d'ailleurs que cette situation engendre un certain nombre de
problèmes qui ne sont pas faciles à résoudre.
Mais si on néglige pour l'instant ces contradictions
inhérentes au système d'autogestion, il faut admettre que ce
système lui-même tend par sa nature à l'expansion structurelle,
c'est à dire à l'extension de ces activités à partir des
unités les plus petites - usines, entreprises - vers les formations les plus larges - secteur industriels (cartels) ou
sociaux (avec un développement de l'industrie aux dépens de
l'agriculture) - particulièrement en raison des impératifs de
la planification de l'économie nationale et de son développement qui se révèle tout aussi importante dans les périodes de
croissance que pendant les périodes de crises économiques et
sociales.
Cependant, ce qui caractérise tous les systèmes se
réclamant du socialisme, c'est le contrôle de l'économie par
l'Etat ou par le Parti—Etat, dont l'immixion dans les affaires
économiques ne se limite p:-;s seulement au sommet mais va jusqu'à la base. Même pour la société yougoslave, où l'introduction de l'autogestion ouvrière et sociale aurait dû signifier
la séparation formelle du contrôle de la part de l'Etat,
l'immixion des forces politiques, tant informelles que formelles
n'est pas éliminée, surtout dans les instances supérieures de
la gestion économique (au niveau des républiques et de la fédé-
31
ration). Selon la Constitution ,1e rôle du Parti dans le système
est défini comme "garant des intérêts sociaux à long terme", donc
de tout ce qui touche au développement ou à la politique économique nationale ou globale.
Il y a donc conflit entre le système économique et
autogestionnaire qui tend ä s'accroître et le système politique
soucieux, lui, de sauvegarder son rôle dominant et dirigeant
dans toutes les affaires sociales importantes. C'est pourquoi
l'expansion structurelle du système économique et autogestionnaire se trouve bloquée par des forces politiques, particulièrement aux niveaux supérieurs, mais aussi, par extension, aux
niveaux inférieurs de son fonctionnement.
Il existe une ligne de partage des influences décisives entre les sujets impliqués dans le système économique
et autogestionnaire et les sujets engagés dans le système politique. La séparation est entretenue par des régulations normatives mais aussi par des influences informelles grâce à la présence de l'organisation du Parti et de ses membres partout où se
prennent les décisions les plus importantes. Les deux systèmes
- autogestionnaire et politique - se trouvent en compétition
et entraînent des conflits plus ou moins intenses. On s'en rend
compte lorsqu'on lit des attaques politiques contre la "bureaucratie techno-Hanagériale" ou contre l'usurpation du pouvoir
autogestionnaire par des dirigeants économiques . Est-il juste
de parler du blocage du développement de l'autogestion, quand
on sait que le système politique comporte des conseils de
travail associés non seulement au niveau de la commune mais auss
bien à celui de la République ou de la Fédération? A cela on
oppose le rôle beaucoup plus important et décisif dans les
32
décisions des conseils socio-politiques où le Parti, sur la base
de la Constitution, délègue directement ses représentants de
rang les plus élevés.
Quelles sont les conséquences de ce conflit entre
les exigences de l'organisation autogestionnaire et l'ingérence
des facteurs politiques ?
a -Il existe une contradiction fondamentale entre l'organisation économique de la société et son organisation politique, qu'on désigne de manière imagée comme le conflit entre la
"ligne horizontale" (L'économie) et la 'ligne verticale" (la politique) , la première étant orientée vers la décentralisation
du pouvoir et 1'autonomie des entreprises, la seconde vers la
centralisation Öont le "centralisme démocratique" est le
principe d'organisation politique) et l'autorité hiérarchique
stricte (le pouvoir de la "Nomenclatura"). On parle aussi de
la démocratisation de la société "à la base" et de sa bureaucratisation "au sommet". Ceci conduit à des tensions et des
conflits entre la sphère politique et la sphère économique, la
première recourant
surtout à la normalisation et au volontarisme
politiques du pouvoir et la seconde se référant aux "lois objectives des processus économiques" (loi de la plus-value, du
marché, etc.)
b - Si on prend l'entreprise comme unité de base du
développement économique, on doit constater que dans la société
yougoslave ce développement se trouve bloqué au niveau social,
car les investissements économiques, soumis au contrôle politique, favorisent l'industrialisation et négligent complètement
l'agriculture et la "petite industrie" (artisanat, coopératives
de travail etc.). De plus, au niveau global ou national, la
33
politique de développement (la planification) se trouve aussi
soumise au contrôle des instances politiques (fédération, républiques) . Le secteur économique a pu stimuler la croissance au
niveau même de l'entreprise - par l'intégration des entreprises
élémentaires (les organisations de base de travail associé OBTA)- dans des entreprises complexes (les "Organisations complexes de travail associé"), c'est à dire par la concentration des
capitaux et des moyens de production. (Une organisation complexe
pouvait intégrer plus de trente "organisations de base".)
L'expansion a pu aussi se produire aux niveaux inférieurs, chez
les producteurs individuels, surtout dans l'agriculture avec les
soi-disant "coopêrateurs, paysans livrant leur production par
contrat aux entreprises de fabrication alimentaire. Cependant
il faut remarquer que l'expansion des entreprises par la concentration des unités fondamentales du système économique (les
OBTA), n'a pas abouti à une intégration véritable de ces unités
ni à la création d'une entreprise plus efficace, parce que leur
autonomie financière a paralysé l'activité de l'entreprise.
C'est une contradiction sur laquelle on
reviendra plus loin.
c - On peut avancer l'idée que l'homme en tant que
producteur et qu'autogestionnaire a été bloqué dans son développement de deux manières : l'une psycho-fonctionnelle, qui exige
que sa conscience individuelle embrasse toutes les sphères de
sa sociabilité (du niveau personnel aux niveau national et
universel) ; et l'autre socio-structurelle qui exige que son
activité productive ne se limite pas à l'atelier ou S l'entreprise mais s'élève jusqu'au niveau global et international (par
le biais de la planification, de transfert des technologies
34
etc.) Si l'on bloque son développement fonctionnel au niveau
de l'entreprise ou de l'usine, ou bien au niveau de la "communauté de travail", on risque de le transformer en membre d'une
secte, d'une société réduite à un élément, et donc de le réduire
en tant que citoyen. D'autre part, si on le bloque du point de
vue structurel au niveau de l'entreprise, on entraîne son
"esprit d'initiative" et de responsabilité. Au lieu de se
conduire en planificateur des affaires économiques au sein de la
société globale, on l'oblige à se conduire comme un homme isolé
du reste de la société. Il faut souligner que le développement
fonctionnel et structurel de l'individu empêche toute tentative
pour définir la société autogestionnaire comme une société
corporative, comme une société où chaque sphère, avec ses rôles
spécifiques, doit se limiter à ees travaux propres et ne pas
transgresser leurs limites. Or notre conception du développement
psycho-fonctionnel et socio-structurel des individus et des
organisations autogestionnaires est strictement anti-corporatiste
d - A la différence de 1'"intégration fonctionnelle"
décrite par Durkheim qui se rapporte à la différenciation structurelle de l'organisation (division du travail, accroissement de
1'interdépendance), nous avons considéré le développement fonctionnel comme une qualité exclusivement individuelle et subjective. Le qualificatif "fonctionnel" met l'accet justement sur
la subjectivité de l'individu, sur son rôle agissant et conscient dans son activité. Si les rôles de producteurs sont limités ou bornés par l'action du
système, leur blocage ne doit
pas signifier nécessairement une limitation de la conscience et
de la perception sociale, ce qui est pourtant la conséquence
habituelle de la conception "fonctionalo-structurelle" de la
35
sociologie classique (Durkheim, Parsons). En raison de cette
subjectivité, l'individu est capable de résister à ces limitations structurelles et, par conséquent, de s'y opposer et de
devenir la source d'un conflit avec l'organisation du système
social. Mais c'est ce qui est caractéristique de la conduite
humaine dans les relations du travail, c'est que ce conflit
est plus intense au niveau de l'atelier et de l'entreprise,
qu'au niveau global de la société. Par contre, si l'on donne
la possibilité à l'individu d'exercer son autonomie au niveau de
l'entreprise ou de la communauté de travail tout en le privant
de cette possibilité au niveau supérieur, sur le plan national,
on peut affaiblir le conflit sans l'éliminer complètement. La
situation change seulement en ce que le conflit au sommet est le
résultat d'influences multiples à la fois économiques, politiques et culturelles. Elles sont plus diffuses et syncrétiques
parce que dues à des causes hétérogènes (par exemple, dans ses
revendications de travail, la classe ouvrière polonaise a été
également influencée par ses attitudes religieuses). Si la
formule de Marx qu'une "classe ouvrière en soi" (déterminée par
des conditions objectives des rapports de travail) doit devenir
une "classe ouvrière pour soi", c'est à dire une classe qui
devient consciente de son émancipation dans le cadre social et
historique est juste, on pourrait prétendre, par analogie, que
les travailleurs participant à l'autogestion du travail doivent
devenir capables de se représenter leur rôle et leurs tâches dan
le contexte social, global et historique. La "souveraineté" de
la classe ouvrière dans le travail ne se définit pas uniquement,
comme le veut la doctrine officielle yougoslave, au niveau de
l'organisation de base de travail associé (OBTA), mais aussi
36
bien au niveau de l'entreprise, du secteur industriel, de la
société globale et même internationale, donc comme une attitude
universelle visant à faire émerger l'esprit d'une civilisation
nouvelle.
Par conséquent, si l'on veut parler d'intégration
"fonctionnelle ou organique", il faut tenir compte de ces deux
dimensions fondamentales : le développement psycho-social de .
l'individu et l'expansion structurelle de l'organisation sociale
L'intégration "organique" doit concilier l'individu et la
société.
e - L'intervention politique dans la sphère économique
peut aller dans deux sens : vertical, quand elle bloque l'expansion des entreprises jusqu'au niveau national ou l'intégration des moyens productifs avec les capitaux bancaires et la
technologie, c'est à dire la reproduction élargie des moyens de
production (force de travail, capital, technologie, science), ce
qui implique l'extension du marché et des échanges ; horizontal
quand, à la suite de la décentralisation de l'économie et des
entreprises, elle commence à inscrire les unités de base dans
des organisations plus complexes et même toute l'économie d'un
territoire dans les frontières territoriales des communes, des
régions ou des républiques, ce qui conduit à la création de zones
d'autarcie économique et à l'"étatisme décentralisé". Au lieu
d'avoir aboli les méthodes étatistes dans l'économie, on les
relocalise par décentralisation aux niveaux inférieurs. Les
conséquences sont la disparition du marché commun, la protection
politique ou administrative de la production sur un territoire
limité et, par conséquence, l'élimination de.la concurrence au
37
plan national, la multiplication des entreprises réalisant une
production identique dans les différentes républiques ou régions,
obligées de travailler avec une capacité réduite (multiplication des usines de sucre, des fonderies, des raffineries de
pétrole, etc.) Tout ceci entraîne donc la dissipation nocive
des moyens d'investissements, des pertes constantes dans la
production et une incapacité à suivre les innovations technologiques .
2.3 - Les causes de la crise économique et le
fonctionnement du système
Une vue synthétique, mais pas assez analytique, des
causes de la crise économique,figure dans les matériaux publiés
par la "Commission des conseils sociaux fédéraux pour les problèmes de la stabilisation économique" (Belgrade, 1982) :
"La Yougoslavie a atteint dans son développement matériel et
social le niveau d'un pays développé moyen. Cependant, en raison des différences importantes dans son développement régional,
elle possède aussi les caractéristiques de pays en voie de
développement.
Des résultats notables ont été obtenus en raison
d'un processus très dynamique d'industrialisation. Pourtant,
jusqu'à maintenant, l'attitude unilatérale à l'égard de l'industrie n'est pas dépassée, celle-ci étant considérée comme
le facteur principal duprogrès aux dépens d'autres secteurs et
branches de 1'économie. Tout ceci a provoqué un développement
désordonné des secteurs de production qui sont interdépendants,
de même que le retard de développement de secteurs économiques
entiers (petite économie et services, agriculture, secteur de
l'énergie, chemins de fer et autres). Les conséquences en sont
une efficacité assez réduite des investissements, une croissance
ralentie et, plus récemment, une chute de la productivité de
travail et une dépendance accrue du pays vis à vis des importations .
On n'a pas ressenti surfe marché du pays l'influence
de l'économie mondiale, ce qui entraîna une productivité et
une efficacité de plus en1 plus faibles.
L'état actuel se caractérise dans le domaine du développement matériel par un grand déséquilibre du processus de
reproduction, qui s'exprime par un taux élevé d'inflation et
des perturbations dans les relations marchandes et monétaires,
de même que par des déséquilibres structuraux et une orientatation autarcique de l'économie nationale par rapport aux autres
pays et au marché mondial.
Plus récemment, le développement de l'autogestion socialiste est resté en-deça des besoins et des aspirations de
l'évolution sociale, ce qui est une conséquence de la nonréalisation du programme visant à rendre possible pour les ouvriers des associations plus complexes, une plus grande
maîtrise des conditions et des résultats de leur travail, de
la totalité des revenus et de tous les rapports dans la reproduction sociale et la société. En réalité, persiste
l'aliénation des ouvriers aux conditions de formation et de
distribution das revenus, mais aussi la régulation administrative
de plus en plus grande des processus économiques et marchands,
le refoulement des lois économiques, la planification volontariste et son inadaptation aux besoins du développement autogestionnaire et socio-économique - tout ceci aboutissant à
39
l'autarcie et reproduisant une structure inadéquate, de faible
efficacité.
Ces conditions ont conduit objectivement, surtout
dans la période la plus récente, au repli de l'économie dans
des frontières territoriales plus étroites (républicaines, régionales et communales), sans que se manifeste un intérêt authentique pour la possibilité et la nécessité de s'associer en
dehors de ces frontières, en vue d'une meilleure division du
travail et d'un véritable développement technologique ; elles
ont également déterminé l'affaiblissement du rôle du marché
yougoslave unique, et, en éliminant l'influence du marché mondial, son cloisonnement par rapport â une économie mondiale plus
productive.
Dans ces conditions, les acteurs économiques ont perdu
leur intérêt pour une économie plus qualitative. La productivité de travail a perdu son rôle dans la croissance économique,
de même que la rationalité économique malgré un équipement
technique de plus en plus moderne. Ceci produit une incapacité
à affronter la concurrence sur le marché mondial et un déséquilibre dans les échanges avec 1'étranger"(1) .
Dans cette description globale du rapport de la
Commission Kraigher, on peut entrevoir certaines raisons plus
spécifiques qui concernent le dysfonctionnement du système
socio-économique yougoslave et plus particulièrement du système
d'autogestion :
(7) Document de la Commission Kraigher, livre 4, Belgrade, 1983,
pp. 185-186.
40
Premièrement, le rapport constate la stagnation
économique (affaiblissement de l'efficacité, chute de la productivité de travail, retard et dépendance, à la fois économique et technologique de l'économie yougoslave par rapport à
l'économie mondiale) et accuse l'abandon des "lois économiques",;
et, par conséquent, les facteurs extra-économiques qui ont
conduit à l'autarcie, au cloisonnement territorial, au renfermement dans les frontières de plus en plus étroites tant au
niveau des républiques qu'à celui des régions et des communes.
Une telle évolution ne peut s'expliquer que par l'intervention
des facteurs politiques qui dominent l'économie, mais qui agissent également sur ces trois niveaux et donnent lieu à ce qu'on
appelle actuellement l'"étatisme républicain" ou l'"étatisme
décentralisé".
Deuxièmement, la raison essentielle de cette situation
économique est trouvée dans le fait que "les ouvriers des organisations de base du travail associé (et des organisations plus
larges) ne sont pas devenus maîtres des conditions et des résultats de leur travail". On souligne du côté officiel que
c'est surtout la maîtrise sur le revenu qui est en question.
"L'essentiel est que le revenu, en tant qu'expression des rapports autogestionnaires socialistes, doit représenter la motivation fondamentale pour l'amélioration du travail et de l'économie. Cependant, l'ouvrier, dans le travail associé, n'est
pas encore devenu un élément fondamental et décisif disposant
du revenu et de sa distribution (consommation). En refoulant
les lois économiques cet ouvrier n'est pas placé dans les
conditions dans lesquelles au lieu et place de la coertion
économique c'est la coercition de l'Etat qui s'impose" 08).
(p) ÍVicf. , p. 191.
41
Troisièmement, cette intervention du facteur politique
n'agit pas uniquement au niveau supérieur, au niveau de l'Etat,
mais aussi aux niveaux inférieurs, jusqu'à la commune. De plus,
elle ne concerne pas exclusivement l'administration au niveau
local mais aussi l'organisation politique du Parti. En fait,
les décisions prises par les organismes territoriaux sont généralement contrôlées formellement (à l'aide des Conseils sociopolitiques où le Parti envoie directement ses représentants,
comme il est prévu par la Constitution ou par le système de
délégations) et informellement, car le Parti, à la différence
de l'Etat, est organisé de manière strictement centralisée (le
"centralisme démocratique"), ce qui lui procure une efficacité
plus grande qu'aux organisations territoriales.
Quatrièmement, il existe donc un conflit ou du moins
un antagonisme entre les organisations économiques (entreprises)
et les organisations territoriales et politiques (communes
et républiques), car ce sont ces dernières qui sont accusées
de dominer et de contrôler les décisions économiques des organisations autogestionnaires (c'est à dire les décisions des
ouvriers au sujet du revenu, de son emploi soit pour la consommation, soit pour les investissements). Il existe donc un conflit entre les organisations autogestionnaires et les organisations politiques, ces dernières exerçant leur pouvoir aux
dépens des premières. C'est d'ailleurs la thèse dominante et
fondamentale de la Commission Kraigher. On peut la considérer
comme un conflit entre le système autogestionnaire et le
système politique, ce qui semble confirmer la thèse que dans
la "période de transition" ou de "dictature du prolétariat", la
42
nouvelle forme de pouvoir - l'autogestion - se trouve en opposition et conflit avec l'ancienne forme - l'Etat Parti. La
spécificité yougoslave est que l'Etat est décentralisé, mais
que son contrôle par l'intermédiaire du Parti n'est pas affaibli. Au contraire, les analyses de la Commission Kraigher indiquent clairement que son rôle est devenu prépondérant dans les
décisions les plus importantes au cours des dernières dix
années. La théorie plus modérée que certains représentants de
la société officielle défendent, est que tous deux, le système
autogestionnaire et le système politique, "ont évolué et dans
certains sens progressé". Cependant, les relations entre
ces deux évolutions ne sont pas claires. De toute façon, elles
n'ont pas abouti à une nouvelle harmonie.
III - LA COMMUNAUTE DE TRAVAIL ET LES LIMITES DE L'AUTOGESTION
3.1 - L'intégration et la désintégration économique
et l'intervention politique
Le rapport fondamental de production dans le système
d'autogestion socialiste est exprimé juridiquement par la loi
qui prescrit que chaque ouvrier d'une organisation de travail
associé doit travailler avec les moyens de production relevant
de la propriété sociale et de disposer des résultats de son
travail (Art. 13, Constitution RFSY). Cela suppose sa capacité
à disposer également des moyens financiers nécessaires pour la
production, de même que les conditions de son travail et de
vie. Pour cela il doit disposer du revenu total, diminué de la
consommation générale et commune (Art. 17, Constitution). Ainsi
43
les ouvriers seront en état "de transformer toutes les fonctions
dans le processus de reproduction, liées avant à la
propriété fondée sur le capital, en fonctions sociales leur
appartenant" (Marx).
Ces intentions de la Constitution de 1974 et de la Loi
de travail associé de 19 76, se sont heurtées à certaines
obstacles qui les ont remises en question. La réorganisation
des entreprises, conformément à ces lois, a produit certains
phénomènes d'intégration et de désintégration qui se trouvent
à l'origine des grandes difficultés économiques et financières
actuelles des entreprises et de toute l'économie.
a - L^au2mentation_du_nombre_des_organisations
Dans la période 1^76-1981, le nombre total d'organisations dans les activités économiques et non-économiques s'est
accru de 80 980 à 113 831, donc de 32 851 unités (soit une
progression de 40,57 %) avec une augmentation supérieure pour
lss organisations non-économiques (45,72 %) par rapport aux
organisations économiques (30,15 % ) .
De 15 339, le nombre des entreprises économiques
tombe à 11 805 en 1974, et, à la fin de 1976, à 9 682. (10 999
en 1981) . Nous assistons donc à un double processus : l'augmentation des unités de production à la base (OBTA) à la suite
de la désintégration des entreprises, et la diminution des
entreprises (organisation de travail complexe) par la réintégration des OBTA dans des unités complexes plus grandes. La
désintégration à la base est suivie par l'intégration au
sommet des entreprises. Quelles sont les raisons de ce procès-
44
sus en apparence contradictoire ?
La désintégration à la base-devait créer des unités
de production qui soient de vraies "communautés de travail",
la "souveraineté" des ouvriers dans les processus de décision
devant s'exprimer au niveau et au sein de ces organisations.
L'organisation complexe de travail associé (l'ancienne firme)
perdant sa "souveraineté" ancienne, car c'est désormais au niveau de l'OBTA que se décide la distribution du revenu, devait
assurer la conduite des affaires et des innovations technologiques au niveau de la firme. Une telle situation est-elle "gérable" ? Avant de répondre à cette question, voyons ce qui s'est
passé avec les entreprises au cours de la période observée
dans un contexte social plus large (9).
Beaucoup de changements institutionnels dans les
organisations de production se sont produits au cours de la
période allant du 30-9-1976 au 31-12-1981 : au total 52 808
changements (fondations, réorganisations, séparation
par
abandon de l'ancienne organisation, association avec d'autres
organisations, liquidation, changements d'activité etc.). Ce
qui peut être intéressant du point de vue de la promotion
économique, ce sont justement les intégrations. Leur nombre
pendant cette période (1976-1981) tourne autour de 2 800. Mais
on constate que ces intégrations restent sur le même niveau
d'organisation de la production, et qu'il y en a três peu qui
(9) Slobodan Ostojic estime que la réorganisation s'est produite
surtout sur le plan "horizontal" sous forme des conflomérats
et très peu sur le plan "vertical", dans le type d'organisation "plus apte à la réalisation du mécanisme autogestionnaire faisant le transfert de l'accumulation sur les points
de leur emploi plus efficace, à l'aide de l'association du
travail et des moyens..." Belgrade, Gledistk, n*'4, 1978.
45
présentent une intégration à un niveau supérieur (par association et différenciation) (10) .
La distribution territoriale de ces intégrations
montre que prédomine 1'intégration dans le cadre de la même
commune (63,69 %) , et ensuite dans la même république (21,57 ft).
"La tendance à l'intégration dans les cadres de plus en plus
larges au niveau territorial, qui fut caractéristique au cours
des sept premières années de l'observation (1965-1972),
s'inverse à partir de 1972 et continue à décroître en 1973 et
1974, principalement à cause de la constitution des organisations sur des principes constitutionnels nouveaux. La forme la
plus fréquente d'intégration en 1974 se produisait au niveau de
la commune, tandis qu'elle se manifestait moins au niveau de la
république. L'hétérogénéité de l'association des organisations
de travail selon les activités est réduite en 1974, du fait
que l'intégration se fait de manière plus intense dans les mêmes
groupements, ou secteurs d'activité, et beaucoup moins entre
les organisations dans le cadre d'activités plus larges" (Hi.
