Distribution : limitée PAR. 36 F ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L'EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE PRATIQUES ET PROBLEMES DE L'AUTOGESTION EN YOUGOSLAVIE Analyse globale et sectorielle par Rudi SUPER Correspondant scientifique Centre de recherche et d'information sur la démocratie et l'autonomie (CRIDA) Maison des sciences de l'homme Paris/Zagreb Avril 1985 Les vues exprimées dans ce document, le choix des faits présentés et les jugements portés sur ces faits n'engagent que l'auteur et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de 1'Unesco. SHS-85/WS/30 TABLE DES MATIERES PREFACE 5 I. LA SOCIETE GLOBALE ET L'ANALYSE SECTORIELLE 1.1. La période de transition ou de "dictature du prolétariat" 1.2. L'antagonisme entre l'intégration politique et l'intégration autogestionnaire ou sociale 1.3. La nature des mutations sociales dans la société yougoslave 5 II. L'ANALYSE DE LA DEMOCRATIE PARTICIPATIVE DANS LA YOUGOSLAVIE CONTEMPORAINE 2.1. L'expansion fonctionnelle et l'expansion structurelle de la sociabilité 2.2. L'expansion structurelle de l'autogestion et le système politique 2.3. Les causes de la crise économique et le fonctionnement du système III. LA COMMUNAUTE DE TRAVAIL ET LES LIMITES DE L'AUTOGESTION 3.1. L'intégration et la désintégration économique et l'intervention politique 3.2. La communauté de travail mise en question 3.3. L'antagonisme entre la communauté de travail et l'entreprise ' IV. LA PAYSANNERIE ENTRE L'INDIVIDUALISME ET LE COLLECTIVISME 4.1. La position de l'agriculture dans l'économie yougoslave 4.2. Le ralentissement dans le développement de l'agriculture 4.3. La position et les perspectives du secteur socialisé 4.4. L'esprit individualiste et collectiviste de la paysannerie 4.5. La participation de l'agriculture au revenu national brut 4.6. La participation des paysans-ouvriers et des paysans dans les organisations politiques et sociales 6 12 16 22 23 29 37 42 42 52 60 63 63 67 71 74 84 85 V. LA JEUNESSE DANS LE SYSTEME AUTOGESTIONNAIRE 5.1. Les jeunes et la structure sociale 5.2. Les jeunes dans le travail associé 5.3. La participation des jeunes au système politique et à l'autogestion 5.4. La participation de la jeunesse aux organisations de travail associé 5.5. La participation des jeunes aux communautés locales 5.6. Les jeunes dans les syndicats et dans la Ligue des communistes 5.7. La perception des valeurs du socialisme autogestionnaire VI. L'EFFICACITE DE L'AUTOGESTION ET LES CAUSES DE LA CRISE ACTUELLE 6.1. L'autogestion et l'efficacité productive 6.2. Les raisons de la baisse de la productivité des entreprises yougoslaves 6.3. Un exemple de réintégration relative de l'entreprise 6.4. Les résistances politiques à la stabilisation économique 6.5. L'antagonisme entre la politique et l'autogestion bloque les entreprises autogestionnaires 6.6. La privatisation et l'emploi du temps libre CONCLUSIONS 92 92 97 98 104 107 109 113 121 121 130 134 136 138 141 147 PREFACE La présente étude s'inscrit dans le cadre de la mise en oeuvre du sous-programme VIII.1.3. "Processsus de développement" du Deuxième Plan â moyen tertre de 1'Unesco (1984-1989) dans lequel la participation des populations au développement représente une dimension importante et d'une véritable actualité. Faire l'analyse comparative des différents secteurs -sociaux, d'après l'intensité et l'efficacité de la participation des citoyens, suppose, d ' u n point de vue théorique et empirique, de comprendre : . la position de chaque secteur dans le système global, sa dépendance ou son indépendance structurales, ses interactions fonctionnelles, son degré d'expansibilité, etc. . les tendances évolutives du système global et ses différentes tendances politiques, économiques, culturelles avec les contradictions qui leur sont propres. . la dynamique évolutive de différents secteurs, ceux qui progressent, ceux qui régressent ou disparaissent, les trans- formations qui s'en suivent, les mutations qui s'y manifestent. . la signification des phénomènes étudiés dans un secteur, la- quelle peut et doit changer quand on suit ces phénomènes en rapport avec d'autres secteurs ou suivant différents niveaux du système global. Donc, quand on étudie la participation des citoyens dans les différents secteurs de la société, on est obligé de se rendre compte de 1'évolution dans le temps du système yougoslave qui se dit "socialiste", "autogéré", mais qui est au fond une société de transition entre l'ancienne société capitaliste et la nouvelle société socialiste, une société qui, d'après sa Constitution (1974) , se déclare encore une "dictature du prolétariat". Une telle société, de toute manière, doit représenter une forme d'organisation politique autoritaire(par le monopole 2 du pouvoir conféré à la Ligue des communistes et garanti par la Constitution elle-même) et une forme de démocratie directe (par 1'autogestion ouvrière et sociale dans toutes les formes d'organisation du travail) . -C'est pourquoi nous avons décidé de donner, sans entrer dans une analyse détaillée, la description de la dynamique essentielle qui anime une société de ce type dans la mesure où cela nous semble indispensable pour comprendre la situation de la participation des travailleurs et des autres catégories sociales (paysannerie, jeunesse) à la gefetion des affaires économiques et politiques. Or, cette étude arrive à un moment tout particulier pour la société yougoslave, celui de sa crise économique ouverte. Et il est vrai que cette crise comporte aussi bien des implications politiques et sociales qu'économiques. Cette crise, marquée des dernières années par un endettement grandissant des entreprises yougoslaves et une inflation de plus en plus forte qui atteint 60 % en 1983, n'a été reconnue par le gouvernement qu'en 1982. Jusqu'à cette date, le gouvernement et la direction politique n'en disaient rien, et l'emploi même du mot "crise" par certains politiciens fut rejeté comme étant une invention d'éléments dits "oppositionnels". La reconnaissance officielle de la crise économique comme telle, et la nécessité consécutive d'en prendre les mesures de stabilisation économique, a agi presque comme un choc sur la population, parce que 1'"optimisme officiel" avait endormi l'opinion publique sur ce qu'une telle crise pouvait signifier pour la vie de la population, notamment en ce qui concerne son niveau de vie, qui a été déclaré trop élevé par les dirigeants qui ont également indiqué la nécessité de le réduire sensiblement. (Certains 3 dirigeants disaient éloquemment qu'il fallait "descendre d'un taux de 130 à un taux de 100 %, donc de-presque 30 % ! ) . Tout de même un phénomène positif se produit en ce moment. La nécessité de mobiliser "toutes les forces sociales en vue de la stabilisation" a ouvert largement la porte à l'opinion publique, et tout particulièrement aux organisations et aux personnalités scientifiques, de même qu'à un débat général sur les causes de la crise sociale et des mesures qu'il faudrait prendre pour y remédier. En effet, on a vu apparaître de nombreux écrits des spécialistes de tous les domai- nes des sciences sociales (économistes, sociologues, politologues, psychologues, etc.) apportant leur contribution à l'interprétation et à l'évaluation des processus qui traversent la société. Si, dans la mobilisation des "forces sociales", le gouvernement se heurtait à l'inertie sociale et aux résistances bureaucratiques, il ne pouvait certes pas se plaindre de la carence des réactions de la part des scientifiques et des experts sociaux. Sur le plan de l'analyse officielle de la crise nous nous sommes surtout servi des documents publiés par une Commission formée des Conseils sociaux fédéraux (Commission dite Krajgher par le nom du premier ministre Krajgher dans le gouvernement précédent). Cette Commission a formé pour chaque thème une sous-commission composée des savants et d'experts sur le sujet traité (en majorité des économistes), au total cent vingt-cinq personnes. Mais ces sous-commissions ont encore élargi leur travail en consultant environ 1 250 autres savants et experts. Leur analyse fut publiée sous forme synthétique ou programmatique en 1983, en quatre volumes intitulés "Programme 4 à long terme de stabilisation économique". (Belgrade, Centar za radnicko samoupravijanje - Centre pour l'autogestion ouvrière; 1983, 1-4 vol.). Ces matériaux sont très intéressants pour comprendre 1'"auto-perception" .de la crise sociale par un groupement qualifié, lequel a du cependant inscrire ce programme de stabilisation dans le cadre du système actuel, sans toucher à ses principes fondamentaux. Sans doute les contributions individuelles des membres de ces commissions devraient être beaucoup plus intéressants pour une analyse scientifique, malheureusement ces matériaux ne sont pas publiés. Toutefois, certains membres de ses commissions ont fait connaître leur opinion dans les publications scientifiques. Nous avons utilisé ces documents de manière seulement partielle, c'est à dire dans les cadres de la problématique qui nous a intéressé dans cette étude, et pour se rendre compte de certaines tendances générales de la politique économiques conduite actuellement en Yougoslavie. Ces matériaux étant marqués par le pragmatisme politique qui a dicté leur réalisation , nous avons été obligés de les adapter à notre propre compréhension de la dynamique sociale. Bien entendu, nous avons du à cette fin utiliser beaucoup d'autres sources d'information aussi bien théoriques qu'empiriques . 5 I - LA SOCIETE GLOBALE ET L'ANALYSE SECTORIELLE Chaque société possède une cohérence plus ou moins grande de son organisation interne, des rapports entre les parties et le tout, le système et ses éléments, ou, si ces éléments jouissent d'une certaine autonomie, entre le système et ses sous-systèmes. Définir la nature de cette cohérence est une question cruciale aussi bien pour la sociologie théorique que pour la recherche empirique. Il est évident que la conception d'un ensemble societal exige déjà l'intuition de certaines relations fondamentales déterminant la cohérence de cet ensemble. Sans discuter ici la manière d'appréhender cette cohérence, nous allons, à la suite de recherches nombreuses et variées, mettre en relief deux dimensions essentielles définissant la globalité de la société yougoslave contemporaine. Premièrement, il s'agit d'une société inscrite dans une période de transition entre le capitalisme et le socialisme, donc correspondant à une forme particulière de "dictature du prolétariat", c'est à dire une forme d'organisation contradictoire avec une organisation étatiste et partocratique d'un côté, et une organisation autogestionnaire de l'autre. Deuxièmement, il s'agit d'une société qui possède un haut degré de décentralisation â la base (surtout dans le domaine économique), dans la sphère de production, et un haut degré de concentration du pouvoir dans la sphère de contrôle de la vie sociale (donc dans la sphère politique). De manière simplifiée on pourrait dire que la décentralisation à la base des activités productrices s'accompagne d'une concentration du pouvoir au sommet, et qu'il existe une contradiction entre 6 l'organisation horizontale et l'organisation verticale de la société. 1.1 - La période de transition ou de "dictature du prolétariat" La dernière Constitution yougoslave de 1974 parle de la société yougoslave comme d'une "dictature du prolétariat", mais d'une dictature toute particulière, l'autogestion ouvrière et sociale y étant définie comme "une forme spécifique de la dictature du prolétariat" par Tito et les autres théoriciens du système yougoslave. Il est vrai qu'on parle très peu dans la presse et dans les publications de la "dictature du prolétariat", étant donné le discrédit général de cette expression dans la pratique stalinienne, et son rejet actuel de la part de l'eurocommunisme. On a pris l'habitude dans les sciences sociales et même dans les discours politiques de définir l'expérience yougoslave comme un "socialisme autogestionnaire", ce qui devrait produire un effet d'ëtonnement si on rappelle qu'elle peut être en même temps une "dictature du prolétariat" On se rend compte alors immédiatement que la Constitution donne un rôle privilégié et monopolitique à la Ligue des communistes en tant que représentant des "intérêts à long terme" de ? a société. Or ce parti est organisé suivant le principe traditionnel du "centralisme démocratique" avec interdiction des fractions, c'est à dire de l'expression libre de courants de pensée. Le problème qui se pose ici est donc le suivant : l'autogestion ouvrière et sociale est-elle vraiment "une forme spé- 7 cifique de la dictature du prolétariat", donc quelque chose d'inhérent à cette dictature ou, si elle ne s'oppose â ce concept, présentant une contre-partie ou un contre-pouvoir à celui-ci ? Pour répondre à cette question, il faut rappeler les principales théories concernant la "dictature du prolétariat" . Ce concept provient comme on le sait d'un texte bien connu de Marx définissant ainsi la période de transition entre le capitalisme et le communisme : "Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat." (Marx, Critique du programme de Gotha).L'accent est mis ici sur le rôle de l'Etat en tant qu'instrument répressif de la classe bourgeoise. Même le sens de "dictature du prolétariat" reste ambigu, puisque Marx prend comme exemple d'une telle dictature la Commune de Paris, c'est à dire une forme de la "démocratie directe" J, La Commune devait être non pas un organisme parle- mentaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois"). L'autogestion ouvrière et sociale (dans les usines et dans les communes) est justement définie comme passage de la démocratie représentative à la démocratie directe fusionnant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Il s'agit de l'application des premières mesures sociales aboutissant au "dépérissement de l'Etat", qui est une notion clef de Marx et Engels dans l'interprétation de la période de transition. Lénine reprend les idées de Marx et Engels sur la période de transition, qu'il définit comme "une dictature démo- 8 cratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie", fondée sur la théorie de "dépérissement de l'Etat" et y inclut également (comme Kautsky) la démocratie parlementaire. Il introduit uneiiouvelle conception de la démocratie directe : "le pouvoir des soviets", que dans la période suivant immédiatement la révolution d'Octobre il opposa au Parlement bourgeois (Duma) et à l'Etat ; mais ensuite, surtout après le conflit avec 1'"opposition ouvrière", il subordonne et même identifie ce "pouvoir des soviets" à l'"Etat ouvrier". Il admet pourtant, dans la perspective de l'avenir, la possibilité de l'autogestion ouvrière dans les usines, demandée par 1'"opposition ouvrière", mais il affirme que dans les circonstances de l'époque, le rôle de la "dictature du prolétariat", concentré sur l'Etat et le Parti, reste essentiel. Cette position, considérée comme transitoire, fut cependant reformulée par Staline comme définitive. Staline est le vrai théoricien et constructeur en U.R.S.S. du "socialisme étatiste", c'est à dire d'un système politique et social où le pouvoir est concentré autour dé l'Etat et du Parti, d'un pouvoir politique dédoublé puisque le Parti devient la clé de voûte de tout le système, la "forme supérieure d'organisation de classe duprolétariat", et, par conséquent, la "force dirigeante de l'Etat", qu'il s'agisse du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif et judiciaire, exerçant en même temps le contrôle complet sur l'opinion publique. La fusion de l'Etat et du Parti (certains auteurs parlent d'une "partocratie") de même que le pouvoir totalitaire de contrôle de toutes les sphères de la vie économique et sociale n'a guère changé, lorsque Staline, dans la Constitution de 1936, 9 abandonne le terme de "dictature du prolétariat" et introduit les expressions de "démocratie populaire" et d'"Etat du peuple entier" ou d'"Etat populaire général". Staline a réussi par son influence et son autorité dans le mouvement ouvrier à refouler complètement l'idée d'autogestion ouvrière, malgré son expansion après la révolution d'Octobre dans toute l'Europe, notamment sous la forme de "communisme de conseils" (Rätekommunismus) , et son élaboration théorique comme fondement de la démocratie socialiste (voir les travaux de Korsch, Pannekoek, Gramsci) (1). Le communisme de conseils ou le conseillisme, comme le propose Rosanvallon (2) rejetant la conception de Lénine de la "dictature du prolétariat", concentrée autour de l'Etat, voit dans les conseils ouvriers un pouvoir direct de la classe ouvrière, un pouvoir qui devrait dépasser le parlementarisme bourgeois et fonder la nouvelle démocratie socialiste. Il soutenait donc le pouvoir dès conseils ouvriers dans les usines sous la force d'une autogestion des entreprises. C'est pourquoi à l'étatisation il opposa la socialisation des moyens de production (K. Korsch). La prise du pouvoir dans l'Etat doit aller de pair avec la démocratie industrielle, ce qui signifie que la démocratie parlementaire ne doit pas empêcher l'instauration des formes de démocratie directe. En ce cas, les conseils ouvriers ne sont pas que des organes de lutte de classe, comme (1) Voir à ce sujet R. Supek, Socialisme e Autogestione, Milano, La Pietra bibliothèque (fondée par L. Basso), 1978. (2) P. Rosanvallon, L'Age de l'Autogestion, Paris, Ed. du Seuil, 1976. 10 le pensaient Lénine et les sociaux démocrates (M. Adler), mais une forme nouvelle d'organisation politique de la société socialiste. Il faudrait donc accepter que la période de transition soit marquée par la coexistence de formes parlementaires, ou de l'Etat, et de formes de démocratie directe, mais avec une dynamique interne (un déséquilibre dynamique pourrait-on dire) déterminant l'affaiblissement progressif des premières et le renforcement continu des secondes. Ceci nous oblige à considérer la "dictature du prolétariat", ou, plutôt, la période de transition comme une formation hybride et antagoniste, une sorte de "double pouvoir" avec l'une de ses composantes inscrite dans le passé et l'autre dans l'avenir. De toute manière, l'évolution post-révolutionnaire devrait aller dans le sens d'une des-étatisation ou d'une décentralisation du pouvoir politique et de sa transformation dans le pouvoir social processus qui correspond à l'idée di Marx que la société doit "s'approprier de nouveau les forces politiques aliénées". C'est justement cette vision de la période de transition qui prédomine chez les théoriciens yougoslaves et qui se trouve à la base de la pratique politique visant au renfor cernent et à l'élargissement continus de l'autogestion ouvrière et sociale. De là, une pratique politique pourtant qui ne ;a pas sans difficultés, sans obstacles et hésitations, car les forces bureaucratiques attachées au monopole politique du Parti s'efforcent d'arrêter ce processus. Lorsqu'on dit dans les documents officiels yougoslaves que "l'autogestion est une forme spécifique de la dictature du prolétariat", on doit avoir à l'esprit une situation historique et un processus social qui correspond à la dynamique que 11 nous venons de décrire. Le rapport entre ces deux entités (le pouvoir de 1' l'Etat et le pouvoir des conseils) est réversible du point de vue dynamique (plus le pouvoir de l'Etat s'affaiblit et plus le pouvoir des conseils se renforce, et vice versa), mais doit être irréversible du point de vue de l'évolution historique ("l'Etat dépérit"). On sait que l'évolution en U.R.S.S. est allée dans le sens inverse - renforcement continu de l'Etat mais dans la théorie marxiste ce schéma reste valable. La tension ou le conflit ouvert entre la bureaucratie politique et la classe ouvrière où les travailleurs en général s'expriment par l'effort de la bureaucratie pour freiner ou stopper ce processus ou simplement pour le déclarer "fini", achevé" (ce qui revient à présenter les réformes sociales comme les dernières ou définitives ! ) . D'ailleurs, la bureaucratie se croit également disposer du monopole sur l'avenir de la société en interdisant tout simplement toute discussion à ce sujet. Ainsi l'avenir est-il devenu un de ses "secrets". En fait, personne ne sait quand une période ou une phase de développement doit finir et quand doit débuter une autre période, ou une autre phase, dans la manière de penser la réalité sociale. Le temps estune véritable "propriété" de la bureaucratie politique. 12 1.2 - L'antagonisme entre l'intégration politique et l'intégration autogestionnaire ou sociale On sait aujourd'hui que le dilemme historique entre étatisation et socialisation a abouti à la création de deux systèmes 'socialistes": le socialisme étatiste et le socialisme autogestionnaire. Le. premier a été réalisé par le biais d'une étatisation des moyens de production donnant lieu à un pouvoir hautement centralisé représenté par le Parti Etat, tandis que l'autre, grâce à la socialisation des moyens de production, a introduit un contre-pouvoir - l'autogestion ouvrière - par rapport au Parti-Etat, qui laissait une certaine autonomie économique et sociale aux collectivités des travailleurs dans la sphère de la production. La soustraction de la sphère économique à la gestion étatique entraîne toutefois à un certain degré sa dépolitisation. En effet, la gestion de la société par le Parti Etat dans toutes les sphères (économie, administration, services, culture) signifie une politisation extrême de toute la société, toutes les affaires sociales étant gérées au nom du Parti et de l'Etat (3). (3) Le vieux Engels, critiquant le Programme d'Erfurt de la social-démocratie allemande (dans une lettre à Babel en 1 8 9 1 ) , a attiré l'attention sur le danger que pourrait présenter l'étatisation des moyens de production. Dans ce Programme, le "socialisme d'Etat" est soutenu par les lasalliens, qui voudraient remplacer le propriétaire privé par l'Etat. Or, remarque Engels, en marge de ce Programme, cela aboutirait à une double oppression : "On réunit de la sorte dans une seule main le pouvoir d'exploitation économique et le pouvoir de l'oppression politique des ouvriers" (MEGA, Werke, t. 22, pp. 596-597). 13 Tout pouvoir social tend à se renforcer, le pouvoir politique aussi bien que le pouvoir économique. Si le pouvoir politique possède déjà le monopole de l'expression des intérêts politiques proprements dits, qu'ils soient nationaux, de parti ou même sociaux à "long terme" (suivant la prérogative accordée à la Ligue des communistes yougoslaves d'après la Constitution), (3) suite En effet, un pouvoir politique déjà centralisé aurait ainsi, en plus, à sa disposition un pouvoir économique également centralisé, et même centralisé d'une double manière : par l'appareil de l'Etat et par l'appareil du Parti. Les conceptions de Staline sur le rôle de la dictature du prolétariat ainsi que sur l'édification et l'organisation du socialisme, et donc sur les fonctions économiques et organisatrices assumées par le Parti et l'Etat, ne furent en fait jamais abandonnées par la doctrine officielle en U.R.S.S.. Ainsi pouvons-nous lire dans un manuel d'économie politique, publié à Moscou en 1962, ce texte, rédigé par Feliforov : "... Dans la période de la construction communiste (â cette époque on parlait du "passage du socialisme au communisme" ! R.S.) les fonctions de l'Etat socialiste, comme organe central de gestion, vont s'accroître. L'Etat administre tous les processus de la construction communiste : l'édification de la base matérielle et technique du communisme, les transformations des relations socialistes en relations communistes, le développement spirituel, l'éducation du peuple soviétique. Même si aujourd'hui le terme de communisme est remplacé par celui de "socialisme avancé", Feliforov ne doute guère que dans l'un comme dans l'autre cas le rôle de l'Etat se trouve en contradiction avec la théorie marxiste, voire même avec la théorie léniniste du moins dans 14. il va tendre à déborder toujours ses limites, même quand elles sont formellement fixées, aux dépends du pouvoir dont disposent les conseils ouvriers ou l'autogestion ouvrière et social Le conflit est alors inévitable, et nous allons montrer par la suite toute sa complexité. L'antagonisme entre le pouvoir politique (concentré dans la Ligue des communistes) et l'autogestion se manifeste de manière générale de la façon suivante : a. Le pouvoir politique s'efforce d'élargir et d'accroître la politisation de la vie sociale par des moyens proprement politiques (actes normatifs, idéologie, propagande, contrôle des mass media). Par contre, l'autogestion tend à dépolitiser la vie sociale en développant les échanges et les transactions économiques et sociales sans la médiation de la politique, c'est à dire à partir dt.s groupements et des individus guidés par leurs seuls intérêts librement formulés, et (3) suite sa première version). Il trouve que ce système êtatiste ? beaucoup d'avantages par rapport aux systèmes précédents, capitalistes : "L'avantage le plus grand du socialisme, co paré à tous les systèmes sociaux précédents, consiste dans le fait que la société se développe ici comme un seul syst me (suivant des principes démocratiques), unifiant l'écono mique , la politique, la vie spirituelle. Afin de réaliser cette unité, la gestion centralisée de toutes les sphères de la société est indispensable." (Cité d'après le livre V.G. Afanasev, Nauchnoe upravlenie oschestvom (Gestion scientifique de la société), Moscou, 1967, publié par la Chair du communisme scientifique de l'Académie des science sociales et le Comité central du P.C. d'U.R.S.S.). 15 pas toujours institutionnalisés. La politique met l'accent sur les institutions et la régulation normative, l'autogestion sur la spontanéité et l'initiative individuelle et collective. Mais surtout, la bureaucratie politique s'avère un ennemi déclaré de toute spontanéité, tout simplement parce que l'initiative libre des citoyens la rend superflue. b. Le pouvoir politique tend à limiter par les lois l'autogestion ouvrière. C'est pourquoi en Yougoslavie les organisations "d'intérêt social général" ne jouissent pas de l'autogestion ; elles relèvent d'une "gestion sociale", c'est à dire de corps gestionnaires composés de représentants de la collectivité et de la société (la commune). C'est le cas pour la police, mai<; ausri pour les universités. La législation caractérisée par une production énorme d'actes normatifs pose des limites à ]'autogestion et les organisations autogérées se plaignent fréquemment d'être privées des droits fondamentaux de l'autogestion. c. Le pouvoir politique, bien que monolithique dans le Parti, est lui-même décentralisé au plan de l'Etat (par la fédéralisation qui tend vers la confédératisation au niveau des républiques et la régionalisation au niveau des régions et communes) et oblige l'économie autogestionnaire à respecter les limites imposées par le pouvoir administratif, ce qui empêche son intégration verticale, l'expansion du marùhé et des formes d'organisation autogérées sur tout le territoire du pays. La conséquence en est la fragmentation des entreprises productrices, la faiblesse des capitaux d'investissements, les difficultés d'innovation et de reproduction élargie, etc. 16 On dit en Yougoslavie que l'économie est "autarcique" au niveau des républiques et même des communes (les capitaux dont dispose une république en Yougoslavie sont inférieurs à la puissance des compagnies transnationales). d. Le pouvoir politique tend à l'intégration des activités économiques au plan national, mais il a tout intérêt à approfondir et à étendre ce morcellement et cette atomisation des entreprises. Ainsi morcelées et isolées, elles deviennent incapables d'assurer leur reproduction et pour toutes les affaires importantes elles ont recours à la médiation du pouvoir politique. De la sorte se développe une "bureaucratie médiatri- ce" , distincte du modèle weberien, qui est conçu suivant le modèle des rapports militaires et hiérarchiques, et comme telle adaptée au pouvoir exécutif. Il s'agit d'un autre modèle de bureaucratie qui se nourrit de 1'atomisation de la société et de la nécessité dans laquelle celle-ci se trouve de s'intégrer par l'intermédiaire d'un médiateur situé au sommet de la société. La désintégration autogestionnaire à la base de la société suppose l'intégration politique â son sommet. Ainsi la bureaucratie se rend indispensable, même dans une société décentralisée. 