II) De la dénégation à l'incorporation : la résilience de l'altruisme en économie.
II-A) L'altruisme institutionnel d'Etat
La nouvelle économie publique anglo-saxonne a instillé la méfiance envers la bienveillance de l'Etat, mais pas la
défiance. Elle prouve que l'action publique ne coïncide pas systématiquement avec le bien-être collectif, mais cela ne
signifie pas qu'elle s'en écarte fatalement. La nouvelle économie publique a pu d'ailleurs être dénoncée comme une
entreprise idéologique néolibérale qui n'aurait pas révélé, mais plutôt fait advenir le triomphe de la cupidité par la
déréglementation financière et le reflux des politiques sociales (J. Stiglitz, 2010). La nouvelle économie publique
stimule même plutôt aujourd'hui des mesures visant à faire converger l'action publique et le bien-être collectif, comme
l'abolition du cumul des mandats (L. Bach, , Faut-il abolir le cumul des mandats ?, 2012)
C'est bien d'ailleurs en économie publique que se sont construits des outils théoriques de formalisation de l'altruisme.
Conçue originellement pour modéliser les préférences de l'individu, la fonction d'utilité peut également représenter les
objectifs d'un Etat bienveillant. J. Harsanyi en a dégagé une forme générale, sous hypothèse de rationalité des
préférences des individus non seulement en termes de goûts, mais également en termes éthiques,
c'est-à-dire que les individus sont capables de classer du point de vue de la morale l'ensemble des
situations potentielles, des allocations potentielles des ressources entre les concitoyens :
pour une société composée de n individus associés chacun à une fonction d'utilité Ui et à un coefficient de pondération
αi. ("Cardinal Welfare, Individualists Ethics and Interpersonal Comparisons of Utility", Journal of Political Economy,
1955)
Renouant avec la tradition du contrat social, J. Rawls montre que sous un voile d'ignorance qui leur permettrait de
faire abstraction de leur position dans la société, les signataires du contrat social s'entendraient sur l'objectif de
maximisation d'une fonction d'utilité de type maximin, ce principe de différence consistant à distribuer davantage aux
plus défavorisés étant lui-même soumis au principe de liberté et au principe
d'égalité des chances. (La théorie de la justice, 1971) :
La théorie de la justice sociale de J. Rawls est aujourd'hui une référence partagée par une majorité de travaux
économiques, qui notamment motive la recommandation par T. Piketty d'un impôt mondial progressif sur le patrimoine
(Le capital au XXIème siècle, 2013). Cette théorie n'a pas seulement une portée normative, mais aussi explicative en
économie. Il est difficile d'expliquer la redistribution des revenus au XXème siècle et l'atténuation considérable des
inégalités sans prêter une intention bienveillante aux politiques publiques, quelqu'en soient les causes politiques.
L'altruisme met d'ailleurs en relief d'un point de vue spéculatif la spécificité de l'Etat comme institution. L'économie
a en effet théorisé l'Etat selon deux approches alternatives. Selon l'approche individualiste, l'Etat est un mécanisme
d'agrégation des préférences individuelles, il met en œuvre des choix synthétisant les aspirations des citoyens. Mais A.
Sen a montré l'aporie de cette approche par « l'impossibilité du libéral parétien » (Journal of Political Economy, 1972).
Si les citoyens ont à la fois des préférences éthiques et des préférences en termes de goût, elles peuvent entrer en
contradiction et rendre la détermination du choix collectif impossible. Dans le cas de la lecture de l'Amant de Lady
Chatterley examiné par A. Sen, les préférences éthiques du puritain et du libertin convergent pour que ce soit le puritain
qui lise le livre, ce qui serait donc optimal au sens de Pareto. Et en même temps les préférences en termes de goût font
que le puritain n'a aucune envie de lire ce livre, contrairement au libertin ! L'approche organique qui constitue l'Etat
comme un acteur à part entière, doté de choix et d'objectifs qui lui sont propres, semble alors plus viable.
II-B) L'altruisme familial
L'altruisme d'Etat se présente cependant comme une forme faible d'altruisme, et révélant même par sa nécessité le
défaut d'altruisme des individus.
Mais l'altruisme a des effets majeurs sur les comportements individuels, qui ont conduit à amender le modèle de
l'homo oeconomicus. Formellement, l'altruisme peut s'incorporer à la fonction d'utilité individuelle comme une variable
supplémentaire, ainsi que l'a proposé G. Becker : Uj (Cj , Ui (Ci)). L'utilité de l'individu j dépend alors de sa propre
consommation Cj et de l'utilité qu'un individu i retire de sa propre consommation Ci. L'amitié, l'attachement, l'amour de
j envers i est ainsi mis en équation. (Traité sur la famille, 1981)
Ainsi, l'épargne avait d'abord été modélisée comme un choix de répartition intertemporelle des ressources par
l'individu sur deux périodes (I. Fisher, La théorie de l’intérêt, 1930), ou sur son cycle de vie (F. Modigliani & R.
Brumberg, « Utility analysis and the consumption function: interpretation of cross-section data », 1954). Conformément
au postulat de l'intérêt personnel, l'individu est censé avoir consommé l'ensemble de ses ressources à la fin de son
existence. Comment alors rendre compte des transmissions familiales ? L'incertitude sur la date du décès ou encore la
logique d'échange intéressé de services contre héritage entre parents et enfants ne suffit pas à expliquer l'ampleur de
l'héritage et des donations. T. Piketty a ainsi calculé qu'actuellement plus de 70% du patrimoine est hérité, alors que la
théorie du cycle de vie impliquerait que le patrimoine soit intégralement constitué par l'épargne de l'individu.
Les relations économiques à l'intérieur de la famille ne peuvent donc s'expliquer que par l'altruisme. La théorie du
revenu permanent prête ainsi à l'épargnant un horizon infini qui formalise l'objectif de transmission du patrimoine à ses
descendants. (M. Friedman, A theory of the consumption function, 1957) . Selon G. Becker la formation d'un patrimoine
transmissible prémunirait le couple parental altruiste du risque qu'un enfant par manque de chance ou de talent ne soit
pas en mesure de subvenir à ses propres besoins. Par ailleurs, il montre que l'altruisme familial peut résister à