(lC) Organizacione i druge promené u privredi SFRJ od 1976 do
1981 godine (Changements d'organisation et autres dans l'économie de la RFSY, de 1976 à 1981), Belgrade, p. 5, 1982.
(11) Integracija u privredi Jugoslavije, 1965-1974 (Intégration
dans l'économie yougoslave, 1965-1974), Belgrade, Institut
Statistique national, 1975.
46
Etudiant les phénomènes d'intégration, R. Milanovic
arrive à la conclusion suivante : "Les données relevées pour
cette observation montrent clairement que le plus grand nombre
d'intégrations a été réalisé au niveau local et régional, qu'il
y avait peu d'intégrations verticales, mais également que le plus
grand nombre d'intégrations a été réalisé dans les domaines où
c'était possible à une échelle réduite, alors qu'une intégration
plus intense ne s'est pas produite dans les activités où le
processus de concentration est indispensable (industrie et
agriculture). Ces données montrent que le processus d'influence
sociale est beaucoup plus fort aux niveaux local et régional
qu'au niveau national" (12).
Les analyses très nombreuses faites par différents
auteurs et instituts démentent l'espoir que les mesures constitut^onnelles (Constitution et Lois sur le travail associé)
puissent aboutir à l'intégration du travail et des moyens de
production dans un espace yougoslave unique, parce que ces mesures ont déclenché un processus contraire, à savoir le cloisonnement et le renforcement de plus en plus prononcés à l'intérieur des frontières régionales et républicaines, et donc
une organisation territoriale accentuée du travail associé.
Ceci est confirmé par certains autres faits. Par
exmeple, les échanges marchands entre les républiques dans la
période 1970-198Q ont été réduits de 27,7 % â 21,7 %, ce qui
(12) Radovan Micanovic, Integracija kao faktor urganjzacije
drustvene privrede (L'intégration comme facteur d'organisation de l'économie sociale), Sarajevo, Institut de la
Faculté économique, 1973.
47
est un niveau inférieur aux échanges des républiques avec
l'étranger ! Ceci vaut surtout pour les produits déficitaires,
nécessaires pour la reproduction. Ainsi, les entreprises dans
une république sont-elles obligées de dépenser les devises
pour importer les produits que les autres républiques exportent.
Il se produit une inégalité entre les économies des différentes
républiques les plus développées (Slovénie, Croatie, Vouvòdina)
exportant leurs produits dans les moins développés et accumulant ainsi un solde commercial positif aux dépens des plus
pauvres. Reconduction d'un phénomène qui se produit aussi sur
le marché mondial entre les pays développés et les pays nondéveloppés : l'exploitation des pauvres par les riches, ce
qu'on appelle dans les pays socialistes "exploitation mutuelle"
(P. Naville).
La politique fiscale qui est décentralisée, a aussi
contribué au cloisonnement régional et on compte environ
0.7000 sujets (institutions) qui sont habilités â prélever de
manière autonome diverses sortes d'impôts, de contributions et
de taxes. De toute évidence, il serait très opportun de mettre
plus d'ordre dans la politique fiscale, car la variété actuelle
se paye par l'inégalité des conditions. La même remarque vaut
pour la politique des prix et des crédits. L'unité du marché
yougoslave n'existe pas non plus dans le système bancaire. Cela
est visible surtout dans la politique d'investissements par
exemple : dans les investissements totaux du dernier trimestre
de 1982, les banques de'ne république participent pour 98 %
et les banques des autres républiques seulement pour 2 %. "Il
est évident, écrit D. Savin, que dans les domaines monétaires
et financiers la régionalisation est très prononcée et qu'un
48
espace économique unique n'existe guère" (I3).
La politique de crédit et d'intérêt se trouve sous le
contrôle des facteurs politiques qui déterminent cette régionalisation. Dans leurs activités et leurs politiques, les banques
se trouvent "sous le patronage des organisations administratives
et politiques au niveau républicain, régional et communal"
(N. Uztinov).
c
~ L§5_2aH§§Ë_§§_l§_ï§2i2Daiîsation_d^_mar^hé
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L'économiste yougoslave bien connu, Ivan Maksimovic,
a passé en revue toute une série de causes qui ont fragmenté
le marché unique en Yougoslavie. Parmi celles-ci, il relève particulièrement :
- les.manques du marché des devises et du marché des capitaux,
- l'insuffisance des réserves et des marchandises,
- la régulation administrative des prix dans la circulation
(l'absence de coordination entre les organes qui devraient
contrôler les prix),
- l'inexistence (jusqu'en 1981) de bilans matériels - à partir
des organisations de base de travail associé jusqu'aux communautés territoriales-politiques-(communes et républiques) - et,
par conséquent, l'impossibilité de suivre la circulation des
marchandises,
- la position monopoliste (par exemple, dans la formation du
revenu personnel) dont jouissent, selon certaines estimations,
(13) Davor Savin, "Funacionisanje finansijskog sîstems i jedinstveno trziste (Le fonctionnement du système financier et le
marché unique) article paru dans la revue Ekonomska misao
Belgrade, n° 3, 1982.
49
presque 30 % des organisations économiques,
- les diverses sortes de retard légal ou de non-réalisation,
malgré leur nombre (il y a une quinzaine de lois pour régler
le marché commun yougoslave), leur imprécision et contradictions, qui fut sujet de nombreuses critiques de la part des
économistes,
- l'élévation drastique des impôts sur les chiffres d'affaires
(de 2,58 milliards de dinars en 1960 à 130 665 milliards en
1980),
- l'accroissement drastique des recettes budgétaires des républiques, des provinces autonomes et des communes qui ont été
multipliées entre 7 et 25 fois au cours de la décade 19701980,
- l'accroissement drastique de l'impôt sur le revenu personnel
qui est passé dans la même période de 2,3 milliards à 4 2,824
milliards de dinars,
- l'augmentation extrêmement importante des moyens des communautés d 'intérêt dans la période de 19 60 à 1980, qui ont été
multipliés par 40,
- le renforcement des critères administratifs, surtout dans le
domaine des prix (gel des prix),
- la multiplication des accords et des concertations qui ne
sont fréquemment qu'un paravent à la domination monopoliste
d'un partenaire sur l'autre (14).
(14) Ivan Maksimovic, "Prilog istrazivanja odnosa jedinstvenog
trzista i drustvene svojine u FRSY" (Contribution à la recherche du marché unique et de la propriété sociale dans la
R F S Y ) , Ekonomska misao, Belgrade, n° 3, 1982.
50
Il résulte de tous ces phénomènes que chaque unité
régionale disposant de tout son potentiel d'accumulation et
définissant sa propre politique de développement développe sa
propre politique économique. Mais ces unités régionales et locales restent relativement trop petites et trop faibles pour
affronter la concurrence sur le marché mondial et procéder à
des innovations technologiques et organisationnelles. leur efficacité économique devient de plus en plus faible, leur endettement de plus en plus grand et cet endettement induit le besoin
d'une intervention des forces politiques. Cette intervention en
vue de préserver la main-d'oeuvre du chômage s'appelle la "socialisation des dettes".
L'intention de la réforme économique de stimuler l'intégration des acteurs économiques par des "accords autogestionnaires" en vue du partage des risques et du revenu, a échoué.
Par contre, les différentes tentatives d'intégration montrent
que toutes les associations et les accords ne se font que pour
obtenir les crédits permettant l'acquisition des moyens nécessaires pour des investissements nouveaux. Mais entre l'investissement et la réalisation s'ouvre un abîme. Ainsi la Yougoslavie occupe dans l'échelle mondiale la quatrième place pour le
taux d'investissement et la cent quarantième dans la productivité. Bref, un véritable gaspillage des crédits sans contre-partie
dans la productivité de travail.
Caslav Ocie voit une des causes principales de
1'"autarcisation" de l'économie yougoslave au niveau régional .
dans l'intérêt des communautés régionales à faire résoudre leurs
problèmes sociaux par des investissements de niveau correspondant. L'intérêt local et régional prévaut aux dépens des intë-
51
rets du marché yougoslave considéré dans sa totalité (y compris
les impôts, les crédits, les taxes, les fonds etc.). C. Ocie
attire l'attention sur le fait que ces tendances ont aussi un
aspect idéologique. Le "particularisme régional" se lie aux
"tendances nationalistes" : "Si on observe le problème du point
de vue d'une analyse de classe et d'îune étude de la stratification, il est possible de constater que les intérêts des "couches
de dirigeants professionnels" se distinguent toujours nettement
des intérêts de la classe ouvrière. Du fait que les intérêts
de la bureaucratie politique (aux différents niveaux et pas
seulement aux niveaux de républiques et provinces) ne peuvent
pas s'exprimer de manière légitime dans le système du pluralisme autogestionnaire, puisqu'ils sont antinomiques de celui-ci,
ils sont obligés de se draper
des habits différents "populistes'
"nationaux" et d'autres idéologies. Maintes de ces idéologies
régionalistes et particularistes, qui se manifestent face à
l'idéologie officielle du travail associé comme une "contreidéologie" sui generis, cherchent à se présenter, pour plus
de prestige et de dignité, comme des théories scientifiques"
(15) .
Il est évident que l'intervention du facteur politique (la décentralisation dans la sphère économique)doit s'accompagner de théories "particularistes" et d'idéologies "nationalistes", même si l'on camoufle cette intervention par une
terminologie "de classe" et de "socialisme autogestionnaire".
(15) Caslav Ocie, Integración! et dezintegracioni procesi u
privredi Jugoslavije (Processus d'intégration et désintégration dans l'économie de la Yougoslavie), Belgrade, 1983.
Pour cette étude, il est important de retenir que
l'organisation de la production sur la base des conseils ouvriers a suivi l'organisation politique (avec la décentralisation des pouvoirs de décision) pour finalement complètement
dépendre d'elle et finir de se développer sous sa tutelle,
en contradiction avec les intentions du système lui-même.
L'autogestion ouvrière, comme forme de pouvoir anti-étatique
au niveau "horizontal" est devenue la victime du "pouvoir étatique décentralisé", c'est à dire d'un pouvoir "vertical".
Au lieu d'une socialisation progressive dans l'implantation de
la démocratie industrielle, on aboutit à une politisation
progressive vers un pouvoir autoritaire et monolithique détruisant le rôle intégrateur des conseils ouvriers.
3.2 - La communauté de travail mise en question
Un des points essentiels de l'autogestion est la
constitution de la communauté de travail comme une institution
exprimant la désaliénation ou la souveraineté des travailleurs,
la véritable transformation de l'ouvrier salarié en producteur
autonome. Mais le problème théorique et pratique qui se pose
est de 'savoir comment définir cette communauté de travail et
quelle forme institutionnelle serait la plus adéquate à sa
réalisation.
La Loi sur le travail associé (1976) s'efforce de
définir de manière très détaillée la communauté de travail,
s'inspirant de l'idée que les ouvriers doivent disposer euxmêmes du revenu en tant que "maîtres de leur travail". Il est
vrai que la Loi sur le travail associé tSche de situer la
communauté de travail dans le cadre de la société globale.
53
c'est'à dire de tout ce travail qui dispose des moyens de production sous forme de propriété sociale et qui est à la base
du "système d'autogestion de travail associé" (art. 5 et autres
articles de la Loi). La loi insiste sur la planification sociale,
les accords autogestionnaires et les contrats sociaux, toujours
à partir de l'organisation de base de travail associé (art. 14).
L'organisation de base de travail associé est conçue comme un
"ensemble de travail", comme un "tout" autonome ayant un droit
d'association ou de dissociation relevant de sa libre décision.
Du point de vue de la logique organisationnelle, l'organisation de base est une partie de l'organisation plus large
qui est l'entreprise (ou la firme- quand il s'agit d'organisations plus complexes), mais elle pourrait être tout à fait
indépendante dans le cas de petites entreprises où le conseil
ouvrier coïncide avec l'ensemble des travailleurs. La Loi iisiste
sur le fait que cette "partie" d'un tout plus grand est en
même temps une "totalité indépendante", sous certaines conditions qu'elle formule (art. 320) :
a - elle doit représenter un ensemble de travail ;
b - les résultats du travail commun des travailleurs dans cette
"totalité" organisée en organisation de base, doivent être
exprimés de manière indépendante en tant que valeur réalisée
par l'organisation de travail ou sur le marché ;
c - les travailleurs, en tant que communauté autogestionnaire,
peuvent revendiquer leurs droits socio-économiques et les
autres droits de travail.
54
Le premier point (a) évoque un atelier ou une usine,
le second (b) la comptabilité intérieure de l'unité de production et le troisième (c) la possibilité de représenter et de défendre certains droits collectifs. Mais en dépit de ces précisions, la Loi n'indique pas suffisamment la nature de cette
communauté, c'est pourquoi, dans la pratique, on voit l'instauration d'organisations de base les plus variées. La Loi
insiste pour que "les travailleurs soient liés par un processus
de travail unique et... restent
dépendants dans le travail"
(art. 32), car les critères de "liaison par un processus de
travail unique" et de "dépendance mutuelle" ne définissent pas
encore la nature fonctionnelle de ces liaisons en précisant ce
qui pourrait être vraiment "dépendant" ou "indépendant". Le
plus souvent les ouvriers ont pratiquement décidé que les conditions pour former une OBTA préexistent et que cela est suffisant pour décider sa constitution. Par exemple, les travailleurs
d'une usine d'automobiles pouvaient décider que leur atelier fabriquant les chassis est une unité indépendante. Pour les hôtels
d'une entreprise touristique, c'est sans doute là encore beaucoup plus facile. Surtout si certains d'entre eux paient encore
des taux "d'amortissement alors que d'autres en sont depuis
longtemps libérés.
La Loi de 1976 donne l'autonomie aux organisations de
base sans tenir compte de leur dépendance éocnomique et technologique, à l'égard des unités plus grandes. Une unité de production qui fabrique des pantalons très recherchés sur le marché
peut se déclarer "autonome" parce qu'elle réalise un revenu
plus grand que les unités fabriquant les chemises ou les pullovers. Il est évident que ce sont les intérêts inmêdiats, déter-
55
minés par la situation sur le marché et les "intérêts égoïstes
de groupe" qui décident de la formation de l'OBTA. La chose
est plus artificielle quand il s'agit des chemins de fer ou
des transports en commun, car les tarifs sont en général unifiés
mais en Yougoslavie la décentralisation de ces grands systèmes
a abouti à une différenciation des tarifs selon les différentes
unités territoriales (républiques et provinces).
Les contradictions qui sont apparues dans la formation des OBTA ont leur source, selon certains auteurs, dans
la tendance d'une part à réaliser l'autogestion optimale des
unités de productions les plus petites, et d'autre part à
empêcher l'intégration de la classe ouvrière sur un plan plus
large, D'un côté, on peut parler de communautés de travail
qui se forment dans des unités toujours plus petites, car il
est plus facile de prendre les décisions par consensus dans
les unités de plusieurs dizaines d'ouvriers que dans les unités
comptant plusieurs centaines d'ouvriers. D'un autre côté, on
peut supposer que la bureaucratie a voulu fragmenter ou atomiser
la classe ouvrière en tant que totalité, en augmentant les
oppositions et les contradictions dans les processus mêmes de
production (16) .
(16) M. Popovic écrit : "On dit que la bureaucratie politique
a préféré le concept de petites organisations de base pour
empêcher l'intégration des ouvriers sur un plan national
yougoslave. Dans de telles conditions, des autogestionnaire
divisés, que s'affrontent entre eux sur les questions de
distribution de revenus généraux et personnels três limités
la bureaucratie politique garde pour elle le pouvoir de
prendre les décisions les plus importantes concernant la
production et la distribution au niveau du système social
56
Ce qui a conduit certains auteurs â voir dans la Loi
sur le "travail associé" son contraire, â savoir le "travail
morcelS", favorisant l'arbitraire des organisations de base
dans la formation des organisations plus complexes. L'absence
d'une politique de développement, les rapports chaotiques sur
le marché, les changements trop fréquents dans la régulation
législative ont créé un climat três défavorable pour les accords
et les contrats libres qui devaient se trouver à la base des
associations économiques. Le non respect des accords conclus
a donné lieu à ce qu'on a appelé la "faillite du système législatif dans l'économie". La Commission des conseils sociaux fédéraux souligne justement que "pour maints problèmes et difficultés qui sont apparus récemment, les causes se trouvent dans le
non-respect des accords et des contrats mutuels, et cela sans
aucune conséquence pour ceux qui les enfreignent." (Documents
de la Commission, Beograd, 1983, p. 37).
On a déjà constaté que pour le dysfonctionnement et
la désagrégation des entreprises, la responsabilité principale
(l£) suite
global. C'est, semble-t-il, la raison principale pour laquelle on parle, sans pourtant la réaliser, de la revendication proclamée de la classe ouvrière de se rendre maître
de l'ensemble de la reproduction."
Porast
dezintcgracionih
procesa u jugoslovenskoj privredi i drustvu, (L'aggravation
du processus de désintégration dans l'économie et la société yougoslaves), Socioloski susreti 83 , (Rencontre s sociologiques 83), L j ub 1 j ana f 1 983 , pp. 53-64.
57
retombait sur les facteurs politiques qui ont agi dans le sens
du cloisonnement des entreprises â l'intérieur des frontières
républicaines et communales. Citons simplement le fait que
les échanges entre les républiques ont été inférieurs aux
échanges de ces mêmes républiques avec l'étranger I
C'est pourquoi, dans le document mentionné de la
Commission Kraigher, on souligne la nécessité de développer "les
échanges libres des marchandises, du travail, des moyens sociaux
du savoir, de la technologie et des innovations sur le marché
yougoslave unique". D'où "tous les troubles et obstacles au
fonctionnement du marché yougoslave unique, qu'il faut considérer comme une déviation économique et politique qui cause de
graves et inmesurables dégâts économiques et politiques (Livre
4, 1983, p. 22).
Parmi les objections adressées au mauvais fonctionnement des organisations de base du travail associé et des entreprises en général, celles qu'on rencontre le plus fréquemment
sont :
a - 1'atomisation de l'entreprise ("l'entreprise yougoslave est
trop petite, sectionnée en OBTA discordantes, bloquée par
les conflits intérieurs et, comme dans une fable où chacun
tire de son côté, incapable de prendre des décisions importantes",(Journal Nîk, 25»9»83)
b - la pseudo-intégration (les intégrations réalisées sont le
plus souvent privées de fondements technologiques, économiques et organisationnels en raison de l'absence de l'application de la science et du plan de développement ; on importe
toujours de la technologie et des innovations).
c - le calcul du revenu dépasse les limites de l'OBTA (l'indé-
58
pendance financière de l'OBTA n'est qu'apparente, car le
revenu se réalise sur un plan beaucoup plus large, et, de
plus, ce revenu n'en est pas optimal, car l'OBTA bloque une
politique économique phs rentable).
d - la faiblesse de l'esprit d'entreprise (le morcellement et la
concurrence entre les OBTA particulières bloque l'esprit
d'entreprise, d'une part, et le contrôle politique local, qu:
"socialise les pertes", rend superflu les risques, d'autre
part).
e - la concurrence négative (au lieu de coopérer, les OBTA
d'une même entreprise se font concurrence et développent
un "esprit égoïste de groupe" guidé par des intérêts immédiats et bornés, laissant de côté les intérêts plus lointains, surtout ceux de développement planifié au niveau
technologique et économique).
f - 1'hyper-normativisme (les rapports entre les OBTA étant
réglés par les "contrats autogestionnaires" concernant tous
les aspects de la production et de l'organisation, il y a
une multiplication ahurissante des règlements ; on compte
environ 3 millions de contrats autogestionnaires dont certains ont plus de 900 articles !)
g - la socialisation des pertes (les entreprises dépendent des
crédits qui sont distribués en règle par les banques sous
le contrôle des autorités locales - communales et républicaines ; les organisations territoriales et politiques
couvrent aussi les pertes des entreprises pour empêcher le
chômage, etc.)
h - le parasitisme administratif (le rapport entre la main
d'oeuvre employée dans la production et celle de l'administration est, en Yougoslavie, en comparaison avec les pays
59
industrialisés, déséquilibré, favorisant l'emploi dans
l'administration au détriment de celui dans la production ;
les dirigeants disent que la "complexité des règlements"
les obligent d'embaucher beaucoup de juristes capables de
lire et déchiffrer les règlements abondants).
1'autarcie (les facteurs politiques locaux et républicains
forcent l'économie à se cloisonner de plus en plus dans
les frontières locales, ce qui forme une espèce d'"étatisme
décentralisé")
la pression des facteurs politiques (crédits, pertes, dettes
- tout cela rend les entreprises de plus en plus dépendantes
de la sphère politique ; l'économiste Ostojic déclare :
"Puisque la technostructure professionnelle, qui est responsable devant les ouvriers de ses décisions, est politiquement et idéologiquement discréditée, il s'est formée une
couche de "technostructure politique" qui est formellement
et informellement "tenue" par la communauté socio-politique
et les organisations socio-politiques. De fait, les ouvriers
ne maîtrisent pas la politique des cadres dans leurs collectivités - ils ne choisissent pas les dirigeants et ne les rap
pellent pas non plus. Les organes d'autogestion ne font que
proclamer les décisions de la "direction", et celle-ci se
cache derrière la forme autogestionnaire. Ceci affaiblit
la responsabilité de la direction et créé ltespace pour le
"volontarisme anti-professionnel" (Journal ,NÎJ^ '25-9-83).
60
3.3 - L'antagonisme entre la communauté de travail
et 1'entrepri se
Veljko Rus fait une distinction très utile entre le
"collectif de travail", qui est fondé sur l'intégration sociale,
et l'entreprise", qui est fondée sur l'intégration fonctionnelle.
Leurs éléments distinctifs se présentent comme ceci :
Le collectif de travail
L'entreprise
. des relations coopérativescompétitives entre les
groupes
. un système de rôles tiré des
buts à réaliser
. des groupes sociaux
. des unités organisationnelles
. des personnes
. des rôles
Le collectif de travail est un agrégat de divers
groupes informels (groupes de sexe, d'âge, de syndiqués, etc.)
se trouvant dans les relations de compétition, de coopération
ou de conflits, mais qui se règlent selon des négociations
des agréments, des contrats formels et informels ; si les
relations ne sont pas formalisées, les processus de "négociations" reposent sur les rapports de force et d'influence
(Bacharach, Lowler, 1980). On dit qu'une organisation de.travail
est une espèce d'"amphibie" parce qu'elle comporte collectif de
travail et entreprise. L'entreprise en tout cas doit accomplir
une fonction sociale plus large et ses buts ne sont jamais
identiques avec les intérêts communs du collectif de travail.
"Les organes d'autogestion et les organisations
socio-politiques dans les organisations de travail présentent
d'habitude cette forme d'instruments et de forces qui accomplissent un rôle de médiateur, c'est à dire de catalyseur, dans la
61
résolution des antagonismes entre les buts généraux de l'entreprise et les intérêts communs de la collectivité de travail.