1.3 - La nature des mutations sociales dans la société yougoslave La société yougoslave se définit comme une "société en voie de développement". On a vu qu'il s'agit d'une part de la transformation de la société paysanne et traditionnelle en société industrielle et moderne et, d'autre part, de la trans- 17 formation de la société capitaliste en société de socialisme autogestionnaire. On a donc affaire à deux processus d'industrialisation et de socialisation à la fois globaux et profonds. Analysant ces deux processus qui concernent toute la société, nous ne sommes pas enclins à partir de la théorie systémique, c'est à dire de concevoir la société comme un système clos en train de se transformer, changeant de structure et d'équilibre. Il nous semble plus conforme à la réalité de parler d'une société soumise à l'action de plusieurs systèmes d'actions et de valeurs sociales, systèmes qui se heurtent et se contredisent, qui produisent des frottements, des conflits et des contradictions. Notre analyse au lieu d'être "systémique", serait plutôt "poly-systémique" ; elle va traiter de plusieurs systèmes en cours d'évolution ou de dissolution. Ainsi il est évident que l'industrialisation est un processus expansif, sans limites préétablies, visant la totalité de la société, donc un facteur "totalisateur", qui évolue au milieu de la société paysanne et traditionnelle, heurtant, brisant et transformant les rapports de celle-ci, y introduisant certaines contradictions, que la société est ensuite obligée de résoudre. Ceci devient encore plus évident si l'on lie le processus d'industrialisation au processus de commercialisation, c'est à dire de la transformation du marché naturel et autarcique ancien en un marché moderne de marchandise et de monnaie, national et international. L'économie yougoslave, aussi bien collective qu'individuelle, est une "économie socialiste de marché" aussi bien par définition que par sa pratique. Ainsi, par exemple, tout l'effort du gouvernement tend à obliger les paysans â orienter 18 leurs cultures et l'élevage vers le marché/ ce qui suppose l'intensification (emploie de l'agriculture moderne, ä'engrais chimiques) et la spécialisation (monoculture). L'industrialisation a d'abord provoqué la fuite des paysans vers les villes (le système de sécurité sociale y jouait un rôle déterminant) et ensuite l'adaptation au marché industriel (ceci fut réalisé beaucoup plus par les propriétaires privés que par les coopératives agricoles). L'inertie.propre à la société traditionnelle paysanne fut facilement brisée, mais ses traits ont été introduits dans la "société industrielle", c'est à dire dans les entreprises industrielles dont la rationalité et l'efficacité en souffraient là encore d'un certain esprit fataliste,anarchique et individualiste. On peut ainsi parler de conflits produits par la dynamique de la société industrielle en pleine expansion et par l'inertie d'une société traditionnelle réticente aux mutations et transférant ses manières de faire dans la nouvelle. On verra d'ailleurs que certains auteurs trouvent là les raisons des difficultés à promouvoir l'efficacité économique, tandis que d'autres y voient une contribution positive en faveur de la collectivisation de l'économie (Sicard). Constatons pour le moment la contradiction existante entre le "système industriel" et le "système agricole traditionnel", entre la nouvelle couche des travailleurs industriels (y compris la couche des entrepreneurs) et la paysannerie. Et notons que cette contradiction n'a pas paralysé le rythme de croissance du développement industriel parce que la dissolution de la vieille économie paysanne fut assez rapide (on dit que les "montagnards" sont plus dynamiques que les gens de la plaine 1 La grande majorité des paysans abandonnant leur terre appartient à ce type d'hommes). 19 Le second processus de nature historique est celui de la socialisation par l'introduction de l'autogestion ouvrière ou de la démocratie industrielle. Il a été instauré par des mesures constitutionnelles dans la sphère industrielle, et par un processus plus ou moins volontaire dans l'agriculture. Il s'oppose à la gestion étatique dans la production industrielle qui voit ainsi s'accroître son autonomie dans l'accès libre au marché national et mondial. Ce processus de socialisation est par sa nature même contradictoire, parce qu'il est initié et contrôlé par le pouvoir politique, qui trouve en lui sa légitimité ; mais ce pouvoir politique pose non seulement les limites â son autonomie mais intervient directement dans la gestion de ses affaires (surtout dans le domaine des investissements),par des voies institutionnelles système bancaire) et non-institutionnelles (rapports dans le parti politique, non—formels mais efficaces). Cette contradiction peut être définie comme celle existant entre le pouvoir en général et la participation, entre les rapports politiques et les rapports de participation. Nous avons élaboré ailleurs la dialectique de ces relations (4). Contrairement au processus d'industrialisation, dont le déroulement ne trouve pas à se confronter avec une expansion ou une résistance de même force de la part de la société traditionnelle, la socialisation par l'autogestion se heurte à une force opposée,aussi expansive et même davantage qu'elle, qui est celle du pouvoir politique. Des quatre fonctions du processus de production (la planification, la réalisation, le con- (4) Voir en particulier nos contributions au volume Participer au développement, Paris, UNESCO, 1984. 20 trôle) le pouvoir politique touche surtout à la planification (la politique des investissements) et à la distribution (le contrôle des revenus et de leur distribution). C'est pourquoi revient sans cesse en Yougoslavie un "leitmotiv" des autogestionnaires pour qui "la classe ouvrière doit acquérir le contrôle de tout le processus de production et de reproduction élargie" . Comme l'aspiration à l'autonomie chez les dirigeants économiques est taxée fréquemment de "technocratie" et l'immixioi politique dans les affaires économiques de "bureaucratie", on peut parler d'un conflit permanent entre la "technocratie" et la "bureaucratie". Lorsqu'on parle de l'opposition des forces autogestionnaires aux forces politiques ou bureaucratiques, il faut avoir en vue que cette opposition se joue dans tous les domaines sociaux : dans l'industrie et l'économie, évidemment, mais aussi dans la vie communale, culturelle et scientifique. A différents degrés, l'intervention et la pression politique autoritaire et étatique se fait sentir dans toute la société.Il est vrai que le facteur idéologique ne possède pas dans la société yougoslave cette force dogmatique et officielle comme dans les sociétés du "socialisme réel". Les processus d'industrialisation et de socialisation ne se produisent pas au même niveau de l'organisation sociale, ils ne possèdent pas la même "profondeur", malgré leur caractère "total". Ainsi on peut considérer l'industrialisation comme un phénomène effectant plus profondément la structure sociale, sa base aussi bien que sa superstructure. Usant d'une expression de Marx, on pourrait définir l'industrialisation comme les "forces de production" d'une société, le fondement de toute 21 la société et la raison essentielle du changement de sa structure. "Force de production" doit être entendue dans le sens le plus large, englobant aussi bien des forces naturelles (énergie, vapeur, électricité, etc.) que des forces humaines (travail individuel et collectif, formes différentes d'action collective ; d'ailleurs Marx ne parle-t-il pas de la 'blasse révolutionnaire" comme d'une "force productive ?) . Ces "forces d-e production" changent la structure sociale de manière évolutive, presque comme quelque chose d'"objectif" et de "naturel", et les hommes sont prêts de les accepter comme une fatalité historique. C'est pourquoi les résistances aux changementsiintroduit par l'industrialisation sont généralement très faibles, les hommes étant plutôt enclins de s'y adapter et à assimiler les réalités nouvelles (le cas typique de l'assimilation de la culture traditionnelle à la nouvelle société industrielle est le Japon). Mais cette adaptation, ou cette assimilation, est à l'origine de certaines faiblesses de la production industrielle ellemême, tout au moins en Yougoslavie (au Japon, c'est plutôt le contraire semble-t-il). Par contre, la socialisation suscite plus de difficulté et elle se joue â un niveau plus élevé que l'industria- lisation. Elle se situe, pour user encore une fois d'une expression de Marx, au plan des "rapports humains de production". Les "rapports de production" sont déterminés, selon la sociologie de Marx, par l'état de "forces de production". Quand une société a épuisé les possibilités de développer plus avant les forces de production, elle se trouve dans une situation révolutionnaire où il faut changer les rapports de production entre les hommes. Les révolutions dites socialistes n'ont pas confirmé 22 cette règle, parce qu'elles ont eu lieu dans les pays sousdéveloppés. La conséquence en est qu'on assiste â des processus d'industrialisation presque analogues dans les pays capitalistes comme dans les pays socialistes sans apercevoir les conflits espérés entre les "forces productives" et les "rapports humains de production". La sociologie moderne en est donc arrivée à parler de la "neutralité du facteur technologique" par rapport au système social et politique. C'est pourquoi l'action humaine établissant les différents systèmes socio-politiques nous semble plus arbitraire comme processus que celle concernant l'industrialisation. Et donc, au niveau dé la socialisation, on rencontre des oppositions et des contradictions sociales et économiques plus accusées. II - L'ANALYSE DE LA DEMOCRATIE PARTICIPATIVE DANS LA YOUGOSLAVIE CONTEMPORAINE. Si l'on se tient aux textes législatifs et idéologiques, le système yougoslave d'autogestion est fondé sur la théorie marxiste du matérialisme historique. Dans ses considérations les plus générales, cette théorie propose une analyse des rapports sociaux suivant le modèle bien connu : infrastructures et superstructures Ce modèle suggère une analyse de la structure sociale à partir de la base économique qui, en "dernière instance" (Engels) détermine les rapports et les idées dans la superstructure. Ce modèle, où les changements essentiels se jouent dans la dialectique créée entre le développement des forces productives et les rapports deproduction (entre capitalistes et ouvriers), est proposé en premier lieu pour expliquer ce qui 23 se passe entre les classes sociales. Il n'est pas approprié pour expliquer les rapports entre les individus ou les groupements sociaux et la société en général. Il neglige le rôle des individus en tant qu'auteurs agissant pour la construction de l'ordre social, en tant que sujets de l'histoire. Il ne permet pas non plus d'expliquer les associations différentes de ces mêmes individus (professionnelles, culturelles, politiques) de nature volontaire avec les multiples interdépendances, conflits et collaborations qu'elles nécessitent et provoquent. Il ne donne pas non plus une vision claire du processus de passage de la société globale à la microsociologie ou à la dynamique des groupes et, par conséquent, à toute la problématique de la "sociologie des mouvements sociauxë. Pourtant, une telle dynamique a été entrevue par Marx lui-même dans sa théorie de l'aliénation et dans certaines autres réflexions. 2.1 - Le développement fonctionnel et le développement structurel de^la sociabilité C'est pourquoi nous proposons un autre modèle qui n'est pas une négation simple du premier modèle, mais une élaboration plus nuancée et subtile : un modèle qui s'impose lrosqu'on aborde les problèmes de démocratie participative. Dans ce modèle, le rapport essentiel est ceG¿ui qui s'instaure entre l'Individu et la Société, l'organisation sociale jouant le rôle d'une instance médiatrice entre ces deux "totalités", ces "phénomènes sociaux totaux" dont parlent Maux et Gurvitch (5.) . Il va sans dire que le sujet actif ou "individu" peut être (5) R. Supek, Arbeiterselbstverwaltung und sozialistische Demoki gf.ie , Hannover, SOAK, 1977, chapitre "L'organisation comme instance médiatrice entre l'individu et la société, pp 168-20 24 aus si un groupement agissant tendant au développement de son activité propre, de ses buts et de ses valeurs. Organisation productive Individu *^ - Besoins - Communications (sociabilité) Société - Systèmeséconomique - Système politique _ .^ u. -, - Systeme culturel - Valeurs Dans cette perspective, nous ne concevons pas la société non comme un système clos, tel qu'il est traité habituellement dans la théorie des systèmes (von Bertalanffy) ou la cybernetic* que (Ashby), mais comme un système ouvert et même comme un composé ouvert de différents systèmes. En ce sens, notre conception est donc polysystémique. Par exemple, le processus d'industrialisation en Yougoslavie implique le passage de la société traditionnelle et agricole à la société industrielle et moderne, ce qui signifie des changements profonds à la fois économiques, politiques et culturels, ces changements ne se déroulant guère dans un système produit par des forces intérieures déjà définies, mais au contraire se contredisant, s'opposant et s'anéantissant les uns les autres, il s'agit de changements de nature dialectique plutôt qu'organique. De plus, si l'on considère un système économique, politique et culturel comme ayant ses groupements actifs à la base (partis politiques, entreprises économiques ou associations professionnelles et culturelles) avec leurs valeurs et leurs manières de procéder respectives, on arrive de nouveau à des situations qui contredisent la conception de la société comme un système clos. Tout particulièrement quand on tente de 25 définir la démocratie participative bolchevique (ou plutôt staliniste), on arrive à des contradictions qu'on peut très difficilement inscrire dans un système clos et cohérent relevant d'une dynamique interne tendant à l'harmonie et 1'autorégulation. En effet, ce qui manque à la société que nous analysons dans cette étude, c'est jsutement la "régulation interne" dominant les parties et les subordonnant au tout, à la totalité sociale organiquement équilibrée. Le facteur qui contribue grandement au dynamisme interne de la société et rend ses contradictions internes encore plus aiguës est la tendance des différents acteurs à élargir leur champs d'intervention. Leurs activités se déroulant régulièrement dans une société stratifiée ou hiérarchisée, cette tendance vise à briser les limites et les barrières qui existent entre les diverses sphères de la société. Nous allons donc décrire les conflits engendrés par le développement de la sociabilité humaine ou individuelle, d'un côté par des entreprises économiques, de l'autre par des acteurs politiques (partis et groupements politiques). Le développement de la sociabilité et les structures hiérarchiques Individu l Organisation économique Développement fonctionnel (sociabilité) Sphères personnelles - personnelle - familiale - professionnelle - de classe - nationale - universelle (humanité) l Système politique Déveloonement structurql - Niveaux structurels producteur ind. ,- commune atelier - région entreprise - république secteur industirel '- fédératop, secteur social plan national plan international 26 Pour qu'un homme participe activement à un groupement quelconque, c'est à dire avec un minimum de spontanéité, il lui faut ressentir une motivation intérieure, manifester un besoin de communiquer, rechercher une expression de sociabilité humaine. La sociabilité humaine possède eféectivement une capacité fonctionnelle de s'extérioriser, de se répandre, de se transférer d'un milieu particulier vers des milieux de plus en plus larges et éloignés. La socialisation primaire de l'individu implique d'abord son milieu parental, familial et ses paires, avant la socialisation par et dans des sphères plus éloignées (professionnelles, nationales et universelles). Il s'agit d'une disposition innée mais qui se développe en extension et en intensité sous certaines conditions sociales et même historiques, c'est à dire sous l'influence de structures et de cultures sociales. Elle possède donc une signification à la fois biologique et sociologique. Nous avons ainsi mesuré le développement de cette sociabilité par une échelle qui comprenait les sphères vitales et existentielles allant des plus proches aux plus éloignées de la manière suivante : 1. la personnalité (rapport avec soi-même et le/la partenaire sexuel(le) comme "autrui le plus proche") 2. la famille 3. la profession 4. la classe 5. la nation 6. la race 7. l'humanité. On a constaté que pour une population des jeunes de 15 à 25 ans, ce développement de la sociabilité monte et atteint 27 son maximum à 21 ans et stagne ou descend légèrement par la suite. Notre critère de développement de la sociabilité montrait aussi que celle-ci ne dépend pas seulement de l'âge mais aussi du milieu social et des caractéristiques des jeunes, ce développement étant plus marqué pour la jeunesse urbaine que pour la jeunesse rurale '6), et pour la jeunesse la plus éduquée que pour celle qui l'est moins. Ce qui est important, c'est qu'avec la maturation intellectuelle et caractérielle,le développement de la sociabilité se déplace de plus en plus des sphères les plus personnelles vers les sphères plus sociales, plus larges et universelles, englobant alors l'intérêt pour toute l'humanité et pour la différenciation sociale à ce niveau (entre les valeurs universelles de la science, de la culture, de la démocratie, de 1'"internationalisme prolétarien" etc.). Mais ce qui est encore plus important est le fait que ce développement de la sociabilité vers les milieux sociaux de plus en plus larges peut être refoulé ou détourné par les forces sociales qui agissent à son encontre. Il est évident, par exemple, qu'un nationalisme virulent rend les individus aveugles aux valeurs humanistes universelles ! La lutte séculaire pour la tolérance religieuse au XVIIIe siècle fut à l'origine de cette expansion sociale et humaniste qu 'est le romantisme, de même que les contradictions sociales de la nouvelle société bourgeoise sont responsables de sa décadence (le "romantisme noir"). (6) Voir dans le livre de R. Supek, Omladina na putu bratstva (Jeunesse sur la voie de fraternité) Etude psycho-sociale des jeunes au travail volontaire, Belgrade, Mladost, 1963. 28 Pourquoi cette expansion de la sociabilité au niveau individuel nous paraît-elle importante pour la participation sociale ? D'abord, parce qu'elle ne se réduit pas aux rôles immédiatement joués par l'individu, tels que les imagine une sociologie dite fonctionnaliste (Parsons) où la motivation, les intérêts et la perception sont le résultat exclusif des rôles concrets joués par l'individu. L'individu tend toujours à dépasser les niveaux et les limites des rôles qui lui sont imposés par la structure sociale immédiate. Il tend effectivement à embrasser toutes les sphères de sa sociabilité, du plus intime au plus universel. Il est capable de le faire parce que sa perception, soutenue par le développement de sa sociabilité, dépasse ses rôles sociaux immédiats. Ensuite, on ne doit nullement croire que les intérêts et les aspirations d'un individu soient limités à une sphère donnée, éventuellement prescrite par les législateurs, car sa conscience individuelle est également interpénétrée par la "conscience idéelle collective" (Marx), et si l'on définit l'individu comme un "phénomèen social total", c'est justement en raison de cette capacité individuelle de participer de manière spirituelle à la "conscience idéelle sociale", c'est à dire la capacité à avoir une perception de la société globale et de participer à ses valeurs fondamentales. Pourquoi est-il important d'attirer l'attention sur ce phénomène ? Pour deux raisons importantes dans le champ de la démocratie participative : premièrement, pour repousser les tendances sectaires des associations autogestionnaires qui se ferment sur elles-mêmes contre la société ambiante ; deuxièmement, pour se défendre contre la manipulation des dirigeants qui voudraient renfermer les individus autogestionnaires dans 29 la sphère de leur activité sociale immédiate, par exemple, dans l'entreprise, afin de créer un espace libre dans le reste de la société pour leur activité propre. 2.2 - L'expansion structurelle de l'autogestion et le système politique L'expansion structurelle qui se manifeste dans la sphère économique de la société est déterminée par trois niveaux se conditionnant mutuellement : a) le niveau technologique (évolution de la petite vers la "grande industrie", automatisation, etc.) b) le niveau économique (l'économie de marché) c) le niveau social (le système d'autogestion). Cette expansion structurelle due à l'évolution technologique et économique aboutit à 1'intégration de plus en plus forte des fonctions productives et à l'interdépendance accrue des hommes producteurs, non seulement au sein de l'usine ou de l'entreprise, mais aussi dans le cadre de la société entière, notamment par le besoin de planifier le développement au plan national. L'intégration signifie en ce cas à la fois la centralisation et la hiérarchisation des fonctions productives à travers la création de "grands systèmes" (chemin de fer, postes, réseau d'exploitation énergétique, etc.). Le système d'autogestion, par contre, tend â la décentralisation de la gestion de la production et il se heurte au problème suivant : comment intégrer les fonctions productives aux différents niveaux de la société sans nuire â l'autonomie relative ou complète des processus de décisions et, par conséquent, à la "souveraineté" des conseils ouvriers, à leur indépendance de gestion 30 dans les unités plus petites (ateliers, usines, entreprises ? ) . _Le système yougoslave définit cette "souveraineté" des con- seils ouvriers au niveau des "organisations de base du travail associé", c'est à dire dans les usines, des unités les plus petites possédant leur propre comptabilité interne. On verra d'ailleurs que cette situation engendre un certain nombre de problèmes qui ne sont pas faciles à résoudre. Mais si on néglige pour l'instant ces contradictions inhérentes au système d'autogestion, il faut admettre que ce système lui-même tend par sa nature à l'expansion structurelle, c'est à dire à l'extension de ces activités à partir des unités les plus petites - usines, entreprises - vers les formations les plus larges - secteur industriels (cartels) ou sociaux (avec un développement de l'industrie aux dépens de l'agriculture) - particulièrement en raison des impératifs de la planification de l'économie nationale et de son développement qui se révèle tout aussi importante dans les périodes de croissance que pendant les périodes de crises économiques et sociales. Cependant, ce qui caractérise tous les systèmes se réclamant du socialisme, c'est le contrôle de l'économie par l'Etat ou par le Parti—Etat, dont l'immixion dans les affaires économiques ne se limite p:-;s seulement au sommet mais va jusqu'à la base. Même pour la société yougoslave, où l'introduction de l'autogestion ouvrière et sociale aurait dû signifier la séparation formelle du contrôle de la part de l'Etat, l'immixion des forces politiques, tant informelles que formelles n'est pas éliminée, surtout dans les instances supérieures de la gestion économique (au niveau des républiques et de la fédé- 31 ration). Selon la Constitution ,1e rôle du Parti dans le système est défini comme "garant des intérêts sociaux à long terme", donc de tout ce qui touche au développement ou à la politique économique nationale ou globale. Il y a donc conflit entre le système économique et autogestionnaire qui tend ä s'accroître et le système politique soucieux, lui, de sauvegarder son rôle dominant et dirigeant dans toutes les affaires sociales importantes. C'est pourquoi l'expansion structurelle du système économique et autogestionnaire se trouve bloquée par des forces politiques, particulièrement aux niveaux supérieurs, mais aussi, par extension, aux niveaux inférieurs de son fonctionnement. Il existe une ligne de partage des influences décisives entre les sujets impliqués dans le système économique et autogestionnaire et les sujets engagés dans le système politique. La séparation est entretenue par des régulations normatives mais aussi par des influences informelles grâce à la présence de l'organisation du Parti et de ses membres partout où se prennent les décisions les plus importantes. Les deux systèmes - autogestionnaire et politique - se trouvent en compétition et entraînent des conflits plus ou moins intenses. On s'en rend compte lorsqu'on lit des attaques politiques contre la "bureaucratie techno-Hanagériale" ou contre l'usurpation du pouvoir autogestionnaire par des dirigeants économiques . Est-il juste de parler du blocage du développement de l'autogestion, quand on sait que le système politique comporte des conseils de travail associés non seulement au niveau de la commune mais auss bien à celui de la République ou de la Fédération? A cela on oppose le rôle beaucoup plus important et décisif dans les 32 décisions des conseils socio-politiques où le Parti, sur la base de la Constitution, délègue directement ses représentants de rang les plus élevés. Quelles sont les conséquences de ce conflit entre les exigences de l'organisation autogestionnaire et l'ingérence des facteurs politiques ? a -Il existe une contradiction fondamentale entre l'organisation économique de la société et son organisation politique, qu'on désigne de manière imagée comme le conflit entre la "ligne horizontale" (L'économie) et la 'ligne verticale" (la politique) , la première étant orientée vers la décentralisation du pouvoir et 1'autonomie des entreprises, la seconde vers la centralisation Öont le "centralisme démocratique" est le principe d'organisation politique) et l'autorité hiérarchique stricte (le pouvoir de la "Nomenclatura"). On parle aussi de la démocratisation de la société "à la base" et de sa bureaucratisation "au sommet". Ceci conduit à des tensions et des conflits entre la sphère politique et la sphère économique, la première recourant surtout à la normalisation et au volontarisme politiques du pouvoir et la seconde se référant aux "lois objectives des processus économiques" (loi de la plus-value, du marché, etc.) b - Si on prend l'entreprise comme unité de base du développement économique, on doit constater que dans la société yougoslave ce développement se trouve bloqué au niveau social, car les investissements économiques, soumis au contrôle politique, favorisent l'industrialisation et négligent complètement l'agriculture et la "petite industrie" (artisanat, coopératives de travail etc.). De plus, au niveau global ou national, la 33 politique de développement (la planification) se trouve aussi soumise au contrôle des instances politiques (fédération, républiques) . Le secteur économique a pu stimuler la croissance au niveau même de l'entreprise - par l'intégration des entreprises élémentaires (les organisations de base de travail associé OBTA)- dans des entreprises complexes (les "Organisations complexes de travail associé"), c'est à dire par la concentration des capitaux et des moyens de production. (Une organisation complexe pouvait intégrer plus de trente "organisations de base".) L'expansion a pu aussi se produire aux niveaux inférieurs, chez les producteurs individuels, surtout dans l'agriculture avec les soi-disant "coopêrateurs, paysans livrant leur production par contrat aux entreprises de fabrication alimentaire. Cependant il faut remarquer que l'expansion des entreprises par la concentration des unités fondamentales du système économique (les OBTA), n'a pas abouti à une intégration véritable de ces unités ni à la création d'une entreprise plus efficace, parce que leur autonomie financière a paralysé l'activité de l'entreprise. C'est une contradiction sur laquelle on reviendra plus loin. c - On peut avancer l'idée que l'homme en tant que producteur et qu'autogestionnaire a été bloqué dans son développement de deux manières : l'une psycho-fonctionnelle, qui exige que sa conscience individuelle embrasse toutes les sphères de sa sociabilité (du niveau personnel aux niveau national et universel) ; et l'autre socio-structurelle qui exige que son activité productive ne se limite pas à l'atelier ou S l'entreprise mais s'élève jusqu'au niveau global et international (par le biais de la planification, de transfert des technologies 34 etc.) Si l'on bloque son développement fonctionnel au niveau de l'entreprise ou de l'usine, ou bien au niveau de la "communauté de travail", on risque de le transformer en membre d'une secte, d'une société réduite à un élément, et donc de le réduire en tant que citoyen. D'autre part, si on le bloque du point de vue structurel au niveau de l'entreprise, on entraîne son "esprit d'initiative" et de responsabilité. Au lieu de se conduire en planificateur des affaires économiques au sein de la société globale, on l'oblige à se conduire comme un homme isolé du reste de la société. Il faut souligner que le développement fonctionnel et structurel de l'individu empêche toute tentative pour définir la société autogestionnaire comme une société corporative, comme une société où chaque sphère, avec ses rôles spécifiques, doit se limiter à ees travaux propres et ne pas transgresser leurs limites. Or notre conception du développement psycho-fonctionnel et socio-structurel des individus et des organisations autogestionnaires est strictement anti-corporatiste d - A la différence de 1'"intégration fonctionnelle" décrite par Durkheim qui se rapporte à la différenciation structurelle de l'organisation (division du travail, accroissement de 1'interdépendance), nous avons considéré le développement fonctionnel comme une qualité exclusivement individuelle et subjective. Le qualificatif "fonctionnel" met l'accet justement sur la subjectivité de l'individu, sur son rôle agissant et conscient dans son activité. Si les rôles de producteurs sont limités ou bornés par l'action du système, leur blocage ne doit pas signifier nécessairement une limitation de la conscience et de la perception sociale, ce qui est pourtant la conséquence habituelle de la conception "fonctionalo-structurelle" de la 35 sociologie classique (Durkheim, Parsons). En raison de cette subjectivité, l'individu est capable de résister à ces limitations structurelles et, par conséquent, de s'y opposer et de devenir la source d'un conflit avec l'organisation du système social. Mais c'est ce qui est caractéristique de la conduite humaine dans les relations du travail, c'est que ce conflit est plus intense au niveau de l'atelier et de l'entreprise, qu'au niveau global de la société. Par contre, si l'on donne la possibilité à l'individu d'exercer son autonomie au niveau de l'entreprise ou de la communauté de travail tout en le privant de cette possibilité au niveau supérieur, sur le plan national, on peut affaiblir le conflit sans l'éliminer complètement. La situation change seulement en ce que le conflit au sommet est le résultat d'influences multiples à la fois économiques, politiques et culturelles. Elles sont plus diffuses et syncrétiques parce que dues à des causes hétérogènes (par exemple, dans ses revendications de travail, la classe ouvrière polonaise a été également influencée par ses attitudes religieuses). Si la formule de Marx qu'une "classe ouvrière en soi" (déterminée par des conditions objectives des rapports de travail) doit devenir une "classe ouvrière pour soi", c'est à dire une classe qui devient consciente de son émancipation dans le cadre social et historique est juste, on pourrait prétendre, par analogie, que les travailleurs participant à l'autogestion du travail doivent devenir capables de se représenter leur rôle et leurs tâches dan le contexte social, global et historique. La "souveraineté" de la classe ouvrière dans le travail ne se définit pas uniquement, comme le veut la doctrine officielle yougoslave, au niveau de l'organisation de base de travail associé (OBTA), mais aussi 36 bien au niveau de l'entreprise, du secteur industriel, de la société globale et même internationale, donc comme une attitude universelle visant à faire émerger l'esprit d'une civilisation nouvelle. Par conséquent, si l'on veut parler d'intégration "fonctionnelle ou organique", il faut tenir compte de ces deux dimensions fondamentales : le développement psycho-social de . l'individu et l'expansion structurelle de l'organisation sociale L'intégration "organique" doit concilier l'individu et la société. e - L'intervention politique dans la sphère économique peut aller dans deux sens : vertical, quand elle bloque l'expansion des entreprises jusqu'au niveau national ou l'intégration des moyens productifs avec les capitaux bancaires et la technologie, c'est à dire la reproduction élargie des moyens de production (force de travail, capital, technologie, science), ce qui implique l'extension du marché et des échanges ; horizontal quand, à la suite de la décentralisation de l'économie et des entreprises, elle commence à inscrire les unités de base dans des organisations plus complexes et même toute l'économie d'un territoire dans les frontières territoriales des communes, des régions ou des républiques, ce qui conduit à la création de zones d'autarcie économique et à l'"étatisme décentralisé". Au lieu d'avoir aboli les méthodes étatistes dans l'économie, on les relocalise par décentralisation aux niveaux inférieurs. Les conséquences sont la disparition du marché commun, la protection politique ou administrative de la production sur un territoire limité et, par conséquence, l'élimination de.la concurrence au 37 plan national, la multiplication des entreprises réalisant une production identique dans les différentes républiques ou régions, obligées de travailler avec une capacité réduite (multiplication des usines de sucre, des fonderies, des raffineries de pétrole, etc.) Tout ceci entraîne donc la dissipation nocive des moyens d'investissements, des pertes constantes dans la production et une incapacité à suivre les innovations technologiques . 