La caractéristique des organisations socio-politiques, et tout
.particulièrement la ligue de communistes, est de vouloir préserver ce rôle de médiateur, c'est pour cela qu'elle ne se
place ni du côté de ceux qui portent les intérêts unilatéraux
de l'entreprise, ni du côté de ceux qui défendent les intérêts
"syndicaux" unilatéraux"(Rus, Truden, Adam, 1982).
ce rôle de
Cependant
médiateur ne s'accomplit pas dans l'entreprise,
mais aux niveaux supérieurs, dans la commune ou la république.
Ceci confirme l'intervention des organisations socio-politiques
dans la gestion des affaires économiques, jugée
d'habitude
par les économistes comme néfaste pour l'économie yougoslave.
La conséquence en est, comme le souligne V. Rus, d'une
part une "légitimité très élevée" et d'autre part un "consensus
très bas". Ce qui entraîne l'indifférence et l'apathie des
ouvriers. Les stimulations rémunératrices, sur lesquelles insistent les dirigeants politiques et certains sociologues (voir
notamment la critique du "syndrome égalitaire" par J. Zupanov),
n'est pas en état d'éliminer ces effets négatifs. Ce qu'il faut,
dit V. Rus, c'est une "resocialisation des employés". Et pour
cela, les instruments institutionnels ne sont d'aucune utilité !
Il faut plutôt une socialisation qualitativement nouvelle. V.
Rus ne précise pas comment l'obtenir. En tout cas, on peut
supposer qu'un climat nouveau est nécessaire et un tel climat
n'est pas réalisable sans un véritable mouvement social, sans
la mobilisation agissante des ouvriers et citoyens sur un plan
social plus large.
62
Les problèmes qui ont jailli les dernières années
dans l'autogestion ouvrière obligent de poser de manière nouvelle certaines questions fondamentales :
Premièrement, comment définir la "communauté de
travail" en tant que support de la "souveraineté" des travailleurs et de leur désaliénation dans les processus
de produc-
tion ? Quelles sont ses vraies limites tenant compte de sa
place dans l'organisation économique et technologique des organisations de travail plus larges (entreprises, branches) ?
Comment réconcilier le "facteur humain" avec les facteurs économiques et technologiques, si une telle réconciliation est
en général possible ?
Deuxièmement, ne serait-il pas plus plausible de parler d'une "souveraineté limitée", lorsqu'on a en vue la fonction__de. 1 ' autogestion, qui par sa nature elle-même est appelée
à dépasser, transgresser, surmonter les limites trop étroites
de la communauté de travail ? Limiter l'autogestion aux limites
de la communauté de travail n'est-il pas une espèce de sectarisme, tel qulon l'a vu fréquemment surgir au cours de l'histoire,
mais qui ne convient guère à l'organisation globale et universelle de la société ? Ne se pose-t-il pas alors le besoin de
définir la fonction de l'autogestion sur plusieurs niveaux
sociaux et selon les différents rôles sociaux de l'individu en
tant que producteur ? Ne s'agit-il pas d'un besoin à la fois
structural, concernant l'organisation de la sphère de la production économique, et personnel, dépendant de l'expansion normale
de la sociabilité individuelle ?
Troisièmement, l'homme étant en même temps producteur
et citoyen, n'est-il pas habitué à se comporter sur plusieurs
63
plans sociaux, avec des rôles et conduites respectives, avec
des perceptions et valeurs dépassant toujours ses tâches immédiatement prescrites ? Si on le traite comme membre de la communauté de travail, la nécessité ne s'impose-t-elle pas encore
davantage de le considérer comme membre de la communauté de vie,
laquelle, entre autres, subordonne la production à ses besoins
authentiquement humains ?
IV - LA PAYSANNERIE ENTRE L'INDIVIDUALISME ET LE COLLECTIVISME
4.1 - La position de l'agriculture dans l'économie
yougoslave
Dans l'économie yougoslave, l'agriculture a suivi le
destin de la paysannerie d'un pays en voie d'industrialisation
rapide, à savoir la diminution progressive de la population agricole et l'intensification de la production agricole avec son
adaptation aux besoins du marché national, et pour corollaire
le recul constant de la production traditionnelle paysanne autarcique.
La Yougoslavie, qui était avant la deuxième guerre
mondiale un pays typiquement agricole, est devenu un pays industriel moyen; le taux de la population agricole est tombé de
78,8 % en 1921 à 28,9 % en 1980.
64
La population totale et agricole
(en milliers)
Année
Totale
1921
1941
12 545
16 650
15 150
16 991
18 549
20 523
22 344
1945
1953
1961
1971
1980
Agricole
9
12
11
10
9
7
885
300
100
316
198
844
6 460
Non-agricole
2
4
4
6
9
660
350
050
675
351
12 679
15 884
% d'agricole
78,8
73,9
75,3
60,7
49,6
28,2
28,9
Source : Institut fédéral de la statistique de la FNRJ
On voit que la population agricole est tombée à moins d'un tiers
de l'ensemble de la nopulation yougoslave. Mais dans la population non agricole il faut compter environ 10 % d'ouvrierspaysans, en fait des paysans qui travaillent dans les usines
mais qui ont conservé leurs terres. On décompte ainsi presque
7 millions des habitants des villages qui ont immigré dans
les centres urbains. Environ 55 % de la population yougoslave
vit aujourd'hui en dehors des centres urbains. Ils sont surtout
employés dans les grandes propriétés d'Etat et dans les usines
de fabrication agricole (alimentaire, peaux, textile, tabac,
fourrage) dont le taux de participation au revenu industriel
est de 27 %.
Avec 0,4 % de la superficie mondiale cultivable, un
climat continental modéré, méditerranéen, l'agriculture yougoslave bénéficie de très bonnes conditions naturelles et climatiques pour une production des plus variées. Pourtant, après
la réforme agraire menée juste après la fin de la guerre, qui
a laissé aux paysans un maximum de 10 hectares (les grandes
65
propriétés foncières au sol le plus riche ont été nationalisées),
la stratégie de développement industriel a négligé le secteur
agricole en l'abandonnant aux initiatives privées (excepté
pour les propriétés qui ont été d'abord nationalisées et ensuite socialisées à titre d'organisation autogérées). Malgré
cela, dans la période d'après-guerre, la production agricole a
été presque doublée par habitant (le volume de la production
agricole fut 2,8 fois plus important que dans la période de
1930-1939). La Yougoslavie dispose des cadres et des institutions capables de suivre l'évolution moderne dans la production
agricole et elle a obtenu quelques résultats qui lui ont procuré une réputation internationale.
La Yougoslavie a enregistré un exode rural, probablement le plus important dans l'histoire économique, au cours de
la période qui va de 194 5 à 1980. On a indiqué plus haut que
la part de la population agricole dans la population totale a
été réduite d'un peu plus de 78 % en 1945 à moins de 30 % en
1980. Dans les pays les plus développés, le rythme du transfert
de la population rurale n'a pas été aussi brutal. Ainsi le
même changement dans la structure sociale a exigé aux EtatsUnis et en Suède environ 90 ans, au Danemark 130 ans, au Japon
plus de 70 ans et en France plus de 60 ans (17).
(17) Voir Petar Markovic, Vladimir Stipetic et al. : Le développement le plus rapide du complexe agro-industriel, conditioi
du progrès économique de la Yougoslavie dans la période à
venir, Commission des conseils sociaux fédéraux pour la
stabilisation économique, Belgrade, 1982.
66
L'agriculture est un secteur auquel l'économie yougoslave n'a pas consacré une attention suffisante. Excepté
celui de la période 1957-1961, aucun plan n'a été réalisé (le
taux moyen de réalisation ne dépasse guère 60 % ) . C'est pourquoi la Yougoslavie s'est vu obligée d'importer de la nourriture, tandis que l'exportation a diminué, ce qui contribuait au
déséquilibre de la balance du commerce extérieur.De même l'instabilité des prix agricoles et leur augmentation constants ont
mis en danger le niveau de vie de la population.
Tandis que dans la période de 1966-70 l'agriculture
yougoslave avait chauqe année un déficit de près de 100 millions
de dollars, qui, dans la période 1976-80 allait passer à près de
200 millions de dollars, la Yougoslavie se transformait en pays
agricole d'importation.
"L'incompréhension du rôle, de la fonction et de
l'importance de l'agriculture pour le développement économique
a été une des raisons principales de la négligence de l'agriculture et de son long maintien dans des conditions économiques
défavorables, notamment à l'aide des bas prix des produits
agricoles. Cela a conduit à une compréhension unilatérale de
l'industrialisation, à l'euphorie dans la construction des cheminées d'usines à n'importe quel prix et à l'abandon des richesses naturelles favorables au développement de l'agriculture.
D'où un souci d'investir qui fut toujours mis au premier plan,
sans égard au niveau réel des matières premières et à la rationalité économique. En même temps, les hommes les plus capables
sont partis pour les villes et dans l'industrie où ils obtenaient
un revenu certain et un statut social assuré. Cette conception
67
simpliste de l'industrialisation a favorisé la création
d'installations industrielles parallèles, avec une capacité
de production le plus souvent non optimale, pour lesquelles la
base nécessaire en matières premières agricoles n'est pas
assurée, à défaut d'une planification agricole. Conséquence
directe d'une mauvaise politique d'investissement, les capacités
non suffisamment utilisées de_ces installations ont produit
des pertes".(18)
3.2 - Le ralentissement du développement de
1'agriculture
Le processus de "dësagricultarisation" a été suivi
d'un ralentissement général de la production agricole. Les raisons principales en ont été :
. le retard de la production matérielle avec pour conséquence
une déficience de certains produits alimentaires, leur bilan
commercial négatif dans la production alimentaire et un
marché instable, avec une croissance constante du coût de
la vie et stagnation du niveau de celle-ci
. l'utilisation insuffisante des surfaces cultivables aussi
bien dans les secteurs privés que collectifs, résultant d'une
politique agricole inconsistante.
Le secteur dont l'exploitation est le plus intensif
et modernisé ne représente que 1 645 000 hectares, soit 16,6 %
(18) La Commission Kraigher, vol. 2, Le programme ä long terme
du développement de la production agricole, Belgrade, 1983.
68
de la superficie totale cultivable. On considère que ce secteur
collectif n'a pas suivi l'expansion normale de la collectivisation consécutive aux processus de "désagricultarisation"
marqués par la fuite des paysans vers les villes. Le résultat
était qu'en 1983, plus de 650 000 hectares de terres étaient
laissés en friches, non cultivés. Ainsi le manque de produits
agricoles dans un pays pourtant typiquement agricole résultait
de l'abandon des terres cultivables par les paysans.
Le retard de la production agricole se faisait sentir
surtout dans le cheptel.
Nombre de bestiaux par hectare de surface cultivable
Espèce
Allemagne RF Angleterre
Italie
France
Youbosîlavie
Boeufs
2,1
2,0
0,9
1,4
0,8
0,3*
Cochons
3,1
1,2
0,9
0,7
1,0
1,0
Moutons
0,2
4,2
1,0
0,7
1,0
0,2
* Ces chiffres se rapportent au secteur socialisé
Avec ces chiffres, on se rend compte que l'élevage
du cheptel dans le secteur socialisé est encore plus faible
que dans le secteur privé et que la Yougoslavie se trouve
dans ce secteur bien en arrière des pays hautement industrialisés, alors que les Yougoslaves, comme tous les peuples orientaux
sont de grands mangeurs de moutons (le "mouton rôti à la broche"
est une spécialité du pays).
Eni.1980, 790 OOO hectares, soit 11 % de la surface
cultivable, sont restés en friche. A cela il faut ajouter que
69
les §utres 20 % sont cultivés de manière tout à fait arriérée
ou traditionnelle, avec des rendements très réduits comparés
aux rendements de l'agriculture moderne ; en outre, les pâturages dans les montagnes ne sont guère utilisés, l'exploitation traditionnelle du cheptel (notamment du mouton) a presque
complètement disparu, et le pourcentage des surfaces arrosées
artificiellement est très faible, seulement 2,1 % des terres
cultivables (on peut comparer cet état à la Grèce, avec 33 %
de surfaces arrosées, la Bulgarie, avec 30 %, la Roumanie
23 %, la Hongrie, 27 %, l'Italie, 30 %, la Turquie, 8 % ) .
Le ralentissement est dû à la réduction continue des
investissements dans l'agriculture. Dans les années 1960, ils
étaient de 10 % environ, mais tombaient à 6 % dans les années
1970. On enregistre cependant un accroissement de la mécanisation grâce surtout aux investissements des paysans privés, en
particulier ceux qui se répoûident au titre de "gastarbeiter"
dans les pays occidentaux et qui favorisent ensuite la mécanisation quand ils reviennent au pays).
Dans ce retard, c'est surtout le secteur privé qui
a été complètement négligé de la part du gouvernement. Iteffort
de modernisation de 1'agro-technique s'orientait particulièrement en faveur des propriétés socialisées (anciennes grandes
propriétés foncières dans la plaine de Panonie). Ce n'était
donc qu'une sixième part de l'agriculture qui a fait l'objet
d'un certain effort de modernisation. L'exploitation individuelle en Yougoslavie est très importante en raison de son caractère géographique (les régions de montagnes couvrent 59 %
de tout le territoire yougoslave, avec 51 % de la population).
Pourtant, ces régions montagneuses sont très propres à l'élevage
70
du cheptel, particulièrement des moutons et des chèvres.
Lorsqu'on admire la beauté du paysage yougoslave, on se rend à
peu à peu compte que les pelouses sont vides de vaches, contrai
rement à la France ou à la Suisse 1
La production par agricultatif 1978-1980 (en tonnes/an)
U.S.A.
Blé
126,4
Canada
72,8
4,5
14,0
Australie
59,4
8,1
15,8
France
21,9
2,5
15,5
Hongrie
14,8
1,6
2,8
kj.S.o.R»
8,5
0,7
4,0
Bulgarie
5,1
0,4
1,1
Yougoslavie
3,9
0,4
1,1
19,8
2,3
2,0
3,1
0,3
1,0
- secteur socialisé
- secteur privé
Viande
11,5
Lait
25,2
Source : FAO Production Yearbook, 1980, Vol. 34, Rome, 1981
On remarque la disparité sensible entre le secteur
socialisé et le secteur privé. Et pourtant, le rendement le plus
élevé a été obtenu avec le blé et le maïs par les producteurs
privés. Donc, il existe incontestablement la possibilité d'obtenir dans le secteur privé les rendements dépassant même ceux
du secteur socialisé.
71
4.3 - La position et les perspectives du secteur
socialisé
La position des terres cultivables est jugée actuellement dans la structure de répartition de la propriété comme
très défavorable : dans le secteur socialisé, il ne se trouve
plus que 16 % de surfaces arables ; les ménages paysans exclusivement agricoles n'utilisent pas plus de 28 % de ces surfaces ;
la plus grande partie de terres se trouve ainsi en possession
de ménages (un tiers environ) pour lesquels l'agriculture n'est
qu'une activité complémentaire ; en outre, les non-agriculteurs
détiennent 10 % des terres arables, et 14 % de ces terres appartiennent à des ménages âgés sans descendance, qui pensent
rester à la campagne.
La prédominance de la petite propriété paysanne (84 %)
et la stagnation du secteur socialisé n'ont pas permis le progrès nécessaire de la production agricole. D'autant plus que
le secteur privé fut l'objet d'une exploitation mercantile qui
ne tenait nullement compte de la modernisation de la propriété
paysanne et des investissements indispensables pour l'effectuer.
La politique menée a favorisé l'exode massif des paysans vers
les villes. Le résultat en fut que la surface consacrée à la
culture du blé est passée de 2 200 000 hectares dans les années
1945-50 à 1 050 000 hectares en 1980-81 et que la Yougoslavie
s'est vue ainsi obligée d'importer le blé pour nourrir sa
population.
Le programme de stabilisation prévoit dans les
prochaines six ou sept années l'acquisition de 500 000 hectares
72
par le secteur socialisé (achat des terres, rétribution des
rentes aux paysans privés pour les terres mises en exploitation
commune, aménagement du territoire, etc.).Ce processus sera
favorisé par la régression de la reproduction naturelle des
familles paysannes : on estime que 40 % des ménages ne possèdent
plus la descendance capable à la génération suivante de poursuivre l'exploitation.
La rapidité de ce processus est montrée par une
enquête réalisée en Serbie. En 1964, 18 % du nombre total des
exploitants sont sans descendance, 42 % des jeunes sont envoyés î
l'école et seulement 40 % sont retenus comme successeurs. En
1979, la situation est la suivante : 31 % des exploitants sont
sans descendance, 50 % des jeunes sont scolarisés et seulement
19 % restent sur place. Ainsi, en quinze ans, le nombre de
successeurs possibles a diminué de moitié. Il est intéressant
de constater que parmi la population colonisée (9 % venue du
Monte-négro, du Kosovo, de Bosni
Hertsegovine et de la Serbie
montagnarde) tous les ménages ont envoyé leurs enfants à
l'école (sans retour à l'agriculture).
On a donc trouvé un moyen de "socialiser" les ménages
individuels à l'aide de l'élevage du cheptel. En effet, dans
une bonne organisation de la division du travail social, les
agriculteurs préfèrent le plus souvent s'associer avec les
grandes propriétés sociales en vue de l'élevage du cheptel.
Au moyen de cet élevage, on socialise aussi la terre, le service
vétérinaire et la sélection, ce qui pousse également les agricultuers à s'associer. Ici les laiteries, les boucheries et
les services spécialisés jouent un rôle important, mais ont
tort de ne voir dans les producteurs privés qu'un objet d'exploi-
73
tation"agricole et commerciale.
"A l'aide de l'association des agricultuers dans la
production du cheptel, on réalise graduellement en même temps
la socialisation de toute leur production, de la vie et du
travail, tandis que la terre, par l'intermédiaire du cheptel,
s'insère dans les programmes de développement planifié. Dans
de telles conditions, les rapports de propriété dans l'agriculture perdent leur signification ancienne", (p. 28).
On souligne surtout, dans le programme de développement
la nécessité de combattre les tendances autarciques qui conduisent à limiter les investissements aux cadres régionaux et républicains et à négliger une politique générale du développement
dans le cadre du marché yougoslave commun. Ces tendances ont
provoqué des investissements de moyens
effets sont très faibles. Il
importants dont les
s'impose donc de rassembler les
moyens et les initiatives des régions les plus différenciées
en vue d'investissements plus rationnels. Ceci est valable surtout pour le secteur socialisé (les grands combinats), mais
aussi pour les coopératives paysannes. Il faut renforcer la
pratique autogestionnaire aussi bien dans les grands combinats
que
dans les
coopératives paysannes pour que les agriculteurs
puissent avoir une compréhension et un controle de tout ce qui
se passe dans la production agricole.
Le programme de développement de l'agriculture prévoit
pour les années qui viennent le renforcement dès investissements
allant jusqu'à 13 % du revenu national, ce qui correspond à la
contribution de l'agriculture dans le revenu national. Dans cette
perspective, les crédits des banques devront être plus accessibles aux paysans.
74
4.4 - L'esprit individualiste et collectiviste
de la paysannerie
Il existe une opinion très répandue d'après laquelle
la collectivisation de la production agricole est une tâche
plus facile dans la population slave du sud en raison de la
forte tradition collectiviste familiale fondée sur la coopérative familiale (zadruga). Ainsi, un des spécialistes le plus
connu dans ce domaine, Emile Sicard (19) écrit : "Cartains
considèrent comme obsolète la zadruga familiale paysanne dans
les villages, alors même que dans la Yougoslavie contemporaine
existent de nombreux combinats agro-industriels, comme par
exemple celui du P.K.B. (Combinat agro-industriel Belgrad), que
j'ai eu l'occasion de connaître de manière détaillée et d'étudier dans une certaine mesure. Mais pourquoi ne pas -voir tout
ce qui sépare
une zadruga familiale modeste d'un tel combinat,
caractérisé par un travail "collectif" et une activité industriel
le ! Parce que - comme il est dit au nom du journal Poljoindustrija (Agro-industrie), c'est une industrie aux champs, une
industrie agraire ! Les différences sont énormes, mais demandonsnous s'il aurait été possible d'arriver jusqu'au combinat si
auparavant, dans presque tous les pays, n'avaient pas existé
et même plus, s'il n'existait pas encore des zadruga familiales
paysannes, c'est à dire si, dans ce même milieu rural, il n'y
(I9) Emile Sicard, La zadruga sudslave dans l'évolution du groupe
domestique, Paris, Ophrys, 1943, p. 750 (Oeuvre couronnée
par l'Académie française, Prix Halphen, 1944).
75
avait pas eu pour commencer ce "collectif", cet autre "communautaire", première phase d'un regroupement concret, vivant et
véritable ?" (20) .
Existe-t-il vraiment une continuité entre la coopérative familiale et une organisation aussi complexe qu'un combinat agro-industriel ? Comment s'effectue le passage d'une communauté familiale et d'une organisation contractuelle entre des
producteurs paysans privés à une organisation industrielle fondée
sur l'autogestion ouvrière ? Il est vrai qu'un certain esprit
communautaire doit être préservé dans cette dernière, comme
il
existait dans
la première ; mais la première a été marquée
par un esprit individualiste - la cause de la disparition de la
coopérative familiale - qui fut inévitablement absorbé par la
formation du combinat. La preuve : la faillite de la formation
des coopératives de production de type classique à partir des
années 50.
E. Sicard tient à souligner qu'il s'agit plutôt de
l'esprit communautaire, différent de ce que les idéologues appellent le "collectivisme", qui serait à la base du comportement
de la paysannerie yougoslave. Pourtant, certains faits historiques ne semblent pas le confirmer, tout du moins pas de manière
trop idéalisée. D'abord, il est connu que les coopératives familiales se sont maintenues, surtout sous le féodalisme, en raison
du régime de l'impôt (fondé sur la "maison" ou le "foyer" et non
(20) Emile Sicard, "Réflexion brève sur le fait et le concept de
Communauté domestiço-économique", publié dans Sociologij a
Sela, Zagreb, n° 43, 1974.
76
sur les membres d'une famille) qui favorisait la "grande famille"
ou des groupes domestiques et économiques plus larges. Après
l'abolition du régime féodal en 1848, on voit partout, mais avec
un rythme inégal, la désagrégation des zadruga ou des "grandes
familles". Ainsi, V. Bogisic montre qu'en Croatie du nord déjà,
en 1850, donc deux ans après l'abolition du fëodalisme, 20 %
des maisons ont été divisées (la division de la propriété entre
les membres de la "grande famille"), et en 1854 plus de 60 % !
En 1860, il n'y avait plus que "cinquante maisons restées en
indivision". Les paysans expliquaient qu'après l'abolition des
charges féodales "eux aussi voulaient être libres". Cet individualisme paysan coïncide, bien entendu, avec le développement
du marché agricole, de plus en plus dépendant de l'économie urbaine, et le retrait de l'économie autarcique traditionnelle.
Les auteurs yougoslaves sont enclins à interpréter
l'existence des zadrugas et leur disparition en référence aux
conditions historiques. "Pour conclure, dit S. Dubic dans sa
discussion avec Siçart, la formation des communautés domestiques
économiques particulièrement grandes à la campagne ne fut pas
la conséquence d'une inclinaison particulière vers les grandes
formations familiales, de même que leur division et la division
de leur propriété ne furent pas la conséquence d'un individualisme paysan exagéré ou d'une aversion de celui-ci envers la
coopération" (21).
(21) Slavoljub Dubic, contribution à la discussion dans la
revue "Sociologija sela", op. cit., ä propos de l'article
de E. Sieard.
77
L'attachement à l'esprit communautaire
présuppose
plutôt une tradition familiale et collective qui n'opprime pas
trop les droits des individus ou des familles nucléaires. Une
telle tradition fut assez développée sous le régime féodal, car
le régime frontalier, très répandu en Coratie, en Serbie et
en Bosnie, donnait plus de libertés aux individus et aux familles tout en les obligeant à livrer des quantités fixées de
soldats, mais des soldats armés et liés au sol et aux familles.
De plus, le fêodalisme turc ne prônait pas l'attachement fixe
des paysans à la terre (par interdiction de déménager et de
vendre sa propriété) comme le fêodalisme occidental. Ainsi,
le régime frontalier et le régime turc ont été en général plus
libéraux face aux religions, aux coutumes populaires et aux
droits juridiques que le fêodalisme occidental. Cela explique
dans une certaine mesure l'attachement plus grand aux formes
à la fois communautaires et individuelles de la vie paysanne.
Ceci présente peut-être une base traditionnelle du comportement
paysan, comme le confirme l'expérience récente des formes
différentes des coopératives.
L'économie marchande de la parcellisation de la
propriété paysanne ont provoqué la domination de la petite
propriété paysanne, très faiblement équipée et dans la majorité
incapable de subvenir à ses besoins par ses ressources propres.
En 1931, on trouve sur le territoire yougoslave 2 068 936
propriétés agricoles qui se répartissent selon la surface de
la manière suivante :
78
Nombre et taille des propriétés en Yougoslavie
en 1931
Nombre
%
Jusqu'à' 2 ha
710 473
34,3
2 - 5 ha
698 218
33,6
5 - 10 ha
4 20 279
20,4
10 - 20 ha
180 898
8,7
20 - 50 ha
52 555
2,6
50 - 100 ha
5 415
0,27
100 - 500 ha
1 813
0,09
285
0,02
2 068 936
100,00
Taille
plus de 500 ha
Total
l
i
Source : P. Markovic, Strukturne promené na selu (Changements structurîuix
ä la campagne), Beograd, 1963.
Si l'on considère que pour la subsistance minimale
on doit avoir au moins 5 hectares de terre arable, il est
évident que plus de 60 % de paysans ont été obligés de chercher
d'autres sources de revenu. L'endettement et la dépendance des
commerçants ou des grands
propriétaires terriens furent en
effet très grands avant la guerre, ce qui explique que la
"révolution socialiste" en Yougoslavie, c'est-à-dire la lutte
de libération nationale dirigée par les partisans, a été menée
dans la campagne et non dans les villes. Si 1'éparpillement
extrême de la propriété paysanne, conséquence de la division
continue de la propriété familiale explique 1'"individualisme
79
paysan", leur soutien et leur confiance dans le parti communiste,
organisateur de la guerre de libération contre l'occupation
fasciste, témoigne d'un certain "esprit collectiviste", car
le parti communiste ne cachait pas son attachement au modèle
soviétique. En tout cas, il nous paraît juste de parler de
l'individualisme paysan en ce qui concerne la propriété privée
ou personnelle, et d'un collectivisme traditionnel en ce qui
concerne les formes de coopération sociale
(très forte tradi-
tion de coopératives, surtout de coopératives de crédits, de
vente et d'achat, et très peu de production). On pourrait dire
qu'il s'agit d'un esprit communautaire qui pose des limites
aussi bien à l'individualisme qu'au collectivisme. Ceci est
démontré par l'évolution des coopératives ou des formes de
production collectives après la deuxième guerre mondiale, avec
le passage au socialisme autogestionnaire.
Un fait curieux, qui confirme la thèse exposée, est la
stabilité étonnante du nombre des propriétés individuelles au
cours des dernières cinquante années, malgré la deuxième guerre
mondiale, la réforme agraire et l'introduction du système socialiste en Yougoslavie. Le nombre de propriétés individuelles
évolue de la façon suivante :
1931
-
2 609 000
1949
-
2 605 000
1960
-
2 618 000
1969
-
2 599 000
On voit que la réforme agraire de 1946 n'a pas changé
le nombre des propriétés, en dépit même de l'emploi massif des
paysans à partir de 1950 dans les activités non-agricoles. Ce
80
n'est qu'à partir de 1960 qu'on peut voir une légère diminution
de ce nombre résultant du changement qualitatif dans l'agriculture qui connaît alors une phase d'industrialisation et de
formation des combinats et des grandes organisations agroindustrielles .
Du fait de la parcellisation et de la petitesse de
la propriété agricole, la famille paysanne ne pouvait vivre de
la terre selon les standards de la vie industrialisée moderne
qui pénétrait de plus en plus chaque village yougoslave. Pour
y remédier, les membres des familles paysannes se rendaient de
plus en plus souvent à la ville pour y trouver de l'emploi. On
a vu l'extension constante de ménages paysans mixtes et même
de ménages sans aucun homme employé dans l'agriculture. La
statistique montre qu'en 1969, il n'y a que 54 % de tous les
ménages paysans dont tous les membres employés dans l'agriculture, 38 %, sont déjà des ménages mixtes, 5,8 % des ménages
n'ont aucun membre occupé dans les activités agricoles, et
2,2 % se retrouvent sans force de travail - principalement à
cause du vieillissement. La migration des mains d'oeuvre
agricoles vers les villes a été suivie aussi de l'émigration ver.1
les pays étrangers, et dans les années 60 presque un million
d'ouvriers yougoslaves se retrouvent à l'étranger.
Mais il faut souligner aussi que ce phénomène de "désagricultarisation" s'était aceampagné de la modernisation des
ménages paysans avec l'introduction de la mécanisation (tracteurs et autres machines) et l'aide techno-agraire par les
contrats signés avec les combinats. Il est vrai que dans le
cas des petites parcelles, les ménages paysans deviennent suréquipés, d'où une utilisation non rationnelle des tracteurs,
81
mais en même temps, d'un point de vue technique, insuffisamment
équipés car ils éprouvent le besoin d'autres machines modernes
(22) .
Après la deuxième guerre mondiale, les processus d'industrialisation et d'urbanisation ont« été très rapides en Yougoslavie, avec pour conséquence, on l'a vu, la dés-agricultarisation et l'exode de lapopulation vers les villes ou plutôt
vers les activités industrielles, même si, en Yougoslavie, en
raison de la décentralisation de l'économie, un bon nombre
d'usines furent construites dans les villages, surtout dans
ceux qui étaient les plus proches des ressources en matières
premières ou de bons réseaux de communication.
Ce qui est intéressant dans ce contexte socioéconomique, c'est le degré de collectivisation de la population
paysanne. l'expérience concrète montre que toutes les formes
de collectivisation ne sont pas acceptables pour les paysans
yougoslaves. Ainsi la tentative d'introduire en 1950 des formes
a
de type kolkhose soviétique - dites coopératives paysannes de
travail" - fut un véritable échec en raison de la résistance
de la paysannerie et, après deux ans, était abandonnée, la
direction du Parti se rendant compte que ce n'était pas la
meilleure forme d'expression de fidélité au socialisme. Cette
tentative fut en fait une réaction aux accusations portées par
(22) Les phénomènes de "dés-agricultarisation" et de ménages
mixtes ont été systématiquement étudiés par Vlado Puljiz,
Eksodus poljoprivrednika (Exode des agriculteurs) et l'institut pour les recherches sociales à Zagreb, Mjesovi ta
domacinstva i seljaci-radnici u Jugoslagiji (Ménages mixtes
et paysans-ouvriers en Yougoslavie), Zagreb, 1980.
82
Staline, en 1948, contre les dirigeants yougoslaves soupçonnés
de vouloir "passer au capitalisme". Après l'échec des coopératives paysannes de travail, deux formes commencent particulièrement à se développer : les coopératives agricoles générales
(qui ne touchent pas à la propriété paysanne) et les combinats
agro-industriels, qui deviennent la forme dominante de l'organisation de la production agricole.
"La création des combinats agro-industriels, comme
une forme nouvelle d'organisation sociale dans l'agriculture,
affirme le besoin de socialisation de l'agriculture au moyen
de l'extension des surfaces arables dans la propriété sociale,
de l'association des paysans au moyen des coopératives et de
la coopération avec le secteur socialisé dans la production agricole. L'accent n'est pas mis sur la socialisation formelle de
la terre, mais sur la socialisation du processus de production,
qui introduit les ménages individuels à la division du travail,
et par conséquence favorise l'interdépendance plus grande des
sujets individuels et sociaux dans l'agriculture" (23).
Le tableau ci- après montre la disparition des
coopératives paysannes de travail, la régression des coopératives
paysannes générales et l'évolution des combinats (dont la
réduction en nombre est seulement apparente en raison de leur
accroissement en volume).
(23) Drustvene prom<jene na selu
campagne), Zagreb, 1974.
(Les changements sociaux à la
83
Evolution du nombre des installations agricoles
socialisées
Année
Total
Coopératives
Coopératives
Combinats
pay. de travail pay. générales agro-industriels
1955
8 366
688
6 006
914
1960
5 121
147
4 086
475
1965
2 559
10
1 937
282
1920
1 925
-
1 102
269
1972
1 772
-
905
234
Source : Annuaire statistique de S.F.R.J.
La disparition des coopératives paysannes de travail
de type kolkhozes est très nette et correspond justement à la
résistance de la paysannerie. Par contre/ on observe une extension des combinats agro-industriels qui font également diminuer
la montée des coopératives paysannes de type général. Le nombre
de coopératives et de combinats à partir de 1960 a été divisé
par quatre, mais ce résultat est dû surtout à leur agrandissemem
en superficie. Par exmeple, en 19 62, les combinats ayant plus
de 5 000 hectares présentaient seulement 11,7 % des terres,
tandis qu'en 1970, le tiers d'entre eux possédait déjà cette
superficie. C'est une conséquence de l'industrialisation de
l'agriculture, de l'extension de monocultures et de l'aide
systématique agro-technique (mécanisation, semences, prix stables) de la part des combinats et de l'Etat; Un même processus
d'aarandissèment
des entreprises a pu être observé dans le
84
secteur industriel (24).
En effet, la superficie des terres arables dans le
secteur socialisé, c'est-à-dire dans la propriété sociale, a
augmenté de 1959 à 1971 de 60 %, et correspond en ce moment à
15 % de toute la superficie cultivable. L'expansion du secteur
socialisé a été particulièrement forte dans la période de
1959-65, les superficies du secteur socialisé ayant alors augmenté de 426 000 hectares, c'est-à-dire de 70 000 hectares par
année. Ce processus se poursuit toujours, en raison surtout des
ménages paysans qui se retrouvent sans successeurs et qui vendent leur terre en échange de la sécurité sociale à l'Etat, ou
en raison de l'abandon de la terre arable. Malgré un fort taux
de chômage en Yougoslavie, les terres qui restent en friche sont
donc très importantes.
4.5- La participation de l'agriculture au revenu
national brut t
-''' ' '
;
A la suite de l'industrialisation, la participation de
l'agriculture ou revenu national a constamment diminué : en
1952, elle fut de 33,3 % et trente ans plus tard, en 1972, elle
n'était plus que de 19,9 %. Dans la même période, le revenu
(exprimé en monnaie) a augmenté de 51,7 % à 71,9 %, tandis que
la consommation naturelle des ménages paysans - l'auto-consommation - est tombée de 48,3 % à 28,1 %. En même temps, le revenu
des ménages paysans réalisé en dehors de leur propriété augmente
aussi (de 21,8 % à 49,3 % pour la même période).
(24) Voir notamment R. Supek, "Participation et efficacité
socio-économique en Yougoslavie", in Participer au développement, Paris, UNESCO, 1984.
85
La coopération entre le secteur individuel et le
secteur socialisé se trouve en crise. Les données montrent que
la coopération a diminué dans la culture des céréales, mais
a augmenté dans l'élevage du cheptel. La raison en est le
meilleur équipement en tracteur pour les cultures céréalières
et autres.
La participation dans le SKJ est très faible. Immédiatement après la guerre, leur participation a été assez
importante, parce que la majorité des paysans formèrent les
brigades des .partisans. En 1974, ils ne représentaient plus
que 6 % des membres à SKJ, et leur résistance à la collectivisation de type soviétique a eu pour conséquence, entre 1950
et 19 69, l'exclusion de 200 000 membres !
4 . 6 - La participation des paysans-ouvriers et des
paysans dans les organisations politiques et
sociales
Au départ, on a pu faire l'hypothèse que la participation des paysans et des paysans-ouvriers aux organisations
politiques et sociales en général risquait d'être assez faible
mais que cel'R des i=;s?xs' ouvriers devrait être plus forte
que celle des simples paysans. Il faut savoir en effet que les
organisations politiques ne sont pas d'origine paysanne, mais
d'origine ouvrière.
86
Paysans et paysans-ouvriers comme membres des
organisations politiques et sociales (en %)
Organisations
Alliance socialiste
La Ligue communiste
L'Alliance de la jeunesse
L'Action de femmes
i
Paysans
43
5,2
39,7
Total
57,3
16,9
11,1
37.
37,4 ;
4,6
13,7
6,4
15,7
9,9
13,3
¡l'Union de combattants
-
L'Union syndicale
Paysansouvriers
71,5
78,8
4,8
2,1
3,4
3,9
7,3
5,5
5,6
7,7
6,7
12,2
18,1
15,2
L'Association religieuse
L'Association de pompiers
L'Association de chasseurs
La Croix rouge
Source : "Les ménages mixtes et les paysans-ouvriers en
Yougoslavie", Institut de recherche sociales de
l'Université de Zagreb, Zagreb, 1977.
L'Alliance socialiste est une organisation de masse
avec des activités multiples, surtout de nature locale, c'est
pourquoi il est surprenant que le nombre de membres parmi les
paysans soit au-dessous des 50 %. Mais la raison pourrait en être
une mauvaise perception au niveau local. D'autres recherches indiquent que la participation au niveau local est meilleure dans
les villages que dans les villes.
Une autre organisation de masse (de type syndical)
n'existe pas dans les villages (la sécurité sociale non plus,
jusqu'à une époque récente). Mais il paraît que certaines fonctions du syndicat ont été reprises par la Croix rouge qui est
l'organisation la plus massive dans les villages. La participa-
87
tion dans les organisations religieuses ne doit pas être confondue avec la participation aux cultes religieux dans les églises
et surtout aux cérémonies funéraires, où la musique de pompiers
est de règle dans les villages.
Mais, de toute manière, on voit que la participation
des paysans aux organisations politiques et sociales est plus
faible que celle des paysans-ouvriers. Cette dernière catégorie
est plus mobile, moins attachée â la terre et moins exposée à
l'influence des organisations syndicales dans les villes. Il
faut dire aussi que le taux de participation dans les organisations politiques et sociales varie en Yougoslavie selon les
régions (ou républiques). Par exemple :
- dans la Ligue de communistes on voit la plus forte
participation dans le Montenegro (27,8 1 de ns_"sanj et 3 2 % de
paysans-ouvriers), et le Kosovo (16,3 % et 31,7 % ) , et la
plus faible en Slovénie (2,6 % et 1,9 % ) , en Croatie (3,1 %
et 7,5 % ) , et en Bosnie-Herzégovine (2 % et 9,9 % ) . Ce résultat
est assez surprenant, parce que la Slovénie et la Croatie sont
les républiques les plus industrialisées, tandis que le Montenegro et le Kosovo les moins, et qu'on pouvait s'attendre à voir
augmenter le taux de membres de la Ligue de communistes.en
fonction du degré d'industrialisation ou d'extension du prolétariat industriel.
- dans l'Union des combattants, parmi les paysans,
le taux est le plus fort en Slovénie (21 % ) , en Serbie (20,6 %)
et en Macédoine (20,4 % ) , et le plus faible au Kosovo (7,6 %)
et en Bosnie-Herzégovine (3 % ) . Le plus faible pourcentage de
paysans-ouvriers se trouve dans le Monténégro (3,6 %) et en
Bosnie-Herzégovine (3,3 % ) . Ici encore les résultats s'écartent
de ce qui était prévisible, parce qu'en Slovénie la participa-
88
tion à la guerre de libération fut beaucoup plus faible qu'au
Monténégro ou qu'en Bosnie-Herzégovine. Il apparaît qu'il
s'agit d'un facteur d'organisation en tant que tel.
- dans les organisations religieuses, le
plus grand
nombre de paysans se trouve au Kosovo (35,9 % - des musulmans),
et en Slovénie (9,2 % - des catholiques) et le moindre en
Serbie (1,6 % ) , en Vojvodine (1,7 %) et au Monténégro (0 % ) .
La Slovanie est une région ayant une tradition religieuse très
forte. L'absence totale de membres des organisations religieuses
en Serbie et au Monténégro est une question de statistique
(l'église orthodoxe étant implantée directement dans le peuple
et ne possédant pas d'organisations spéciales, ce qui la distingue de l'église catholique).
En ce qui concerne les différences selon le sexe,
les hommes participent beaucoup plus que les femmes. C'est un
trait de la mentalité patriarcale. Les femmes ne participent
plus que dans les organisations religieuses. Dans les organisations politiques, l'intensité de participation dépend de l'éducation scolaire (ceux ayant une éducation supérieure participent plus à la Ligue de communistes).
De même, parmi les paysans-ouvriers, on voit la
participation la plus grande chez ceux qui exercent les métiers
les plus administratifs ou les fonctions dirigeantes.
Participation dans les organes d'autogestion et dans les
délégations (en %)
iîembres
Pas de membres
Sont membres
Total
Paysans
Pay sans-ouvriers
90,5
9,5
80,4
lO0,0
100,0
19,6
Total
i
85,4!
14,6
100,0
89
Il est donc évident que les paysans-ouvriers participent beaucoup plus. Cependant, la participation dans les organisations politiques ou dans les organes de gestion n'est pas
un bon indicateur de la participation dans la vie sociale en
général. Tenant compte de toutes les organisations mentionnées
dans la recherche, on a établi un index synthétique à cinq
degrés qui est significatif de la participation dans la vie
sociale dans la localité.
Participation des paysans et des paysans-ouvriers dans
la vie sociale de la localité (en %)
Degré de partici pation
Paysans
Paysans-ouvriers
Total
I
(0 point)
41,5
18,3
29,9
II
(1 point)
27,1
37,9
32,5
III (2 points)
12,5
15,4
13,9
IV
(3 points)
10,3
12,2
11,2
V
(4 points et plus)
8,7
16,2
12,4
100,0
100,0
100,0 |
Total
Les différences sont les plus grandes lorsqu'il y a
absence de toute participation (0 point) et au cinquième degré,
quand la participation est la plus intense. Parmi ceux qui
s'abstiennent dans les activités sociales et dans les organes
de gestion, il y a deux fois plus de paysans que de paysansouvriers. Il est intéressant de constater que la participation
de la paysannerie à la vie sociale est la plus développée dans
la région la plus industrialisée comme la Slovénie qui, par
tradition, a une vie culturelle et sociale dans les villages
très développés (il n'y a pas d'analphabètes), tandis que
90
dans
les républiques plus arriérées, comme le Monténégro et la
Bosnie-Herzégovine, la participation des paysans est la plus
faible, malgré une mentalité patriarcale et "communautaire" très
développée. Il semble donc que la culture est un facteur plus
important que 1'"esprit communautaire" !
Pourtant la participation de la paysannerie est plus
importante lorsqu'il s'agit de résoudre les problèmes et les
difficultés dans les villages, ce qui montre que l'esprit de
solidarité est présent. L'intérêt pour les problèmes fait croître le degré de participation et une corrélation positive
s'établit entre la participation et la présence régulière aux
réunions où on parle du développement et des problèmes courants
du village...
Participation des paysans et des paysans-ouvriers aux
réunions où on discute le développement et les problèmes du village
I
¡Présence aux réunions
Paysans
Paysans-ouvriers
1
Total
;
1
iRégulière
38,1
42,3
40,0J
Temporaire
29,6
34,3
31,9:
i
Rarement ou jamais
32,3
23,4
27,S
1
Total
100,0
100,0
100,0¡
I
On voit que 1'intérêt pour les problèmes et le développement est assez grand ou presque total, si on écarte la
question des femmes dont la participation dans les villages
est toujours plus faible, les femmes restant garder le foyer
pendant que les hommes se rendent aux réunions. Les problèmes
du village sont toujours concrets et intéressent tout le monde.
91
Les différences entre les paysans et les paysans-ouvriers ne
sont pas importantes, bien que les paysans-ouvriers témoignent
d'un peu plus d'intérêt.
"Les résultats de notre recherche, dit Alija Ho^zLc,
nons montrent que des changements significatifs se sont produits dans nos villages quant à la manière traditionnelle d'organiser le temps libre et à l'engagement social. Ces changements
sont étroitement liés aux changements globaux de la vie de la
population rurale. Cependant, ces changements n'ont pas été
analysés comme dans d'autres domaines sociaux, surtout dans
le domaine économique. Malgré cela, à partir de cette recherche,
on est en mesure de faire certaines observations générales.
Exceptée l'introduction de manières plus modernes
d'occuper son temps, on voit toujours dans les villages des
formes plus traditionnelles et plus passives, fondées sur les
contacts immédiats (conversations avec les membres de la familières voisins, lss amis). Les formes d'occupation du temps
libre ne sont pas encore suffisamment différenciées. De même,
on ne voit pas de différences notables correspondant à un
ensemble de caractéristiques personnelles ou sociales. Des
différences plus marquées proviennent de l'appartenance aux
diverses républiques ou régions, ainsi que du degré d'évolution
économique de celles-ci. Des caractéristiques personnelles sont
plus sensibles à deux égards, du sexe, de la scolarité, de
l'état marital, du statut dans le ménage (à savoir par exemple
si l'enquêté est patron ou non). Pourtant, l'âge ne produit
pas de différenciation.
Les paysans-ouvriers sont un peu plus actifs que les
paysans au cours du temps libre, (quoique avec des différences
92
non négligeables), qu'ils occupent de manière plus variée et
plus moderne. Ce qui est compréhensible, car ils possèdent de
meilleurs moyens de distraction, d'information (la télévision,
par exemple), de meilleurs revenus, et qu'ils sont plus accessibles aux valeurs urbaines (25).
V - LA JEUNESSE DANS LE SYSTEME AUTOGESTIONNAIRE
5.1 - Les jeunes et la structure sociale
Entre les deux recensements généraux de 1971 et de
1981, le nombre des individus de 15 à 27 ans est passé de
4 476 768 à 4 858 627 (+ 381 639).