2.3 - Les causes de la crise économique et le fonctionnement du système Une vue synthétique, mais pas assez analytique, des causes de la crise économique,figure dans les matériaux publiés par la "Commission des conseils sociaux fédéraux pour les problèmes de la stabilisation économique" (Belgrade, 1982) : "La Yougoslavie a atteint dans son développement matériel et social le niveau d'un pays développé moyen. Cependant, en raison des différences importantes dans son développement régional, elle possède aussi les caractéristiques de pays en voie de développement. Des résultats notables ont été obtenus en raison d'un processus très dynamique d'industrialisation. Pourtant, jusqu'à maintenant, l'attitude unilatérale à l'égard de l'industrie n'est pas dépassée, celle-ci étant considérée comme le facteur principal duprogrès aux dépens d'autres secteurs et branches de 1'économie. Tout ceci a provoqué un développement désordonné des secteurs de production qui sont interdépendants, de même que le retard de développement de secteurs économiques entiers (petite économie et services, agriculture, secteur de l'énergie, chemins de fer et autres). Les conséquences en sont une efficacité assez réduite des investissements, une croissance ralentie et, plus récemment, une chute de la productivité de travail et une dépendance accrue du pays vis à vis des importations . On n'a pas ressenti surfe marché du pays l'influence de l'économie mondiale, ce qui entraîna une productivité et une efficacité de plus en1 plus faibles. L'état actuel se caractérise dans le domaine du développement matériel par un grand déséquilibre du processus de reproduction, qui s'exprime par un taux élevé d'inflation et des perturbations dans les relations marchandes et monétaires, de même que par des déséquilibres structuraux et une orientatation autarcique de l'économie nationale par rapport aux autres pays et au marché mondial. Plus récemment, le développement de l'autogestion socialiste est resté en-deça des besoins et des aspirations de l'évolution sociale, ce qui est une conséquence de la nonréalisation du programme visant à rendre possible pour les ouvriers des associations plus complexes, une plus grande maîtrise des conditions et des résultats de leur travail, de la totalité des revenus et de tous les rapports dans la reproduction sociale et la société. En réalité, persiste l'aliénation des ouvriers aux conditions de formation et de distribution das revenus, mais aussi la régulation administrative de plus en plus grande des processus économiques et marchands, le refoulement des lois économiques, la planification volontariste et son inadaptation aux besoins du développement autogestionnaire et socio-économique - tout ceci aboutissant à 39 l'autarcie et reproduisant une structure inadéquate, de faible efficacité. Ces conditions ont conduit objectivement, surtout dans la période la plus récente, au repli de l'économie dans des frontières territoriales plus étroites (républicaines, régionales et communales), sans que se manifeste un intérêt authentique pour la possibilité et la nécessité de s'associer en dehors de ces frontières, en vue d'une meilleure division du travail et d'un véritable développement technologique ; elles ont également déterminé l'affaiblissement du rôle du marché yougoslave unique, et, en éliminant l'influence du marché mondial, son cloisonnement par rapport â une économie mondiale plus productive. Dans ces conditions, les acteurs économiques ont perdu leur intérêt pour une économie plus qualitative. La productivité de travail a perdu son rôle dans la croissance économique, de même que la rationalité économique malgré un équipement technique de plus en plus moderne. Ceci produit une incapacité à affronter la concurrence sur le marché mondial et un déséquilibre dans les échanges avec 1'étranger"(1) . Dans cette description globale du rapport de la Commission Kraigher, on peut entrevoir certaines raisons plus spécifiques qui concernent le dysfonctionnement du système socio-économique yougoslave et plus particulièrement du système d'autogestion : (7) Document de la Commission Kraigher, livre 4, Belgrade, 1983, pp. 185-186. 40 Premièrement, le rapport constate la stagnation économique (affaiblissement de l'efficacité, chute de la productivité de travail, retard et dépendance, à la fois économique et technologique de l'économie yougoslave par rapport à l'économie mondiale) et accuse l'abandon des "lois économiques",; et, par conséquent, les facteurs extra-économiques qui ont conduit à l'autarcie, au cloisonnement territorial, au renfermement dans les frontières de plus en plus étroites tant au niveau des républiques qu'à celui des régions et des communes. Une telle évolution ne peut s'expliquer que par l'intervention des facteurs politiques qui dominent l'économie, mais qui agissent également sur ces trois niveaux et donnent lieu à ce qu'on appelle actuellement l'"étatisme républicain" ou l'"étatisme décentralisé". Deuxièmement, la raison essentielle de cette situation économique est trouvée dans le fait que "les ouvriers des organisations de base du travail associé (et des organisations plus larges) ne sont pas devenus maîtres des conditions et des résultats de leur travail". On souligne du côté officiel que c'est surtout la maîtrise sur le revenu qui est en question. "L'essentiel est que le revenu, en tant qu'expression des rapports autogestionnaires socialistes, doit représenter la motivation fondamentale pour l'amélioration du travail et de l'économie. Cependant, l'ouvrier, dans le travail associé, n'est pas encore devenu un élément fondamental et décisif disposant du revenu et de sa distribution (consommation). En refoulant les lois économiques cet ouvrier n'est pas placé dans les conditions dans lesquelles au lieu et place de la coertion économique c'est la coercition de l'Etat qui s'impose" 08). (p) ÍVicf. , p. 191. 41 Troisièmement, cette intervention du facteur politique n'agit pas uniquement au niveau supérieur, au niveau de l'Etat, mais aussi aux niveaux inférieurs, jusqu'à la commune. De plus, elle ne concerne pas exclusivement l'administration au niveau local mais aussi l'organisation politique du Parti. En fait, les décisions prises par les organismes territoriaux sont généralement contrôlées formellement (à l'aide des Conseils sociopolitiques où le Parti envoie directement ses représentants, comme il est prévu par la Constitution ou par le système de délégations) et informellement, car le Parti, à la différence de l'Etat, est organisé de manière strictement centralisée (le "centralisme démocratique"), ce qui lui procure une efficacité plus grande qu'aux organisations territoriales. Quatrièmement, il existe donc un conflit ou du moins un antagonisme entre les organisations économiques (entreprises) et les organisations territoriales et politiques (communes et républiques), car ce sont ces dernières qui sont accusées de dominer et de contrôler les décisions économiques des organisations autogestionnaires (c'est à dire les décisions des ouvriers au sujet du revenu, de son emploi soit pour la consommation, soit pour les investissements). Il existe donc un conflit entre les organisations autogestionnaires et les organisations politiques, ces dernières exerçant leur pouvoir aux dépens des premières. C'est d'ailleurs la thèse dominante et fondamentale de la Commission Kraigher. On peut la considérer comme un conflit entre le système autogestionnaire et le système politique, ce qui semble confirmer la thèse que dans la "période de transition" ou de "dictature du prolétariat", la 42 nouvelle forme de pouvoir - l'autogestion - se trouve en opposition et conflit avec l'ancienne forme - l'Etat Parti. La spécificité yougoslave est que l'Etat est décentralisé, mais que son contrôle par l'intermédiaire du Parti n'est pas affaibli. Au contraire, les analyses de la Commission Kraigher indiquent clairement que son rôle est devenu prépondérant dans les décisions les plus importantes au cours des dernières dix années. La théorie plus modérée que certains représentants de la société officielle défendent, est que tous deux, le système autogestionnaire et le système politique, "ont évolué et dans certains sens progressé". Cependant, les relations entre ces deux évolutions ne sont pas claires. De toute façon, elles n'ont pas abouti à une nouvelle harmonie. III - LA COMMUNAUTE DE TRAVAIL ET LES LIMITES DE L'AUTOGESTION 3.1 - L'intégration et la désintégration économique et l'intervention politique Le rapport fondamental de production dans le système d'autogestion socialiste est exprimé juridiquement par la loi qui prescrit que chaque ouvrier d'une organisation de travail associé doit travailler avec les moyens de production relevant de la propriété sociale et de disposer des résultats de son travail (Art. 13, Constitution RFSY). Cela suppose sa capacité à disposer également des moyens financiers nécessaires pour la production, de même que les conditions de son travail et de vie. Pour cela il doit disposer du revenu total, diminué de la consommation générale et commune (Art. 17, Constitution). Ainsi 43 les ouvriers seront en état "de transformer toutes les fonctions dans le processus de reproduction, liées avant à la propriété fondée sur le capital, en fonctions sociales leur appartenant" (Marx). Ces intentions de la Constitution de 1974 et de la Loi de travail associé de 19 76, se sont heurtées à certaines obstacles qui les ont remises en question. La réorganisation des entreprises, conformément à ces lois, a produit certains phénomènes d'intégration et de désintégration qui se trouvent à l'origine des grandes difficultés économiques et financières actuelles des entreprises et de toute l'économie. a - L^au2mentation_du_nombre_des_organisations Dans la période 1^76-1981, le nombre total d'organisations dans les activités économiques et non-économiques s'est accru de 80 980 à 113 831, donc de 32 851 unités (soit une progression de 40,57 %) avec une augmentation supérieure pour lss organisations non-économiques (45,72 %) par rapport aux organisations économiques (30,15 % ) . De 15 339, le nombre des entreprises économiques tombe à 11 805 en 1974, et, à la fin de 1976, à 9 682. (10 999 en 1981) . Nous assistons donc à un double processus : l'augmentation des unités de production à la base (OBTA) à la suite de la désintégration des entreprises, et la diminution des entreprises (organisation de travail complexe) par la réintégration des OBTA dans des unités complexes plus grandes. La désintégration à la base est suivie par l'intégration au sommet des entreprises. Quelles sont les raisons de ce procès- 44 sus en apparence contradictoire ? La désintégration à la base-devait créer des unités de production qui soient de vraies "communautés de travail", la "souveraineté" des ouvriers dans les processus de décision devant s'exprimer au niveau et au sein de ces organisations. L'organisation complexe de travail associé (l'ancienne firme) perdant sa "souveraineté" ancienne, car c'est désormais au niveau de l'OBTA que se décide la distribution du revenu, devait assurer la conduite des affaires et des innovations technologiques au niveau de la firme. Une telle situation est-elle "gérable" ? Avant de répondre à cette question, voyons ce qui s'est passé avec les entreprises au cours de la période observée dans un contexte social plus large (9). Beaucoup de changements institutionnels dans les organisations de production se sont produits au cours de la période allant du 30-9-1976 au 31-12-1981 : au total 52 808 changements (fondations, réorganisations, séparation par abandon de l'ancienne organisation, association avec d'autres organisations, liquidation, changements d'activité etc.). Ce qui peut être intéressant du point de vue de la promotion économique, ce sont justement les intégrations. Leur nombre pendant cette période (1976-1981) tourne autour de 2 800. Mais on constate que ces intégrations restent sur le même niveau d'organisation de la production, et qu'il y en a três peu qui (9) Slobodan Ostojic estime que la réorganisation s'est produite surtout sur le plan "horizontal" sous forme des conflomérats et très peu sur le plan "vertical", dans le type d'organisation "plus apte à la réalisation du mécanisme autogestionnaire faisant le transfert de l'accumulation sur les points de leur emploi plus efficace, à l'aide de l'association du travail et des moyens..." Belgrade, Gledistk, n*'4, 1978. 45 présentent une intégration à un niveau supérieur (par association et différenciation) (10) . La distribution territoriale de ces intégrations montre que prédomine 1'intégration dans le cadre de la même commune (63,69 %) , et ensuite dans la même république (21,57 ft). "La tendance à l'intégration dans les cadres de plus en plus larges au niveau territorial, qui fut caractéristique au cours des sept premières années de l'observation (1965-1972), s'inverse à partir de 1972 et continue à décroître en 1973 et 1974, principalement à cause de la constitution des organisations sur des principes constitutionnels nouveaux. La forme la plus fréquente d'intégration en 1974 se produisait au niveau de la commune, tandis qu'elle se manifestait moins au niveau de la république. L'hétérogénéité de l'association des organisations de travail selon les activités est réduite en 1974, du fait que l'intégration se fait de manière plus intense dans les mêmes groupements, ou secteurs d'activité, et beaucoup moins entre les organisations dans le cadre d'activités plus larges" (Hi. (lC) Organizacione i druge promené u privredi SFRJ od 1976 do 1981 godine (Changements d'organisation et autres dans l'économie de la RFSY, de 1976 à 1981), Belgrade, p. 5, 1982. (11) Integracija u privredi Jugoslavije, 1965-1974 (Intégration dans l'économie yougoslave, 1965-1974), Belgrade, Institut Statistique national, 1975. 46 Etudiant les phénomènes d'intégration, R. Milanovic arrive à la conclusion suivante : "Les données relevées pour cette observation montrent clairement que le plus grand nombre d'intégrations a été réalisé au niveau local et régional, qu'il y avait peu d'intégrations verticales, mais également que le plus grand nombre d'intégrations a été réalisé dans les domaines où c'était possible à une échelle réduite, alors qu'une intégration plus intense ne s'est pas produite dans les activités où le processus de concentration est indispensable (industrie et agriculture). Ces données montrent que le processus d'influence sociale est beaucoup plus fort aux niveaux local et régional qu'au niveau national" (12). Les analyses très nombreuses faites par différents auteurs et instituts démentent l'espoir que les mesures constitut^onnelles (Constitution et Lois sur le travail associé) puissent aboutir à l'intégration du travail et des moyens de production dans un espace yougoslave unique, parce que ces mesures ont déclenché un processus contraire, à savoir le cloisonnement et le renforcement de plus en plus prononcés à l'intérieur des frontières régionales et républicaines, et donc une organisation territoriale accentuée du travail associé. Ceci est confirmé par certains autres faits. Par exmeple, les échanges marchands entre les républiques dans la période 1970-198Q ont été réduits de 27,7 % â 21,7 %, ce qui (12) Radovan Micanovic, Integracija kao faktor urganjzacije drustvene privrede (L'intégration comme facteur d'organisation de l'économie sociale), Sarajevo, Institut de la Faculté économique, 1973. 47 est un niveau inférieur aux échanges des républiques avec l'étranger ! Ceci vaut surtout pour les produits déficitaires, nécessaires pour la reproduction. Ainsi, les entreprises dans une république sont-elles obligées de dépenser les devises pour importer les produits que les autres républiques exportent. Il se produit une inégalité entre les économies des différentes républiques les plus développées (Slovénie, Croatie, Vouvòdina) exportant leurs produits dans les moins développés et accumulant ainsi un solde commercial positif aux dépens des plus pauvres. Reconduction d'un phénomène qui se produit aussi sur le marché mondial entre les pays développés et les pays nondéveloppés : l'exploitation des pauvres par les riches, ce qu'on appelle dans les pays socialistes "exploitation mutuelle" (P. Naville). La politique fiscale qui est décentralisée, a aussi contribué au cloisonnement régional et on compte environ 0.7000 sujets (institutions) qui sont habilités â prélever de manière autonome diverses sortes d'impôts, de contributions et de taxes. De toute évidence, il serait très opportun de mettre plus d'ordre dans la politique fiscale, car la variété actuelle se paye par l'inégalité des conditions. La même remarque vaut pour la politique des prix et des crédits. L'unité du marché yougoslave n'existe pas non plus dans le système bancaire. Cela est visible surtout dans la politique d'investissements par exemple : dans les investissements totaux du dernier trimestre de 1982, les banques de'ne république participent pour 98 % et les banques des autres républiques seulement pour 2 %. "Il est évident, écrit D. Savin, que dans les domaines monétaires et financiers la régionalisation est très prononcée et qu'un 48 espace économique unique n'existe guère" (I3). La politique de crédit et d'intérêt se trouve sous le contrôle des facteurs politiques qui déterminent cette régionalisation. Dans leurs activités et leurs politiques, les banques se trouvent "sous le patronage des organisations administratives et politiques au niveau républicain, régional et communal" (N. Uztinov). c ~ L§5_2aH§§Ë_§§_l§_ï§2i2Daiîsation_d^_mar^hé Y2H22§iaY®_HDi9ÜE L'économiste yougoslave bien connu, Ivan Maksimovic, a passé en revue toute une série de causes qui ont fragmenté le marché unique en Yougoslavie. Parmi celles-ci, il relève particulièrement : - les.manques du marché des devises et du marché des capitaux, - l'insuffisance des réserves et des marchandises, - la régulation administrative des prix dans la circulation (l'absence de coordination entre les organes qui devraient contrôler les prix), - l'inexistence (jusqu'en 1981) de bilans matériels - à partir des organisations de base de travail associé jusqu'aux communautés territoriales-politiques-(communes et républiques) - et, par conséquent, l'impossibilité de suivre la circulation des marchandises, - la position monopoliste (par exemple, dans la formation du revenu personnel) dont jouissent, selon certaines estimations, (13) Davor Savin, "Funacionisanje finansijskog sîstems i jedinstveno trziste (Le fonctionnement du système financier et le marché unique) article paru dans la revue Ekonomska misao Belgrade, n° 3, 1982. 49 presque 30 % des organisations économiques, - les diverses sortes de retard légal ou de non-réalisation, malgré leur nombre (il y a une quinzaine de lois pour régler le marché commun yougoslave), leur imprécision et contradictions, qui fut sujet de nombreuses critiques de la part des économistes, - l'élévation drastique des impôts sur les chiffres d'affaires (de 2,58 milliards de dinars en 1960 à 130 665 milliards en 1980), - l'accroissement drastique des recettes budgétaires des républiques, des provinces autonomes et des communes qui ont été multipliées entre 7 et 25 fois au cours de la décade 19701980, - l'accroissement drastique de l'impôt sur le revenu personnel qui est passé dans la même période de 2,3 milliards à 4 2,824 milliards de dinars, - l'augmentation extrêmement importante des moyens des communautés d 'intérêt dans la période de 19 60 à 1980, qui ont été multipliés par 40, - le renforcement des critères administratifs, surtout dans le domaine des prix (gel des prix), - la multiplication des accords et des concertations qui ne sont fréquemment qu'un paravent à la domination monopoliste d'un partenaire sur l'autre (14). (14) Ivan Maksimovic, "Prilog istrazivanja odnosa jedinstvenog trzista i drustvene svojine u FRSY" (Contribution à la recherche du marché unique et de la propriété sociale dans la R F S Y ) , Ekonomska misao, Belgrade, n° 3, 1982. 50 Il résulte de tous ces phénomènes que chaque unité régionale disposant de tout son potentiel d'accumulation et définissant sa propre politique de développement développe sa propre politique économique. Mais ces unités régionales et locales restent relativement trop petites et trop faibles pour affronter la concurrence sur le marché mondial et procéder à des innovations technologiques et organisationnelles. leur efficacité économique devient de plus en plus faible, leur endettement de plus en plus grand et cet endettement induit le besoin d'une intervention des forces politiques. Cette intervention en vue de préserver la main-d'oeuvre du chômage s'appelle la "socialisation des dettes". L'intention de la réforme économique de stimuler l'intégration des acteurs économiques par des "accords autogestionnaires" en vue du partage des risques et du revenu, a échoué. Par contre, les différentes tentatives d'intégration montrent que toutes les associations et les accords ne se font que pour obtenir les crédits permettant l'acquisition des moyens nécessaires pour des investissements nouveaux. Mais entre l'investissement et la réalisation s'ouvre un abîme. Ainsi la Yougoslavie occupe dans l'échelle mondiale la quatrième place pour le taux d'investissement et la cent quarantième dans la productivité. Bref, un véritable gaspillage des crédits sans contre-partie dans la productivité de travail. Caslav Ocie voit une des causes principales de 1'"autarcisation" de l'économie yougoslave au niveau régional . dans l'intérêt des communautés régionales à faire résoudre leurs problèmes sociaux par des investissements de niveau correspondant. L'intérêt local et régional prévaut aux dépens des intë- 51 rets du marché yougoslave considéré dans sa totalité (y compris les impôts, les crédits, les taxes, les fonds etc.). C. Ocie attire l'attention sur le fait que ces tendances ont aussi un aspect idéologique. Le "particularisme régional" se lie aux "tendances nationalistes" : "Si on observe le problème du point de vue d'une analyse de classe et d'îune étude de la stratification, il est possible de constater que les intérêts des "couches de dirigeants professionnels" se distinguent toujours nettement des intérêts de la classe ouvrière. Du fait que les intérêts de la bureaucratie politique (aux différents niveaux et pas seulement aux niveaux de républiques et provinces) ne peuvent pas s'exprimer de manière légitime dans le système du pluralisme autogestionnaire, puisqu'ils sont antinomiques de celui-ci, ils sont obligés de se draper des habits différents "populistes' "nationaux" et d'autres idéologies. Maintes de ces idéologies régionalistes et particularistes, qui se manifestent face à l'idéologie officielle du travail associé comme une "contreidéologie" sui generis, cherchent à se présenter, pour plus de prestige et de dignité, comme des théories scientifiques" (15) . Il est évident que l'intervention du facteur politique (la décentralisation dans la sphère économique)doit s'accompagner de théories "particularistes" et d'idéologies "nationalistes", même si l'on camoufle cette intervention par une terminologie "de classe" et de "socialisme autogestionnaire". (15) Caslav Ocie, Integración! et dezintegracioni procesi u privredi Jugoslavije (Processus d'intégration et désintégration dans l'économie de la Yougoslavie), Belgrade, 1983. Pour cette étude, il est important de retenir que l'organisation de la production sur la base des conseils ouvriers a suivi l'organisation politique (avec la décentralisation des pouvoirs de décision) pour finalement complètement dépendre d'elle et finir de se développer sous sa tutelle, en contradiction avec les intentions du système lui-même. L'autogestion ouvrière, comme forme de pouvoir anti-étatique au niveau "horizontal" est devenue la victime du "pouvoir étatique décentralisé", c'est à dire d'un pouvoir "vertical". Au lieu d'une socialisation progressive dans l'implantation de la démocratie industrielle, on aboutit à une politisation progressive vers un pouvoir autoritaire et monolithique détruisant le rôle intégrateur des conseils ouvriers. 3.2 - La communauté de travail mise en question Un des points essentiels de l'autogestion est la constitution de la communauté de travail comme une institution exprimant la désaliénation ou la souveraineté des travailleurs, la véritable transformation de l'ouvrier salarié en producteur autonome. Mais le problème théorique et pratique qui se pose est de 'savoir comment définir cette communauté de travail et quelle forme institutionnelle serait la plus adéquate à sa réalisation. La Loi sur le travail associé (1976) s'efforce de définir de manière très détaillée la communauté de travail, s'inspirant de l'idée que les ouvriers doivent disposer euxmêmes du revenu en tant que "maîtres de leur travail". Il est vrai que la Loi sur le travail associé tSche de situer la communauté de travail dans le cadre de la société globale. 53 c'est'à dire de tout ce travail qui dispose des moyens de production sous forme de propriété sociale et qui est à la base du "système d'autogestion de travail associé" (art. 5 et autres articles de la Loi). La loi insiste sur la planification sociale, les accords autogestionnaires et les contrats sociaux, toujours à partir de l'organisation de base de travail associé (art. 14). L'organisation de base de travail associé est conçue comme un "ensemble de travail", comme un "tout" autonome ayant un droit d'association ou de dissociation relevant de sa libre décision. Du point de vue de la logique organisationnelle, l'organisation de base est une partie de l'organisation plus large qui est l'entreprise (ou la firme- quand il s'agit d'organisations plus complexes), mais elle pourrait être tout à fait indépendante dans le cas de petites entreprises où le conseil ouvrier coïncide avec l'ensemble des travailleurs. La Loi iisiste sur le fait que cette "partie" d'un tout plus grand est en même temps une "totalité indépendante", sous certaines conditions qu'elle formule (art. 320) : a - elle doit représenter un ensemble de travail ; b - les résultats du travail commun des travailleurs dans cette "totalité" organisée en organisation de base, doivent être exprimés de manière indépendante en tant que valeur réalisée par l'organisation de travail ou sur le marché ; c - les travailleurs, en tant que communauté autogestionnaire, peuvent revendiquer leurs droits socio-économiques et les autres droits de travail. 