Structure de la population jeune (en %)
1971
1981
15-17 ans
26,93
22,73
18-20 ans
26,13
23,13
20-24 ans
30,46
30,41
25-28 ans
16,48
23,73
100,00
100,00
Total
Source : Moadi Yugoslavije
Belgrade, 1982
(25 ) Op. cit. , pp. 612-613
(Les jeunes de Yougoslavie),
93
On voit apparaître un phénomène typique de l'industrialisation des pays agricoles,ä savoir le vieillissement des
jeuens générations : un écart net au profit d'une proportion
plus forte des générations les plus âgées, ainsi celle, par
exemple, de la trenche d'âge 25-28 ans passée de 16,48 à
23,73 % en dix ans. L'accroissement des jeunes est le plus faible dans les régions industrialisées,(nulle en Croatie, de
6,8 % en Slovanie), tandis que les régions paysannes et de
culture traditionnelle connaissent une très forte augmentation
des jeunes : 23,4 % en Bosnie Herzégovine et 37,3 % au Kosovo. C<
qui fait que la part des jeunes dans la population totale de
Croatie n'est plus que de 26,7 % (minimum yougoslave),et celle
de la Bosnie-Herzégovine de 43,2 % et celle du Kosovo de 42,3 %
(maximum yougoslave). Si l'on ne considère que la population
active, on peut dire qu'en Croatie, il n'y a qu'un tiers des
jeunes qui travaillent, tandis qu'en Bosnie-Herzégovine et au
Kosovo c'est près de la moitié. Une proportion aussi forte des
jeunes dans la population active accroit le souci des jeunes
pour l'emploi et la promotion professionnelle, comme l'indiquent
les
enquêtes sociologiques.
Un autre phénomène accompagnant l'industrialisation
est l'intensification de la scolarisation. Il y a d'abord
une diminution de l'analphabétisme parmi les jeunes de 14 %
en 1971, à 9,5 % en 1981. Il est vrai que dans les régions arrié
rées, il atteint jusqu'à 17 % tandis que dans les régions industrialisées il est inférieur à 1 % (chez les femmes en général,
il est plus accusé). De plus, dans la part de la population
au-dessus de 15 ans, on trouve en 1961 33 % de personnes sans
94
éducation scolaire, tandis qu'en 1981 on n'en trouve plus que
14 %. Ceci est dû surtout aux jeunes, ce qui laisserait supposer qu'on pourrait s'attendre à une participation plus forte
des jeunes dans les organisations sociales et politiques. Hëlas,
les chiffres montrent clairement que ce n'est malheureusement
pas le cas.
Un trait caractéristique de la scolarisation en Yougoslavie est le taux très élevé des étudiants et des élèves
des grandes écoles. En 1981, pour un total de 4 300 912 jeunes,
2 831 273 sont dans les écoles primaires, 1 066 316 dans les
écoles moyennes, et 403 323 dans les écoles supérieures et les
facultés. Cela veut dire qu'un tiers des junes est touché par
la scolarisation. Mais tandis que la Yougoslavie reste au-dessous
de la moyenne européenne pour la scolarisation de niveau primaire et moyen, elle dépasse largement les pays européens en ce
qui concerne les étudiants, avec un taux d'étudiants le plus
élevé dans le monde. Ce qui est curieux quand on considère comme
une loi sociologique le fait que le taux d'étudiants dépend
de la richesse moyenne du pays : en Yougoslavie, c'est justement
le contraire qui se passe - les régions et les républiques les
plus pauvres ayant un taux d'étudiants plus élevé que les
régions et les républiques les plus riches.
Un autre fait qui suggère l'importance possible des
jeunes dans la vie communale est l'absence d'un système de
campus, et donc d'isolement des jeunes de la vie communale, mais
surtout la décentralisation des grandes écoles. On devine que
la présence des étudiants dans une ville contribue, grâce à leur
dynamisme, à l'intensification de la vie sociale et culturelle
95
en général. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que les jeunes
étudiants en Yougoslavie venant de toutes les régions, et particulièrement des régions pauvres, ont été le noyau de la radicalisation de la vie politique avant la guerre et de l'organisation de la lutte de libération contre l'occupant fasciste.
En 1959-60, on trouve des écoles supérieures dans 23
villes, en 1979-80 dans 61 villes, tandis que des facultés,
des académies et des grandes écoles (avec rang de faculté) existaient en 1959-60 dans 10 villes et en 1979-80 dans 46 villes.
L'accessibilité aux grandes écoles en fut accru, mais en même
temps on vit apparaître certains phénomènes négatifs comme le
cloisonnement régional de la scolarisation en sous-systèmes,
la duplication irrationnelle des programmes et des cadres de
l'éducation ainsi qu'un nivellement de la qualité de la formatior
professionnelle. La Yougoslavie possède, en général, une structure de qualifications professionnelles qui est assez bonne du
point de vue statistique, mais qui reste très déficiente du
point de vue fonctionnel et de l'efficacité. C'est pourquoi le
thème dominant actuellement au sujet du programme de stabilisation de l'économie, dans ces années de crise généralisée, est
celui de la politique des cadres, de l'avis général absolument
déficient.
96
Taux de scolarisation dans les grandes écoles et
leg_ facultés en 1981
taux de
scolarisation
coefficient
de scolarisation
107
2,5
Slovénie
76
3,6
Croatie
97
2,9
Vojvodine
108
2,5
Serbie (sans Rég. autonomes)
123
2
Macédoine
129
2,1
82
3,9
Monténégro
164
2,2
Kosovo
140
2,5
Yougoslavie
Bosnie et Herzégovine
N.B. : Le taux de scolarisation
est calculé sur le nombre
d'étudiants pour mille habitants (la Yougoslavie a 107
étudiants pour mille habitants). Les Républiques sont
rangées de Slovanie ä Kosovo selon l'ordre décroissant
du revenu national. On voit qu'un pays typiquement montagnard et très pauvre,comme le Monténégro, possède
un
taux d'étmdiants de plus du double de celui de la Slovénie qui est la république au revenu le plus élevé. Il va
sans dire que l'émigration des mains-d'oeuvre (et également des intellectuels) est la plus forte dans les républiques les plus pauvres.
La Yougoslavie est connue au plan européen, non
seulement comme pays exportateur de mains-d'oeuvre non qualifiée
mais aussi de spécialistes parmi les plus qualifiés. Ainsi, par
exemple, deux tiers des diplômés de la faculté des constructions
navales et des machine-outils travaillent à l'étranger.
Continuer les études au niveau des grandes écoles
et des facultés, où l'inscription est d'ailleurs gratuite, est
une façon d'alléger la situation sociale des jeunes qui ne
sont pas en état de trouver un emploi dans leur milieu social
d'origine. Cela entraîne un prolongement de la durée des études
97
largement au-delà des échéances prévues pour les différentes
facultés. L'un des indicateurs de l'efficacité de la formation
au niveau des facultés est
le nombre d'étudiants qui mènent
leurs études à terme. Les données statistiques sur le nombre
d'étudiants qui finissent leurs études ne dépasse pas, en 1981,
plus de 16,9 % de l'ensemble et dans les années avant 1981,
il était encore plus bas. Le succès est plus élevé dans les facultés techniques, mais, pour des raisons sociales, la majorité
des étudiants s'inscrivent aux facultés des sciences sociales.
C'est pourquoi une pression constante des cadres s'exerce dans
les domaines économiques et juridiques, les facultés de droit et
des sciences économiques étant les plus nombreuses, ce qui explique partiellement non seulement le nombre total de professionnels avec ce profil, mais aussi les tendances à la bureaucratisation du système. En effet, les postes ¿Les plus importants dans
l'administration gouvernementale sont occupés par des
juristes. En Yougoslavie, la situation de l'encadrement rappelle
celle de la France de la première moitié du XIXe siècle, à savoir la domination sociale et politique des juristes et des
instituteurs, les premiers jouant surtout le rôle de dirigeants
aux postes les plus importants, et les seconds le rôle d'idéologues, à un niveau tout de même inférieur.
5.2 - Les jeunes dans le travail associé
Dans le nombre total des citoyens employés en 1981
(5 895 000), la proportion des jeunes était de 23,3 %, mais la
population travailleuse féminine (représentant 36,2 % en 1981,
chiffre conforme â la moyenne des pays développés) comporte plus
de jeunes filles (26,2 %) que de jeunes hommes (21,7 % ) . L'embauche des jeunes fut croissant, surtout dans le secteur indus-
98
triel et dans le secteur touristique. Le tourisme, en pleine
expansion depuis vingt ans, concerne surtout les régions les
plus pauvres, exposées antérieurement à la forte émigration de
main d'oeuvre vers l'Amérique et l'Australie. L'industrie touristique a transformé des régions pauvres en régions prospères.
Dans ces régions, surtout dans la partie méridionale, on peut
observer comment une culture traditionnelle et patriarcale se
désagrège sous l'influence des moeurs modernes importées surtout
par un public occidental venu des pays industrialisés et riches.
Mais, avec la stagnation économique et la crise sociale, la situation des jeunes s'aggrave de plus en plus, particulièrement en ce qui concerne l'emploi. Le nombrede personnes
cherchant un emploi, entre 1970 et 1981, a augmenté de 300 000
à 833 000, et, dans ce dernier chiffre, 74,6 % des personnes
sont âgées de moins de 30 ans.
5.3 - La participation des jeunes au système politique
et à l'autogestion
On sait que la guerre de libération et la révolution
socialiste a été l'oeuvre surtout des jeunes, et qu'immédiatement après la guerre le gouvernement yougoslave et l'armée
avaient les cadres les plus jeunes d'Europe. Les jeunes représentaient trois quarts des combattants de l'armée de libération
nationale. Eux-mêmes étaient à lbrigine de la formation du
nouveau pouvoir dans les territoires libérés. Dans cette lutte,
la jeunesse communiste a d'ailleurs eu plus de 100 000 morts.
Trois décennies après la fin de la guerre, cette situation a bien
changé : la majeure partie des jeunes se trouve en dehors de
toute participation politique.
99
â§s_délégués
Le système des délégués a été introduit par la nouvelle constitution de 1934. Sa spécificité fut de poser l'élection
des délégués dans lea corps suprêmes (l'ancien parlement) â
deux degrés : au niveau des délégations (avec participation de
tous les citoyens) et au niveau des conseils républicains et
fédéraux
avec participation des délégués élus précédemment,
mais également de décomposer le parlement en trois conseils
suprêmes (le Conseil du travail associé, le Conseil des communautés locales et le Conseil socio-politique, ce dernier ayant
la plus grande influence du fait que la direction du Parti en
fait automatiquement partie).
On voit donc une très faible représentation des jeunes
dans toutes les Assemblées (républicaines et fédérales) et dans
les conseils, du niveau le plus inférieur (la commune) jusqu'à
l'Assemblée fédérale. De plus, leur taux de représentation
décline au fur et à mesure qu'on monte les degrés hiérarchiques.
Nombre de délégués dans les assemblées des communautés
socio-politiques
Total
Assemblée SFRY
Assemblées des républiques
socialistes
Assemblées des régions
autonomes
Assemblées des communes
Jeunes
%
308
6
1,95
1 481
124
8,38
Î35
65
14,94
56 068
6 742
12,03
luu
De plus, on repère ces dernières années une tendance à
réduire le nombre de jeunes dans les instances représentatives.
Ainsi en 1978, la part des jeunes était de 2,28 %, et désormais
il n'est plus que de 1,9 5 %. Cette tendance se manifeste aussi
bien à la base qu'au sommet, et même dans tous les conseils.
Diminution des jeunes dans les délégations (en %)
1974
1978
1982
Délégués (jeunes) dans les
assemblées communales
15,6
14,3
12,0
Conseils du travail associé
15,6
14,1
11,1
Conseils des communautés
locales
12,5
11,5
9,6
Conseils socio-politiques
18,8
17,6
16,5
Dans les conseils socio-politiques, la représentation est plus forte, parce que, comme on vient de le dire, les
délégués dans ces instances sont nommés directement par leurs
organisations. Il est cependant significatif que leur
sentation
repré-
dans les communautés locales soit la plus faible,
ce qui témoigne d'une privatisation plus accusée dans ce secteur
On se rend compte que, sur tous les délégués, du niveau communal jusqu'au niveau fédéral, il n'y a que 5,4 % des
jeunes parmi les délégués, ce qui veut dire qu'un homme sur
dix-neuf, membre des délégations, est élu comme délégué. En
Macédoine où le pourcentage des jeunes (au-dessus de 15 ans)
dans la population totale représente 35,4 %, soit plus d'un
tiers de la population, le nombre Oie délégués dans l'Assemblée
n'est que de 3,60 %. Ne doit-on parler d'une permanence de
101
l'esprit patriarcal de cette société ?
Un autre fait intéressant, qu'il faudrait analyser
de plus près est la décroissance des délégués dans les conseils
du travail associé, quand ils possèdent une qualification scolaire et professionnelle supérieure, alors qu'on voit augmenter
le nombre de
jeunes ouvriers non qualifiés ou avec des quali-
fications professionnelles inférieures (on en trouve en 1982
88 avec une qualification supérieure et 206 avec une qualification inférieure - base en 1974 : 100).
Structure d'âge suivant le niveau de délégation (en %)
Groupes d'âges
au-dessus
47-56
ce 56
8,9
17,4
37-46
23,6
27-36
30,1
7,4
21,1
31,3
31,1
9,1
Délégués
12,2
23,6
35,3
23,4
5,6
Structures supérieures
20,2
26,2
27,4
25
1,2 .
Total en %
10
21
30,2
27,8
Base de délégations
Membres de délégations
jusqu'à
27
20
10,9 ,
Il est visible d'après ce tableau que le pourcentage
le plus élevé des personnes se trouvant à la base des délégations se trouve dans la tranche d'âge des 27-30 ans, tandis que
prédomine la tranche d'âge de 37-40 ans parmi les délégués. Ces
chiffres indiquent clairement que le nombre de délégués parmi
les jeunes n'est pas adéquat à leur nombre à la base de délégations, c'est-à-dire dans le corps électoral.
102
Dans une enquête concernant la participation des jeunes
en Croatie (pour 27 communes), il est intéressant de noter que
la majorité de délégués ne sont pas membres des organisations
politiques des jeunes (Ligue des jeunes). Les fonctionnaires
issus des organisations des jeunes sont en minorité même s'ils
possèdent des fonctions dans cette Ligue des jeunes.On peut
se demander s'il ne s'agit pas en ce cas d'un phénomène de
dépolitisation des jeunes ou, au contraire, un effet de la démocratisation de la vie publique ?
Fonction dans la Ligue des jeunes et participation
dans les structures de délégation(en %)
Fonction dans la Ligue des jeunes
hors sans
n'en est
OTA fonction pas membre
dans
JCL
dans
OTA
Membre de délégations
3
6,2
2,2
36,1
52,5
Délégués
1,7
5
2,4
42,2
48,7
1,7
3,4
39,7
55,2
Structures de dél. sup.
-
N.B. : CL : communauté locale, OTA : organisation^ du travail
associé.
Dans toutes les structures de délégations prédominent
les personnes qui ne sont pas membres de la Ligue des jeunes
et qui ne possèdent pas de fonctions.
Par ailleurs, la question posée dans l'enquête mentionnée sur la qualité du travail des délégués indique que
l'activité des organisations des jeunes est considérée plutôt
comme insatisfaisante par rapport S l'activité de la Ligue
des communistes et des syndicats.
103
Evaluation du travail des organisations sociopolitiques dans le système de délégations
Liqne des
Sypdi cat
corjmini s ter?
(en %)
Ligue des
jeunes
Bien
30
25
15
Moyen
38
37
26
17
30
34
15
8
25
Médiocre
Sans
opinion
Source : Teorija i praksa delegatskog sisteme (Théorie et prat
que du système de délégations) Zagreb, 1979, Faculté
des sciences politiques.
L'activité des jeunes n'est pas satisfaisante seulement en général, mais elle est également faible au niveau des
organisations du travail associé, donc dans les entreprises où
les jeunes
sont actifs en tant que producteurs. Il s'agit
bien entendu du travail politique au sein des structures de
délégations.
"Comment évaluez-vous le travail des organisations
socio-politiques dans votre OTA à propos du développement des délégations et de leurs décisions?
Ligue des
communistes
Bien
Moyen
Médiocre
Sans opinion
30,14
37,88
17,52
14,46
Syndicat
24,87
37,26
29,95
7,92
Ligue des jeunes
socialistes
15,73
25,50
33,93
24,75
N.B. : Dans les 27 communes visées par cette enquête, 2575 per
sonnes au total furent membres des délégations dans les
assemblées communales, ce qui donne encore plus de poid
à ces chiffres car il s'agit de personnes en principe
mieux informées que de simples citoyens.
104
Les citoyens en gnéral sont loin d'être satisfaits
du travail des membres des organisations politiques et sociales.
Ils sont mieux informés à l'égard des syndicats, car la syndicalisation est une chose obligatoire en Yougoslavie, et ils
connaissent mieux l'activité de la Ligue des communistes, la
presse les informant régulièrement de son activité, tandis que
l'activité des organisations de jeunes reste inconnue et mal
évaluée. Pourtant la perception de l'activité de ces organisations est incomparablement mieux développée dans l'organisation
du travail associée (entreprises) que dans la communauté locale. L'entreprise est ce qui est le plus proche de tout travailleur ou employé.
5.4 - jia participation de la jeunesse aux organisations du travail associé
La nouvelle Constitution de 1974 et la Loi sur le
travail associé de 1976 ont élargi la base de l'autogestion
ouvrière en augmentant le nombre des organisations de base de
travail associé (OBTA) dont le nombre a presque doublé. L'idée
de cette réforme fut de renforcer les formes de démocratie
directe, c'est-à-dire l'accessibilité de tous les travailleurs
et employés aux processus de décision dans l'entreprise qui,
de son côté, a obtenu une complète autonomie pour toutes ses
affaires de gestion. Ainsi la participation de jeunes devaitelle en principe s'en trouver accrue.
Il faut rappeler que sur 5 071 494 ouvriers actifs
en 1979 les jeunes
représentaient près d'un quart de tous
les employés (24,66 % ) . En Croatie ce chiffre atteint presque
30 %. Cependant leur présence dans les conseils ouvriers est
IO 5
inférieure à leur importance numérique. Ce qu'on a déjà constaté pour la représentation politique
: leur présence diminue
si le conseil se trouve â un niveau hiérarchique supérieur
(par exemple dans les organisations complexes du travail associé qui comptent fréquemment 30 ou plus d'organisations de
base du travail associé) . Ce que montre de manière nette le
tableau suivant :
Les jeunes dans les conseils ouvriers en 1979
Organisationscommunautés
Total
Jeunes
%
Total SFRY
29 837
4 45 7 55
57 899
12,89
OBTA
15 296
208 207
29 742
14,42
Org. de travail
(sans OBTA)
8 188
124 991
16 035
12,83
Org. de travail
(avec OBTA)
3 148
71 845
7 205
10,03
227
9 149
643
7,03
Org. complexe de
travail associé
N.B. : Les organisations de travail associé de taille réduite
ne forment pas les OBTA qui se trouvent en grand nombre
dans les organisations complexes.
Le nombre des délégués des jeunes dans les conseils
des organisations de travail associé est réduit de moitié ou
d'un tiers, quand il s'agit des conseils plus importants au
niveau des organisations complexes. Les jeunes peuvent trouver
une consolation dans le fait que les ouvriers manuels sont aussi
sous-représentés dans les conseils ouvriers
allant de 60 à 80 % ) .
(13 % pour un total
106
La dynamique dans le temps de la représentation
des jeunes dans les conseils montre d'abord une montée, puis
une chute. Par exemple, en 19 53 le pourcentage des jeunes fut
de 9,78 en 19 56, de 12,40 pour atteindre en 1957 le maximum
de 17,19 %. En 1979, on retombe ) 12,94 % et actuellement on
assiste à une nouvelle chute de 2 %.
On pourrait se demander dans quelle mesure cette
souB-représentation des jeunes dépend de l'influence de la
culture traditionnelle patriarcale. Les données statistiques
ne semblent guère confirmer cette hypothèse par ce que les
jeunes sont mieux représentés dans les pays à culture traditionnelle que dans les régions plus modernisées ou industrialrlément avancées (comme la Croatie ou la Slovénie). Il est plus
probable que leur présence dépend de l'activité des organisations politiques de lajeunesse.
Jeunes délégués par rapport à la population employée
.(en %)
Délégués ouvriers
total
Jeunes délégués!
RSF Yougoslavie
11,47
6,02
Slovénie
9,96
5,61
Croatie
10,68
4,85
Serbie
12,77
6,67
Vojvodine
15,32
8,27
Bosnie-Herzégovine
10,77
7,13
Monténégro
12,03
6,08
Kosovo
12,41
8,33
N.B.
: Les Républiques sont rangées selon l'ordre du revenu
national moyen décroissant.
107
5.5 - La participation des jeunes aux communautés
locales
L'organisation de base du travail associé et la
communauté locale sont considérées comme les piliers du système
d'autogestion en Yougoslavie. Elles
représentent un nombre
d'union entre la communauté de travail et la communauté de vie.
La jeunesse passant la plus grande partie de sa vie dans la
communauté locale, divers types d'activités s'y.trouvent inclues
et on espère la voir plus active dans ses organes de gestion.
Ce n'est pourtant pas le cas. La participation de la jeunesse
dans la communauté locale est à peu près de même intensité que
dans les organisations politiques : sa représentation en nombre
de délégués en 1972 est de 8,3 %,en 1978 de 14,0 % et en 1980 de
13,1 %. Mais ce qui est plus inquiétant est l'inactivité des
organisations de jeunes (Organisations de base de la Ligue des
jeunes socialistes) et surtout l'inactivité des conseils de la
communauté locale : en 1976, les assemblées-conseils ne se sont
pas réunies plus d'une seule fois en deux ans ; en 1982, 28 %
de délégations dans les communautés territoriales ou 56 % de
délégations de communautés autogérées d'intérêt ne se sont même
pas réunies une seule fois 1
Cette inactivité montre que la jeunesse n'est pas
mobilisée pour s'occuper de problèmes qui pourtant la concernent
dans la communauté locale. La passivité des jeunes se reflète
tout autant dans les organisations politiques, c'est-à-dire
dans le système de délégations. On verra que cette passivité
ou plutôt ce retrait de la volonté de participer.'- dans les organisations légales a abouti à la création d'une sphère parti-
108
culière de la vie des jeunes, d'une espèce de sous-culture.
La jeunesse est trop dynamique de nature pour rester inactive,
et si elle ne trouve pas des formes adéquates pour s'exprimer
dans la vie publique et officielle, elle va commencer à fonder
des formes alternatives : culture "rock", par exemple, discoclub, etc.
L'enquête réalisée par le Presidium de la Ligue des
jeunes socialistes aboutit à la conclusion suivante :
"Les résultats publiés concernant la participation
de la jeunesse au système politique montrent que la chute du
taux moyen d'embauché dans le secteur socialisé et le secteur
privé au cours de la période 1971-81 a provoqué aussi une réduction relative et absolue de la participation des jeunes au système de délégations dans les organisations autogestionnaires du
travail associé et dans d'autres organisations autogestionnaires.
D'autre part, il était possible de s'attendre à une
intensification de la participation des jeunes à des formes
institutionnalisées telles que la communauté locale et la communauté autogestionnaire d'intérêts qui forment la base de la
structure du système politique de l'autogestion, de même qu'au
moyen des organisations de jeunes. Cependant, les données sur
leur participation et influence indiquent qu'il en va tout autrement.
Une autre donnée illustre la situation existante :
la représentation de la jeunesse dans les assemblées des communautés locales et les assemblées des communautés autogestionnaires d'intérêts, de même que dans leurs organes exécutifs, est
inversement proportionnelle à l'importance et au niveau de
1'institution.
109
Autant une institution, par sa liaison verticale,
est plus élevée, et autant la jeunesse, par sa structure d'âge,
possède moins de délégués, et respectivement, si les organes
de l'assemblée sont fonctionnellement plus complexes pour la
préparation et la mise en oeuvre des décisions, on trouve moins
de délégués des jeunes en leur sein.
Pourquoi en est-il ainsi ?0n ne peut pas donner la
réponse dans cette publication, mais on doit souligner le besoin de faire les recherches et les investigations qui pourraienl
donner la réponse à cette question, et contribuer à l'élimination des causes de la détérioration de la position de la jeunesse dans notre société (26).
5.6 - Les jeunes dans le? syndicat? et dans la Ligue des
communistes
En Yougoslavie, la syndicalisation est obligatoire et
automatique. Tout employé est immédiatement membre du syndicat.
On déduit directement du salaire sa cotisation syndicale chaque
mois. C'est pourquoi le nmmbre des jeunes dans le syndicat est
proportionnel au nombre des jeunes employés. Leur représentation
dans les organes dirigeants du syndicat est la même que pour
d'autres organisations politiques, c'est-à-dire qu'elle est
largement souc-représentée, mais tout de même quelque peu supérieure à leur niveau de représentation dans les délégations.
On note aussi une tendance à la diminution des jeunes : en 1979,
il
y
en< avait 15,9 % mais en 1981, seulement 12,1 %. La
(26) Les Jeunes de la Yougoslavie, Belgrade, 1982, pp. 72 73.
110
La règle de la diminution selon la hiérarchie se vérifie ici
aussi : il n'y
a
pas plus de 2,2 % de jeunes, soit exacte-
ment 11 personnes, dans le Conseil de l'Union des syndicats en
Yougoslavie.
La représentation des jeunes dans la Ligue des communistes est bien meilleure par rapport aux autres organisations.
La Ligue des communistes avait en 1980 plus de 2 millions de
membres, dont 675 484 personnes âgées de moins de 27 ans.
Ainsi presque un membre sur trois de la Ligue était un jeune.
Mettant en relation le nombre des jeunes qui sont membres de
la Ligue des communistes avec le nombre total des jeunes dans
la population, on peut calculer le taux de "partiinost"
(d1"adhérence" au Parti). Par exemple, en 1971, sur 1 000
jeunes ayant atteint la majorité, 66,9
étaient membres de
la Ligue. Dans les années suivantes, on observe une accélération
de l'augmentation de ce taux par rapport a la croissance
globale de la jeunesse dans l'ensemble de la population puisque
le taux de "partiinost" s'accroît à 179,9. Un membre sur cinq
du Parti était un jeune (22,1 % ) . Les jeunes femmes sont moins
représentées car il n'y a qu'une jeune femme sur dix qui es*
membre de la Ligue.
Ill
Nombre de membres de la Ligue de Corn, sur 1000 habitants
âgés de 18 ans et plus en 1980.
Total
1R et ¡-.lus
Yougoslavie
148,0
Jeunesse
18-27 ans
139
92,4
104,6
Croatie
102,8
121,7
Serbie
139
216,5
Vojvodine
148,8
201,1
Macédoine
115,3
100,2
Bosnie-Herzégovine
140,7
188,8
Monténégro
191,7
235,2
113,6
131,2
Slovénie
Kosovo
Dans les républiques les plus industrialisées qui
disposent du revenu national moyen le plus élevé, le taux de
jeunes membres est au-dessous de la moyenne yougoslave. Dans
les républiques, les plus pauvres, en revanche, ce taux est
au-dessus de la moyenne. L'exception en est le Kosovo, qui,
malgré son caractère traditionnel et agriocle, comporte un
grand nombre d'étudiants, mais leur absence de la Ligue pourrait
s'expliquer par des sentiments assez critiques vis à vis du
régime, ce qui fut à l'origine du mouvement oppositionnel de
1981.
Pour sa part, le Monténégro prédomine nettement et
dépasse largement les autres républiques, ce qu'on pourrait
attribuer â la grande mobilité de sa jeunesse, surtout estudiantine, qui est obligée de chercher des débouchés dans
112
d'autres régions plus riches. D'ailleurs, alors que la porportion des jeunes d'origine agricole est en régression (4,6 %
en 1980), les étudiants se trouvent en progression (de 13,5 %
en 1973 ä 17,4 % en 1980). L'intérêt accru chez les étudiants
de s'inscrire à la Ligue des communistes est probablement
beaucoup plus déterminé par le chômage de plus en plus répandu
parmi les intellectuels que par le facteur idéologique.
Les recherches sur l'orientation sociale et morale
de la jeunesse (R. Supek, 1958) nous ont montré que les jeunes
perçoivent deux voies ou "canaux de promotion sociale" : l'un
lié aux qualifications professionnelles et l'autre à la position politique. Ces deux canaux sont absolument dominants dans
la société yougoslave, et les jeunes s'orientent vers l'un ou
l'autre. En général, les meilleurs étudiants choisissent le
premier, tandis que les plus médiocres retiennent le second,
celui de la promotion politique. Les difficultés d'emploi
amènent les jeunes à chercher de plus en plus dans l'adhésion
à la Ligue des communistes un avantage dans les concours pour
obtenir un emploi. Ceci explique pourquoi il y a si peu de
jeunes paysans dans la Ligue et tant d'étudiants. L'activité
politique doit aussi aider à la progression dans la position
dans le travail ou dans l'exercice de la profession. Il est à
noter que le "canal politique" détermine dans une grande partie
la "sélection négative" des cadres, parce que le "profil
politique" a un rôle plus important dans l'avancement que les
capacités professionnelles.
5.7 - La perception des valeurs du socialisme
autogestionnaire
Il faut maintenant examiner différents aspects des
valeurs liées au système de l'autogestion socialiste. Des recherches ont cherché à savoir dans quelle mesure le système de
l'autogestion et de système social en général déterminent
certaines valeurs personnelles, par exemple envers le travail,
les activités professionnelles, les activités dans le temps
libre, etc.
En ce qui concerne les attitudes de l'évaluation du
travail, on a constaté qu'il a existé au cours des années une
tendance en faveur des valeurs "utilitaires" du travail, donc
un abandon des attitudes plus utopistes ou humanistes. Dans une
recherche très approfondie, Culig
Fanuko et Jerbic (1982)
ont constaté, de 1979 à 1981, une légère tendance vers la sécurité d'emploi, sous l'influence des difficultés économiques
d'embauché de plus en plus pesantes. L'échelle des caractéristiques positives et négatives se répartit de la manière suivante :
. Caractéristiques très recherchées :
- un poste de travail sûr,
- un travail utile aux autres hommes,
- un travail qui permette un perfectionnement continu,
- un travail qui soit bien rémunéré,
- un travail dans une organisation où existe un véritable sentiment de communauté et un intérêt de tous
les employés.
114
. Caractéristiques moyennement recherchées :
- la possibilité de faire appliquer les droits d'autogestion sur le poste de travail,
- un travail qui exige une collaboration avec les
autres,
- un travail estimé dans la société,
- un travail qui permette la créativité,
- un travail dirigé par des experts compétents.
. Caractéristiques non essentielles :
- un travail qui exige de la dextérité et de l'adresse
- la possibilité de participer à la gestion de
1*entreprise,
- un travail qui ne fatigue pas beaucoup,
- un travail dans une grande organisation,
- un travail tranquille et continu- un travail dans une organisation où règne l'ordre
et une discipline sévère.
. Caractéristiques non souhaitées :
- un travail dans une organisation où on sait qui est
le "chef",
- un travail dans une organisation industrielle,
- un travail qui exige des efforts exceptionnels,
- un travail dangereux.
A la suite d'une analyse factorielle, les auteurs
de cette étude sont arrivés à une hiérarchie des valeurs liées
au travail professionnel qui se présente de manière suivante,
par ordre décroissant :
115
1. un travail créateur,
2. un bon travail,
3. une organisation autogestionnaire du travail,
4. une organisation efficace du travail,
5. un travail très exigeant.
En ce qui concerne les évaluations des divers groupements de cet échantillon (N = 827), les auteurs précisent :
"Le travail créateur est une valeur plus importante
pour les sujets qui espèrent accéder à une position plus élevée
dans l'avenir, qui sont plus éduqués et actifs dans la vie
socio-politique de la communauté, et dont les parents sont plus
éduqués.
L'organisation efficace du travail est une valeur plus
importante pour les sujets de moindres capacités intellectuelles, dont les parents ont une éducation inférieure, qui sont
actifs dans la vie socio-politique de la communauté, de sexe
masculin et vivent dans les villes plus petites, qui sont issus
de familles homogènes, et qui ne ressentent pas le besoin de
former leur propre identité.
Un bon travail est accepté comme valeur professionnell*
par les sujets qui possèdent des capacités intellectuelles inférieures, qui sont de sexe masculin et qui sont issus de familles
disposant d'un bon niveau de vie matérielle.
L'organisation autogestionnaire du travail est valorisée plus fréquemment par les sujets qui sont plus éduqués,
avec des capacités intellectuelles supérieures, espérant obtenir
dans l'avenir une position sociale plus élevée, dont les parents sont actifs dans la vie socio-politique de la communauté,
qui sont du sexe masculin, qui vivent dans des villes plus
116
grandes et sont issus de familles avec un niveau de vie plus
inférieur.
Le travail très exigeant est plus facilement valorisé
dans la mesure où les sujets sont plus éduqués et du sexe masculin, espèrent atteindre dans l'avenir une position sociale
supérieure, qui sont actifs dans la vie socio-politique de la
communauté, et sont issus des familles plus ëduquées et non
homogènes" (27).
Si le "travail créateur" est la valeur qui est la
plus répandue parmi les jeunes, c'est parce qu'il exprime une
aspiration générale de s'assumer en tant qu'individu et surtout
parce qu'il permet de réagir contre la vie stéréotypée et routinière des adultes, une vie qui est plus déprimante dans les
sociétés avec un pouvoir monopoliste que dans les sociétés pluralistes .
Si dans cette recherche l'organisation autogestionnaire vient seulement après le "travail créateur" et un travail
simplement "bon", c'est dû à la manière dont ont été déterminées
les questions posées. Mais aussi parce que la notion même
d'"autogestion" et d'"organisation autogestionnaire" est une
valeur tellement répétée quotidiennement dans les mass media
et dans le jargon politique qu'elle entre dans les stéréotypes
sociaux, et comme telle devient quelque peu répulsive pour les
jeunes.
(27) Culig, Fanuko, Jerbic, Vrijednostj i vrijednosne
orijentaci
je mladih (Valeurs et orientations de valeur chez les jeun e s ) , Zagreb, Centre des activités sociales de la Ligue
de,s la jeunesse socialiste de Croatie, 1982, pp. 62-63.
117
Pour les valeurs qui concernent le temps libre, l'hypothèse d'une passivité des jeunes accompagnée de la création
d'une sous-culture particulière, en dehors de l'idéologie officielle, se confirme.
Dans la recherche mentionnée ci-dessus, les valeurs
du temps libre sont hiérarchisées de la manière suivante :
. Activités très recherchées :
- écouter les disques qu'on aime
- voyager beaucoup
- jouir de chaque moment du temps libre
. Activités recherchées :
- rendre visite aux amis et recevoir des amis
- lire de bons livres
- faire activement de sport
- visiter les manifestations sportives
- disco-clubs, manifestations récréatives, festivals
et spectacles.
. Activités moyennement recherchées :
- être actif dans sa communauté locale,
- aller aux concerts, au théâtre et aux manifestations
culturelles et artistiques
- élever des animaux
- travailler dans les organisations humanitaires.
. Activités le
moins recherchées :
- rêver
- être actif dans la vie politique
- s'évader des soucis quotidiens
- se livrer à l'amateurisme culturel et artistique.
- s'occuper activement de la recherche et des innovations .
118
Il est évident que cette échelle d'opinions et d'aspirations est décevante en ce qui concerne les activités politiques et l'engagement social en général, car toutes ces activités
sont exclues des catégories les plus recherchées. L'activité
politique dans la communauté locale ne se situe que dans la
catégorie des souhaits tout à fait moyens et l'activité
politi-
que apparaît franchement peu recherchée. La distribution des
principales catégories de valeurs concernant le temps libre montre que la valeur la plus répandue est celle de la récréation
et de l'amusement, suivie des activités sportives. Les valeurs
concernant la création culturelle et artistique sont beaucoup
r.cirin rõr>?ndues. La créativité scientifique et technique et
l'évasion de la vie quotidienne sont encore moins répandues.
Les attitudes des jeunes ouvriers au sujet de ces
valeurs se distinguent de celles des étudiants et des élèves.
Ainsi pour les jeunes ouvriers, la créativité scientifique et
technique, de même que l'activité socio-politique conservent
une valeur plus grande que pour les étudiants et les élèves.
Les étudiants se distinguent des autres groupes en ce qu'ils
acceptent beaucoup plus volontiers comme valeur la création
culturelle et artistique, mais en même temps ils rejettent
l'activité socio-politique. Ce qui indique que l'activité politique pour les étudiants, plus nombreux que les ouvriers dans
les organisations politiques, est une activité surtout utilitaire et non quelque chose de désirable ou pour jouir du temps
libre ou pour accomplir ses ambitions plus personnelles. Apparamment, les étudiants sont plus conformistes mais à la fois
plus sceptiques quant à la valeur de l'activité politique.
119
Pour ce qui touche aux caractéristiques des personnes
figurant dans cet échantillon, les différentes sortes de valeurs
attachées au temps libre se distribuent ainsi :
. La récréation et l'amusement est d'une valeur plus
importante pour les personnes du sexe féminin, dont les parents
sont plus éduqués et ont un niveau de vie supérieure, qui vivent
dans des villes plus grandes et espèrent obtenir une position
sociale plus élevée dans l'avenir.
. L'activité sportive et récréative a une valeur
plus importante pour les personnes du sexe masculin et qui sont
actifs dans la vie sociale et politique de la communauté.
. La créativité scientifique et technique possède une
valeur plus importante pour les personnes du sexe masculin,
dont les parents sont plus éduqués et possèdent un niveau de
vie inférieur, qui sont actifs dans la vie sociale et politique
de la communauté et vivent dans les villes plus grandes, et espèrent avoir une position sociale plus élevée dans l'aveair.
. La créativité culturelle et artistique est une
valeur plus importante pour les personnes du sexe féminin,
mais pour celles qui sont un peu plus âgées et qui ont une éducation plus élevée, dont les parents sont aussi plus éduqués,
qui sont actives dans la vie sociale et politique de la communauté, et qui espèrent atteindre une position sociale supérieure dans l'avenir.
. L'activité socio-politique est une valeur plus
importante pour les personnes ayant une éducation inférieure
et les capacités intellectuelles inférieures, qui ont formé
leur propre identité, qui sont actives dans la vie socio-politique de la communauté, dont les parents sont aussi politiquement
actifs et dont les familles poddèsent un niveau de vie inférieur.
120
. L'évasion de la vie quotidienne est une valeur plus
importante pour les personnes qui ne sont pas actives dans la
vie socio-politique de la communauté, dont les parents sont eduques mais politiquement non actifs mais qui jouissent d'un niveau de vie supérieur et espèrent avoir une position sociale
plus élevée dans l'avenir" (pp. 75-76).
L'analyse taxonomique a montré qu'on peut classifier
les sujets dans deux types polaires en ce qui concerne 1'activité
politique. L'un de ces types est celui qui n'accepte pas l'activité sportive et récréative, pas plus que la créativité culturelle et artistique comme valeur, mais qui accepte par contre
l'activité sociale et politique. Ce sont surtout les élèves et
les sujets plus jeunes, dont les parents ont eu une éducation
inférieure, qui possèdent les capacités intellectuelles les
moins développées et n'espèrent pas obtenir une position sociale
plus élevée dans l'avenir. L'autre type, au pôle opposé, comprend
les sujets qui acceptent l'activité sportive et récréative, de
même que la créativité culturelle et artistique comme valeur,
mais qui, par contre, rejettent l'activité socio-politique. Ce
sont les étudiants, sujets plus âgés, dont les parents sont plus
eduques, possédant les aptitudes intellectuelles développées et
espérant obtenir une position sociale plus élevée dans l'avenir.
On voit que cette analyse nous confirme la théorie de
deux canaux de promotion sociale, en y ajoutant certaines caractéristiques individuelles et sociales. Ce qu'il faut souligner
ici, c'est que cette polarisation en deux types opposés dans
la perception des valeurs sociales, liées surtout à la carrière
professionnelle, n'est pas tellement déterminée par les conditions sociales de leur famille d'origine, mais plutôt par des
121
capacités intellectuelles : ceux qui sont le plus capables sont
enclins de se comporter de manière plus autonome sur le plan
professionnel, tandis que ceux qui sont le moins doués cherchent
l'appui d'une organisation politique et de l'organisation qui
jouit du pouvoir politique et social établi et qui pourrait donc
leur être utile dans leur avancement dans la vie.
VI - INEFFICACITE DE L'AUTOGESTION ET LES CAUSES DE LA CRISE
ACTUELLE
6.1 - L'autogestion et l'efficacité productive
L'efficacité de l'autogestion ouvrière a été un
problème qui a vite attiré l'attention des économistes, tant
du point de vue thoérique que pratique ou empirique. La discussion a été ouverte par B. Ward (1958)
qui a construit un modè-
le, fondé sur quelques principes fondamentaux de l'autogestion
ouvrière, notamment sur l'hypothèse que l'entreprise autogérée
a pour but de maximiser le revenu par tête des ouvriers employés
tandis qu'une entreprise capitaliste maximise le profit. Cette
hypothèse impliquant une conduite irrationnelle de l'entreprise
autogérée, cela a conduit certains économistes occidentaux à par
1er de l'inefficacité de l'économie autogérée. Le modèle de
Ward se fondait surtout sur la tendance de l'entreprise autogérée à réduire le nombre des employés. J. Vanek (1970), a amélioré le modèle de Ward en supposant que les entreprises ont un
accès libre au marché et qu'elles s'opposent à la réduction
122
des employés. L'économiste yougoslave Branko Horvat (1967)
a formulé une hypothèse alternative : si l'entreprise agit
sur la base d'un plan productif-financier et atteint le niveau
programmé des revenus personnels, qui apparaissent ainsi comme
des revenus de bilan final, elle va maximiser à la fin de la
période prévue le solde des revenus, c'est-à-dire
l'accumulation
La conduite de l'entreprise autogérée est, en ce cas, rationnelle du point de vue macro-économique (28).
B. Horvat a comparé l'efficacité économique entre les
trois systèmes : capitaliste, étatiste (l'économie des pays
dits "de socialisme réel) et socialiste (socialisme autogéré).
Il a fait des études comparatives à deux niveaux : macro et
micro-économique. Il écrit notamment : "L'économie capitaliste
est fondée sur la propriété privée. L'autonomie consécutive
des entreprises détermine une efficacité micro-économique relativement élevée. Mais l'absence de coordination au niveau national produit des gaspillages macro-économiques. L'économie étatiste est fondée sur la propriété d'Etat. La planification centrale qui en résulte améliore l'efficacité macro-économique,
mais détermine de grands gaspillages à l'intérieur de l'entreprise. Il n'est guère évident de déterminer lequel des deux
systèmes est le plus efficace en général. On pourrait aborôer
le problème de la manière suivante.
(28) Voir B.N. Ward, "The Firm in Illyria: Market
Syndicalism"
American Economie Review ', 1958, 48. pp. 566-589; J. Vanek
The General Theory of Labor-Managed Market Economies ,
Ithaca, New-York, Cornell University, 1970 ; J. Vanek,
'The Basic theory of financing of partipatory firms,
Ithaca, New-York, Cornell University, 1971, n° 27 ; B. Horvat, "Prilog zanivanju teorije jugoslovenskog poduzeca",
CContribution to Foundation of theory of Yugoslav firms)
Ekonomska Analiza, 1967, 1-2, Zagreb,
123
Si on mesure l'efficacité par le résultat qu'on a
obtenu à partir des sources existantes, l'indicateur le plus
sensé de l'efficacité économique générale serait alors le
taux de croissance de ce résultat. L'analyse précédente indiquerait que l'êtatisme est plus capable d'être efficace dans les
pays moins développés et moins efficace dans les pays développés.
Les études statistiques donfirment cette idée. Le taux de croissance des pays étatistes moins développés (à l'exception de
Cuba) est effectivement plus élevée que dans les pays capitalistes comparables. Au niveau du développement de l'Union Soviétique, les pays étatistes s'approchent de la ligne de tendance
générale ; au-delà de ce niveau, ils semblent
tomber au-dessous*
(2¿>) .
Les études comparées entre les différents systèmes
sont très rares, parce que les données nécessaires ne sont pas
toujours accessibles et comparables. Bela Balassa et Trent
Bertrand ont comparé cinq pays européens (Bulgarie, Roumanie,
Hongrie, Pologne et Tschécoslovaquia) avec quatre pays capitalistes se trouvant à un niveau similaire de développement
(Grèce, Irlande, Norvège, Espagne) et la Yougoslavie.
(29 ) B. Horvat, "Th€ Political economy of socialism',' New-York,
Sharpe Inc., 1982, pp. 202-203.
124
Taux de croissance des résultats, des moyens et de la
productivité dans les industries manufacturiëres, dans
les pays à systèmes socio-économiques différents
1953-1967
Taux annuel.s de croissance
résultats capital travail
productivité
combinée
E3onomies capitalistes
7,1
6,3
2,5
3,3
Economies étatistes
8,7
8,1
4,1
3
11,8
7,5
6,7
4,7
Yougoslavie
Source : B . Bâlassa et T.S, Bertrand,"Growth performace of Eastern European
Economies anc comparable western european counstries", American
Economie Review, May 1970, p . 316.
"
Il est visible que les pays étatistes, avec un niveau
de développement moyen, réalisent un taux plus élevé dans le
produit national brut, ainsi que pour les investissements, ce
qui veut dire plus d'accumulation et plus d'emplois. Avec un
niveau de développement plus élevé, le capital va remplacer de
plus en plus le travail dans les investissements, la productivité va décroître et le taux de croissance également. Ce sont
«
les effets généraux de l'industrialisation.
Ces données avantagent l'économie yougoslave qui
s'approche le plus d'une économie autogérée, ce système étant
défini comme une transformation progressive vers un "socialisme
autogéré achevé". B. Horvat souligne qu'un seul exemple - la
Yougoslavie - ne suffit pas pour prouver l'hypothèse d'une
125
supériorité de l'économie autogérée, mais que différentes analyses accomplies, surtout pour la période de 1953-1967, qu'on
observe ici, semblent démontrer cette supériorité. L'économie
yougoslave autogérée pour la période de 1911-67, comprenant
donc la période capitaliste (1911-40-, la période étatiste
(1940-54) et la période d'autogestion (1954-67) donne un
avantage net à la période d'autogestion (30).
Sur le plan micro-économique les études de l'efficacité des entreprises yougoslaves ont été plus nombreuses. Les
différents auteurs désiraient voir que les facteurs étaient
pertinents pour une efficacité plus accrue ou, par contre,
quels facteurs pouvaient être la cause d'une efficacité amoindrie ? Une de ces études, bien faite et assez représentative
pour l'économie yougoslave, fut réalisée par J. Prasnikar
(1982) (31). Il a pris un échantillon de 2 000 ouvriers dans
4 7 entreprises disséminées dans toute la Yougoslavie, les ouvriers appartenant aux différentes structures de l'organisation
autogérée. A l'aide d'un questionnaire étendu et d'une analyse
factorielle, il a pu constater que la conduite des collectifs
ouvriers, ou de l'entreprise autogérée, est déterminée par
les facteurs à la fois internes et externes de la manière
suivante :
(30) Voir B. Horvat, op. cit., pp. 205 et suiv.