54 Le premier point (a) évoque un atelier ou une usine, le second (b) la comptabilité intérieure de l'unité de production et le troisième (c) la possibilité de représenter et de défendre certains droits collectifs. Mais en dépit de ces précisions, la Loi n'indique pas suffisamment la nature de cette communauté, c'est pourquoi, dans la pratique, on voit l'instauration d'organisations de base les plus variées. La Loi insiste pour que "les travailleurs soient liés par un processus de travail unique et... restent dépendants dans le travail" (art. 32), car les critères de "liaison par un processus de travail unique" et de "dépendance mutuelle" ne définissent pas encore la nature fonctionnelle de ces liaisons en précisant ce qui pourrait être vraiment "dépendant" ou "indépendant". Le plus souvent les ouvriers ont pratiquement décidé que les conditions pour former une OBTA préexistent et que cela est suffisant pour décider sa constitution. Par exemple, les travailleurs d'une usine d'automobiles pouvaient décider que leur atelier fabriquant les chassis est une unité indépendante. Pour les hôtels d'une entreprise touristique, c'est sans doute là encore beaucoup plus facile. Surtout si certains d'entre eux paient encore des taux "d'amortissement alors que d'autres en sont depuis longtemps libérés. La Loi de 1976 donne l'autonomie aux organisations de base sans tenir compte de leur dépendance éocnomique et technologique, à l'égard des unités plus grandes. Une unité de production qui fabrique des pantalons très recherchés sur le marché peut se déclarer "autonome" parce qu'elle réalise un revenu plus grand que les unités fabriquant les chemises ou les pullovers. Il est évident que ce sont les intérêts inmêdiats, déter- 55 minés par la situation sur le marché et les "intérêts égoïstes de groupe" qui décident de la formation de l'OBTA. La chose est plus artificielle quand il s'agit des chemins de fer ou des transports en commun, car les tarifs sont en général unifiés mais en Yougoslavie la décentralisation de ces grands systèmes a abouti à une différenciation des tarifs selon les différentes unités territoriales (républiques et provinces). Les contradictions qui sont apparues dans la formation des OBTA ont leur source, selon certains auteurs, dans la tendance d'une part à réaliser l'autogestion optimale des unités de productions les plus petites, et d'autre part à empêcher l'intégration de la classe ouvrière sur un plan plus large, D'un côté, on peut parler de communautés de travail qui se forment dans des unités toujours plus petites, car il est plus facile de prendre les décisions par consensus dans les unités de plusieurs dizaines d'ouvriers que dans les unités comptant plusieurs centaines d'ouvriers. D'un autre côté, on peut supposer que la bureaucratie a voulu fragmenter ou atomiser la classe ouvrière en tant que totalité, en augmentant les oppositions et les contradictions dans les processus mêmes de production (16) . (16) M. Popovic écrit : "On dit que la bureaucratie politique a préféré le concept de petites organisations de base pour empêcher l'intégration des ouvriers sur un plan national yougoslave. Dans de telles conditions, des autogestionnaire divisés, que s'affrontent entre eux sur les questions de distribution de revenus généraux et personnels três limités la bureaucratie politique garde pour elle le pouvoir de prendre les décisions les plus importantes concernant la production et la distribution au niveau du système social 56 Ce qui a conduit certains auteurs â voir dans la Loi sur le "travail associé" son contraire, â savoir le "travail morcelS", favorisant l'arbitraire des organisations de base dans la formation des organisations plus complexes. L'absence d'une politique de développement, les rapports chaotiques sur le marché, les changements trop fréquents dans la régulation législative ont créé un climat três défavorable pour les accords et les contrats libres qui devaient se trouver à la base des associations économiques. Le non respect des accords conclus a donné lieu à ce qu'on a appelé la "faillite du système législatif dans l'économie". La Commission des conseils sociaux fédéraux souligne justement que "pour maints problèmes et difficultés qui sont apparus récemment, les causes se trouvent dans le non-respect des accords et des contrats mutuels, et cela sans aucune conséquence pour ceux qui les enfreignent." (Documents de la Commission, Beograd, 1983, p. 37). On a déjà constaté que pour le dysfonctionnement et la désagrégation des entreprises, la responsabilité principale (l£) suite global. C'est, semble-t-il, la raison principale pour laquelle on parle, sans pourtant la réaliser, de la revendication proclamée de la classe ouvrière de se rendre maître de l'ensemble de la reproduction." Porast dezintcgracionih procesa u jugoslovenskoj privredi i drustvu, (L'aggravation du processus de désintégration dans l'économie et la société yougoslaves), Socioloski susreti 83 , (Rencontre s sociologiques 83), L j ub 1 j ana f 1 983 , pp. 53-64. 57 retombait sur les facteurs politiques qui ont agi dans le sens du cloisonnement des entreprises â l'intérieur des frontières républicaines et communales. Citons simplement le fait que les échanges entre les républiques ont été inférieurs aux échanges de ces mêmes républiques avec l'étranger I C'est pourquoi, dans le document mentionné de la Commission Kraigher, on souligne la nécessité de développer "les échanges libres des marchandises, du travail, des moyens sociaux du savoir, de la technologie et des innovations sur le marché yougoslave unique". D'où "tous les troubles et obstacles au fonctionnement du marché yougoslave unique, qu'il faut considérer comme une déviation économique et politique qui cause de graves et inmesurables dégâts économiques et politiques (Livre 4, 1983, p. 22). Parmi les objections adressées au mauvais fonctionnement des organisations de base du travail associé et des entreprises en général, celles qu'on rencontre le plus fréquemment sont : a - 1'atomisation de l'entreprise ("l'entreprise yougoslave est trop petite, sectionnée en OBTA discordantes, bloquée par les conflits intérieurs et, comme dans une fable où chacun tire de son côté, incapable de prendre des décisions importantes",(Journal Nîk, 25»9»83) b - la pseudo-intégration (les intégrations réalisées sont le plus souvent privées de fondements technologiques, économiques et organisationnels en raison de l'absence de l'application de la science et du plan de développement ; on importe toujours de la technologie et des innovations). c - le calcul du revenu dépasse les limites de l'OBTA (l'indé- 58 pendance financière de l'OBTA n'est qu'apparente, car le revenu se réalise sur un plan beaucoup plus large, et, de plus, ce revenu n'en est pas optimal, car l'OBTA bloque une politique économique phs rentable). d - la faiblesse de l'esprit d'entreprise (le morcellement et la concurrence entre les OBTA particulières bloque l'esprit d'entreprise, d'une part, et le contrôle politique local, qu: "socialise les pertes", rend superflu les risques, d'autre part). e - la concurrence négative (au lieu de coopérer, les OBTA d'une même entreprise se font concurrence et développent un "esprit égoïste de groupe" guidé par des intérêts immédiats et bornés, laissant de côté les intérêts plus lointains, surtout ceux de développement planifié au niveau technologique et économique). f - 1'hyper-normativisme (les rapports entre les OBTA étant réglés par les "contrats autogestionnaires" concernant tous les aspects de la production et de l'organisation, il y a une multiplication ahurissante des règlements ; on compte environ 3 millions de contrats autogestionnaires dont certains ont plus de 900 articles !) g - la socialisation des pertes (les entreprises dépendent des crédits qui sont distribués en règle par les banques sous le contrôle des autorités locales - communales et républicaines ; les organisations territoriales et politiques couvrent aussi les pertes des entreprises pour empêcher le chômage, etc.) h - le parasitisme administratif (le rapport entre la main d'oeuvre employée dans la production et celle de l'administration est, en Yougoslavie, en comparaison avec les pays 59 industrialisés, déséquilibré, favorisant l'emploi dans l'administration au détriment de celui dans la production ; les dirigeants disent que la "complexité des règlements" les obligent d'embaucher beaucoup de juristes capables de lire et déchiffrer les règlements abondants). 1'autarcie (les facteurs politiques locaux et républicains forcent l'économie à se cloisonner de plus en plus dans les frontières locales, ce qui forme une espèce d'"étatisme décentralisé") la pression des facteurs politiques (crédits, pertes, dettes - tout cela rend les entreprises de plus en plus dépendantes de la sphère politique ; l'économiste Ostojic déclare : "Puisque la technostructure professionnelle, qui est responsable devant les ouvriers de ses décisions, est politiquement et idéologiquement discréditée, il s'est formée une couche de "technostructure politique" qui est formellement et informellement "tenue" par la communauté socio-politique et les organisations socio-politiques. De fait, les ouvriers ne maîtrisent pas la politique des cadres dans leurs collectivités - ils ne choisissent pas les dirigeants et ne les rap pellent pas non plus. Les organes d'autogestion ne font que proclamer les décisions de la "direction", et celle-ci se cache derrière la forme autogestionnaire. Ceci affaiblit la responsabilité de la direction et créé ltespace pour le "volontarisme anti-professionnel" (Journal ,NÎJ^ '25-9-83). 60 3.3 - L'antagonisme entre la communauté de travail et 1'entrepri se Veljko Rus fait une distinction très utile entre le "collectif de travail", qui est fondé sur l'intégration sociale, et l'entreprise", qui est fondée sur l'intégration fonctionnelle. Leurs éléments distinctifs se présentent comme ceci : Le collectif de travail L'entreprise . des relations coopérativescompétitives entre les groupes . un système de rôles tiré des buts à réaliser . des groupes sociaux . des unités organisationnelles . des personnes . des rôles Le collectif de travail est un agrégat de divers groupes informels (groupes de sexe, d'âge, de syndiqués, etc.) se trouvant dans les relations de compétition, de coopération ou de conflits, mais qui se règlent selon des négociations des agréments, des contrats formels et informels ; si les relations ne sont pas formalisées, les processus de "négociations" reposent sur les rapports de force et d'influence (Bacharach, Lowler, 1980). On dit qu'une organisation de.travail est une espèce d'"amphibie" parce qu'elle comporte collectif de travail et entreprise. L'entreprise en tout cas doit accomplir une fonction sociale plus large et ses buts ne sont jamais identiques avec les intérêts communs du collectif de travail. "Les organes d'autogestion et les organisations socio-politiques dans les organisations de travail présentent d'habitude cette forme d'instruments et de forces qui accomplissent un rôle de médiateur, c'est à dire de catalyseur, dans la 61 résolution des antagonismes entre les buts généraux de l'entreprise et les intérêts communs de la collectivité de travail. La caractéristique des organisations socio-politiques, et tout .particulièrement la ligue de communistes, est de vouloir préserver ce rôle de médiateur, c'est pour cela qu'elle ne se place ni du côté de ceux qui portent les intérêts unilatéraux de l'entreprise, ni du côté de ceux qui défendent les intérêts "syndicaux" unilatéraux"(Rus, Truden, Adam, 1982). ce rôle de Cependant médiateur ne s'accomplit pas dans l'entreprise, mais aux niveaux supérieurs, dans la commune ou la république. Ceci confirme l'intervention des organisations socio-politiques dans la gestion des affaires économiques, jugée d'habitude par les économistes comme néfaste pour l'économie yougoslave. La conséquence en est, comme le souligne V. Rus, d'une part une "légitimité très élevée" et d'autre part un "consensus très bas". Ce qui entraîne l'indifférence et l'apathie des ouvriers. Les stimulations rémunératrices, sur lesquelles insistent les dirigeants politiques et certains sociologues (voir notamment la critique du "syndrome égalitaire" par J. Zupanov), n'est pas en état d'éliminer ces effets négatifs. Ce qu'il faut, dit V. Rus, c'est une "resocialisation des employés". Et pour cela, les instruments institutionnels ne sont d'aucune utilité ! Il faut plutôt une socialisation qualitativement nouvelle. V. Rus ne précise pas comment l'obtenir. En tout cas, on peut supposer qu'un climat nouveau est nécessaire et un tel climat n'est pas réalisable sans un véritable mouvement social, sans la mobilisation agissante des ouvriers et citoyens sur un plan social plus large. 62 Les problèmes qui ont jailli les dernières années dans l'autogestion ouvrière obligent de poser de manière nouvelle certaines questions fondamentales : Premièrement, comment définir la "communauté de travail" en tant que support de la "souveraineté" des travailleurs et de leur désaliénation dans les processus de produc- tion ? Quelles sont ses vraies limites tenant compte de sa place dans l'organisation économique et technologique des organisations de travail plus larges (entreprises, branches) ? Comment réconcilier le "facteur humain" avec les facteurs économiques et technologiques, si une telle réconciliation est en général possible ? Deuxièmement, ne serait-il pas plus plausible de parler d'une "souveraineté limitée", lorsqu'on a en vue la fonction__de. 1 ' autogestion, qui par sa nature elle-même est appelée à dépasser, transgresser, surmonter les limites trop étroites de la communauté de travail ? Limiter l'autogestion aux limites de la communauté de travail n'est-il pas une espèce de sectarisme, tel qulon l'a vu fréquemment surgir au cours de l'histoire, mais qui ne convient guère à l'organisation globale et universelle de la société ? Ne se pose-t-il pas alors le besoin de définir la fonction de l'autogestion sur plusieurs niveaux sociaux et selon les différents rôles sociaux de l'individu en tant que producteur ? Ne s'agit-il pas d'un besoin à la fois structural, concernant l'organisation de la sphère de la production économique, et personnel, dépendant de l'expansion normale de la sociabilité individuelle ? Troisièmement, l'homme étant en même temps producteur et citoyen, n'est-il pas habitué à se comporter sur plusieurs 63 plans sociaux, avec des rôles et conduites respectives, avec des perceptions et valeurs dépassant toujours ses tâches immédiatement prescrites ? Si on le traite comme membre de la communauté de travail, la nécessité ne s'impose-t-elle pas encore davantage de le considérer comme membre de la communauté de vie, laquelle, entre autres, subordonne la production à ses besoins authentiquement humains ? IV - LA PAYSANNERIE ENTRE L'INDIVIDUALISME ET LE COLLECTIVISME 4.1 - La position de l'agriculture dans l'économie yougoslave Dans l'économie yougoslave, l'agriculture a suivi le destin de la paysannerie d'un pays en voie d'industrialisation rapide, à savoir la diminution progressive de la population agricole et l'intensification de la production agricole avec son adaptation aux besoins du marché national, et pour corollaire le recul constant de la production traditionnelle paysanne autarcique. La Yougoslavie, qui était avant la deuxième guerre mondiale un pays typiquement agricole, est devenu un pays industriel moyen; le taux de la population agricole est tombé de 78,8 % en 1921 à 28,9 % en 1980. 64 La population totale et agricole (en milliers) Année Totale 1921 1941 12 545 16 650 15 150 16 991 18 549 20 523 22 344 1945 1953 1961 1971 1980 Agricole 9 12 11 10 9 7 885 300 100 316 198 844 6 460 Non-agricole 2 4 4 6 9 660 350 050 675 351 12 679 15 884 % d'agricole 78,8 73,9 75,3 60,7 49,6 28,2 28,9 Source : Institut fédéral de la statistique de la FNRJ On voit que la population agricole est tombée à moins d'un tiers de l'ensemble de la nopulation yougoslave. Mais dans la population non agricole il faut compter environ 10 % d'ouvrierspaysans, en fait des paysans qui travaillent dans les usines mais qui ont conservé leurs terres. On décompte ainsi presque 7 millions des habitants des villages qui ont immigré dans les centres urbains. Environ 55 % de la population yougoslave vit aujourd'hui en dehors des centres urbains. Ils sont surtout employés dans les grandes propriétés d'Etat et dans les usines de fabrication agricole (alimentaire, peaux, textile, tabac, fourrage) dont le taux de participation au revenu industriel est de 27 %. Avec 0,4 % de la superficie mondiale cultivable, un climat continental modéré, méditerranéen, l'agriculture yougoslave bénéficie de très bonnes conditions naturelles et climatiques pour une production des plus variées. Pourtant, après la réforme agraire menée juste après la fin de la guerre, qui a laissé aux paysans un maximum de 10 hectares (les grandes 65 propriétés foncières au sol le plus riche ont été nationalisées), la stratégie de développement industriel a négligé le secteur agricole en l'abandonnant aux initiatives privées (excepté pour les propriétés qui ont été d'abord nationalisées et ensuite socialisées à titre d'organisation autogérées). Malgré cela, dans la période d'après-guerre, la production agricole a été presque doublée par habitant (le volume de la production agricole fut 2,8 fois plus important que dans la période de 1930-1939). La Yougoslavie dispose des cadres et des institutions capables de suivre l'évolution moderne dans la production agricole et elle a obtenu quelques résultats qui lui ont procuré une réputation internationale. La Yougoslavie a enregistré un exode rural, probablement le plus important dans l'histoire économique, au cours de la période qui va de 194 5 à 1980. On a indiqué plus haut que la part de la population agricole dans la population totale a été réduite d'un peu plus de 78 % en 1945 à moins de 30 % en 1980. Dans les pays les plus développés, le rythme du transfert de la population rurale n'a pas été aussi brutal. Ainsi le même changement dans la structure sociale a exigé aux EtatsUnis et en Suède environ 90 ans, au Danemark 130 ans, au Japon plus de 70 ans et en France plus de 60 ans (17). (17) Voir Petar Markovic, Vladimir Stipetic et al. : Le développement le plus rapide du complexe agro-industriel, conditioi du progrès économique de la Yougoslavie dans la période à venir, Commission des conseils sociaux fédéraux pour la stabilisation économique, Belgrade, 1982. 66 L'agriculture est un secteur auquel l'économie yougoslave n'a pas consacré une attention suffisante. Excepté celui de la période 1957-1961, aucun plan n'a été réalisé (le taux moyen de réalisation ne dépasse guère 60 % ) . C'est pourquoi la Yougoslavie s'est vu obligée d'importer de la nourriture, tandis que l'exportation a diminué, ce qui contribuait au déséquilibre de la balance du commerce extérieur.De même l'instabilité des prix agricoles et leur augmentation constants ont mis en danger le niveau de vie de la population. Tandis que dans la période de 1966-70 l'agriculture yougoslave avait chauqe année un déficit de près de 100 millions de dollars, qui, dans la période 1976-80 allait passer à près de 200 millions de dollars, la Yougoslavie se transformait en pays agricole d'importation. "L'incompréhension du rôle, de la fonction et de l'importance de l'agriculture pour le développement économique a été une des raisons principales de la négligence de l'agriculture et de son long maintien dans des conditions économiques défavorables, notamment à l'aide des bas prix des produits agricoles. Cela a conduit à une compréhension unilatérale de l'industrialisation, à l'euphorie dans la construction des cheminées d'usines à n'importe quel prix et à l'abandon des richesses naturelles favorables au développement de l'agriculture. D'où un souci d'investir qui fut toujours mis au premier plan, sans égard au niveau réel des matières premières et à la rationalité économique. En même temps, les hommes les plus capables sont partis pour les villes et dans l'industrie où ils obtenaient un revenu certain et un statut social assuré. Cette conception 67 simpliste de l'industrialisation a favorisé la création d'installations industrielles parallèles, avec une capacité de production le plus souvent non optimale, pour lesquelles la base nécessaire en matières premières agricoles n'est pas assurée, à défaut d'une planification agricole. Conséquence directe d'une mauvaise politique d'investissement, les capacités non suffisamment utilisées de_ces installations ont produit des pertes".(18) 3.2 - Le ralentissement du développement de 1'agriculture Le processus de "dësagricultarisation" a été suivi d'un ralentissement général de la production agricole. Les raisons principales en ont été : . le retard de la production matérielle avec pour conséquence une déficience de certains produits alimentaires, leur bilan commercial négatif dans la production alimentaire et un marché instable, avec une croissance constante du coût de la vie et stagnation du niveau de celle-ci . l'utilisation insuffisante des surfaces cultivables aussi bien dans les secteurs privés que collectifs, résultant d'une politique agricole inconsistante. Le secteur dont l'exploitation est le plus intensif et modernisé ne représente que 1 645 000 hectares, soit 16,6 % (18) La Commission Kraigher, vol. 2, Le programme ä long terme du développement de la production agricole, Belgrade, 1983. 68 de la superficie totale cultivable. On considère que ce secteur collectif n'a pas suivi l'expansion normale de la collectivisation consécutive aux processus de "désagricultarisation" marqués par la fuite des paysans vers les villes. Le résultat était qu'en 1983, plus de 650 000 hectares de terres étaient laissés en friches, non cultivés. Ainsi le manque de produits agricoles dans un pays pourtant typiquement agricole résultait de l'abandon des terres cultivables par les paysans. Le retard de la production agricole se faisait sentir surtout dans le cheptel. Nombre de bestiaux par hectare de surface cultivable Espèce Allemagne RF Angleterre Italie France Youbosîlavie Boeufs 2,1 2,0 0,9 1,4 0,8 0,3* Cochons 3,1 1,2 0,9 0,7 1,0 1,0 Moutons 0,2 4,2 1,0 0,7 1,0 0,2 * Ces chiffres se rapportent au secteur socialisé Avec ces chiffres, on se rend compte que l'élevage du cheptel dans le secteur socialisé est encore plus faible que dans le secteur privé et que la Yougoslavie se trouve dans ce secteur bien en arrière des pays hautement industrialisés, alors que les Yougoslaves, comme tous les peuples orientaux sont de grands mangeurs de moutons (le "mouton rôti à la broche" est une spécialité du pays). Eni.1980, 790 OOO hectares, soit 11 % de la surface cultivable, sont restés en friche. A cela il faut ajouter que 69 les §utres 20 % sont cultivés de manière tout à fait arriérée ou traditionnelle, avec des rendements très réduits comparés aux rendements de l'agriculture moderne ; en outre, les pâturages dans les montagnes ne sont guère utilisés, l'exploitation traditionnelle du cheptel (notamment du mouton) a presque complètement disparu, et le pourcentage des surfaces arrosées artificiellement est très faible, seulement 2,1 % des terres cultivables (on peut comparer cet état à la Grèce, avec 33 % de surfaces arrosées, la Bulgarie, avec 30 %, la Roumanie 23 %, la Hongrie, 27 %, l'Italie, 30 %, la Turquie, 8 % ) . Le ralentissement est dû à la réduction continue des investissements dans l'agriculture. Dans les années 1960, ils étaient de 10 % environ, mais tombaient à 6 % dans les années 1970. On enregistre cependant un accroissement de la mécanisation grâce surtout aux investissements des paysans privés, en particulier ceux qui se répoûident au titre de "gastarbeiter" dans les pays occidentaux et qui favorisent ensuite la mécanisation quand ils reviennent au pays). Dans ce retard, c'est surtout le secteur privé qui a été complètement négligé de la part du gouvernement. Iteffort de modernisation de 1'agro-technique s'orientait particulièrement en faveur des propriétés socialisées (anciennes grandes propriétés foncières dans la plaine de Panonie). Ce n'était donc qu'une sixième part de l'agriculture qui a fait l'objet d'un certain effort de modernisation. L'exploitation individuelle en Yougoslavie est très importante en raison de son caractère géographique (les régions de montagnes couvrent 59 % de tout le territoire yougoslave, avec 51 % de la population). Pourtant, ces régions montagneuses sont très propres à l'élevage 70 du cheptel, particulièrement des moutons et des chèvres. Lorsqu'on admire la beauté du paysage yougoslave, on se rend à peu à peu compte que les pelouses sont vides de vaches, contrai rement à la France ou à la Suisse 1 La production par agricultatif 1978-1980 (en tonnes/an) U.S.A. Blé 126,4 Canada 72,8 4,5 14,0 Australie 59,4 8,1 15,8 France 21,9 2,5 15,5 Hongrie 14,8 1,6 2,8 kj.S.o.R» 8,5 0,7 4,0 Bulgarie 5,1 0,4 1,1 Yougoslavie 3,9 0,4 1,1 19,8 2,3 2,0 3,1 0,3 1,0 - secteur socialisé - secteur privé Viande 11,5 Lait 25,2 Source : FAO Production Yearbook, 1980, Vol. 34, Rome, 1981 On remarque la disparité sensible entre le secteur socialisé et le secteur privé. Et pourtant, le rendement le plus élevé a été obtenu avec le blé et le maïs par les producteurs privés. Donc, il existe incontestablement la possibilité d'obtenir dans le secteur privé les rendements dépassant même ceux du secteur socialisé. 71 4.3 - La position et les perspectives du secteur socialisé La position des terres cultivables est jugée actuellement dans la structure de répartition de la propriété comme très défavorable : dans le secteur socialisé, il ne se trouve plus que 16 % de surfaces arables ; les ménages paysans exclusivement agricoles n'utilisent pas plus de 28 % de ces surfaces ; la plus grande partie de terres se trouve ainsi en possession de ménages (un tiers environ) pour lesquels l'agriculture n'est qu'une activité complémentaire ; en outre, les non-agriculteurs détiennent 10 % des terres arables, et 14 % de ces terres appartiennent à des ménages âgés sans descendance, qui pensent rester à la campagne. La prédominance de la petite propriété paysanne (84 %) et la stagnation du secteur socialisé n'ont pas permis le progrès nécessaire de la production agricole. D'autant plus que le secteur privé fut l'objet d'une exploitation mercantile qui ne tenait nullement compte de la modernisation de la propriété paysanne et des investissements indispensables pour l'effectuer. La politique menée a favorisé l'exode massif des paysans vers les villes. Le résultat en fut que la surface consacrée à la culture du blé est passée de 2 200 000 hectares dans les années 1945-50 à 1 050 000 hectares en 1980-81 et que la Yougoslavie s'est vue ainsi obligée d'importer le blé pour nourrir sa population. Le programme de stabilisation prévoit dans les prochaines six ou sept années l'acquisition de 500 000 hectares 72 par le secteur socialisé (achat des terres, rétribution des rentes aux paysans privés pour les terres mises en exploitation commune, aménagement du territoire, etc.).Ce processus sera favorisé par la régression de la reproduction naturelle des familles paysannes : on estime que 40 % des ménages ne possèdent plus la descendance capable à la génération suivante de poursuivre l'exploitation. La rapidité de ce processus est montrée par une enquête réalisée en Serbie. En 1964, 18 % du nombre total des exploitants sont sans descendance, 42 % des jeunes sont envoyés î l'école et seulement 40 % sont retenus comme successeurs. En 1979, la situation est la suivante : 31 % des exploitants sont sans descendance, 50 % des jeunes sont scolarisés et seulement 19 % restent sur place. Ainsi, en quinze ans, le nombre de successeurs possibles a diminué de moitié. Il est intéressant de constater que parmi la population colonisée (9 % venue du Monte-négro, du Kosovo, de Bosni Hertsegovine et de la Serbie montagnarde) tous les ménages ont envoyé leurs enfants à l'école (sans retour à l'agriculture). On a donc trouvé un moyen de "socialiser" les ménages individuels à l'aide de l'élevage du cheptel. En effet, dans une bonne organisation de la division du travail social, les agriculteurs préfèrent le plus souvent s'associer avec les grandes propriétés sociales en vue de l'élevage du cheptel. Au moyen de cet élevage, on socialise aussi la terre, le service vétérinaire et la sélection, ce qui pousse également les agricultuers à s'associer. Ici les laiteries, les boucheries et les services spécialisés jouent un rôle important, mais ont tort de ne voir dans les producteurs privés qu'un objet d'exploi- 73 tation"agricole et commerciale. "A l'aide de l'association des agricultuers dans la production du cheptel, on réalise graduellement en même temps la socialisation de toute leur production, de la vie et du travail, tandis que la terre, par l'intermédiaire du cheptel, s'insère dans les programmes de développement planifié. Dans de telles conditions, les rapports de propriété dans l'agriculture perdent leur signification ancienne", (p. 28). On souligne surtout, dans le programme de développement la nécessité de combattre les tendances autarciques qui conduisent à limiter les investissements aux cadres régionaux et républicains et à négliger une politique générale du développement dans le cadre du marché yougoslave commun. Ces tendances ont provoqué des investissements de moyens effets sont très faibles. Il importants dont les s'impose donc de rassembler les moyens et les initiatives des régions les plus différenciées en vue d'investissements plus rationnels. Ceci est valable surtout pour le secteur socialisé (les grands combinats), mais aussi pour les coopératives paysannes. Il faut renforcer la pratique autogestionnaire aussi bien dans les grands combinats que dans les coopératives paysannes pour que les agriculteurs puissent avoir une compréhension et un controle de tout ce qui se passe dans la production agricole. Le programme de développement de l'agriculture prévoit pour les années qui viennent le renforcement dès investissements allant jusqu'à 13 % du revenu national, ce qui correspond à la contribution de l'agriculture dans le revenu national. Dans cette perspective, les crédits des banques devront être plus accessibles aux paysans. 74 4.4 - L'esprit individualiste et collectiviste de la paysannerie Il existe une opinion très répandue d'après laquelle la collectivisation de la production agricole est une tâche plus facile dans la population slave du sud en raison de la forte tradition collectiviste familiale fondée sur la coopérative familiale (zadruga). Ainsi, un des spécialistes le plus connu dans ce domaine, Emile Sicard (19) écrit : "Cartains considèrent comme obsolète la zadruga familiale paysanne dans les villages, alors même que dans la Yougoslavie contemporaine existent de nombreux combinats agro-industriels, comme par exemple celui du P.K.B. (Combinat agro-industriel Belgrad), que j'ai eu l'occasion de connaître de manière détaillée et d'étudier dans une certaine mesure. Mais pourquoi ne pas -voir tout ce qui sépare une zadruga familiale modeste d'un tel combinat, caractérisé par un travail "collectif" et une activité industriel le ! Parce que - comme il est dit au nom du journal Poljoindustrija (Agro-industrie), c'est une industrie aux champs, une industrie agraire ! Les différences sont énormes, mais demandonsnous s'il aurait été possible d'arriver jusqu'au combinat si auparavant, dans presque tous les pays, n'avaient pas existé et même plus, s'il n'existait pas encore des zadruga familiales paysannes, c'est à dire si, dans ce même milieu rural, il n'y (I9) Emile Sicard, La zadruga sudslave dans l'évolution du groupe domestique, Paris, Ophrys, 1943, p. 750 (Oeuvre couronnée par l'Académie française, Prix Halphen, 1944). 