(31) J. Prasnikar, Teorija i praksa jugoslavenske
organizacije
udruzenog rada (Théorie et pratique de l'organisation
de
travail associé yougoslave), Ljubljana, Université de Ljublana, 1982.
126
a) L'organisation de travail associé autogérée est
une unité de marché. Elle réalise un revenu qui résulte du
travail des salariés mais aussi de sa position particulière sur
le marché. Mais du point de vue des salariés, le revenu est une
grandeur homogène, et la part qui, au moment de la distribution,
doit être apportée aux fonds de l'entreprise est en général
considérée par les ouvriers comme une part des coûts matériels.
Leur attention est concentrée entièrement sur la distribution
du revenu net. Il y a des pressions pour augmenter le plus
possible la part des revenus personnels. Les membres du collectif se conduisent régulièrement suivant leurs intérêts à court
terme. Dans une économie instable, avec des prix qui montent,
ils s'efforcent surtout de préserver le niveau de leur revenu
personnel.
b) L'entreprise autogérée est assez flexible pour
adapter l'assortiment de la production aux demandes du marché,
mais reste inflexible quant au volume de cette production. Elle
ne licencie pas mais n'embauche pas non plus de nouveaux travailleurs. L'embauche, en raison des nécessités technologiques,
n'est pas souhaitable, parce que l'entreprise n'a pas de possibilité de licencier ceux qu'elle employe déjà. C'est pourquoi
elle n'augmente pas la production, et tâche de surmonter la
pression du marché en augmentant les coûts de production. D'où
une source d'inflation.
c) L'instabilité des prix et l'intervention de l'administration diminue la capacité de l'entreprise à s'adapter
aux exigences d'une économie de marché. L'analyse de l'efficacité de la conduite des affaires de 147 entreprises montre qu'au
moins 60 % de différence
d'efficacité doivent être attribués
aux facteurs sur lesquels les organisations autogérées n'ont
127
aucune influence ou une influence négligeable. Seul un petit
nombre de facteurs internes d'efficacité
s'est avéré impor-
tant pour le bon fonctionnement des entreprises : l'équipement
le prix des produits, la taille du marché et le rythme de développement dans lequel agit l'organisation autogérée. "L'influence de ces facteurs, dit Prasnikar, sur l'efficacité de l'économie des organisations de travail étudiées, montre que les
mécanismes économiques actuels entraînent une distribution
déséquilibrée entre les entreprises autogérées et une distribution déséquilibrée du revenu à l'intérieur des entreprises autogérées. Ceci conduit à transformer la propriété sociale en
propriété de groupe des collectivités ouvrières" (op. cit., p.
168) .
d)
Cette manière de se conduire en propriétaire de
groupe est transmise par les collectivités ouvrières aux autres
activités comme l'association des moyens et du travail, les
accords autogestionnaires entre les entreprises.
Cependant,
ces pratiques essentielles pour l'intégration économique et
sociale ne se réalisent pas sur une base d'efficacité et recouvrent des processus qui se déroulent.
Dans les circonstances actuelles, le financement à crédit
est plus développé que l'auto-financement. Ainsi la politique
d'investissement est-elle contrôlée par des facteurs externes
(banques et communautés socio-politiques) pendant que l'entreprise perd de plus de son indépendance et de sa responsabilité
vis à vis du développement économique en général. Cela signifie
que l'entreprise ne possède pas l'influence décisive sur les
allocations de la plus grande partie de l'accumulation qu'elle
réalise.
128
e) Bien que les ouvriers possèdent les droits formels
de participer aux décisions les plus importantes dans les
cadres de l'autogestion, "leur possibilité de décision réelle
est limitée dans une grande mesure par les conditions objectives
de la conduite des affaires" (op. cit., p. 169). C'est pourquoi
leur engagement dans les décisions semblent rester en dehors
dUjjeu, d'où leur revendication de rendre possible une "autogestion véritable". L'enquête montre que les ouvriers sont
très attachés à l'autogestion et apprécient beaucoup la possibilité d'une entreprise autogérée véritable, mais que les conditions actuelles d'acquisition et de distribution du revenu, de
même que la planification de leur avenir sont contrecarrées
par les conséquences néfastes d'une économie de plus en plus
dépendante
de facteurs externes (banques, centres politiques).
"Les collectivités ouvrières se concentrent alors aux intérêts
à court terme et aux buts qui reflètent une tendance à privilégier les revenus pesonnels les plus élevés, sans égards aux
façons dont ils sont obtenus. Dans ces conditions, les ouvriers
sont mêmes prêts à abandonner leur capacité de décisions aux
cadres qui sont plus à même d'influencer une politique dêbouchan
sur les revenus les plus élevés" (op. cit., p. 169). Ces cadres
eux-mêmes dépendent d'autre part des structures politiques de
la commune ou de la république. Pour augmenter leur influence,
les politiciens accusent alors les tendances monopolistes des
"technocrates" dans les entreprises autogérées, et les cadres
leur renvoient la balle en dénonçant les pressions "bureaucratiques" et l'immixion dans l'économie des politiciens incompétents. La classe ouvrière se voit balader de Charybde en Scylla
entre l'autonomie technocratique et 1'hétéronomie politique.
129
f) L'enquêtre montre que les entreprises se conduisent de manière rationnelle et conformément aux buts économiques, mais que les mécanismes économiques existants les dirigent dans un mauvais sens. C'est surtout la politique des prix
qui les conduit â fixer leurs revenus sans tenir compte des
frais de production réels tandis que l'endettement et l'inflation les rendent de plus en plus dépendantes de l'arbitraire
politique.
Les résultats de cette enquête très solide confirment les analyses obtenues par d'autres recherches, à savoir
que les facteurs externes dans la gestion des entreprises ont
tenu au fil du temps un rôle de plus en plus prépondérant
dans la prise des décisions, une des conséquences directes de
cette situation étant la passivité des ouvriers et même leur
revendication de "revenir à l'autogestion véritable". Or la
cause fondamentale de ce phénomène n'était pas tant l'instauration ou le renforcement des structures hiérarchiques et la prépondérance des cadres à la suite dune usurpation pure et simple
du pouvoir que plutôt les conditions générales de la gestion
économique
qui rendaient les entreprises de plus en plus dépen-
dantes - non d'un marché concurentiel
comme on l'imaginait
souvent - mais des facteurs externes à la fois économiques et
politiques, avec une nette domination de ces derniersi.
L'analyse de l'Institut national de planification
sociale a constaté que "la caractéristique essentielle de la
gestion des affaires des plus grandes entreprises au cours de
la période de 1975-80 a été l'abaissement du niveau de productivité du travail et de l'efficacité des moyens engagés, malgré
l'augmentation des moyens engagés par ouvrier". Cette analyse
130
a montré aussi que les entreprises de moyenne et petite taille
obtenaient des résultats meilleurs.
J. Jerovsek (1983) pense que les entreprises yougoslaves considèrent que, dans les conditions actuelles, une entreprise ne doit être ni trop grande ni trop petite. Les grands
systèmes exigent une coordination qui semble trop coûteuse dans
une économie inadaptée au marché. Les pressions externes agissent eput-être de telle sorte qu'on tend plus à préserver
l'autonomie relative de l'entreprise dans un cadre plus réduit
qu'à aller vers des associations plus larges. Ainsi les entreprises elles-mêmes réduisent leur capacité de reproduction
élargie et d'innovation technique. Les recherches sur les rapporte entre la taille de l'entreprise et son efficacité ont
montré que le revenu augmente avec la grandeur, mais que ce
n'est pas vrai dans tous les cas : il augmente de pair
avec
la productivité quand sa croissance est à la fois horizontale
(extension) et verticale (différenciation technologique), donc
quand il ne s'agit pas de simples conglomérats.
6.2 - Les raisons de la baisse de la productivité
des entreprises yougoslaves
L'évolution positive de l'efficacité et de productivité
des entreprises yougoslaves, caractéristique pour la période
suivant l'introduction de l'autogestion (1953-67), s'est renversée pour la période consécutive à la réforme de 1965. B.
Horvat l'explique de la manière suivante : "En 1965 (...)
il
se produisit un changement. S'efforçant de stimuler la décentralisation économique et politique, on a lancé une réforme
mal préparée. Elle était à l'origine de processus sociaux ex-
131
trêmement complexes (...). Du point de vue économique, la réforme a été fondée sur l'idée naïve que les "collectivités ouvrières connaissent le mieux ce qui est bon pour elles". Ceci a
conduit à l'abolition des fonds gouvernementaux d'investissements et des banques fédérales spécialisées ; la réforme a eu
pour conséquence la mise à l'écart des leviers les plus importants de la planification en s'appuyant sur la confiance exclusive dans la politique monétaire (au début
très restrictive) .
En général, la réforme a signifié la résurrection de l'approche
du laisser-faire économique du XIXe siècle. Pas de surprise
donc si l'économie
a plongé immédiatement dans la récession
et qu'en deux ans le taux de croissance de la production nationale soit tombé au-dessous du zéro. Une des conséquences en
fut que le pays connut très vite un chômage croissant - pour
la première fois dans son histoire
d'après la révolution.
Du point de vue politique, la réforme impliquait une approche
rappelant le libéralisme traditionnel. Ceci a abouti à une
décentralisation véritable, mais contribua en même temps au développement d'une idéologie étatiste nationale dans les six
républiques yougoslaves. Si on se rappelle que le pays avait été
unifié seulement en une seule génération, qu'il était composé
de nombreuses nationalités dont chacune appartenait à une culture différente de tradition - l'Occident romain et catholique,
l'Orient orthodoxe et l'Islam méridional - et que la différence
de développement économique entre les différentes parties du
pays, exprimée par le revenu national brut par tête, qui va de
1 à 6, alors il n'est pas surprenant que les erreurs économiques
et l'idéologie étatiste nationale aient réveillé les antagonismes nationalistes assoupis et produit l'explosion des passions
132
politiques. La récession économique s'ajouta à l'instabilité
politique" (32) .
Cette évolution fut stoppée en 19 71 et renversée
par certaines mesures économiques et politiques. Le processus
de démocratisation a été arrêté et le laissez-faire économique
a été remplacé par des arrangements para-étatistes connus sous
le nom d'"accords autogestionnaires". Les syndicats ont obtenu
la tâche de veiller à ce qu'on élimine les trop grandes différences de salaires à l'aide de ces accords. Le pays était provisoirement stabilisé surtout du point de vue politique, mais
l'élan initial du mouvement autogestionnaire était brisé. Les
taux de croissance traduisent ce déclin de l'enthousiasme des
travailleurs.
6.2 - Les taux de croissance
1952-64
Produit national brut
1964-78
8,6
5,6
12,7
7,1
¡Production agricole
4,5
1,7
Prix industriels à la production
1,2
10,9
Salaires réels
5,4
4,1
i
Production industrielle
Source : Annuaire statistique de la Yougoslavie, 1971 et 1978,
(32) B. Horvat, The political economy of socialism, op. cit.,
pp. 206-207.
133
Il existe une analyse analogue pour la période
précédente et consécutive à 1964 pour les industries manufacturières et minières :
Taux de croissance
j
1
9
5
5
-
6
4
Production
¡Travail (heures de travail)
Capital
Productivité combinée
S ource
1
9
6
4
-
7
4
11,9
7,3
6,0
1,3
13,7
8,1
4,4
3,7
|
: A. Puljiz, Efekti neopredroecenog i opredmecenog
tehholoskog napretka na stopu rasta industrijske
proizvodnj e,
Thèse
de doctorat, Université de
Zagreb, 1979.
La période après 1971 s'est déroulée sous le signe de
la réforme politique dans le sens d'une décentralisation de
la Fédération et du renforcement des Républiques, surtout dans
le domaine économique (création de huit banques nationales au
niveau des huit républiques et régions autonomes), ce qui a
donné à la Fédération yougoslave un caractère plutôt confédéral.
La conséquence pour le plan yougoslave dans le domaine économique fut des pourparlers et des négociations très longues pour
arriver à un accord concernant les décisions économiques sur le
marché commun. "En gnéëral, toute la politique économique,
écrit Horvat, dans ses formulations et ses applications, fut
trop chargée par des négociations politiques fastidieuses
et pénibles, ce qui l'a rendue inefficace, les décisions écono-
134
miques n'étant pas fondées sur des analyses professionnelles
et appliquées à temps" (p. 207).
nous avons déjà analysé la situation dans laquelle
s'est trouvée l'entreprise autogérée, et on se rend compte
que ses difficultés résultaient surtout des changements intervenus au plan macro-économique et de raisons politiques. La
crise actuelle de l'économie yougoslave s'exprime aussi bien
au niveau micro-économique que macro-économique, et il est
impossible de séparer ces deux plans. Le phénomène dominant
au plan micro-économique est un certain blocage des activités
de l'entreprise à cause de sa dépendance des facteurs externes :
système de crédits, "socialisation des dettes", etc.) ; au plan
macro-économique c'est tout particulièrement l'absence d'une
politique de dévelopepment et de planification à l'égard de
l'économie yougoslave toute entière qui prédomine.
6.3 - Un exemple de réintégration relative de
1'entreprise
On a décrit les effets négatifs d'une décentralisation trop poussée au sein de l'entreprise. A la suite d'une
mauvaise expérience dans la conduite de leurs affaires, certaine:
entreprises ou organisations de travail ont procédé à une
réintégration nouvelle. C'était le cas, par exemple, de la compagnie de transport aérien JAT, qui jouit d'une position de
monopole en Yougoslavie.
En 1982, cette compagnie a accusé une perte de 7 60
millions de Dinars, mais après avoir procédé à une réorganisation de l'entreprise, elle a réalisé dès 1983 un bénéfice de
400 millions, malgré la profonde crise de l'économie yougoslave
135
et la récession mondiale. Si l'on néglige certaines modifications dans l'exploitation deslignes aériennes, qui ont permis
de faire des économies beaucoup plus intëressantS\Sont les
changements intervenus dans l'organisation interne de l'entreprise.
D'abord,on a réduit le nombre des OBTA (organisations
de base de travail associé) : JAT avait dans les années 70
jusqu'à 27 OBTA, dont le nombre a été réduit par la suite à
14 et 4 organisations de travail ; après la réorganisation de
1983, il n'y avait plus que 9 OBTA et 3 organisations de travail. Selon l'accord autogestionnaire passé, on a réuni tous
les moyens financiers, afin de pouvoir les investir où cela
était nécessaire et profitable. Jusqu'à cette année, chaque
OBTA possédait et disposait de ses moyens propres, et il est
arrivé que l'une d'entre elles ait jusqu'à un milliard de
Dinars à son compte, tandis que l'autre étouffait sous les
dettes. Maintenant JAT dispose de 2,5 milliards de Dinars pour
les investissements et les activités courantes et on a pu ainsi
gagner 180 millions de Dollars en devises.
Ce n'est pas l'unique effet de cette réorganisation.
Le personnel administratif était trop nombreux. Presque 10 %
du personnel a donc été transféré à l'administration à des
niveaux opérationnels et employé à d'autres tâches dont certaines ont été requalifiées. Au cours de ces mutations concernant 700 employés, aucun n'a perdu son emploi et, grâce à
cette réorganisation, la productivité a été accrue.
Le contrôle intérieur fut également renforcé et on
a pu écarter les employés qui dans les services commerciaux
à l'étranger provoquaient des pertes et pratiquaient des détournements. Par ailleurs, les vols des avions sont devenus
plus réguliers, sans les fantaisies dans les horaires de vols
qui caractérisaient auparavant cette entreprise.
Cette réforme est conforme aux intentions du plan
de stabilisation lancé par le gouvernement en 1983, lequel
prévoyait une plus grande coordination du travail, une concentration des moyens financiers et une utilisation plus rationnelle de ceux-ci. Pourtant, il y a des résistances contre ces
mesures lorsqu'elles touchent à l'autonomie des OBTA. Même
dans l'Assemblée nationale fédérale, ce n'est qu'après une
longue discussion qu'a été votée la loi limitant le droit de
chaque OBTA à disposer d'un compte bancaire indépendant. Ces
résistances étaient aussi bien politiques, c'est à dire venant
d'en haut, où on craignant un retour à la "centralisation des
entreprises" qu'économiques, à partir de la base, cette fois
parce que les OBTA qui obtiennent des revenus supérieurs aux
autres ne sont pas prêts à les partager. On parle alors
d'égoïsme de groupe".
6.4 - Les résistances politiques à la stabilisation
économique
Le programme de stabilisation des conseils sociaux
du gouvernement prévoit ouvertement des résistances politiques
aux mesures économiques et sociales recommandées et dénoncent
franchement la nature de ces résistances. Dans les conclusions,
le programme insiste surtout sur la nécessité de faire reculer
"toutes les formes de l'immixion étatiste et techno-bureaucratique dans le déroulement de la reproduction sociale".
"Dans les lieux qui ont pris l'habitude de participer
de manière la plus souvent informelle à la prise de décisions
137
aux conséquences matérielles considérables,, on va éprouver ces
changements comme des transformations dans et dans le rôle des
forces subjectives, même si une telle attitude représente en
réalité une résistance aux changements dans le but de préserver
les positions acquises, même si celles-ci ne sont pas conformes
aux besoins du développement de l'autogestion socialiste.
En ce cas il faut compter avec la résistance de ces
forces bureaucratiques et technocratiques qui ont pu édifier
leurs méthodes de régulation et domination et maintenir leurs
positions sur la base des habitudes bien ancrées de vivre avec
l'inflation, de réaliser ai\isi un revenu plus important et
de résoudre avec l'aide de l'Etat des problèmes qu'on ne peut
pourtant résoudre que dans l'organisation même grâce à l'augmentation de la productivité du travail et à l'usage plus rationnel des moyens etc. Ces forces bureaucratiques insistent cons
tamment sur le besoin de se procurer die la technologie étrangère
sans aucun effort pour se l'approprier, et faire fructifier
les recherches propres au pays. Un obstacle à la réalisation
de ce programme se trouve aussi dans un développement aveugle
de conception petite-bourgeoise, provoquant la désorientation
et nourrissant les forces bureaucratiques et technocratiques"
(33).
Il est donc évident qu'il faut compter avec les résistances les plus sérieuses qui proviennent de la sphère
politique, celle-ci ayant pris l'habitude de participer aux décisions les plus importantes, surtout dans les investissements
(33ï
Stratégies et fondements de la politique de Développement
Documents de Commission
(Kraigher), vol. 4, pp. 284-285.
138
massifs. Dans cette pratique, elle s'appuie sur les "forces
technocratiques" qui se présentent ici comme des alliées des
forces politiques, ce qui n'est pas toujours le cas, mais
dont le rôle est subordonné aux tendances politiques à freiner
la réorganisation saine de l'économie, et tout particulièrement
la politique de développement. Le programme pense qu'il est
indispensable de sortir de cette situation, mais la question se
pose : est-il possible de le faire simplement par la mobilisation des membres de la Ligue des communistes ou faut-il passer
à certains changements du système politique lui-même ?
6.5- L'antagonisme entre la politique et l'autogestion bloque les entreprises autogestionnaires
Toutes les recherches les plus récentes, de même
que le matériel officiel publié par la Commission Kraigner, parlent de l'immixion des facteurs politiques et de la "bureaucratie politique" dans la sphère économique qui produisent de
nombreux effets négatifs, en premier lieu, la démobilisation
des organes autogestionnaires, leur passivité et leur dépendance
vis à vis des facteurs politiques extérieurs à l'organisation
du travail. Ces données contredisent,ou conforment plutôt, les
analyses antérieures faites par V. Rus (1979) qui, dans une
recherche englobant 12 pays, a pu dégager comme facteurs favorisant la participation la différenciation fonctionnelle de
la structure organisationnelle, la mobilisation (politique ou
autre) des employés et les normes institutionnelles (34).
(34) V. Rus, '"'Pattern of intluence distribution", in Industrial
Democracy in Europe, Oxford Press, Vol. 2, 1980. Voir R.
Supek, Impact de la participation
ô.t 1 a population au
Aévelappeiaent, Paris, UNESCO, 1981, p. 72.
139
V. Rus souligne surtout "le caractère volontariste
de la démocratie industrielle. Elle semble beaucoup plus conditionnée par l'action humaine que par les conditions existantes, de nature technologique, structurale et économique".
C'est ce qui est confirmé aussi par des analyses présentées ici,
sauf que ce facteur de mobilisation politique a agi volontairement de manière à bloquer ou à inhiber l'activité autogestionnaire. Au lieu d'agir dans le sens d'une mobilisation en s'adaptant à l'autonomie interne de la collectivité ouvrière, il a
agi dans le sens opposé en tant que facteur externe, informel
et autoritaire. Il est vrai que cette action, évaluée officieusement comme "bureaucratique", s'appuyait sur une masse des
régulations normatives sous laquelle toute initiative autogestionnaire fut dès l'origine étouffée. C'est là un bel exemple
de la "société bloquée" (Crozier).
Heurt de deux systèmes strictement opposés dans leur
essence elle-même : un système politique dominé par une
organisation très autoritaire et hiérarchique du Parti, (la
"Nomenclatura"), un système autogestionnaire, en revanche, très
démocratique et anti-hiérarchique. Le premier a été de toute
manière le plus fort et il est parvenu à imposer son style de
"travail". Cela veut dire qu'il a bureaucratisé la gestion même
des entreprises, le plus souvent sous le prétexte de "lutter
contre la technocratie", (c'est à dire en fait contre une gestion rationnelle et respectueuse des lois économiques).
C'est pourquoi on entend de tous côtés en Yougoslavie,
comme un écho au consensus politique, qu'il faudrait "renforcer
l'autogestion ouvrière" et "laisser jouer les lois économiques
conformes aux exigences du marché socialiste". Si ce sont les
mêmes qui ont provoqué la situation existante et qui crient cela
140
le plus fort, il n'y a pas beaucoup de chance que la situation
change.
Nous avons déjà suffisamment décrit ce qui se passe
du point de vue économique. Il nous reste à attirer l'attention
sur certains phénomènes sociaux qui amplifient la crise économique. La chute de la productivité est sans doute due à la passivité et à l'indifférence des travailleurs. La mobilisation
politique, qui devait se produire à la suite des nombreuses déclarations de la direction du Parti, n'a pas donné les résultats espérés, parce que l'année 198 3 où devait se produire cette
mobilisation a connu une augmentation de l'inflation de 20 %
(de 40 % en 1982 à 60 % en 1983) et une stagnation de la productivité, toujours très basse. On peut donc parler de l'inefficacité de la mobilisation politique. Mais comment l'expliquer?
On a vu dans une étude précédente, faite pour 1'UNESCO
(R. Supek, 1981), que la participation est toujours plus forte
dans les entreprises que dans les communautés locales (organisations socio-politiques). S'il y a un envahissement de la
sphère autogestionnaire par la sphère politique, il fallait
donc s'attendre à ce que la participation diminue. Les facteurs qui agissent négativement dans la sphère politique à
l'égard de la participation auraient du se manifester également
dans la sphère économique 05 ) ce qui parait logique.
(35 ) Pour les différences en participation dans le système
politique et le système autogestionnaire, voir R. Supek,
Impact de la participation de la population au développement . . . Paris, UNESCO, 1981, pp. 78-80.
141
Or le facteur principal de non-participation est la
"privatisation", c'est-à-dire le désintéressement pour la
chose publique et, bien entendu, collective.
Que les régimes autoritaires provoquent la privatisation de l'activité des citoyens a été démontré, pour les
pays du "socialisme réel", notamment dans une étude des
citoyens soviétiques réalisée par Stroumiline (L959) . Mais lorsqu'on parle de la privatisation, il faut savoir qu'il ne s'agit
pas simplement d'un repli sur la vie privée, mais qu'il y a
aussi un retour aux formes traditionnelles de la vie, avec les
idées correspondantes, donc au traditionnalisme, à l'esprit
patriarcal ou religieux, etc.
Certaines recherches sur le "temps libre" en Yougoslavie montrent très nettement la tendance à la privatisation
avec le plus fréquemment un retour à des relations traditionnelles sur la position de la femme, sur les jeunes, etc.).
6.6 - La privatisation et l'emploi du temps libre
L'enquête qui a été réalisée dans 74 villes yougoslaves en 1968 sur un échantillon de 4 564 individus de 18 à
50 ans et plus montre que le temps libre est occupé par quatre
activités : le repos, les travaux ménagers, l'éducation et le
travail supplémentaire - pour 83 % des hommes et 96 % des femmes,
ce qui ne laisse que peu de place aux autres activités, notamment socio-politiques et culturelles. On pourrait parler de
"privatisation" de ces activités, mais pour savoir ce que cela
veut dire, il faudrait avoir des données comparatives sur le
plan international et dans le temps.
142
Manière d'occuper le temps libre selon la situation
conjugale et le sexe (en %)
repos
non-
travaux
domestiques
éducation
travail
supplémentaire
activité;
sportive;
m
43,2
4,9
19,8
4,9
9,2
f
36,8
36,3
15,8
2,6
0,8
m
54,6
18,7
4,1
8,6
3
f
22,2
72
1,5
1,1
0,1
divorcé m
42,5
12,8
2,1
10,6
2,3
f
17,5
67,9
2,2
5,1
-
m
56,5
21,7
-
2,2
2,2
f
37,1
55,9
0,7
0,7
-
m
52,4
16,3
6,6
7,9
4
f
26,3
63,8
3,7
1,5
0,2
marié
marié
veuf
Total
Source : Miro A. Mihovilovic, Le temps libre des citoyens de
la Yougoslavie, Institut de recherches sociales de
l'Université
de Zagreb, 1972.
Ces données nons renseignent sur la nature des relations entre les hommes et les femmes en Yougoslavie, de même
que sur leurs activités quotidiennes :
1. L'image générale des relations conjugales
et sexuelles présente une situation typiquement traditionnelle
et plutôt patriarcale, les femmes étant quatre fois plus engagées dans les travaux domestiques que les hommes (63,8 % contre
16,3 %) et ayant deux fois moins de repos que les hommes (26,3 %
143
contre 52,4 % ) . Cette surcharge traditionnelle des femmes par
les travaux domestiques explique facilement pourquoi la participation des femmes dans toutes les activités autogestionnaires
et politiques est plus faible que celle des hommes.
2. La surcharge des femmes par les travaux domestiques
augmente surtout, ce qui est compréhensible lorsqu'elles sont
mariées, et leur prend alors presque trois quarts de leur temps
(72 % ) , tandis que ces activités n'occupent les hommes que
pour un cinquième de leur temps, tout au plus (18,7 % ) . Il
faut noter que ces travaux deviennent très réduits pour les
hommes quand ils sont divorcés (12 % ) , ce qui joue en faveur
des services sociaux (repas dans les usines et autres), tandis
que pour les femmes cette réduction est négligeable (67,9 % ) .
Ce n'est que lorsqu'elles ne sont pas mariées que les femmes ont
moins de travaux domestiques et plus de repos (dans les proportions presque égales à 36,3 % et- 36,8 % ) . Il est vrai qu'il
s'agit en ce cas surtout des jeunes.
3. Les activités liées à l'éducation (universités
ouvrières, séminaires, écoles, etc.) sont bien représentées
seulement chez les non mariés- catégorie qui comprend aussi
les jeunes - avec une légère domination des hommes (19,8 % contre 15,8 % ) . Mais cette activité chute et devient négligeable
quand les personnes sont mariées et plus âgées.
4. On croit, et on en parle beaucoup, que le travail
supplémentaire, surtout du "travail au noir" est très répandu
en Yougoslavie. Cependant, ces données ne le confirment pas du
l44
tout. Il n'y a que 8 % des homines mariés qui l'exercent (pour
les divorcés un peu plus-. Il reste donc d.ans les limites de
ce qu'on trouve dans d'autres pays où on considère en général
que le travail supplémentaire ne dépasse pas 10 %. Il est vrai
que le "travailau noir" se réalise très fréquemment pendant
le temps de travail normal.
5. Il est étonnant de voir que les activités sportives chez les personnes non mariées ou les jeunes restent loin
derrière les activités éducatives (surtout chez les femmes). Il
n'y a qu'un jeune homme sur dix qui s'adonne aux activités
sportives. Sur ce point, la Yougoslavie ne peut guère se comparer avec les sociétés socialistes comme l'Union Soviétique, la
Bulgarie ou la Roumanie, ni même avec les sociétés capitalistes
comme par exemple le Japon. On explique quelquefois que les
activités sportives dans les sociétés dites socialistes présentent une sorte de compensation pour les activités politiques,
un détournement des tendances agressives. En Yougoslavie, on
a prêté beaucoup d'attention aux sports spectaculaires et pas
tellement à l'activité des masses, ce qui est encore pire que
dans les sociétés sus-mentionnées. Comme instigateur des activités sportives, l'Etat semble en effet près de "dépérir"!
On a cité les données pour les cinq premières activités,
mais cette étude qui concerne les "budgets-temps" en comporte
plus, une dizaine au total (les autres activités s'exercent
dans les associations, les clubs, les organisations, les visites aux familles et aux amis, les repas aux restaurants, les
promenades etc.. Parmi ces activités, qui sont moins représentées que les précédentes, il est intéressant de déterminer en
premier lieu la participation aux organisations et aux associa-
145
tions, bien qu'il ne soit pas fait de distinction
entre celles
qui sont politiques et celles qui sont culturelles ou autres.
Mais de toute manière il ressort de cette analyse une très
faible participation à la vie des organisations. Exprimée en
pourcentage, cette participation est
. pour les non mariés : hommes : 4,9 %
femmes : 0,3 %
. pour les mariés
: hommes : 3,5 %
femmes : 0,2 %
Ces chiffres permettent de parler d'une privatisation
prononcée des citoyens, car de tous les temps disponibles au
cours d'une journée, ce n'est qu'une fraction très faible, de
l'ordre de 3 à 4 %, qui est consacrée à la participation aux
organisations sociales de différents types. Il est vrai que
dans ce temps n'est pas inclus le temps consacré à toutes les
réunions très fréquentes qui sont tenues dans les organisations
de travail, où on discute les problèmes de gestion dans le cadre
de l'autogestion.
b - L^.esgace_du_tem2s_libre
Si on considère l'espace ou se passe ce temps libre,
l'appréciation sur la privatisation est moins sévère. Surtout
pour les hommes. A la question "Où passez-vous principalement
votre temps libre ?", 56,9 % d'hommes et 77,2 % de femmes déclarent le passer chez eux, à la maison. Mais les autres le passent en dehors de la maison et de la manière suivante : 16,8 %
d'hommes et 11,2 % de femmes dans l'après-midi chez eux et le
soir dehors . 17,2 % d'hommes et 7,9 % de femmes dans 1'après-
146
midi dehors et le soir chez eux ; 8,4 % d'hommes et 3,1 % de
femmes dans l'après-midi et le soir dehors.
Donc, presque 40 % d'hommes et un peu moins de femmes
passent principalement et habituellement leur temps libre en
dehors de la maison. En dépit de la privatisation, les lieux
publics (rues, locaux, etc.) sont pleins de gens. C'est un phénomène bien connu dans les pays méditerranéens : on voit toujours dans les espaces publiques beaucoup de gens passer et s'attarder pour bavarder avec les autres. On pourrait donc conclure
de ces données que la faible participation aux activités organisées dans les associations ne diminue pas beaucoup l'intensité
des communications sociales informelles.
Il va sans dire que parmi les catégories sociales qui
passent la plupart du temps chez eux, on trouve surtout les
femmes de ménage, les pensionnaires, les agriculteurs individuels. La tendance à rester chez soi est la moins prononcée
chez les enseignants, les professions libérales, l'intelligentsia technique et les cadres. Ce sont d'ailleurs les catégories
socialement les plus engagées.
147
C O N C L U S I O N S
De cette étude, qui est loin d'être exhaustive, si
on considère les matériaux parus ces derniers temps, on peut
tirer les conclusions suivantes :
a - La société yougoslave, qui a opté pour un socialisme autogéré, se définit elle-même constitutionnellement comme
une "société de transition", à savoir comme une "dictature du
prolétariat", mais avec cette particularité que l'autogestion
ouvrière (introduite par la Constitution de 1953), est définie
comme "une forme spécifique de la dictature du prolétariat." .
Si on considère que l'autogestion est, par sa définition même,
une forme de "démocratie industrielle", donc de démocratie direc
te, tandis que la "dictature du prolétariat" reste une forme
de pouvoir autoritaire et partocratique, on doit considérer
qu'un tel régime est essentiellement contradictoire. Cette
contradiction fondamentale étant conçue de manière dynamique,
comme un processus historique au cours duquel l'organisation autoritaire et partocratique de l'Etat doit "dépérir" et le pouvoi
des organisations autogestionnaires croître, il fallait s'attendre à ce que l'autogestion socialiste se développe de plus en
plus en se libérant du contrôle politique de 1'Etat-Parti. Or,
c'est exactement le contraire qui s'est produit dans la dernière
décade, malgré certaines mesures de décentralisation prises par
le pouvoir politique.
I
b - La décentralisation n'a pas affaibli le pouvoir
politique. Au contraire, elle l'a rendu plus présent que jamais,
parce qu'il ne se borne pas seulement à intervenir seulement
148
au niveau fédéral, mais s'immisce dans la gestion autogestionnaire des entreprises aux niveaux les plus bas (républiques et
communes. On parle actuellement de'un "étatisme républicain"
ou d'un "étatisme décentralisé". Pourtant la décentralisation
des entreprises sous la forme des organisations de base du
travail associé (loi de 1976), qui avait l'intention de rendre
les collectivités
ouvrières "souveraines" dans le processus
de décision, n'a pas atteint ce but, les interventions politiques ayant empêché "que l'ouvrier dans le travail associé
(devienne) l'acteur fondamental et décisif disposant du revenu
et de sa distribution" (Commission Kreigher).
c - L'effort pour arriver à une meilleure efficacité
des entreprises grâce à leur intégration dans des unités plus
grandes (la multiplication des organisations de base du travail
associé s'accompagne de leur intégration dans des organisations
de travail plus complexes) ou aux accords autogestionnaires
entre les organisations de travail, n'a pas donné les résultats
espérés : la crise économique s'approfondissait toujours davantage. On accuse souvent le caractère artificiel de telles intégrations (restées uniquement sur le plan horizontal", sans
véritable différenciation technologique. Mais on accuse surtout
leur absence d'expansion économique, leur cloisonnement territorial, leur tendance à se figer sur le marché local, d'où un
morcellement du marché commun et une tendance à l'autarcie
économique. La décentralisation de la politique fiscale (avec
environ 17 000 personnes habilitées à prélever de manière autonome des taxes et des impôts) et la régionalisation du marché
yougoslave unique furent des conséquences inévitables de l'enchevêtrement fort complexe de l'entreprise et de la commune ou
de la république, de la pratique autogestionnaire et de la
149
pratique administrative.
d - La crise de l'entreprise autogérée a mis en question
le problème de la "communauté de travail", de sa définition et
particulièrement de sa taille. On a vu que la Loi sur le travail
associé (1976) a mis l'accent et donné la "souveraineté" à
l'Organisation de base du travail associé (OBTA), mais il est
apparu que cette forme d'autonomie de l'unité de base s'exerçait
le plus fréquemment aux dépens de l'efficacité et du bon fonctionnement en général de l'entreprise, qui comporte parfois jusqu'à 50 unités de base. La crise énonomique et les pressions des
dirigeants économiques ont même obligé l'Assemblée à abroger
l'autonomie financière de ces unités de base. Or, se pose ici
une question de portée tant pratique que théorique : quelle
est la position véritable de la communauté de travail, sa taille
et son rôle, dans le système autogestionnaire, la tendance des
facteurs politiques ayant été de définir lVinité de base comme
une communauté de travail et de la placer dans un cadre assez
restreint et d'un point de vue fonctionnel certainement trop
étroit, dont la conséquence fut le dysfonctionnement de l'entreprise non seulement pour les activités économiques mais aussi
pour la participation des travailleurs à son autogestion. Ceci
obligé à évoquer à un certain dualisme entre le collectif ouvrier et l'entreprise, le premier étant surtout guidé par des
relations coopératives au niveau des groupes de travail, la
seconde présentant un système des rôles bien définis dans un
système de production plus large ; le premier mettant 1'accent
sur les relations inter-personnelles, la seconde sur les fonctions organisationnelles. Les recherches et les analyses concernant ce problème suggèrent qu'il faut chercher la solution en
150
se guidant sur les principes suivants : la fonction autogestionnaire d'un individu ne saurait être limitée â sa communauté
de travail ni même s'arrêter au niveau de l'entreprise : elle
doit suivre tous les niveaux de développement et d'activité de
l'individu, de son unité de base jusqu'au niveau national,
c'est-à-dire la société globale.
La communauté de travail, par sa taille et son fonctionnement, doit s'adapter aux exigences de l'entreprise, et
vice versa ; enfin, l'autonomie de la communauté de travail
dépend de la structure fonctionnelle de la production en général
Dans un type de production artisanale ou analogue,(elle va
concerner entièrement l'unité de base, donc les facteurs humains
et les facteurs fonctionnels, alors que dans les "grands systèmes".de production, ce ne sera pas possible, et le degré
d'autonomie va dépendre de l'intégration technologique et
fonctionnelle).
e - Avant la seconde guerre mondiale, la Yougoslavie
était un pays à 80 % agricole qui a subi après la guerre une
industrialisation et une urbanisation plus rapides que celles
des pays occidentaux (en 1980, rappelons-le, la population
agricole est descendue en dessous de 30 % et plus de 7 millions
de citoyens ont émigré de la campagne vers les villes). La politique officielle a favorisé l'industrialisation et négligé
l'agriculture, et la Yougoslavie qui fut un pays agricole
exportateur se transforma en pays agricole importateur. Actuellement, on accuse "l'incompréhension du rôle, de la fonction
et de l'importance de l'agriculture pour le dévelopepment économique", qui est la raison principale du ralentissement et du
retard du-développement agricole.* Lá -collectivisation'de la propriété paysanne n'a pas été trop poussée en Yougoslavie (elle
151
ne concernait pas plus de 16 % de la superficie totale) et
tout récemment on s'est efforcé d'introduire la paysannerie
dans le "marché socialiste", particulièrement par le système
de coopération des paysans avec les industries agricoles, suivant une adhésion libre et volontaire, tandis que le système
de coopérative paysanne est complètement abandonné. La négligence gouvernementale pour le secteur agricole a produit une
"désagricultarisation" et en 1983, on avait plus de 650 000 hectares de terres laissées en friche.
La thèse de certains sociologues (E. Sicard) d'après
qui la culture paysanne est par tradition imprégnée d'un fort
esprit collectiviste (la "zadruga" slave) ne semble pas tout à
fait exacte, non seulement parce que déjà au cours du XIXe siècL
on a vu une rapide désagrégation des"zadrugas", mais surtout
à cause del'attachement des paysans jusqu'à nos jours à leur
propriété individuelle. On pourrait parler tout au plus d'une
disposition à accepter certaines formes de coopération collective avec le secteur socialisé, d'abord parce que c'est utile
et ensuite parce que cela les rapproche de l'usine (l'absence
de sécurité sociale pour les paysans jusqu'à une époque récente
a favorisé la tendance de chaque famille paysanne à avoir au
moins un de ses membres dans une usine quelconque). Les enquêtes
montrent que la participation des paysans à 1'autogestion se
réalise surtout par ces membres de familles paysannes partis
dans les villes pour, travailler dans les usines, et que cette
catégorie des ouvriers-paysans est aussi plus active dans la
gestion de la commune ou du village. Une manière de vivre collectivement dans les communautés paysannes confirme l'analyse
qui montre que. ,1.a ..participation des citoyens -aux activités
152
communales s'intensifient avec la distance vis à vis des
grands centres urbains. Ceci confirme le fait qu'en dépit d'une
participation très faible des paysans à la Ligue des communistes
(environ 5 % ) , leur participation aux activités de la commune
est tout de même supérieure à celle des citoyens dans les villes
Le facteur de la tradition collectiviste joue sans doute un
certain rôle dans ce phénomène. On peut en conclure que le paysan yougoslave est individualiste à l'égard de sa propriété
privée, mais prêt à accepter des formes de vie collective et
autogestionnaire en raison de leur utilité et par esprit de
tradition, à condition que celles-ci ne le privent pas de
son autonomie. La position de la femme yougoslave, comme le
montrent les recherches du temps libre, sa surcharge familiale
et sa faible participation dans les organisations politiques
(seulement 8 % de femmes dans les conseils de délégués au niveau
fédéral), prouve la permanence d'un esprit patriarcal.
f - Immédiatement après la guerre, la Yougoslavie a
possédé probablement le gouvernement et l'armée les plus jeunes
du monde, mais la même génération a conservé sa position acquise
jusqu'à aujourd'hui et les générations suivantes n'ont pas
rencontré les mêmes opportunités d'accéder aux postes de responsabilités. Pourtant, la population est restée en moyenne assez
jeune (26,7 % entre 15 et 27 ans pour la Croatie - minimum de
la moyenne yougoslave - et 43,2 pour la Bosnie - maximum
yougoslave), bien que le vieillissement des jeunes générations
soit un phénomène normal accompagnant l'industrialisation également visible dans les statistiques yougoslaves. Le chômage a
touché aussi les jeunes et le taux des jeunes chômeurs avec des
153
qualifications supérieures, en raison du développement de la
scolarisation, est en accroissement. La scolarisation gratuite
a abouti au renversement de cette loi sociologique d'après laquelle le nombre d'étudiants augmente avec le revenu national
moyen : en Yougoslavie, c'est justement le contraire qui se
passe. Actuellement, on est en train de prendre des mesures rigoureuses pour restreindre l'accès des jeunes aux universités
afin d'empêcher que les jeunes étudiants en chômage ne deviennent une des causes d'instabilité sociale.
La participation des jeunes dans la population travailleuse est de 23,3 %, mais leur participation à l'autogestion, de même qu'aux organisations socio-politiques, est loin
de correspondre à cette proportion. Ainsi voit-on que leur participation dans les conseils ouvriers est environ de 12 % et
dans les conseils de délégations encore plus inférieure, malgré
l'obligation faite à toute la population scolaire de niveau
élémentaire et moyen, d'être membre des organisations des jeunes
Comme pour les syndicats, les organisations de jeunesse, tout
en étant massives par le . nombre de leurs membres formels,
n'arrivent pas à mobiliser les jeunes et à les faire participer
aux activités socio-politiques. Il est vrai que la majorité
des jeunes a une opinion négative ou indifférente pour les activités de leurs organisations que la bureaucratisation semble
également atteindre.
La direction de la Ligue des jeunes socialistes croit
que la cause principale de la passivité des jeunes réside pour
la période de 1971-81 dans "la chute du taux moyen d'embauché
dans le secteur socialisé et privé". Elle constate aussi que
le taux de participation dans le système de délégations se
154
réduit suivant le niveau hiérarchique. Les nombreuses recherches
sur les valeurs répandues parmi les jeunes montrent que les
jeunes apprécient beaucoup un travail créatif, mais pas tellement le travail industriel ni en général la participation à la
gestion de l'entreprise. En général, on voit se développer
une sous-culture des jeunes sous forme des activités de récréation et d'amusement (rock etc.), toujours plus importantes que
les activités sportives. On assiste aussi à l'apparition d'une
sélection négative par rapport aux activités politiques, les
plus doués parmi les jeunes étant davantage enclins a privilégier les activités professionnelles et l'autonomie
personnelle,
tandis que les moins doués sont davantage portés vers les
activités politiques.
g - Une comparaison de l'intensité de la participation entre les différents secteurs sociaux montre que la participation est la plus forte dans les organisations de travail,
Elle y est beaucoup plus importante que dans les organisations
communales. Ce qui montre que les gens sont plus intéressés
pour la gestion des affaires dans lesquelles ils participent
professionnellement en tant que producteurs que dans celles qui
les concernent en tant que citoyen ou qu'habitant. Les relations de production sont les plus appropriées pour l'expression
de la solidarité humaine et celle-ci se manifeste toujours
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la
société
moderne. Bien entendu, une telle
participation au niveau professionnel présuppose des institutions sociales correspondantes, telle que l'autogestion ouvrière. Le système de délégations qui aurait dû jouer le rôle de
démocratie directe n'a pas réussi à s'imposer aux citoyens
malgré les institutions favorables (la même remarque vaut pour
les conseils de locataires dans les maisons petites ou grandes,
155
car l'hypothèse de voisinage comme élément de base de la communauté de vie s'est pas prouvée^.Ceci n'est pas valable
pour la
société paysanne traditionnelle, dont la production reste dans
le cadre familial, mais montre plus d'intérêt à la participation dans la vie communale ou villageoise. On peut donc estimer
que le processus d'industrialisation et d'urbanisation rapide
a été suivi a la fois de l'affaiblissement des rapports traditionnels au plan communal et de renforcement de rapports professionnels au niveau de l'entreprise. Il y aurait eu ainsi
un déplacement des formes de solidarité humaine et des besoins
de communication, ce qui est visible lorsqu'on compare le comportement des paysans avec les paysans-ouvriers qui habitent
le même village. Il est vrai que chez ces derniers il faut
compter avec l'influence de leur participation plus forte aux
organisations socio-politiques (syndicats, Parti).
h - Certaines catégories sociales - femmes et jeunes
participent moins, beaucoup moins qu'on espérait en raison de
leur taux de présence dans la structure sociale. Malgré les
principes socialistes et constitutionnels qui donnent les mêmes
droits aux femmes et aux jeunes, leur participation reste audessous du normal, et même en baisse constante par rapport
aux années qui ont suivi la guerre. Il y a donc une évolution
négative de ces deux catégories dans l'après-guerre jusqu'à nos
jours, une évolution dont la marche est à l'envers de l'évolution des institutions de l'autogestion sociale. S'agit-il d'une
retraite volontaire sur la vie "privée" et d'un malaise dans la
société "officielle" ou "publique" ? ou s'agit-il plutôt du
refoulement de la société en général par les structures politiques, refoulement qui pour les femmes signifie retour aux former
156
de vie traditionnelles et pour les jeunes l'acceptation des
formes de vie nouvelles mais apolitiques ? Certaines données
semblent permettre de répondre affirmativement â cette dernière
question.
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