75 avait pas eu pour commencer ce "collectif", cet autre "communautaire", première phase d'un regroupement concret, vivant et véritable ?" (20) . Existe-t-il vraiment une continuité entre la coopérative familiale et une organisation aussi complexe qu'un combinat agro-industriel ? Comment s'effectue le passage d'une communauté familiale et d'une organisation contractuelle entre des producteurs paysans privés à une organisation industrielle fondée sur l'autogestion ouvrière ? Il est vrai qu'un certain esprit communautaire doit être préservé dans cette dernière, comme il existait dans la première ; mais la première a été marquée par un esprit individualiste - la cause de la disparition de la coopérative familiale - qui fut inévitablement absorbé par la formation du combinat. La preuve : la faillite de la formation des coopératives de production de type classique à partir des années 50. E. Sicard tient à souligner qu'il s'agit plutôt de l'esprit communautaire, différent de ce que les idéologues appellent le "collectivisme", qui serait à la base du comportement de la paysannerie yougoslave. Pourtant, certains faits historiques ne semblent pas le confirmer, tout du moins pas de manière trop idéalisée. D'abord, il est connu que les coopératives familiales se sont maintenues, surtout sous le féodalisme, en raison du régime de l'impôt (fondé sur la "maison" ou le "foyer" et non (20) Emile Sicard, "Réflexion brève sur le fait et le concept de Communauté domestiço-économique", publié dans Sociologij a Sela, Zagreb, n° 43, 1974. 76 sur les membres d'une famille) qui favorisait la "grande famille" ou des groupes domestiques et économiques plus larges. Après l'abolition du régime féodal en 1848, on voit partout, mais avec un rythme inégal, la désagrégation des zadruga ou des "grandes familles". Ainsi, V. Bogisic montre qu'en Croatie du nord déjà, en 1850, donc deux ans après l'abolition du fëodalisme, 20 % des maisons ont été divisées (la division de la propriété entre les membres de la "grande famille"), et en 1854 plus de 60 % ! En 1860, il n'y avait plus que "cinquante maisons restées en indivision". Les paysans expliquaient qu'après l'abolition des charges féodales "eux aussi voulaient être libres". Cet individualisme paysan coïncide, bien entendu, avec le développement du marché agricole, de plus en plus dépendant de l'économie urbaine, et le retrait de l'économie autarcique traditionnelle. Les auteurs yougoslaves sont enclins à interpréter l'existence des zadrugas et leur disparition en référence aux conditions historiques. "Pour conclure, dit S. Dubic dans sa discussion avec Siçart, la formation des communautés domestiques économiques particulièrement grandes à la campagne ne fut pas la conséquence d'une inclinaison particulière vers les grandes formations familiales, de même que leur division et la division de leur propriété ne furent pas la conséquence d'un individualisme paysan exagéré ou d'une aversion de celui-ci envers la coopération" (21). (21) Slavoljub Dubic, contribution à la discussion dans la revue "Sociologija sela", op. cit., ä propos de l'article de E. Sieard. 77 L'attachement à l'esprit communautaire présuppose plutôt une tradition familiale et collective qui n'opprime pas trop les droits des individus ou des familles nucléaires. Une telle tradition fut assez développée sous le régime féodal, car le régime frontalier, très répandu en Coratie, en Serbie et en Bosnie, donnait plus de libertés aux individus et aux familles tout en les obligeant à livrer des quantités fixées de soldats, mais des soldats armés et liés au sol et aux familles. De plus, le fêodalisme turc ne prônait pas l'attachement fixe des paysans à la terre (par interdiction de déménager et de vendre sa propriété) comme le fêodalisme occidental. Ainsi, le régime frontalier et le régime turc ont été en général plus libéraux face aux religions, aux coutumes populaires et aux droits juridiques que le fêodalisme occidental. Cela explique dans une certaine mesure l'attachement plus grand aux formes à la fois communautaires et individuelles de la vie paysanne. Ceci présente peut-être une base traditionnelle du comportement paysan, comme le confirme l'expérience récente des formes différentes des coopératives. L'économie marchande de la parcellisation de la propriété paysanne ont provoqué la domination de la petite propriété paysanne, très faiblement équipée et dans la majorité incapable de subvenir à ses besoins par ses ressources propres. En 1931, on trouve sur le territoire yougoslave 2 068 936 propriétés agricoles qui se répartissent selon la surface de la manière suivante : 78 Nombre et taille des propriétés en Yougoslavie en 1931 Nombre % Jusqu'à' 2 ha 710 473 34,3 2 - 5 ha 698 218 33,6 5 - 10 ha 4 20 279 20,4 10 - 20 ha 180 898 8,7 20 - 50 ha 52 555 2,6 50 - 100 ha 5 415 0,27 100 - 500 ha 1 813 0,09 285 0,02 2 068 936 100,00 Taille plus de 500 ha Total l i Source : P. Markovic, Strukturne promené na selu (Changements structurîuix ä la campagne), Beograd, 1963. Si l'on considère que pour la subsistance minimale on doit avoir au moins 5 hectares de terre arable, il est évident que plus de 60 % de paysans ont été obligés de chercher d'autres sources de revenu. L'endettement et la dépendance des commerçants ou des grands propriétaires terriens furent en effet très grands avant la guerre, ce qui explique que la "révolution socialiste" en Yougoslavie, c'est-à-dire la lutte de libération nationale dirigée par les partisans, a été menée dans la campagne et non dans les villes. Si 1'éparpillement extrême de la propriété paysanne, conséquence de la division continue de la propriété familiale explique 1'"individualisme 79 paysan", leur soutien et leur confiance dans le parti communiste, organisateur de la guerre de libération contre l'occupation fasciste, témoigne d'un certain "esprit collectiviste", car le parti communiste ne cachait pas son attachement au modèle soviétique. En tout cas, il nous paraît juste de parler de l'individualisme paysan en ce qui concerne la propriété privée ou personnelle, et d'un collectivisme traditionnel en ce qui concerne les formes de coopération sociale (très forte tradi- tion de coopératives, surtout de coopératives de crédits, de vente et d'achat, et très peu de production). On pourrait dire qu'il s'agit d'un esprit communautaire qui pose des limites aussi bien à l'individualisme qu'au collectivisme. Ceci est démontré par l'évolution des coopératives ou des formes de production collectives après la deuxième guerre mondiale, avec le passage au socialisme autogestionnaire. Un fait curieux, qui confirme la thèse exposée, est la stabilité étonnante du nombre des propriétés individuelles au cours des dernières cinquante années, malgré la deuxième guerre mondiale, la réforme agraire et l'introduction du système socialiste en Yougoslavie. Le nombre de propriétés individuelles évolue de la façon suivante : 1931 - 2 609 000 1949 - 2 605 000 1960 - 2 618 000 1969 - 2 599 000 On voit que la réforme agraire de 1946 n'a pas changé le nombre des propriétés, en dépit même de l'emploi massif des paysans à partir de 1950 dans les activités non-agricoles. Ce 80 n'est qu'à partir de 1960 qu'on peut voir une légère diminution de ce nombre résultant du changement qualitatif dans l'agriculture qui connaît alors une phase d'industrialisation et de formation des combinats et des grandes organisations agroindustrielles . Du fait de la parcellisation et de la petitesse de la propriété agricole, la famille paysanne ne pouvait vivre de la terre selon les standards de la vie industrialisée moderne qui pénétrait de plus en plus chaque village yougoslave. Pour y remédier, les membres des familles paysannes se rendaient de plus en plus souvent à la ville pour y trouver de l'emploi. On a vu l'extension constante de ménages paysans mixtes et même de ménages sans aucun homme employé dans l'agriculture. La statistique montre qu'en 1969, il n'y a que 54 % de tous les ménages paysans dont tous les membres employés dans l'agriculture, 38 %, sont déjà des ménages mixtes, 5,8 % des ménages n'ont aucun membre occupé dans les activités agricoles, et 2,2 % se retrouvent sans force de travail - principalement à cause du vieillissement. La migration des mains d'oeuvre agricoles vers les villes a été suivie aussi de l'émigration ver.1 les pays étrangers, et dans les années 60 presque un million d'ouvriers yougoslaves se retrouvent à l'étranger. Mais il faut souligner aussi que ce phénomène de "désagricultarisation" s'était aceampagné de la modernisation des ménages paysans avec l'introduction de la mécanisation (tracteurs et autres machines) et l'aide techno-agraire par les contrats signés avec les combinats. Il est vrai que dans le cas des petites parcelles, les ménages paysans deviennent suréquipés, d'où une utilisation non rationnelle des tracteurs, 81 mais en même temps, d'un point de vue technique, insuffisamment équipés car ils éprouvent le besoin d'autres machines modernes (22) . Après la deuxième guerre mondiale, les processus d'industrialisation et d'urbanisation ont« été très rapides en Yougoslavie, avec pour conséquence, on l'a vu, la dés-agricultarisation et l'exode de lapopulation vers les villes ou plutôt vers les activités industrielles, même si, en Yougoslavie, en raison de la décentralisation de l'économie, un bon nombre d'usines furent construites dans les villages, surtout dans ceux qui étaient les plus proches des ressources en matières premières ou de bons réseaux de communication. Ce qui est intéressant dans ce contexte socioéconomique, c'est le degré de collectivisation de la population paysanne. l'expérience concrète montre que toutes les formes de collectivisation ne sont pas acceptables pour les paysans yougoslaves. Ainsi la tentative d'introduire en 1950 des formes a de type kolkhose soviétique - dites coopératives paysannes de travail" - fut un véritable échec en raison de la résistance de la paysannerie et, après deux ans, était abandonnée, la direction du Parti se rendant compte que ce n'était pas la meilleure forme d'expression de fidélité au socialisme. Cette tentative fut en fait une réaction aux accusations portées par (22) Les phénomènes de "dés-agricultarisation" et de ménages mixtes ont été systématiquement étudiés par Vlado Puljiz, Eksodus poljoprivrednika (Exode des agriculteurs) et l'institut pour les recherches sociales à Zagreb, Mjesovi ta domacinstva i seljaci-radnici u Jugoslagiji (Ménages mixtes et paysans-ouvriers en Yougoslavie), Zagreb, 1980. 82 Staline, en 1948, contre les dirigeants yougoslaves soupçonnés de vouloir "passer au capitalisme". Après l'échec des coopératives paysannes de travail, deux formes commencent particulièrement à se développer : les coopératives agricoles générales (qui ne touchent pas à la propriété paysanne) et les combinats agro-industriels, qui deviennent la forme dominante de l'organisation de la production agricole. "La création des combinats agro-industriels, comme une forme nouvelle d'organisation sociale dans l'agriculture, affirme le besoin de socialisation de l'agriculture au moyen de l'extension des surfaces arables dans la propriété sociale, de l'association des paysans au moyen des coopératives et de la coopération avec le secteur socialisé dans la production agricole. L'accent n'est pas mis sur la socialisation formelle de la terre, mais sur la socialisation du processus de production, qui introduit les ménages individuels à la division du travail, et par conséquence favorise l'interdépendance plus grande des sujets individuels et sociaux dans l'agriculture" (23). Le tableau ci- après montre la disparition des coopératives paysannes de travail, la régression des coopératives paysannes générales et l'évolution des combinats (dont la réduction en nombre est seulement apparente en raison de leur accroissement en volume). (23) Drustvene prom<jene na selu campagne), Zagreb, 1974. (Les changements sociaux à la 83 Evolution du nombre des installations agricoles socialisées Année Total Coopératives Coopératives Combinats pay. de travail pay. générales agro-industriels 1955 8 366 688 6 006 914 1960 5 121 147 4 086 475 1965 2 559 10 1 937 282 1920 1 925 - 1 102 269 1972 1 772 - 905 234 Source : Annuaire statistique de S.F.R.J. La disparition des coopératives paysannes de travail de type kolkhozes est très nette et correspond justement à la résistance de la paysannerie. Par contre/ on observe une extension des combinats agro-industriels qui font également diminuer la montée des coopératives paysannes de type général. Le nombre de coopératives et de combinats à partir de 1960 a été divisé par quatre, mais ce résultat est dû surtout à leur agrandissemem en superficie. Par exmeple, en 19 62, les combinats ayant plus de 5 000 hectares présentaient seulement 11,7 % des terres, tandis qu'en 1970, le tiers d'entre eux possédait déjà cette superficie. C'est une conséquence de l'industrialisation de l'agriculture, de l'extension de monocultures et de l'aide systématique agro-technique (mécanisation, semences, prix stables) de la part des combinats et de l'Etat; Un même processus d'aarandissèment des entreprises a pu être observé dans le 84 secteur industriel (24). En effet, la superficie des terres arables dans le secteur socialisé, c'est-à-dire dans la propriété sociale, a augmenté de 1959 à 1971 de 60 %, et correspond en ce moment à 15 % de toute la superficie cultivable. L'expansion du secteur socialisé a été particulièrement forte dans la période de 1959-65, les superficies du secteur socialisé ayant alors augmenté de 426 000 hectares, c'est-à-dire de 70 000 hectares par année. Ce processus se poursuit toujours, en raison surtout des ménages paysans qui se retrouvent sans successeurs et qui vendent leur terre en échange de la sécurité sociale à l'Etat, ou en raison de l'abandon de la terre arable. Malgré un fort taux de chômage en Yougoslavie, les terres qui restent en friche sont donc très importantes. 4.5- La participation de l'agriculture au revenu national brut t -''' ' ' ; A la suite de l'industrialisation, la participation de l'agriculture ou revenu national a constamment diminué : en 1952, elle fut de 33,3 % et trente ans plus tard, en 1972, elle n'était plus que de 19,9 %. Dans la même période, le revenu (exprimé en monnaie) a augmenté de 51,7 % à 71,9 %, tandis que la consommation naturelle des ménages paysans - l'auto-consommation - est tombée de 48,3 % à 28,1 %. En même temps, le revenu des ménages paysans réalisé en dehors de leur propriété augmente aussi (de 21,8 % à 49,3 % pour la même période). (24) Voir notamment R. Supek, "Participation et efficacité socio-économique en Yougoslavie", in Participer au développement, Paris, UNESCO, 1984. 85 La coopération entre le secteur individuel et le secteur socialisé se trouve en crise. Les données montrent que la coopération a diminué dans la culture des céréales, mais a augmenté dans l'élevage du cheptel. La raison en est le meilleur équipement en tracteur pour les cultures céréalières et autres. La participation dans le SKJ est très faible. Immédiatement après la guerre, leur participation a été assez importante, parce que la majorité des paysans formèrent les brigades des .partisans. En 1974, ils ne représentaient plus que 6 % des membres à SKJ, et leur résistance à la collectivisation de type soviétique a eu pour conséquence, entre 1950 et 19 69, l'exclusion de 200 000 membres ! 4 . 6 - La participation des paysans-ouvriers et des paysans dans les organisations politiques et sociales Au départ, on a pu faire l'hypothèse que la participation des paysans et des paysans-ouvriers aux organisations politiques et sociales en général risquait d'être assez faible mais que cel'R des i=;s?xs' ouvriers devrait être plus forte que celle des simples paysans. Il faut savoir en effet que les organisations politiques ne sont pas d'origine paysanne, mais d'origine ouvrière. 86 Paysans et paysans-ouvriers comme membres des organisations politiques et sociales (en %) Organisations Alliance socialiste La Ligue communiste L'Alliance de la jeunesse L'Action de femmes i Paysans 43 5,2 39,7 Total 57,3 16,9 11,1 37. 37,4 ; 4,6 13,7 6,4 15,7 9,9 13,3 ¡l'Union de combattants - L'Union syndicale Paysansouvriers 71,5 78,8 4,8 2,1 3,4 3,9 7,3 5,5 5,6 7,7 6,7 12,2 18,1 15,2 L'Association religieuse L'Association de pompiers L'Association de chasseurs La Croix rouge Source : "Les ménages mixtes et les paysans-ouvriers en Yougoslavie", Institut de recherche sociales de l'Université de Zagreb, Zagreb, 1977. L'Alliance socialiste est une organisation de masse avec des activités multiples, surtout de nature locale, c'est pourquoi il est surprenant que le nombre de membres parmi les paysans soit au-dessous des 50 %. Mais la raison pourrait en être une mauvaise perception au niveau local. D'autres recherches indiquent que la participation au niveau local est meilleure dans les villages que dans les villes. Une autre organisation de masse (de type syndical) n'existe pas dans les villages (la sécurité sociale non plus, jusqu'à une époque récente). Mais il paraît que certaines fonctions du syndicat ont été reprises par la Croix rouge qui est l'organisation la plus massive dans les villages. La participa- 87 tion dans les organisations religieuses ne doit pas être confondue avec la participation aux cultes religieux dans les églises et surtout aux cérémonies funéraires, où la musique de pompiers est de règle dans les villages. Mais, de toute manière, on voit que la participation des paysans aux organisations politiques et sociales est plus faible que celle des paysans-ouvriers. Cette dernière catégorie est plus mobile, moins attachée â la terre et moins exposée à l'influence des organisations syndicales dans les villes. Il faut dire aussi que le taux de participation dans les organisations politiques et sociales varie en Yougoslavie selon les régions (ou républiques). Par exemple : - dans la Ligue de communistes on voit la plus forte participation dans le Montenegro (27,8 1 de ns_"sanj et 3 2 % de paysans-ouvriers), et le Kosovo (16,3 % et 31,7 % ) , et la plus faible en Slovénie (2,6 % et 1,9 % ) , en Croatie (3,1 % et 7,5 % ) , et en Bosnie-Herzégovine (2 % et 9,9 % ) . Ce résultat est assez surprenant, parce que la Slovénie et la Croatie sont les républiques les plus industrialisées, tandis que le Montenegro et le Kosovo les moins, et qu'on pouvait s'attendre à voir augmenter le taux de membres de la Ligue de communistes.en fonction du degré d'industrialisation ou d'extension du prolétariat industriel. - dans l'Union des combattants, parmi les paysans, le taux est le plus fort en Slovénie (21 % ) , en Serbie (20,6 %) et en Macédoine (20,4 % ) , et le plus faible au Kosovo (7,6 %) et en Bosnie-Herzégovine (3 % ) . Le plus faible pourcentage de paysans-ouvriers se trouve dans le Monténégro (3,6 %) et en Bosnie-Herzégovine (3,3 % ) . Ici encore les résultats s'écartent de ce qui était prévisible, parce qu'en Slovénie la participa- 88 tion à la guerre de libération fut beaucoup plus faible qu'au Monténégro ou qu'en Bosnie-Herzégovine. Il apparaît qu'il s'agit d'un facteur d'organisation en tant que tel. - dans les organisations religieuses, le plus grand nombre de paysans se trouve au Kosovo (35,9 % - des musulmans), et en Slovénie (9,2 % - des catholiques) et le moindre en Serbie (1,6 % ) , en Vojvodine (1,7 %) et au Monténégro (0 % ) . La Slovanie est une région ayant une tradition religieuse très forte. L'absence totale de membres des organisations religieuses en Serbie et au Monténégro est une question de statistique (l'église orthodoxe étant implantée directement dans le peuple et ne possédant pas d'organisations spéciales, ce qui la distingue de l'église catholique). En ce qui concerne les différences selon le sexe, les hommes participent beaucoup plus que les femmes. C'est un trait de la mentalité patriarcale. Les femmes ne participent plus que dans les organisations religieuses. Dans les organisations politiques, l'intensité de participation dépend de l'éducation scolaire (ceux ayant une éducation supérieure participent plus à la Ligue de communistes). De même, parmi les paysans-ouvriers, on voit la participation la plus grande chez ceux qui exercent les métiers les plus administratifs ou les fonctions dirigeantes. Participation dans les organes d'autogestion et dans les délégations (en %) iîembres Pas de membres Sont membres Total Paysans Pay sans-ouvriers 90,5 9,5 80,4 lO0,0 100,0 19,6 Total i 85,4! 14,6 100,0 89 Il est donc évident que les paysans-ouvriers participent beaucoup plus. Cependant, la participation dans les organisations politiques ou dans les organes de gestion n'est pas un bon indicateur de la participation dans la vie sociale en général. Tenant compte de toutes les organisations mentionnées dans la recherche, on a établi un index synthétique à cinq degrés qui est significatif de la participation dans la vie sociale dans la localité. Participation des paysans et des paysans-ouvriers dans la vie sociale de la localité (en %) Degré de partici pation Paysans Paysans-ouvriers Total I (0 point) 41,5 18,3 29,9 II (1 point) 27,1 37,9 32,5 III (2 points) 12,5 15,4 13,9 IV (3 points) 10,3 12,2 11,2 V (4 points et plus) 8,7 16,2 12,4 100,0 100,0 100,0 | Total Les différences sont les plus grandes lorsqu'il y a absence de toute participation (0 point) et au cinquième degré, quand la participation est la plus intense. Parmi ceux qui s'abstiennent dans les activités sociales et dans les organes de gestion, il y a deux fois plus de paysans que de paysansouvriers. Il est intéressant de constater que la participation de la paysannerie à la vie sociale est la plus développée dans la région la plus industrialisée comme la Slovénie qui, par tradition, a une vie culturelle et sociale dans les villages très développés (il n'y a pas d'analphabètes), tandis que 90 dans les républiques plus arriérées, comme le Monténégro et la Bosnie-Herzégovine, la participation des paysans est la plus faible, malgré une mentalité patriarcale et "communautaire" très développée. Il semble donc que la culture est un facteur plus important que 1'"esprit communautaire" ! Pourtant la participation de la paysannerie est plus importante lorsqu'il s'agit de résoudre les problèmes et les difficultés dans les villages, ce qui montre que l'esprit de solidarité est présent. L'intérêt pour les problèmes fait croître le degré de participation et une corrélation positive s'établit entre la participation et la présence régulière aux réunions où on parle du développement et des problèmes courants du village... Participation des paysans et des paysans-ouvriers aux réunions où on discute le développement et les problèmes du village I ¡Présence aux réunions Paysans Paysans-ouvriers 1 Total ; 1 iRégulière 38,1 42,3 40,0J Temporaire 29,6 34,3 31,9: i Rarement ou jamais 32,3 23,4 27,S 1 Total 100,0 100,0 100,0¡ I On voit que 1'intérêt pour les problèmes et le développement est assez grand ou presque total, si on écarte la question des femmes dont la participation dans les villages est toujours plus faible, les femmes restant garder le foyer pendant que les hommes se rendent aux réunions. Les problèmes du village sont toujours concrets et intéressent tout le monde. 91 Les différences entre les paysans et les paysans-ouvriers ne sont pas importantes, bien que les paysans-ouvriers témoignent d'un peu plus d'intérêt. "Les résultats de notre recherche, dit Alija Ho^zLc, nons montrent que des changements significatifs se sont produits dans nos villages quant à la manière traditionnelle d'organiser le temps libre et à l'engagement social. Ces changements sont étroitement liés aux changements globaux de la vie de la population rurale. Cependant, ces changements n'ont pas été analysés comme dans d'autres domaines sociaux, surtout dans le domaine économique. Malgré cela, à partir de cette recherche, on est en mesure de faire certaines observations générales. Exceptée l'introduction de manières plus modernes d'occuper son temps, on voit toujours dans les villages des formes plus traditionnelles et plus passives, fondées sur les contacts immédiats (conversations avec les membres de la familières voisins, lss amis). Les formes d'occupation du temps libre ne sont pas encore suffisamment différenciées. De même, on ne voit pas de différences notables correspondant à un ensemble de caractéristiques personnelles ou sociales. Des différences plus marquées proviennent de l'appartenance aux diverses républiques ou régions, ainsi que du degré d'évolution économique de celles-ci. Des caractéristiques personnelles sont plus sensibles à deux égards, du sexe, de la scolarité, de l'état marital, du statut dans le ménage (à savoir par exemple si l'enquêté est patron ou non). Pourtant, l'âge ne produit pas de différenciation. Les paysans-ouvriers sont un peu plus actifs que les paysans au cours du temps libre, (quoique avec des différences 92 non négligeables), qu'ils occupent de manière plus variée et plus moderne. Ce qui est compréhensible, car ils possèdent de meilleurs moyens de distraction, d'information (la télévision, par exemple), de meilleurs revenus, et qu'ils sont plus accessibles aux valeurs urbaines (25). V - LA JEUNESSE DANS LE SYSTEME AUTOGESTIONNAIRE 5.1 - Les jeunes et la structure sociale Entre les deux recensements généraux de 1971 et de 1981, le nombre des individus de 15 à 27 ans est passé de 4 476 768 à 4 858 627 (+ 381 639). Structure de la population jeune (en %) 1971 1981 15-17 ans 26,93 22,73 18-20 ans 26,13 23,13 20-24 ans 30,46 30,41 25-28 ans 16,48 23,73 100,00 100,00 Total Source : Moadi Yugoslavije Belgrade, 1982 (25 ) Op. cit. , pp. 612-613 (Les jeunes de Yougoslavie), 93 On voit apparaître un phénomène typique de l'industrialisation des pays agricoles,ä savoir le vieillissement des jeuens générations : un écart net au profit d'une proportion plus forte des générations les plus âgées, ainsi celle, par exemple, de la trenche d'âge 25-28 ans passée de 16,48 à 23,73 % en dix ans. L'accroissement des jeunes est le plus faible dans les régions industrialisées,(nulle en Croatie, de 6,8 % en Slovanie), tandis que les régions paysannes et de culture traditionnelle connaissent une très forte augmentation des jeunes : 23,4 % en Bosnie Herzégovine et 37,3 % au Kosovo. C< qui fait que la part des jeunes dans la population totale de Croatie n'est plus que de 26,7 % (minimum yougoslave),et celle de la Bosnie-Herzégovine de 43,2 % et celle du Kosovo de 42,3 % (maximum yougoslave). Si l'on ne considère que la population active, on peut dire qu'en Croatie, il n'y a qu'un tiers des jeunes qui travaillent, tandis qu'en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo c'est près de la moitié. Une proportion aussi forte des jeunes dans la population active accroit le souci des jeunes pour l'emploi et la promotion professionnelle, comme l'indiquent les enquêtes sociologiques. Un autre phénomène accompagnant l'industrialisation est l'intensification de la scolarisation. Il y a d'abord une diminution de l'analphabétisme parmi les jeunes de 14 % en 1971, à 9,5 % en 1981. Il est vrai que dans les régions arrié rées, il atteint jusqu'à 17 % tandis que dans les régions industrialisées il est inférieur à 1 % (chez les femmes en général, il est plus accusé). De plus, dans la part de la population au-dessus de 15 ans, on trouve en 1961 33 % de personnes sans 94 éducation scolaire, tandis qu'en 1981 on n'en trouve plus que 14 %. Ceci est dû surtout aux jeunes, ce qui laisserait supposer qu'on pourrait s'attendre à une participation plus forte des jeunes dans les organisations sociales et politiques. Hëlas, les chiffres montrent clairement que ce n'est malheureusement pas le cas. Un trait caractéristique de la scolarisation en Yougoslavie est le taux très élevé des étudiants et des élèves des grandes écoles. En 1981, pour un total de 4 300 912 jeunes, 2 831 273 sont dans les écoles primaires, 1 066 316 dans les écoles moyennes, et 403 323 dans les écoles supérieures et les facultés. Cela veut dire qu'un tiers des junes est touché par la scolarisation. Mais tandis que la Yougoslavie reste au-dessous de la moyenne européenne pour la scolarisation de niveau primaire et moyen, elle dépasse largement les pays européens en ce qui concerne les étudiants, avec un taux d'étudiants le plus élevé dans le monde. Ce qui est curieux quand on considère comme une loi sociologique le fait que le taux d'étudiants dépend de la richesse moyenne du pays : en Yougoslavie, c'est justement le contraire qui se passe - les régions et les républiques les plus pauvres ayant un taux d'étudiants plus élevé que les régions et les républiques les plus riches. Un autre fait qui suggère l'importance possible des jeunes dans la vie communale est l'absence d'un système de campus, et donc d'isolement des jeunes de la vie communale, mais surtout la décentralisation des grandes écoles. On devine que la présence des étudiants dans une ville contribue, grâce à leur dynamisme, à l'intensification de la vie sociale et culturelle 95 en général. Il ne faut d'ailleurs pas oublier que les jeunes étudiants en Yougoslavie venant de toutes les régions, et particulièrement des régions pauvres, ont été le noyau de la radicalisation de la vie politique avant la guerre et de l'organisation de la lutte de libération contre l'occupant fasciste. En 1959-60, on trouve des écoles supérieures dans 23 villes, en 1979-80 dans 61 villes, tandis que des facultés, des académies et des grandes écoles (avec rang de faculté) existaient en 1959-60 dans 10 villes et en 1979-80 dans 46 villes. L'accessibilité aux grandes écoles en fut accru, mais en même temps on vit apparaître certains phénomènes négatifs comme le cloisonnement régional de la scolarisation en sous-systèmes, la duplication irrationnelle des programmes et des cadres de l'éducation ainsi qu'un nivellement de la qualité de la formatior professionnelle. La Yougoslavie possède, en général, une structure de qualifications professionnelles qui est assez bonne du point de vue statistique, mais qui reste très déficiente du point de vue fonctionnel et de l'efficacité. C'est pourquoi le thème dominant actuellement au sujet du programme de stabilisation de l'économie, dans ces années de crise généralisée, est celui de la politique des cadres, de l'avis général absolument déficient. 96 Taux de scolarisation dans les grandes écoles et leg_ facultés en 1981 taux de scolarisation coefficient de scolarisation 107 2,5 Slovénie 76 3,6 Croatie 97 2,9 Vojvodine 108 2,5 Serbie (sans Rég. autonomes) 123 2 Macédoine 129 2,1 82 3,9 Monténégro 164 2,2 Kosovo 140 2,5 Yougoslavie Bosnie et Herzégovine N.B. : Le taux de scolarisation est calculé sur le nombre d'étudiants pour mille habitants (la Yougoslavie a 107 étudiants pour mille habitants). Les Républiques sont rangées de Slovanie ä Kosovo selon l'ordre décroissant du revenu national. On voit qu'un pays typiquement montagnard et très pauvre,comme le Monténégro, possède un taux d'étmdiants de plus du double de celui de la Slovénie qui est la république au revenu le plus élevé. Il va sans dire que l'émigration des mains-d'oeuvre (et également des intellectuels) est la plus forte dans les républiques les plus pauvres. La Yougoslavie est connue au plan européen, non seulement comme pays exportateur de mains-d'oeuvre non qualifiée mais aussi de spécialistes parmi les plus qualifiés. Ainsi, par exemple, deux tiers des diplômés de la faculté des constructions navales et des machine-outils travaillent à l'étranger. Continuer les études au niveau des grandes écoles et des facultés, où l'inscription est d'ailleurs gratuite, est une façon d'alléger la situation sociale des jeunes qui ne sont pas en état de trouver un emploi dans leur milieu social d'origine. Cela entraîne un prolongement de la durée des études 97 largement au-delà des échéances prévues pour les différentes facultés. L'un des indicateurs de l'efficacité de la formation au niveau des facultés est le nombre d'étudiants qui mènent leurs études à terme. Les données statistiques sur le nombre d'étudiants qui finissent leurs études ne dépasse pas, en 1981, plus de 16,9 % de l'ensemble et dans les années avant 1981, il était encore plus bas. Le succès est plus élevé dans les facultés techniques, mais, pour des raisons sociales, la majorité des étudiants s'inscrivent aux facultés des sciences sociales. C'est pourquoi une pression constante des cadres s'exerce dans les domaines économiques et juridiques, les facultés de droit et des sciences économiques étant les plus nombreuses, ce qui explique partiellement non seulement le nombre total de professionnels avec ce profil, mais aussi les tendances à la bureaucratisation du système. En effet, les postes ¿Les plus importants dans l'administration gouvernementale sont occupés par des juristes. En Yougoslavie, la situation de l'encadrement rappelle celle de la France de la première moitié du XIXe siècle, à savoir la domination sociale et politique des juristes et des instituteurs, les premiers jouant surtout le rôle de dirigeants aux postes les plus importants, et les seconds le rôle d'idéologues, à un niveau tout de même inférieur. 5.2 - Les jeunes dans le travail associé Dans le nombre total des citoyens employés en 1981 (5 895 000), la proportion des jeunes était de 23,3 %, mais la population travailleuse féminine (représentant 36,2 % en 1981, chiffre conforme â la moyenne des pays développés) comporte plus de jeunes filles (26,2 %) que de jeunes hommes (21,7 % ) . L'embauche des jeunes fut croissant, surtout dans le secteur indus- 98 triel et dans le secteur touristique. Le tourisme, en pleine expansion depuis vingt ans, concerne surtout les régions les plus pauvres, exposées antérieurement à la forte émigration de main d'oeuvre vers l'Amérique et l'Australie. L'industrie touristique a transformé des régions pauvres en régions prospères. Dans ces régions, surtout dans la partie méridionale, on peut observer comment une culture traditionnelle et patriarcale se désagrège sous l'influence des moeurs modernes importées surtout par un public occidental venu des pays industrialisés et riches. Mais, avec la stagnation économique et la crise sociale, la situation des jeunes s'aggrave de plus en plus, particulièrement en ce qui concerne l'emploi. Le nombrede personnes cherchant un emploi, entre 1970 et 1981, a augmenté de 300 000 à 833 000, et, dans ce dernier chiffre, 74,6 % des personnes sont âgées de moins de 30 ans. 5.3 - La participation des jeunes au système politique et à l'autogestion On sait que la guerre de libération et la révolution socialiste a été l'oeuvre surtout des jeunes, et qu'immédiatement après la guerre le gouvernement yougoslave et l'armée avaient les cadres les plus jeunes d'Europe. Les jeunes représentaient trois quarts des combattants de l'armée de libération nationale. Eux-mêmes étaient à lbrigine de la formation du nouveau pouvoir dans les territoires libérés. Dans cette lutte, la jeunesse communiste a d'ailleurs eu plus de 100 000 morts. Trois décennies après la fin de la guerre, cette situation a bien changé : la majeure partie des jeunes se trouve en dehors de toute participation politique. 99 â§s_délégués Le système des délégués a été introduit par la nouvelle constitution de 1934. Sa spécificité fut de poser l'élection des délégués dans lea corps suprêmes (l'ancien parlement) â deux degrés : au niveau des délégations (avec participation de tous les citoyens) et au niveau des conseils républicains et fédéraux avec participation des délégués élus précédemment, mais également de décomposer le parlement en trois conseils suprêmes (le Conseil du travail associé, le Conseil des communautés locales et le Conseil socio-politique, ce dernier ayant la plus grande influence du fait que la direction du Parti en fait automatiquement partie). On voit donc une très faible représentation des jeunes dans toutes les Assemblées (républicaines et fédérales) et dans les conseils, du niveau le plus inférieur (la commune) jusqu'à l'Assemblée fédérale. De plus, leur taux de représentation décline au fur et à mesure qu'on monte les degrés hiérarchiques. Nombre de délégués dans les assemblées des communautés socio-politiques Total Assemblée SFRY Assemblées des républiques socialistes Assemblées des régions autonomes Assemblées des communes Jeunes % 308 6 1,95 1 481 124 8,38 Î35 65 14,94 56 068 6 742 12,03 luu De plus, on repère ces dernières années une tendance à réduire le nombre de jeunes dans les instances représentatives. Ainsi en 1978, la part des jeunes était de 2,28 %, et désormais il n'est plus que de 1,9 5 %. Cette tendance se manifeste aussi bien à la base qu'au sommet, et même dans tous les conseils. Diminution des jeunes dans les délégations (en %) 1974 1978 1982 Délégués (jeunes) dans les assemblées communales 15,6 14,3 12,0 Conseils du travail associé 15,6 14,1 11,1 Conseils des communautés locales 12,5 11,5 9,6 Conseils socio-politiques 18,8 17,6 16,5 Dans les conseils socio-politiques, la représentation est plus forte, parce que, comme on vient de le dire, les délégués dans ces instances sont nommés directement par leurs organisations. Il est cependant significatif que leur sentation repré- dans les communautés locales soit la plus faible, ce qui témoigne d'une privatisation plus accusée dans ce secteur On se rend compte que, sur tous les délégués, du niveau communal jusqu'au niveau fédéral, il n'y a que 5,4 % des jeunes parmi les délégués, ce qui veut dire qu'un homme sur dix-neuf, membre des délégations, est élu comme délégué. En Macédoine où le pourcentage des jeunes (au-dessus de 15 ans) dans la population totale représente 35,4 %, soit plus d'un tiers de la population, le nombre Oie délégués dans l'Assemblée n'est que de 3,60 %. Ne doit-on parler d'une permanence de 101 l'esprit patriarcal de cette société ? Un autre fait intéressant, qu'il faudrait analyser de plus près est la décroissance des délégués dans les conseils du travail associé, quand ils possèdent une qualification scolaire et professionnelle supérieure, alors qu'on voit augmenter le nombre de jeunes ouvriers non qualifiés ou avec des quali- fications professionnelles inférieures (on en trouve en 1982 88 avec une qualification supérieure et 206 avec une qualification inférieure - base en 1974 : 100). Structure d'âge suivant le niveau de délégation (en %) Groupes d'âges au-dessus 47-56 ce 56 8,9 17,4 37-46 23,6 27-36 30,1 7,4 21,1 31,3 31,1 9,1 Délégués 12,2 23,6 35,3 23,4 5,6 Structures supérieures 20,2 26,2 27,4 25 1,2 . Total en % 10 21 30,2 27,8 Base de délégations Membres de délégations jusqu'à 27 20 10,9 , Il est visible d'après ce tableau que le pourcentage le plus élevé des personnes se trouvant à la base des délégations se trouve dans la tranche d'âge des 27-30 ans, tandis que prédomine la tranche d'âge de 37-40 ans parmi les délégués. Ces chiffres indiquent clairement que le nombre de délégués parmi les jeunes n'est pas adéquat à leur nombre à la base de délégations, c'est-à-dire dans le corps électoral. 102 Dans une enquête concernant la participation des jeunes en Croatie (pour 27 communes), il est intéressant de noter que la majorité de délégués ne sont pas membres des organisations politiques des jeunes (Ligue des jeunes). Les fonctionnaires issus des organisations des jeunes sont en minorité même s'ils possèdent des fonctions dans cette Ligue des jeunes.On peut se demander s'il ne s'agit pas en ce cas d'un phénomène de dépolitisation des jeunes ou, au contraire, un effet de la démocratisation de la vie publique ? Fonction dans la Ligue des jeunes et participation dans les structures de délégation(en %) Fonction dans la Ligue des jeunes hors sans n'en est OTA fonction pas membre dans JCL dans OTA Membre de délégations 3 6,2 2,2 36,1 52,5 Délégués 1,7 5 2,4 42,2 48,7 1,7 3,4 39,7 55,2 Structures de dél. sup. - N.B. : CL : communauté locale, OTA : organisation^ du travail associé. Dans toutes les structures de délégations prédominent les personnes qui ne sont pas membres de la Ligue des jeunes et qui ne possèdent pas de fonctions. Par ailleurs, la question posée dans l'enquête mentionnée sur la qualité du travail des délégués indique que l'activité des organisations des jeunes est considérée plutôt comme insatisfaisante par rapport S l'activité de la Ligue des communistes et des syndicats. 103 Evaluation du travail des organisations sociopolitiques dans le système de délégations Liqne des Sypdi cat corjmini s ter? (en %) Ligue des jeunes Bien 30 25 15 Moyen 38 37 26 17 30 34 15 8 25 Médiocre Sans opinion Source : Teorija i praksa delegatskog sisteme (Théorie et prat que du système de délégations) Zagreb, 1979, Faculté des sciences politiques. L'activité des jeunes n'est pas satisfaisante seulement en général, mais elle est également faible au niveau des organisations du travail associé, donc dans les entreprises où les jeunes sont actifs en tant que producteurs. Il s'agit bien entendu du travail politique au sein des structures de délégations. "Comment évaluez-vous le travail des organisations socio-politiques dans votre OTA à propos du développement des délégations et de leurs décisions? Ligue des communistes Bien Moyen Médiocre Sans opinion 30,14 37,88 17,52 14,46 Syndicat 24,87 37,26 29,95 7,92 Ligue des jeunes socialistes 15,73 25,50 33,93 24,75 N.B. : Dans les 27 communes visées par cette enquête, 2575 per sonnes au total furent membres des délégations dans les assemblées communales, ce qui donne encore plus de poid à ces chiffres car il s'agit de personnes en principe mieux informées que de simples citoyens. 104 Les citoyens en gnéral sont loin d'être satisfaits du travail des membres des organisations politiques et sociales. Ils sont mieux informés à l'égard des syndicats, car la syndicalisation est une chose obligatoire en Yougoslavie, et ils connaissent mieux l'activité de la Ligue des communistes, la presse les informant régulièrement de son activité, tandis que l'activité des organisations de jeunes reste inconnue et mal évaluée. Pourtant la perception de l'activité de ces organisations est incomparablement mieux développée dans l'organisation du travail associée (entreprises) que dans la communauté locale. L'entreprise est ce qui est le plus proche de tout travailleur ou employé. 5.4 - jia participation de la jeunesse aux organisations du travail associé La nouvelle Constitution de 1974 et la Loi sur le travail associé de 1976 ont élargi la base de l'autogestion ouvrière en augmentant le nombre des organisations de base de travail associé (OBTA) dont le nombre a presque doublé. L'idée de cette réforme fut de renforcer les formes de démocratie directe, c'est-à-dire l'accessibilité de tous les travailleurs et employés aux processus de décision dans l'entreprise qui, de son côté, a obtenu une complète autonomie pour toutes ses affaires de gestion. Ainsi la participation de jeunes devaitelle en principe s'en trouver accrue. Il faut rappeler que sur 5 071 494 ouvriers actifs en 1979 les jeunes représentaient près d'un quart de tous les employés (24,66 % ) . En Croatie ce chiffre atteint presque 30 %. Cependant leur présence dans les conseils ouvriers est IO 5 inférieure à leur importance numérique. Ce qu'on a déjà constaté pour la représentation politique : leur présence diminue si le conseil se trouve â un niveau hiérarchique supérieur (par exemple dans les organisations complexes du travail associé qui comptent fréquemment 30 ou plus d'organisations de base du travail associé) . Ce que montre de manière nette le tableau suivant : Les jeunes dans les conseils ouvriers en 1979 Organisationscommunautés Total Jeunes % Total SFRY 29 837 4 45 7 55 57 899 12,89 OBTA 15 296 208 207 29 742 14,42 Org. de travail (sans OBTA) 8 188 124 991 16 035 12,83 Org. de travail (avec OBTA) 3 148 71 845 7 205 10,03 227 9 149 643 7,03 Org. complexe de travail associé N.B. : Les organisations de travail associé de taille réduite ne forment pas les OBTA qui se trouvent en grand nombre dans les organisations complexes. Le nombre des délégués des jeunes dans les conseils des organisations de travail associé est réduit de moitié ou d'un tiers, quand il s'agit des conseils plus importants au niveau des organisations complexes. Les jeunes peuvent trouver une consolation dans le fait que les ouvriers manuels sont aussi sous-représentés dans les conseils ouvriers allant de 60 à 80 % ) . (13 % pour un total 106 La dynamique dans le temps de la représentation des jeunes dans les conseils montre d'abord une montée, puis une chute. Par exemple, en 19 53 le pourcentage des jeunes fut de 9,78 en 19 56, de 12,40 pour atteindre en 1957 le maximum de 17,19 %. En 1979, on retombe ) 12,94 % et actuellement on assiste à une nouvelle chute de 2 %. On pourrait se demander dans quelle mesure cette souB-représentation des jeunes dépend de l'influence de la culture traditionnelle patriarcale. Les données statistiques ne semblent guère confirmer cette hypothèse par ce que les jeunes sont mieux représentés dans les pays à culture traditionnelle que dans les régions plus modernisées ou industrialrlément avancées (comme la Croatie ou la Slovénie). Il est plus probable que leur présence dépend de l'activité des organisations politiques de lajeunesse. Jeunes délégués par rapport à la population employée .(en %) Délégués ouvriers total Jeunes délégués! RSF Yougoslavie 11,47 6,02 Slovénie 9,96 5,61 Croatie 10,68 4,85 Serbie 12,77 6,67 Vojvodine 15,32 8,27 Bosnie-Herzégovine 10,77 7,13 Monténégro 12,03 6,08 Kosovo 12,41 8,33 N.B. : Les Républiques sont rangées selon l'ordre du revenu national moyen décroissant. 107 5.5 - La participation des jeunes aux communautés locales L'organisation de base du travail associé et la communauté locale sont considérées comme les piliers du système d'autogestion en Yougoslavie. Elles représentent un nombre d'union entre la communauté de travail et la communauté de vie. La jeunesse passant la plus grande partie de sa vie dans la communauté locale, divers types d'activités s'y.trouvent inclues et on espère la voir plus active dans ses organes de gestion. Ce n'est pourtant pas le cas. La participation de la jeunesse dans la communauté locale est à peu près de même intensité que dans les organisations politiques : sa représentation en nombre de délégués en 1972 est de 8,3 %,en 1978 de 14,0 % et en 1980 de 13,1 %. Mais ce qui est plus inquiétant est l'inactivité des organisations de jeunes (Organisations de base de la Ligue des jeunes socialistes) et surtout l'inactivité des conseils de la communauté locale : en 1976, les assemblées-conseils ne se sont pas réunies plus d'une seule fois en deux ans ; en 1982, 28 % de délégations dans les communautés territoriales ou 56 % de délégations de communautés autogérées d'intérêt ne se sont même pas réunies une seule fois 1 Cette inactivité montre que la jeunesse n'est pas mobilisée pour s'occuper de problèmes qui pourtant la concernent dans la communauté locale. La passivité des jeunes se reflète tout autant dans les organisations politiques, c'est-à-dire dans le système de délégations. On verra que cette passivité ou plutôt ce retrait de la volonté de participer.'- dans les organisations légales a abouti à la création d'une sphère parti- 108 culière de la vie des jeunes, d'une espèce de sous-culture. La jeunesse est trop dynamique de nature pour rester inactive, et si elle ne trouve pas des formes adéquates pour s'exprimer dans la vie publique et officielle, elle va commencer à fonder des formes alternatives : culture "rock", par exemple, discoclub, etc. L'enquête réalisée par le Presidium de la Ligue des jeunes socialistes aboutit à la conclusion suivante : "Les résultats publiés concernant la participation de la jeunesse au système politique montrent que la chute du taux moyen d'embauché dans le secteur socialisé et le secteur privé au cours de la période 1971-81 a provoqué aussi une réduction relative et absolue de la participation des jeunes au système de délégations dans les organisations autogestionnaires du travail associé et dans d'autres organisations autogestionnaires. D'autre part, il était possible de s'attendre à une intensification de la participation des jeunes à des formes institutionnalisées telles que la communauté locale et la communauté autogestionnaire d'intérêts qui forment la base de la structure du système politique de l'autogestion, de même qu'au moyen des organisations de jeunes. Cependant, les données sur leur participation et influence indiquent qu'il en va tout autrement. Une autre donnée illustre la situation existante : la représentation de la jeunesse dans les assemblées des communautés locales et les assemblées des communautés autogestionnaires d'intérêts, de même que dans leurs organes exécutifs, est inversement proportionnelle à l'importance et au niveau de 1'institution. 109 Autant une institution, par sa liaison verticale, est plus élevée, et autant la jeunesse, par sa structure d'âge, possède moins de délégués, et respectivement, si les organes de l'assemblée sont fonctionnellement plus complexes pour la préparation et la mise en oeuvre des décisions, on trouve moins de délégués des jeunes en leur sein. Pourquoi en est-il ainsi ?0n ne peut pas donner la réponse dans cette publication, mais on doit souligner le besoin de faire les recherches et les investigations qui pourraienl donner la réponse à cette question, et contribuer à l'élimination des causes de la détérioration de la position de la jeunesse dans notre société (26). 5.6 - Les jeunes dans le? syndicat? et dans la Ligue des communistes En Yougoslavie, la syndicalisation est obligatoire et automatique. Tout employé est immédiatement membre du syndicat. On déduit directement du salaire sa cotisation syndicale chaque mois. C'est pourquoi le nmmbre des jeunes dans le syndicat est proportionnel au nombre des jeunes employés. Leur représentation dans les organes dirigeants du syndicat est la même que pour d'autres organisations politiques, c'est-à-dire qu'elle est largement souc-représentée, mais tout de même quelque peu supérieure à leur niveau de représentation dans les délégations. On note aussi une tendance à la diminution des jeunes : en 1979, il y en< avait 15,9 % mais en 1981, seulement 12,1 %. La (26) Les Jeunes de la Yougoslavie, Belgrade, 1982, pp. 72 73. 110 La règle de la diminution selon la hiérarchie se vérifie ici aussi : il n'y a pas plus de 2,2 % de jeunes, soit exacte- ment 11 personnes, dans le Conseil de l'Union des syndicats en Yougoslavie. La représentation des jeunes dans la Ligue des communistes est bien meilleure par rapport aux autres organisations. La Ligue des communistes avait en 1980 plus de 2 millions de membres, dont 675 484 personnes âgées de moins de 27 ans. Ainsi presque un membre sur trois de la Ligue était un jeune. Mettant en relation le nombre des jeunes qui sont membres de la Ligue des communistes avec le nombre total des jeunes dans la population, on peut calculer le taux de "partiinost" (d1"adhérence" au Parti). Par exemple, en 1971, sur 1 000 jeunes ayant atteint la majorité, 66,9 étaient membres de la Ligue. Dans les années suivantes, on observe une accélération de l'augmentation de ce taux par rapport a la croissance globale de la jeunesse dans l'ensemble de la population puisque le taux de "partiinost" s'accroît à 179,9. Un membre sur cinq du Parti était un jeune (22,1 % ) . Les jeunes femmes sont moins représentées car il n'y a qu'une jeune femme sur dix qui es* membre de la Ligue. Ill Nombre de membres de la Ligue de Corn, sur 1000 habitants âgés de 18 ans et plus en 1980. Total 1R et ¡-.lus Yougoslavie 148,0 Jeunesse 18-27 ans 139 92,4 104,6 Croatie 102,8 121,7 Serbie 139 216,5 Vojvodine 148,8 201,1 Macédoine 115,3 100,2 Bosnie-Herzégovine 140,7 188,8 Monténégro 191,7 235,2 113,6 131,2 Slovénie Kosovo Dans les républiques les plus industrialisées qui disposent du revenu national moyen le plus élevé, le taux de jeunes membres est au-dessous de la moyenne yougoslave. Dans les républiques, les plus pauvres, en revanche, ce taux est au-dessus de la moyenne. L'exception en est le Kosovo, qui, malgré son caractère traditionnel et agriocle, comporte un grand nombre d'étudiants, mais leur absence de la Ligue pourrait s'expliquer par des sentiments assez critiques vis à vis du régime, ce qui fut à l'origine du mouvement oppositionnel de 1981. Pour sa part, le Monténégro prédomine nettement et dépasse largement les autres républiques, ce qu'on pourrait attribuer â la grande mobilité de sa jeunesse, surtout estudiantine, qui est obligée de chercher des débouchés dans 112 d'autres régions plus riches. D'ailleurs, alors que la porportion des jeunes d'origine agricole est en régression (4,6 % en 1980), les étudiants se trouvent en progression (de 13,5 % en 1973 ä 17,4 % en 1980). L'intérêt accru chez les étudiants de s'inscrire à la Ligue des communistes est probablement beaucoup plus déterminé par le chômage de plus en plus répandu parmi les intellectuels que par le facteur idéologique. Les recherches sur l'orientation sociale et morale de la jeunesse (R. Supek, 1958) nous ont montré que les jeunes perçoivent deux voies ou "canaux de promotion sociale" : l'un lié aux qualifications professionnelles et l'autre à la position politique. Ces deux canaux sont absolument dominants dans la société yougoslave, et les jeunes s'orientent vers l'un ou l'autre. En général, les meilleurs étudiants choisissent le premier, tandis que les plus médiocres retiennent le second, celui de la promotion politique. Les difficultés d'emploi amènent les jeunes à chercher de plus en plus dans l'adhésion à la Ligue des communistes un avantage dans les concours pour obtenir un emploi. Ceci explique pourquoi il y a si peu de jeunes paysans dans la Ligue et tant d'étudiants. L'activité politique doit aussi aider à la progression dans la position dans le travail ou dans l'exercice de la profession. Il est à noter que le "canal politique" détermine dans une grande partie la "sélection négative" des cadres, parce que le "profil politique" a un rôle plus important dans l'avancement que les capacités professionnelles. 5.7 - La perception des valeurs du socialisme autogestionnaire Il faut maintenant examiner différents aspects des valeurs liées au système de l'autogestion socialiste. Des recherches ont cherché à savoir dans quelle mesure le système de l'autogestion et de système social en général déterminent certaines valeurs personnelles, par exemple envers le travail, les activités professionnelles, les activités dans le temps libre, etc. En ce qui concerne les attitudes de l'évaluation du travail, on a constaté qu'il a existé au cours des années une tendance en faveur des valeurs "utilitaires" du travail, donc un abandon des attitudes plus utopistes ou humanistes. Dans une recherche très approfondie, Culig Fanuko et Jerbic (1982) ont constaté, de 1979 à 1981, une légère tendance vers la sécurité d'emploi, sous l'influence des difficultés économiques d'embauché de plus en plus pesantes. L'échelle des caractéristiques positives et négatives se répartit de la manière suivante : . Caractéristiques très recherchées : - un poste de travail sûr, - un travail utile aux autres hommes, - un travail qui permette un perfectionnement continu, - un travail qui soit bien rémunéré, - un travail dans une organisation où existe un véritable sentiment de communauté et un intérêt de tous les employés. 114 . Caractéristiques moyennement recherchées : - la possibilité de faire appliquer les droits d'autogestion sur le poste de travail, - un travail qui exige une collaboration avec les autres, - un travail estimé dans la société, - un travail qui permette la créativité, - un travail dirigé par des experts compétents. . Caractéristiques non essentielles : - un travail qui exige de la dextérité et de l'adresse - la possibilité de participer à la gestion de 1*entreprise, - un travail qui ne fatigue pas beaucoup, - un travail dans une grande organisation, - un travail tranquille et continu- un travail dans une organisation où règne l'ordre et une discipline sévère. . Caractéristiques non souhaitées : - un travail dans une organisation où on sait qui est le "chef", - un travail dans une organisation industrielle, - un travail qui exige des efforts exceptionnels, - un travail dangereux. A la suite d'une analyse factorielle, les auteurs de cette étude sont arrivés à une hiérarchie des valeurs liées au travail professionnel qui se présente de manière suivante, par ordre décroissant : 115 1. un travail créateur, 2. un bon travail, 3. une organisation autogestionnaire du travail, 4. une organisation efficace du travail, 5. un travail très exigeant. En ce qui concerne les évaluations des divers groupements de cet échantillon (N = 827), les auteurs précisent : "Le travail créateur est une valeur plus importante pour les sujets qui espèrent accéder à une position plus élevée dans l'avenir, qui sont plus éduqués et actifs dans la vie socio-politique de la communauté, et dont les parents sont plus éduqués. L'organisation efficace du travail est une valeur plus importante pour les sujets de moindres capacités intellectuelles, dont les parents ont une éducation inférieure, qui sont actifs dans la vie socio-politique de la communauté, de sexe masculin et vivent dans les villes plus petites, qui sont issus de familles homogènes, et qui ne ressentent pas le besoin de former leur propre identité. Un bon travail est accepté comme valeur professionnell* par les sujets qui possèdent des capacités intellectuelles inférieures, qui sont de sexe masculin et qui sont issus de familles disposant d'un bon niveau de vie matérielle. L'organisation autogestionnaire du travail est valorisée plus fréquemment par les sujets qui sont plus éduqués, avec des capacités intellectuelles supérieures, espérant obtenir dans l'avenir une position sociale plus élevée, dont les parents sont actifs dans la vie socio-politique de la communauté, qui sont du sexe masculin, qui vivent dans des villes plus 116 grandes et sont issus de familles avec un niveau de vie plus inférieur. Le travail très exigeant est plus facilement valorisé dans la mesure où les sujets sont plus éduqués et du sexe masculin, espèrent atteindre dans l'avenir une position sociale supérieure, qui sont actifs dans la vie socio-politique de la communauté, et sont issus des familles plus ëduquées et non homogènes" (27). Si le "travail créateur" est la valeur qui est la plus répandue parmi les jeunes, c'est parce qu'il exprime une aspiration générale de s'assumer en tant qu'individu et surtout parce qu'il permet de réagir contre la vie stéréotypée et routinière des adultes, une vie qui est plus déprimante dans les sociétés avec un pouvoir monopoliste que dans les sociétés pluralistes . Si dans cette recherche l'organisation autogestionnaire vient seulement après le "travail créateur" et un travail simplement "bon", c'est dû à la manière dont ont été déterminées les questions posées. Mais aussi parce que la notion même d'"autogestion" et d'"organisation autogestionnaire" est une valeur tellement répétée quotidiennement dans les mass media et dans le jargon politique qu'elle entre dans les stéréotypes sociaux, et comme telle devient quelque peu répulsive pour les jeunes. (27) Culig, Fanuko, Jerbic, Vrijednostj i vrijednosne orijentaci je mladih (Valeurs et orientations de valeur chez les jeun e s ) , Zagreb, Centre des activités sociales de la Ligue de,s la jeunesse socialiste de Croatie, 1982, pp. 62-63. 117 Pour les valeurs qui concernent le temps libre, l'hypothèse d'une passivité des jeunes accompagnée de la création d'une sous-culture particulière, en dehors de l'idéologie officielle, se confirme. Dans la recherche mentionnée ci-dessus, les valeurs du temps libre sont hiérarchisées de la manière suivante : . Activités très recherchées : - écouter les disques qu'on aime - voyager beaucoup - jouir de chaque moment du temps libre . Activités recherchées : - rendre visite aux amis et recevoir des amis - lire de bons livres - faire activement de sport - visiter les manifestations sportives - disco-clubs, manifestations récréatives, festivals et spectacles. . Activités moyennement recherchées : - être actif dans sa communauté locale, - aller aux concerts, au théâtre et aux manifestations culturelles et artistiques - élever des animaux - travailler dans les organisations humanitaires. . Activités le moins recherchées : - rêver - être actif dans la vie politique - s'évader des soucis quotidiens - se livrer à l'amateurisme culturel et artistique. - s'occuper activement de la recherche et des innovations . 118 Il est évident que cette échelle d'opinions et d'aspirations est décevante en ce qui concerne les activités politiques et l'engagement social en général, car toutes ces activités sont exclues des catégories les plus recherchées. L'activité politique dans la communauté locale ne se situe que dans la catégorie des souhaits tout à fait moyens et l'activité politi- que apparaît franchement peu recherchée. La distribution des principales catégories de valeurs concernant le temps libre montre que la valeur la plus répandue est celle de la récréation et de l'amusement, suivie des activités sportives. Les valeurs concernant la création culturelle et artistique sont beaucoup r.cirin rõr>?ndues. La créativité scientifique et technique et l'évasion de la vie quotidienne sont encore moins répandues. Les attitudes des jeunes ouvriers au sujet de ces valeurs se distinguent de celles des étudiants et des élèves. Ainsi pour les jeunes ouvriers, la créativité scientifique et technique, de même que l'activité socio-politique conservent une valeur plus grande que pour les étudiants et les élèves. Les étudiants se distinguent des autres groupes en ce qu'ils acceptent beaucoup plus volontiers comme valeur la création culturelle et artistique, mais en même temps ils rejettent l'activité socio-politique. Ce qui indique que l'activité politique pour les étudiants, plus nombreux que les ouvriers dans les organisations politiques, est une activité surtout utilitaire et non quelque chose de désirable ou pour jouir du temps libre ou pour accomplir ses ambitions plus personnelles. Apparamment, les étudiants sont plus conformistes mais à la fois plus sceptiques quant à la valeur de l'activité politique. 119 Pour ce qui touche aux caractéristiques des personnes figurant dans cet échantillon, les différentes sortes de valeurs attachées au temps libre se distribuent ainsi : . La récréation et l'amusement est d'une valeur plus importante pour les personnes du sexe féminin, dont les parents sont plus éduqués et ont un niveau de vie supérieure, qui vivent dans des villes plus grandes et espèrent obtenir une position sociale plus élevée dans l'avenir. . L'activité sportive et récréative a une valeur plus importante pour les personnes du sexe masculin et qui sont actifs dans la vie sociale et politique de la communauté. . La créativité scientifique et technique possède une valeur plus importante pour les personnes du sexe masculin, dont les parents sont plus éduqués et possèdent un niveau de vie inférieur, qui sont actifs dans la vie sociale et politique de la communauté et vivent dans les villes plus grandes, et espèrent avoir une position sociale plus élevée dans l'aveair. . La créativité culturelle et artistique est une valeur plus importante pour les personnes du sexe féminin, mais pour celles qui sont un peu plus âgées et qui ont une éducation plus élevée, dont les parents sont aussi plus éduqués, qui sont actives dans la vie sociale et politique de la communauté, et qui espèrent atteindre une position sociale supérieure dans l'avenir. . L'activité socio-politique est une valeur plus importante pour les personnes ayant une éducation inférieure et les capacités intellectuelles inférieures, qui ont formé leur propre identité, qui sont actives dans la vie socio-politique de la communauté, dont les parents sont aussi politiquement actifs et dont les familles poddèsent un niveau de vie inférieur. 120 . L'évasion de la vie quotidienne est une valeur plus importante pour les personnes qui ne sont pas actives dans la vie socio-politique de la communauté, dont les parents sont eduques mais politiquement non actifs mais qui jouissent d'un niveau de vie supérieur et espèrent avoir une position sociale plus élevée dans l'avenir" (pp. 75-76). L'analyse taxonomique a montré qu'on peut classifier les sujets dans deux types polaires en ce qui concerne 1'activité politique. L'un de ces types est celui qui n'accepte pas l'activité sportive et récréative, pas plus que la créativité culturelle et artistique comme valeur, mais qui accepte par contre l'activité sociale et politique. Ce sont surtout les élèves et les sujets plus jeunes, dont les parents ont eu une éducation inférieure, qui possèdent les capacités intellectuelles les moins développées et n'espèrent pas obtenir une position sociale plus élevée dans l'avenir. L'autre type, au pôle opposé, comprend les sujets qui acceptent l'activité sportive et récréative, de même que la créativité culturelle et artistique comme valeur, mais qui, par contre, rejettent l'activité socio-politique. Ce sont les étudiants, sujets plus âgés, dont les parents sont plus eduques, possédant les aptitudes intellectuelles développées et espérant obtenir une position sociale plus élevée dans l'avenir. On voit que cette analyse nous confirme la théorie de deux canaux de promotion sociale, en y ajoutant certaines caractéristiques individuelles et sociales. Ce qu'il faut souligner ici, c'est que cette polarisation en deux types opposés dans la perception des valeurs sociales, liées surtout à la carrière professionnelle, n'est pas tellement déterminée par les conditions sociales de leur famille d'origine, mais plutôt par des 121 capacités intellectuelles : ceux qui sont le plus capables sont enclins de se comporter de manière plus autonome sur le plan professionnel, tandis que ceux qui sont le moins doués cherchent l'appui d'une organisation politique et de l'organisation qui jouit du pouvoir politique et social établi et qui pourrait donc leur être utile dans leur avancement dans la vie. VI - INEFFICACITE DE L'AUTOGESTION ET LES CAUSES DE LA CRISE ACTUELLE 6.1 - L'autogestion et l'efficacité productive L'efficacité de l'autogestion ouvrière a été un problème qui a vite attiré l'attention des économistes, tant du point de vue thoérique que pratique ou empirique. La discussion a été ouverte par B. Ward (1958) qui a construit un modè- le, fondé sur quelques principes fondamentaux de l'autogestion ouvrière, notamment sur l'hypothèse que l'entreprise autogérée a pour but de maximiser le revenu par tête des ouvriers employés tandis qu'une entreprise capitaliste maximise le profit. Cette hypothèse impliquant une conduite irrationnelle de l'entreprise autogérée, cela a conduit certains économistes occidentaux à par 1er de l'inefficacité de l'économie autogérée. Le modèle de Ward se fondait surtout sur la tendance de l'entreprise autogérée à réduire le nombre des employés. J. Vanek (1970), a amélioré le modèle de Ward en supposant que les entreprises ont un accès libre au marché et qu'elles s'opposent à la réduction 122 des employés. L'économiste yougoslave Branko Horvat (1967) a formulé une hypothèse alternative : si l'entreprise agit sur la base d'un plan productif-financier et atteint le niveau programmé des revenus personnels, qui apparaissent ainsi comme des revenus de bilan final, elle va maximiser à la fin de la période prévue le solde des revenus, c'est-à-dire l'accumulation La conduite de l'entreprise autogérée est, en ce cas, rationnelle du point de vue macro-économique (28). B. Horvat a comparé l'efficacité économique entre les trois systèmes : capitaliste, étatiste (l'économie des pays dits "de socialisme réel) et socialiste (socialisme autogéré). Il a fait des études comparatives à deux niveaux : macro et micro-économique. Il écrit notamment : "L'économie capitaliste est fondée sur la propriété privée. L'autonomie consécutive des entreprises détermine une efficacité micro-économique relativement élevée. Mais l'absence de coordination au niveau national produit des gaspillages macro-économiques. L'économie étatiste est fondée sur la propriété d'Etat. La planification centrale qui en résulte améliore l'efficacité macro-économique, mais détermine de grands gaspillages à l'intérieur de l'entreprise. Il n'est guère évident de déterminer lequel des deux systèmes est le plus efficace en général. On pourrait aborôer le problème de la manière suivante. (28) Voir B.N. Ward, "The Firm in Illyria: Market Syndicalism" American Economie Review ', 1958, 48. pp. 566-589; J. Vanek The General Theory of Labor-Managed Market Economies , Ithaca, New-York, Cornell University, 1970 ; J. Vanek, 'The Basic theory of financing of partipatory firms, Ithaca, New-York, Cornell University, 1971, n° 27 ; B. Horvat, "Prilog zanivanju teorije jugoslovenskog poduzeca", CContribution to Foundation of theory of Yugoslav firms) Ekonomska Analiza, 1967, 1-2, Zagreb, 123 Si on mesure l'efficacité par le résultat qu'on a obtenu à partir des sources existantes, l'indicateur le plus sensé de l'efficacité économique générale serait alors le taux de croissance de ce résultat. L'analyse précédente indiquerait que l'êtatisme est plus capable d'être efficace dans les pays moins développés et moins efficace dans les pays développés. Les études statistiques donfirment cette idée. Le taux de croissance des pays étatistes moins développés (à l'exception de Cuba) est effectivement plus élevée que dans les pays capitalistes comparables. Au niveau du développement de l'Union Soviétique, les pays étatistes s'approchent de la ligne de tendance générale ; au-delà de ce niveau, ils semblent tomber au-dessous* (2¿>) . Les études comparées entre les différents systèmes sont très rares, parce que les données nécessaires ne sont pas toujours accessibles et comparables. Bela Balassa et Trent Bertrand ont comparé cinq pays européens (Bulgarie, Roumanie, Hongrie, Pologne et Tschécoslovaquia) avec quatre pays capitalistes se trouvant à un niveau similaire de développement (Grèce, Irlande, Norvège, Espagne) et la Yougoslavie. (29 ) B. Horvat, "Th€ Political economy of socialism',' New-York, Sharpe Inc., 1982, pp. 202-203. 124 Taux de croissance des résultats, des moyens et de la productivité dans les industries manufacturiëres, dans les pays à systèmes socio-économiques différents 1953-1967 Taux annuel.s de croissance résultats capital travail productivité combinée E3onomies capitalistes 7,1 6,3 2,5 3,3 Economies étatistes 8,7 8,1 4,1 3 11,8 7,5 6,7 4,7 Yougoslavie Source : B . Bâlassa et T.S, Bertrand,"Growth performace of Eastern European Economies anc comparable western european counstries", American Economie Review, May 1970, p . 316. " Il est visible que les pays étatistes, avec un niveau de développement moyen, réalisent un taux plus élevé dans le produit national brut, ainsi que pour les investissements, ce qui veut dire plus d'accumulation et plus d'emplois. Avec un niveau de développement plus élevé, le capital va remplacer de plus en plus le travail dans les investissements, la productivité va décroître et le taux de croissance également. Ce sont « les effets généraux de l'industrialisation. Ces données avantagent l'économie yougoslave qui s'approche le plus d'une économie autogérée, ce système étant défini comme une transformation progressive vers un "socialisme autogéré achevé". B. Horvat souligne qu'un seul exemple - la Yougoslavie - ne suffit pas pour prouver l'hypothèse d'une 125 supériorité de l'économie autogérée, mais que différentes analyses accomplies, surtout pour la période de 1953-1967, qu'on observe ici, semblent démontrer cette supériorité. L'économie yougoslave autogérée pour la période de 1911-67, comprenant donc la période capitaliste (1911-40-, la période étatiste (1940-54) et la période d'autogestion (1954-67) donne un avantage net à la période d'autogestion (30). Sur le plan micro-économique les études de l'efficacité des entreprises yougoslaves ont été plus nombreuses. Les différents auteurs désiraient voir que les facteurs étaient pertinents pour une efficacité plus accrue ou, par contre, quels facteurs pouvaient être la cause d'une efficacité amoindrie ? Une de ces études, bien faite et assez représentative pour l'économie yougoslave, fut réalisée par J. Prasnikar (1982) (31). Il a pris un échantillon de 2 000 ouvriers dans 4 7 entreprises disséminées dans toute la Yougoslavie, les ouvriers appartenant aux différentes structures de l'organisation autogérée. A l'aide d'un questionnaire étendu et d'une analyse factorielle, il a pu constater que la conduite des collectifs ouvriers, ou de l'entreprise autogérée, est déterminée par les facteurs à la fois internes et externes de la manière suivante : (30) Voir B. Horvat, op. cit., pp. 205 et suiv. (31) J. Prasnikar, Teorija i praksa jugoslavenske organizacije udruzenog rada (Théorie et pratique de l'organisation de travail associé yougoslave), Ljubljana, Université de Ljublana, 1982. 126 a) L'organisation de travail associé autogérée est une unité de marché. Elle réalise un revenu qui résulte du travail des salariés mais aussi de sa position particulière sur le marché. Mais du point de vue des salariés, le revenu est une grandeur homogène, et la part qui, au moment de la distribution, doit être apportée aux fonds de l'entreprise est en général considérée par les ouvriers comme une part des coûts matériels. Leur attention est concentrée entièrement sur la distribution du revenu net. Il y a des pressions pour augmenter le plus possible la part des revenus personnels. Les membres du collectif se conduisent régulièrement suivant leurs intérêts à court terme. Dans une économie instable, avec des prix qui montent, ils s'efforcent surtout de préserver le niveau de leur revenu personnel. b) L'entreprise autogérée est assez flexible pour adapter l'assortiment de la production aux demandes du marché, mais reste inflexible quant au volume de cette production. Elle ne licencie pas mais n'embauche pas non plus de nouveaux travailleurs. L'embauche, en raison des nécessités technologiques, n'est pas souhaitable, parce que l'entreprise n'a pas de possibilité de licencier ceux qu'elle employe déjà. C'est pourquoi elle n'augmente pas la production, et tâche de surmonter la pression du marché en augmentant les coûts de production. D'où une source d'inflation. c) L'instabilité des prix et l'intervention de l'administration diminue la capacité de l'entreprise à s'adapter aux exigences d'une économie de marché. L'analyse de l'efficacité de la conduite des affaires de 147 entreprises montre qu'au moins 60 % de différence d'efficacité doivent être attribués aux facteurs sur lesquels les organisations autogérées n'ont 127 aucune influence ou une influence négligeable. Seul un petit nombre de facteurs internes d'efficacité s'est avéré impor- tant pour le bon fonctionnement des entreprises : l'équipement le prix des produits, la taille du marché et le rythme de développement dans lequel agit l'organisation autogérée. "L'influence de ces facteurs, dit Prasnikar, sur l'efficacité de l'économie des organisations de travail étudiées, montre que les mécanismes économiques actuels entraînent une distribution déséquilibrée entre les entreprises autogérées et une distribution déséquilibrée du revenu à l'intérieur des entreprises autogérées. Ceci conduit à transformer la propriété sociale en propriété de groupe des collectivités ouvrières" (op. cit., p. 168) . d) Cette manière de se conduire en propriétaire de groupe est transmise par les collectivités ouvrières aux autres activités comme l'association des moyens et du travail, les accords autogestionnaires entre les entreprises. Cependant, ces pratiques essentielles pour l'intégration économique et sociale ne se réalisent pas sur une base d'efficacité et recouvrent des processus qui se déroulent. Dans les circonstances actuelles, le financement à crédit est plus développé que l'auto-financement. Ainsi la politique d'investissement est-elle contrôlée par des facteurs externes (banques et communautés socio-politiques) pendant que l'entreprise perd de plus de son indépendance et de sa responsabilité vis à vis du développement économique en général. Cela signifie que l'entreprise ne possède pas l'influence décisive sur les allocations de la plus grande partie de l'accumulation qu'elle réalise. 128 e) Bien que les ouvriers possèdent les droits formels de participer aux décisions les plus importantes dans les cadres de l'autogestion, "leur possibilité de décision réelle est limitée dans une grande mesure par les conditions objectives de la conduite des affaires" (op. cit., p. 169). C'est pourquoi leur engagement dans les décisions semblent rester en dehors dUjjeu, d'où leur revendication de rendre possible une "autogestion véritable". L'enquête montre que les ouvriers sont très attachés à l'autogestion et apprécient beaucoup la possibilité d'une entreprise autogérée véritable, mais que les conditions actuelles d'acquisition et de distribution du revenu, de même que la planification de leur avenir sont contrecarrées par les conséquences néfastes d'une économie de plus en plus dépendante de facteurs externes (banques, centres politiques). "Les collectivités ouvrières se concentrent alors aux intérêts à court terme et aux buts qui reflètent une tendance à privilégier les revenus pesonnels les plus élevés, sans égards aux façons dont ils sont obtenus. Dans ces conditions, les ouvriers sont mêmes prêts à abandonner leur capacité de décisions aux cadres qui sont plus à même d'influencer une politique dêbouchan sur les revenus les plus élevés" (op. cit., p. 169). Ces cadres eux-mêmes dépendent d'autre part des structures politiques de la commune ou de la république. Pour augmenter leur influence, les politiciens accusent alors les tendances monopolistes des "technocrates" dans les entreprises autogérées, et les cadres leur renvoient la balle en dénonçant les pressions "bureaucratiques" et l'immixion dans l'économie des politiciens incompétents. La classe ouvrière se voit balader de Charybde en Scylla entre l'autonomie technocratique et 1'hétéronomie politique. 129 f) L'enquêtre montre que les entreprises se conduisent de manière rationnelle et conformément aux buts économiques, mais que les mécanismes économiques existants les dirigent dans un mauvais sens. C'est surtout la politique des prix qui les conduit â fixer leurs revenus sans tenir compte des frais de production réels tandis que l'endettement et l'inflation les rendent de plus en plus dépendantes de l'arbitraire politique. Les résultats de cette enquête très solide confirment les analyses obtenues par d'autres recherches, à savoir que les facteurs externes dans la gestion des entreprises ont tenu au fil du temps un rôle de plus en plus prépondérant dans la prise des décisions, une des conséquences directes de cette situation étant la passivité des ouvriers et même leur revendication de "revenir à l'autogestion véritable". Or la cause fondamentale de ce phénomène n'était pas tant l'instauration ou le renforcement des structures hiérarchiques et la prépondérance des cadres à la suite dune usurpation pure et simple du pouvoir que plutôt les conditions générales de la gestion économique qui rendaient les entreprises de plus en plus dépen- dantes - non d'un marché concurentiel comme on l'imaginait souvent - mais des facteurs externes à la fois économiques et politiques, avec une nette domination de ces derniersi. L'analyse de l'Institut national de planification sociale a constaté que "la caractéristique essentielle de la gestion des affaires des plus grandes entreprises au cours de la période de 1975-80 a été l'abaissement du niveau de productivité du travail et de l'efficacité des moyens engagés, malgré l'augmentation des moyens engagés par ouvrier". Cette analyse 130 a montré aussi que les entreprises de moyenne et petite taille obtenaient des résultats meilleurs. J. Jerovsek (1983) pense que les entreprises yougoslaves considèrent que, dans les conditions actuelles, une entreprise ne doit être ni trop grande ni trop petite. Les grands systèmes exigent une coordination qui semble trop coûteuse dans une économie inadaptée au marché. Les pressions externes agissent eput-être de telle sorte qu'on tend plus à préserver l'autonomie relative de l'entreprise dans un cadre plus réduit qu'à aller vers des associations plus larges. Ainsi les entreprises elles-mêmes réduisent leur capacité de reproduction élargie et d'innovation technique. Les recherches sur les rapporte entre la taille de l'entreprise et son efficacité ont montré que le revenu augmente avec la grandeur, mais que ce n'est pas vrai dans tous les cas : il augmente de pair avec la productivité quand sa croissance est à la fois horizontale (extension) et verticale (différenciation technologique), donc quand il ne s'agit pas de simples conglomérats. 6.2 - Les raisons de la baisse de la productivité des entreprises yougoslaves L'évolution positive de l'efficacité et de productivité des entreprises yougoslaves, caractéristique pour la période suivant l'introduction de l'autogestion (1953-67), s'est renversée pour la période consécutive à la réforme de 1965. B. Horvat l'explique de la manière suivante : "En 1965 (...) il se produisit un changement. S'efforçant de stimuler la décentralisation économique et politique, on a lancé une réforme mal préparée. Elle était à l'origine de processus sociaux ex- 131 trêmement complexes (...). Du point de vue économique, la réforme a été fondée sur l'idée naïve que les "collectivités ouvrières connaissent le mieux ce qui est bon pour elles". Ceci a conduit à l'abolition des fonds gouvernementaux d'investissements et des banques fédérales spécialisées ; la réforme a eu pour conséquence la mise à l'écart des leviers les plus importants de la planification en s'appuyant sur la confiance exclusive dans la politique monétaire (au début très restrictive) . En général, la réforme a signifié la résurrection de l'approche du laisser-faire économique du XIXe siècle. Pas de surprise donc si l'économie a plongé immédiatement dans la récession et qu'en deux ans le taux de croissance de la production nationale soit tombé au-dessous du zéro. Une des conséquences en fut que le pays connut très vite un chômage croissant - pour la première fois dans son histoire d'après la révolution. Du point de vue politique, la réforme impliquait une approche rappelant le libéralisme traditionnel. Ceci a abouti à une décentralisation véritable, mais contribua en même temps au développement d'une idéologie étatiste nationale dans les six républiques yougoslaves. Si on se rappelle que le pays avait été unifié seulement en une seule génération, qu'il était composé de nombreuses nationalités dont chacune appartenait à une culture différente de tradition - l'Occident romain et catholique, l'Orient orthodoxe et l'Islam méridional - et que la différence de développement économique entre les différentes parties du pays, exprimée par le revenu national brut par tête, qui va de 1 à 6, alors il n'est pas surprenant que les erreurs économiques et l'idéologie étatiste nationale aient réveillé les antagonismes nationalistes assoupis et produit l'explosion des passions 132 politiques. La récession économique s'ajouta à l'instabilité politique" (32) . Cette évolution fut stoppée en 19 71 et renversée par certaines mesures économiques et politiques. Le processus de démocratisation a été arrêté et le laissez-faire économique a été remplacé par des arrangements para-étatistes connus sous le nom d'"accords autogestionnaires". Les syndicats ont obtenu la tâche de veiller à ce qu'on élimine les trop grandes différences de salaires à l'aide de ces accords. Le pays était provisoirement stabilisé surtout du point de vue politique, mais l'élan initial du mouvement autogestionnaire était brisé. Les taux de croissance traduisent ce déclin de l'enthousiasme des travailleurs. 6.2 - Les taux de croissance 1952-64 Produit national brut 1964-78 8,6 5,6 12,7 7,1 ¡Production agricole 4,5 1,7 Prix industriels à la production 1,2 10,9 Salaires réels 5,4 4,1 i Production industrielle Source : Annuaire statistique de la Yougoslavie, 1971 et 1978, (32) B. Horvat, The political economy of socialism, op. cit., pp. 206-207. 133 Il existe une analyse analogue pour la période précédente et consécutive à 1964 pour les industries manufacturières et minières : Taux de croissance j 1 9 5 5 - 6 4 Production ¡Travail (heures de travail) Capital Productivité combinée S ource 1 9 6 4 - 7 4 11,9 7,3 6,0 1,3 13,7 8,1 4,4 3,7 | : A. Puljiz, Efekti neopredroecenog i opredmecenog tehholoskog napretka na stopu rasta industrijske proizvodnj e, Thèse de doctorat, Université de Zagreb, 1979. La période après 1971 s'est déroulée sous le signe de la réforme politique dans le sens d'une décentralisation de la Fédération et du renforcement des Républiques, surtout dans le domaine économique (création de huit banques nationales au niveau des huit républiques et régions autonomes), ce qui a donné à la Fédération yougoslave un caractère plutôt confédéral. La conséquence pour le plan yougoslave dans le domaine économique fut des pourparlers et des négociations très longues pour arriver à un accord concernant les décisions économiques sur le marché commun. "En gnéëral, toute la politique économique, écrit Horvat, dans ses formulations et ses applications, fut trop chargée par des négociations politiques fastidieuses et pénibles, ce qui l'a rendue inefficace, les décisions écono- 134 miques n'étant pas fondées sur des analyses professionnelles et appliquées à temps" (p. 207). nous avons déjà analysé la situation dans laquelle s'est trouvée l'entreprise autogérée, et on se rend compte que ses difficultés résultaient surtout des changements intervenus au plan macro-économique et de raisons politiques. La crise actuelle de l'économie yougoslave s'exprime aussi bien au niveau micro-économique que macro-économique, et il est impossible de séparer ces deux plans. Le phénomène dominant au plan micro-économique est un certain blocage des activités de l'entreprise à cause de sa dépendance des facteurs externes : système de crédits, "socialisation des dettes", etc.) ; au plan macro-économique c'est tout particulièrement l'absence d'une politique de dévelopepment et de planification à l'égard de l'économie yougoslave toute entière qui prédomine. 6.3 - Un exemple de réintégration relative de 1'entreprise On a décrit les effets négatifs d'une décentralisation trop poussée au sein de l'entreprise. A la suite d'une mauvaise expérience dans la conduite de leurs affaires, certaine: entreprises ou organisations de travail ont procédé à une réintégration nouvelle. C'était le cas, par exemple, de la compagnie de transport aérien JAT, qui jouit d'une position de monopole en Yougoslavie. En 1982, cette compagnie a accusé une perte de 7 60 millions de Dinars, mais après avoir procédé à une réorganisation de l'entreprise, elle a réalisé dès 1983 un bénéfice de 400 millions, malgré la profonde crise de l'économie yougoslave 135 et la récession mondiale. Si l'on néglige certaines modifications dans l'exploitation deslignes aériennes, qui ont permis de faire des économies beaucoup plus intëressantS\Sont les changements intervenus dans l'organisation interne de l'entreprise. D'abord,on a réduit le nombre des OBTA (organisations de base de travail associé) : JAT avait dans les années 70 jusqu'à 27 OBTA, dont le nombre a été réduit par la suite à 14 et 4 organisations de travail ; après la réorganisation de 1983, il n'y avait plus que 9 OBTA et 3 organisations de travail. Selon l'accord autogestionnaire passé, on a réuni tous les moyens financiers, afin de pouvoir les investir où cela était nécessaire et profitable. Jusqu'à cette année, chaque OBTA possédait et disposait de ses moyens propres, et il est arrivé que l'une d'entre elles ait jusqu'à un milliard de Dinars à son compte, tandis que l'autre étouffait sous les dettes. Maintenant JAT dispose de 2,5 milliards de Dinars pour les investissements et les activités courantes et on a pu ainsi gagner 180 millions de Dollars en devises. Ce n'est pas l'unique effet de cette réorganisation. Le personnel administratif était trop nombreux. Presque 10 % du personnel a donc été transféré à l'administration à des niveaux opérationnels et employé à d'autres tâches dont certaines ont été requalifiées. Au cours de ces mutations concernant 700 employés, aucun n'a perdu son emploi et, grâce à cette réorganisation, la productivité a été accrue. Le contrôle intérieur fut également renforcé et on a pu écarter les employés qui dans les services commerciaux à l'étranger provoquaient des pertes et pratiquaient des détournements. Par ailleurs, les vols des avions sont devenus plus réguliers, sans les fantaisies dans les horaires de vols qui caractérisaient auparavant cette entreprise. Cette réforme est conforme aux intentions du plan de stabilisation lancé par le gouvernement en 1983, lequel prévoyait une plus grande coordination du travail, une concentration des moyens financiers et une utilisation plus rationnelle de ceux-ci. Pourtant, il y a des résistances contre ces mesures lorsqu'elles touchent à l'autonomie des OBTA. Même dans l'Assemblée nationale fédérale, ce n'est qu'après une longue discussion qu'a été votée la loi limitant le droit de chaque OBTA à disposer d'un compte bancaire indépendant. Ces résistances étaient aussi bien politiques, c'est à dire venant d'en haut, où on craignant un retour à la "centralisation des entreprises" qu'économiques, à partir de la base, cette fois parce que les OBTA qui obtiennent des revenus supérieurs aux autres ne sont pas prêts à les partager. On parle alors d'égoïsme de groupe". 6.4 - Les résistances politiques à la stabilisation économique Le programme de stabilisation des conseils sociaux du gouvernement prévoit ouvertement des résistances politiques aux mesures économiques et sociales recommandées et dénoncent franchement la nature de ces résistances. Dans les conclusions, le programme insiste surtout sur la nécessité de faire reculer "toutes les formes de l'immixion étatiste et techno-bureaucratique dans le déroulement de la reproduction sociale". "Dans les lieux qui ont pris l'habitude de participer de manière la plus souvent informelle à la prise de décisions 137 aux conséquences matérielles considérables,, on va éprouver ces changements comme des transformations dans et dans le rôle des forces subjectives, même si une telle attitude représente en réalité une résistance aux changements dans le but de préserver les positions acquises, même si celles-ci ne sont pas conformes aux besoins du développement de l'autogestion socialiste. En ce cas il faut compter avec la résistance de ces forces bureaucratiques et technocratiques qui ont pu édifier leurs méthodes de régulation et domination et maintenir leurs positions sur la base des habitudes bien ancrées de vivre avec l'inflation, de réaliser ai\isi un revenu plus important et de résoudre avec l'aide de l'Etat des problèmes qu'on ne peut pourtant résoudre que dans l'organisation même grâce à l'augmentation de la productivité du travail et à l'usage plus rationnel des moyens etc. Ces forces bureaucratiques insistent cons tamment sur le besoin de se procurer die la technologie étrangère sans aucun effort pour se l'approprier, et faire fructifier les recherches propres au pays. Un obstacle à la réalisation de ce programme se trouve aussi dans un développement aveugle de conception petite-bourgeoise, provoquant la désorientation et nourrissant les forces bureaucratiques et technocratiques" (33). Il est donc évident qu'il faut compter avec les résistances les plus sérieuses qui proviennent de la sphère politique, celle-ci ayant pris l'habitude de participer aux décisions les plus importantes, surtout dans les investissements (33ï Stratégies et fondements de la politique de Développement Documents de Commission (Kraigher), vol. 4, pp. 284-285. 138 massifs. Dans cette pratique, elle s'appuie sur les "forces technocratiques" qui se présentent ici comme des alliées des forces politiques, ce qui n'est pas toujours le cas, mais dont le rôle est subordonné aux tendances politiques à freiner la réorganisation saine de l'économie, et tout particulièrement la politique de développement. Le programme pense qu'il est indispensable de sortir de cette situation, mais la question se pose : est-il possible de le faire simplement par la mobilisation des membres de la Ligue des communistes ou faut-il passer à certains changements du système politique lui-même ? 6.5- L'antagonisme entre la politique et l'autogestion bloque les entreprises autogestionnaires Toutes les recherches les plus récentes, de même que le matériel officiel publié par la Commission Kraigner, parlent de l'immixion des facteurs politiques et de la "bureaucratie politique" dans la sphère économique qui produisent de nombreux effets négatifs, en premier lieu, la démobilisation des organes autogestionnaires, leur passivité et leur dépendance vis à vis des facteurs politiques extérieurs à l'organisation du travail. Ces données contredisent,ou conforment plutôt, les analyses antérieures faites par V. Rus (1979) qui, dans une recherche englobant 12 pays, a pu dégager comme facteurs favorisant la participation la différenciation fonctionnelle de la structure organisationnelle, la mobilisation (politique ou autre) des employés et les normes institutionnelles (34). (34) V. Rus, '"'Pattern of intluence distribution", in Industrial Democracy in Europe, Oxford Press, Vol. 2, 1980. Voir R. Supek, Impact de la participation ô.t 1 a population au Aévelappeiaent, Paris, UNESCO, 1981, p. 72. 139 V. Rus souligne surtout "le caractère volontariste de la démocratie industrielle. Elle semble beaucoup plus conditionnée par l'action humaine que par les conditions existantes, de nature technologique, structurale et économique". C'est ce qui est confirmé aussi par des analyses présentées ici, sauf que ce facteur de mobilisation politique a agi volontairement de manière à bloquer ou à inhiber l'activité autogestionnaire. Au lieu d'agir dans le sens d'une mobilisation en s'adaptant à l'autonomie interne de la collectivité ouvrière, il a agi dans le sens opposé en tant que facteur externe, informel et autoritaire. Il est vrai que cette action, évaluée officieusement comme "bureaucratique", s'appuyait sur une masse des régulations normatives sous laquelle toute initiative autogestionnaire fut dès l'origine étouffée. C'est là un bel exemple de la "société bloquée" (Crozier). Heurt de deux systèmes strictement opposés dans leur essence elle-même : un système politique dominé par une organisation très autoritaire et hiérarchique du Parti, (la "Nomenclatura"), un système autogestionnaire, en revanche, très démocratique et anti-hiérarchique. Le premier a été de toute manière le plus fort et il est parvenu à imposer son style de "travail". Cela veut dire qu'il a bureaucratisé la gestion même des entreprises, le plus souvent sous le prétexte de "lutter contre la technocratie", (c'est à dire en fait contre une gestion rationnelle et respectueuse des lois économiques). C'est pourquoi on entend de tous côtés en Yougoslavie, comme un écho au consensus politique, qu'il faudrait "renforcer l'autogestion ouvrière" et "laisser jouer les lois économiques conformes aux exigences du marché socialiste". Si ce sont les mêmes qui ont provoqué la situation existante et qui crient cela 140 le plus fort, il n'y a pas beaucoup de chance que la situation change. Nous avons déjà suffisamment décrit ce qui se passe du point de vue économique. Il nous reste à attirer l'attention sur certains phénomènes sociaux qui amplifient la crise économique. La chute de la productivité est sans doute due à la passivité et à l'indifférence des travailleurs. La mobilisation politique, qui devait se produire à la suite des nombreuses déclarations de la direction du Parti, n'a pas donné les résultats espérés, parce que l'année 198 3 où devait se produire cette mobilisation a connu une augmentation de l'inflation de 20 % (de 40 % en 1982 à 60 % en 1983) et une stagnation de la productivité, toujours très basse. On peut donc parler de l'inefficacité de la mobilisation politique. Mais comment l'expliquer? On a vu dans une étude précédente, faite pour 1'UNESCO (R. Supek, 1981), que la participation est toujours plus forte dans les entreprises que dans les communautés locales (organisations socio-politiques). S'il y a un envahissement de la sphère autogestionnaire par la sphère politique, il fallait donc s'attendre à ce que la participation diminue. Les facteurs qui agissent négativement dans la sphère politique à l'égard de la participation auraient du se manifester également dans la sphère économique 05 ) ce qui parait logique. (35 ) Pour les différences en participation dans le système politique et le système autogestionnaire, voir R. Supek, Impact de la participation de la population au développement . . . Paris, UNESCO, 1981, pp. 78-80. 141 Or le facteur principal de non-participation est la "privatisation", c'est-à-dire le désintéressement pour la chose publique et, bien entendu, collective. Que les régimes autoritaires provoquent la privatisation de l'activité des citoyens a été démontré, pour les pays du "socialisme réel", notamment dans une étude des citoyens soviétiques réalisée par Stroumiline (L959) . Mais lorsqu'on parle de la privatisation, il faut savoir qu'il ne s'agit pas simplement d'un repli sur la vie privée, mais qu'il y a aussi un retour aux formes traditionnelles de la vie, avec les idées correspondantes, donc au traditionnalisme, à l'esprit patriarcal ou religieux, etc. Certaines recherches sur le "temps libre" en Yougoslavie montrent très nettement la tendance à la privatisation avec le plus fréquemment un retour à des relations traditionnelles sur la position de la femme, sur les jeunes, etc.). 6.6 - La privatisation et l'emploi du temps libre L'enquête qui a été réalisée dans 74 villes yougoslaves en 1968 sur un échantillon de 4 564 individus de 18 à 50 ans et plus montre que le temps libre est occupé par quatre activités : le repos, les travaux ménagers, l'éducation et le travail supplémentaire - pour 83 % des hommes et 96 % des femmes, ce qui ne laisse que peu de place aux autres activités, notamment socio-politiques et culturelles. On pourrait parler de "privatisation" de ces activités, mais pour savoir ce que cela veut dire, il faudrait avoir des données comparatives sur le plan international et dans le temps. 142 Manière d'occuper le temps libre selon la situation conjugale et le sexe (en %) repos non- travaux domestiques éducation travail supplémentaire activité; sportive; m 43,2 4,9 19,8 4,9 9,2 f 36,8 36,3 15,8 2,6 0,8 m 54,6 18,7 4,1 8,6 3 f 22,2 72 1,5 1,1 0,1 divorcé m 42,5 12,8 2,1 10,6 2,3 f 17,5 67,9 2,2 5,1 - m 56,5 21,7 - 2,2 2,2 f 37,1 55,9 0,7 0,7 - m 52,4 16,3 6,6 7,9 4 f 26,3 63,8 3,7 1,5 0,2 marié marié veuf Total Source : Miro A. Mihovilovic, Le temps libre des citoyens de la Yougoslavie, Institut de recherches sociales de l'Université de Zagreb, 1972. Ces données nons renseignent sur la nature des relations entre les hommes et les femmes en Yougoslavie, de même que sur leurs activités quotidiennes : 1. L'image générale des relations conjugales et sexuelles présente une situation typiquement traditionnelle et plutôt patriarcale, les femmes étant quatre fois plus engagées dans les travaux domestiques que les hommes (63,8 % contre 16,3 %) et ayant deux fois moins de repos que les hommes (26,3 % 143 contre 52,4 % ) . Cette surcharge traditionnelle des femmes par les travaux domestiques explique facilement pourquoi la participation des femmes dans toutes les activités autogestionnaires et politiques est plus faible que celle des hommes. 2. La surcharge des femmes par les travaux domestiques augmente surtout, ce qui est compréhensible lorsqu'elles sont mariées, et leur prend alors presque trois quarts de leur temps (72 % ) , tandis que ces activités n'occupent les hommes que pour un cinquième de leur temps, tout au plus (18,7 % ) . Il faut noter que ces travaux deviennent très réduits pour les hommes quand ils sont divorcés (12 % ) , ce qui joue en faveur des services sociaux (repas dans les usines et autres), tandis que pour les femmes cette réduction est négligeable (67,9 % ) . Ce n'est que lorsqu'elles ne sont pas mariées que les femmes ont moins de travaux domestiques et plus de repos (dans les proportions presque égales à 36,3 % et- 36,8 % ) . Il est vrai qu'il s'agit en ce cas surtout des jeunes. 3. Les activités liées à l'éducation (universités ouvrières, séminaires, écoles, etc.) sont bien représentées seulement chez les non mariés- catégorie qui comprend aussi les jeunes - avec une légère domination des hommes (19,8 % contre 15,8 % ) . Mais cette activité chute et devient négligeable quand les personnes sont mariées et plus âgées. 4. On croit, et on en parle beaucoup, que le travail supplémentaire, surtout du "travail au noir" est très répandu en Yougoslavie. Cependant, ces données ne le confirment pas du l44 tout. Il n'y a que 8 % des homines mariés qui l'exercent (pour les divorcés un peu plus-. Il reste donc d.ans les limites de ce qu'on trouve dans d'autres pays où on considère en général que le travail supplémentaire ne dépasse pas 10 %. Il est vrai que le "travailau noir" se réalise très fréquemment pendant le temps de travail normal. 5. Il est étonnant de voir que les activités sportives chez les personnes non mariées ou les jeunes restent loin derrière les activités éducatives (surtout chez les femmes). Il n'y a qu'un jeune homme sur dix qui s'adonne aux activités sportives. Sur ce point, la Yougoslavie ne peut guère se comparer avec les sociétés socialistes comme l'Union Soviétique, la Bulgarie ou la Roumanie, ni même avec les sociétés capitalistes comme par exemple le Japon. On explique quelquefois que les activités sportives dans les sociétés dites socialistes présentent une sorte de compensation pour les activités politiques, un détournement des tendances agressives. En Yougoslavie, on a prêté beaucoup d'attention aux sports spectaculaires et pas tellement à l'activité des masses, ce qui est encore pire que dans les sociétés sus-mentionnées. Comme instigateur des activités sportives, l'Etat semble en effet près de "dépérir"! On a cité les données pour les cinq premières activités, mais cette étude qui concerne les "budgets-temps" en comporte plus, une dizaine au total (les autres activités s'exercent dans les associations, les clubs, les organisations, les visites aux familles et aux amis, les repas aux restaurants, les promenades etc.. Parmi ces activités, qui sont moins représentées que les précédentes, il est intéressant de déterminer en premier lieu la participation aux organisations et aux associa- 145 tions, bien qu'il ne soit pas fait de distinction entre celles qui sont politiques et celles qui sont culturelles ou autres. Mais de toute manière il ressort de cette analyse une très faible participation à la vie des organisations. Exprimée en pourcentage, cette participation est . pour les non mariés : hommes : 4,9 % femmes : 0,3 % . pour les mariés : hommes : 3,5 % femmes : 0,2 % Ces chiffres permettent de parler d'une privatisation prononcée des citoyens, car de tous les temps disponibles au cours d'une journée, ce n'est qu'une fraction très faible, de l'ordre de 3 à 4 %, qui est consacrée à la participation aux organisations sociales de différents types. Il est vrai que dans ce temps n'est pas inclus le temps consacré à toutes les réunions très fréquentes qui sont tenues dans les organisations de travail, où on discute les problèmes de gestion dans le cadre de l'autogestion. b - L^.esgace_du_tem2s_libre Si on considère l'espace ou se passe ce temps libre, l'appréciation sur la privatisation est moins sévère. Surtout pour les hommes. A la question "Où passez-vous principalement votre temps libre ?", 56,9 % d'hommes et 77,2 % de femmes déclarent le passer chez eux, à la maison. Mais les autres le passent en dehors de la maison et de la manière suivante : 16,8 % d'hommes et 11,2 % de femmes dans l'après-midi chez eux et le soir dehors . 17,2 % d'hommes et 7,9 % de femmes dans 1'après- 146 midi dehors et le soir chez eux ; 8,4 % d'hommes et 3,1 % de femmes dans l'après-midi et le soir dehors. Donc, presque 40 % d'hommes et un peu moins de femmes passent principalement et habituellement leur temps libre en dehors de la maison. En dépit de la privatisation, les lieux publics (rues, locaux, etc.) sont pleins de gens. C'est un phénomène bien connu dans les pays méditerranéens : on voit toujours dans les espaces publiques beaucoup de gens passer et s'attarder pour bavarder avec les autres. On pourrait donc conclure de ces données que la faible participation aux activités organisées dans les associations ne diminue pas beaucoup l'intensité des communications sociales informelles. Il va sans dire que parmi les catégories sociales qui passent la plupart du temps chez eux, on trouve surtout les femmes de ménage, les pensionnaires, les agriculteurs individuels. La tendance à rester chez soi est la moins prononcée chez les enseignants, les professions libérales, l'intelligentsia technique et les cadres. Ce sont d'ailleurs les catégories socialement les plus engagées. 147 C O N C L U S I O N S De cette étude, qui est loin d'être exhaustive, si on considère les matériaux parus ces derniers temps, on peut tirer les conclusions suivantes : a - La société yougoslave, qui a opté pour un socialisme autogéré, se définit elle-même constitutionnellement comme une "société de transition", à savoir comme une "dictature du prolétariat", mais avec cette particularité que l'autogestion ouvrière (introduite par la Constitution de 1953), est définie comme "une forme spécifique de la dictature du prolétariat." . Si on considère que l'autogestion est, par sa définition même, une forme de "démocratie industrielle", donc de démocratie direc te, tandis que la "dictature du prolétariat" reste une forme de pouvoir autoritaire et partocratique, on doit considérer qu'un tel régime est essentiellement contradictoire. Cette contradiction fondamentale étant conçue de manière dynamique, comme un processus historique au cours duquel l'organisation autoritaire et partocratique de l'Etat doit "dépérir" et le pouvoi des organisations autogestionnaires croître, il fallait s'attendre à ce que l'autogestion socialiste se développe de plus en plus en se libérant du contrôle politique de 1'Etat-Parti. Or, c'est exactement le contraire qui s'est produit dans la dernière décade, malgré certaines mesures de décentralisation prises par le pouvoir politique. I b - La décentralisation n'a pas affaibli le pouvoir politique. Au contraire, elle l'a rendu plus présent que jamais, parce qu'il ne se borne pas seulement à intervenir seulement 148 au niveau fédéral, mais s'immisce dans la gestion autogestionnaire des entreprises aux niveaux les plus bas (républiques et communes. On parle actuellement de'un "étatisme républicain" ou d'un "étatisme décentralisé". Pourtant la décentralisation des entreprises sous la forme des organisations de base du travail associé (loi de 1976), qui avait l'intention de rendre les collectivités ouvrières "souveraines" dans le processus de décision, n'a pas atteint ce but, les interventions politiques ayant empêché "que l'ouvrier dans le travail associé (devienne) l'acteur fondamental et décisif disposant du revenu et de sa distribution" (Commission Kreigher). c - L'effort pour arriver à une meilleure efficacité des entreprises grâce à leur intégration dans des unités plus grandes (la multiplication des organisations de base du travail associé s'accompagne de leur intégration dans des organisations de travail plus complexes) ou aux accords autogestionnaires entre les organisations de travail, n'a pas donné les résultats espérés : la crise économique s'approfondissait toujours davantage. On accuse souvent le caractère artificiel de telles intégrations (restées uniquement sur le plan horizontal", sans véritable différenciation technologique. Mais on accuse surtout leur absence d'expansion économique, leur cloisonnement territorial, leur tendance à se figer sur le marché local, d'où un morcellement du marché commun et une tendance à l'autarcie économique. La décentralisation de la politique fiscale (avec environ 17 000 personnes habilitées à prélever de manière autonome des taxes et des impôts) et la régionalisation du marché yougoslave unique furent des conséquences inévitables de l'enchevêtrement fort complexe de l'entreprise et de la commune ou de la république, de la pratique autogestionnaire et de la 149 pratique administrative. d - La crise de l'entreprise autogérée a mis en question le problème de la "communauté de travail", de sa définition et particulièrement de sa taille. On a vu que la Loi sur le travail associé (1976) a mis l'accent et donné la "souveraineté" à l'Organisation de base du travail associé (OBTA), mais il est apparu que cette forme d'autonomie de l'unité de base s'exerçait le plus fréquemment aux dépens de l'efficacité et du bon fonctionnement en général de l'entreprise, qui comporte parfois jusqu'à 50 unités de base. La crise énonomique et les pressions des dirigeants économiques ont même obligé l'Assemblée à abroger l'autonomie financière de ces unités de base. Or, se pose ici une question de portée tant pratique que théorique : quelle est la position véritable de la communauté de travail, sa taille et son rôle, dans le système autogestionnaire, la tendance des facteurs politiques ayant été de définir lVinité de base comme une communauté de travail et de la placer dans un cadre assez restreint et d'un point de vue fonctionnel certainement trop étroit, dont la conséquence fut le dysfonctionnement de l'entreprise non seulement pour les activités économiques mais aussi pour la participation des travailleurs à son autogestion. Ceci obligé à évoquer à un certain dualisme entre le collectif ouvrier et l'entreprise, le premier étant surtout guidé par des relations coopératives au niveau des groupes de travail, la seconde présentant un système des rôles bien définis dans un système de production plus large ; le premier mettant 1'accent sur les relations inter-personnelles, la seconde sur les fonctions organisationnelles. Les recherches et les analyses concernant ce problème suggèrent qu'il faut chercher la solution en 150 se guidant sur les principes suivants : la fonction autogestionnaire d'un individu ne saurait être limitée â sa communauté de travail ni même s'arrêter au niveau de l'entreprise : elle doit suivre tous les niveaux de développement et d'activité de l'individu, de son unité de base jusqu'au niveau national, c'est-à-dire la société globale. La communauté de travail, par sa taille et son fonctionnement, doit s'adapter aux exigences de l'entreprise, et vice versa ; enfin, l'autonomie de la communauté de travail dépend de la structure fonctionnelle de la production en général Dans un type de production artisanale ou analogue,(elle va concerner entièrement l'unité de base, donc les facteurs humains et les facteurs fonctionnels, alors que dans les "grands systèmes".de production, ce ne sera pas possible, et le degré d'autonomie va dépendre de l'intégration technologique et fonctionnelle). e - Avant la seconde guerre mondiale, la Yougoslavie était un pays à 80 % agricole qui a subi après la guerre une industrialisation et une urbanisation plus rapides que celles des pays occidentaux (en 1980, rappelons-le, la population agricole est descendue en dessous de 30 % et plus de 7 millions de citoyens ont émigré de la campagne vers les villes). La politique officielle a favorisé l'industrialisation et négligé l'agriculture, et la Yougoslavie qui fut un pays agricole exportateur se transforma en pays agricole importateur. Actuellement, on accuse "l'incompréhension du rôle, de la fonction et de l'importance de l'agriculture pour le dévelopepment économique", qui est la raison principale du ralentissement et du retard du-développement agricole.* Lá -collectivisation'de la propriété paysanne n'a pas été trop poussée en Yougoslavie (elle 151 ne concernait pas plus de 16 % de la superficie totale) et tout récemment on s'est efforcé d'introduire la paysannerie dans le "marché socialiste", particulièrement par le système de coopération des paysans avec les industries agricoles, suivant une adhésion libre et volontaire, tandis que le système de coopérative paysanne est complètement abandonné. La négligence gouvernementale pour le secteur agricole a produit une "désagricultarisation" et en 1983, on avait plus de 650 000 hectares de terres laissées en friche. La thèse de certains sociologues (E. Sicard) d'après qui la culture paysanne est par tradition imprégnée d'un fort esprit collectiviste (la "zadruga" slave) ne semble pas tout à fait exacte, non seulement parce que déjà au cours du XIXe siècL on a vu une rapide désagrégation des"zadrugas", mais surtout à cause del'attachement des paysans jusqu'à nos jours à leur propriété individuelle. On pourrait parler tout au plus d'une disposition à accepter certaines formes de coopération collective avec le secteur socialisé, d'abord parce que c'est utile et ensuite parce que cela les rapproche de l'usine (l'absence de sécurité sociale pour les paysans jusqu'à une époque récente a favorisé la tendance de chaque famille paysanne à avoir au moins un de ses membres dans une usine quelconque). Les enquêtes montrent que la participation des paysans à 1'autogestion se réalise surtout par ces membres de familles paysannes partis dans les villes pour, travailler dans les usines, et que cette catégorie des ouvriers-paysans est aussi plus active dans la gestion de la commune ou du village. Une manière de vivre collectivement dans les communautés paysannes confirme l'analyse qui montre que. ,1.a ..participation des citoyens -aux activités 152 communales s'intensifient avec la distance vis à vis des grands centres urbains. Ceci confirme le fait qu'en dépit d'une participation très faible des paysans à la Ligue des communistes (environ 5 % ) , leur participation aux activités de la commune est tout de même supérieure à celle des citoyens dans les villes Le facteur de la tradition collectiviste joue sans doute un certain rôle dans ce phénomène. On peut en conclure que le paysan yougoslave est individualiste à l'égard de sa propriété privée, mais prêt à accepter des formes de vie collective et autogestionnaire en raison de leur utilité et par esprit de tradition, à condition que celles-ci ne le privent pas de son autonomie. La position de la femme yougoslave, comme le montrent les recherches du temps libre, sa surcharge familiale et sa faible participation dans les organisations politiques (seulement 8 % de femmes dans les conseils de délégués au niveau fédéral), prouve la permanence d'un esprit patriarcal. f - Immédiatement après la guerre, la Yougoslavie a possédé probablement le gouvernement et l'armée les plus jeunes du monde, mais la même génération a conservé sa position acquise jusqu'à aujourd'hui et les générations suivantes n'ont pas rencontré les mêmes opportunités d'accéder aux postes de responsabilités. Pourtant, la population est restée en moyenne assez jeune (26,7 % entre 15 et 27 ans pour la Croatie - minimum de la moyenne yougoslave - et 43,2 pour la Bosnie - maximum yougoslave), bien que le vieillissement des jeunes générations soit un phénomène normal accompagnant l'industrialisation également visible dans les statistiques yougoslaves. Le chômage a touché aussi les jeunes et le taux des jeunes chômeurs avec des 153 qualifications supérieures, en raison du développement de la scolarisation, est en accroissement. La scolarisation gratuite a abouti au renversement de cette loi sociologique d'après laquelle le nombre d'étudiants augmente avec le revenu national moyen : en Yougoslavie, c'est justement le contraire qui se passe. Actuellement, on est en train de prendre des mesures rigoureuses pour restreindre l'accès des jeunes aux universités afin d'empêcher que les jeunes étudiants en chômage ne deviennent une des causes d'instabilité sociale. La participation des jeunes dans la population travailleuse est de 23,3 %, mais leur participation à l'autogestion, de même qu'aux organisations socio-politiques, est loin de correspondre à cette proportion. Ainsi voit-on que leur participation dans les conseils ouvriers est environ de 12 % et dans les conseils de délégations encore plus inférieure, malgré l'obligation faite à toute la population scolaire de niveau élémentaire et moyen, d'être membre des organisations des jeunes Comme pour les syndicats, les organisations de jeunesse, tout en étant massives par le . nombre de leurs membres formels, n'arrivent pas à mobiliser les jeunes et à les faire participer aux activités socio-politiques. Il est vrai que la majorité des jeunes a une opinion négative ou indifférente pour les activités de leurs organisations que la bureaucratisation semble également atteindre. La direction de la Ligue des jeunes socialistes croit que la cause principale de la passivité des jeunes réside pour la période de 1971-81 dans "la chute du taux moyen d'embauché dans le secteur socialisé et privé". Elle constate aussi que le taux de participation dans le système de délégations se 154 réduit suivant le niveau hiérarchique. Les nombreuses recherches sur les valeurs répandues parmi les jeunes montrent que les jeunes apprécient beaucoup un travail créatif, mais pas tellement le travail industriel ni en général la participation à la gestion de l'entreprise. En général, on voit se développer une sous-culture des jeunes sous forme des activités de récréation et d'amusement (rock etc.), toujours plus importantes que les activités sportives. On assiste aussi à l'apparition d'une sélection négative par rapport aux activités politiques, les plus doués parmi les jeunes étant davantage enclins a privilégier les activités professionnelles et l'autonomie personnelle, tandis que les moins doués sont davantage portés vers les activités politiques. g - Une comparaison de l'intensité de la participation entre les différents secteurs sociaux montre que la participation est la plus forte dans les organisations de travail, Elle y est beaucoup plus importante que dans les organisations communales. Ce qui montre que les gens sont plus intéressés pour la gestion des affaires dans lesquelles ils participent professionnellement en tant que producteurs que dans celles qui les concernent en tant que citoyen ou qu'habitant. Les relations de production sont les plus appropriées pour l'expression de la solidarité humaine et celle-ci se manifeste toujours dôin =5 la société moderne. Bien entendu, une telle participation au niveau professionnel présuppose des institutions sociales correspondantes, telle que l'autogestion ouvrière. Le système de délégations qui aurait dû jouer le rôle de démocratie directe n'a pas réussi à s'imposer aux citoyens malgré les institutions favorables (la même remarque vaut pour les conseils de locataires dans les maisons petites ou grandes, 155 car l'hypothèse de voisinage comme élément de base de la communauté de vie s'est pas prouvée^.Ceci n'est pas valable pour la société paysanne traditionnelle, dont la production reste dans le cadre familial, mais montre plus d'intérêt à la participation dans la vie communale ou villageoise. On peut donc estimer que le processus d'industrialisation et d'urbanisation rapide a été suivi a la fois de l'affaiblissement des rapports traditionnels au plan communal et de renforcement de rapports professionnels au niveau de l'entreprise. Il y aurait eu ainsi un déplacement des formes de solidarité humaine et des besoins de communication, ce qui est visible lorsqu'on compare le comportement des paysans avec les paysans-ouvriers qui habitent le même village. Il est vrai que chez ces derniers il faut compter avec l'influence de leur participation plus forte aux organisations socio-politiques (syndicats, Parti). h - Certaines catégories sociales - femmes et jeunes participent moins, beaucoup moins qu'on espérait en raison de leur taux de présence dans la structure sociale. Malgré les principes socialistes et constitutionnels qui donnent les mêmes droits aux femmes et aux jeunes, leur participation reste audessous du normal, et même en baisse constante par rapport aux années qui ont suivi la guerre. Il y a donc une évolution négative de ces deux catégories dans l'après-guerre jusqu'à nos jours, une évolution dont la marche est à l'envers de l'évolution des institutions de l'autogestion sociale. S'agit-il d'une retraite volontaire sur la vie "privée" et d'un malaise dans la société "officielle" ou "publique" ? ou s'agit-il plutôt du refoulement de la société en général par les structures politiques, refoulement qui pour les femmes signifie retour aux former 156 de vie traditionnelles et pour les jeunes l'acceptation des formes de vie nouvelles mais apolitiques ? Certaines données semblent permettre de répondre affirmativement â cette dernière question.