Quelle place pour l'altruisme en économie ? L'altruisme est l'attention au bien-être d'autrui. L'altruisme peut qualifier des sentiments -l'amour, l'amitié, l'empathie- mais aussi des comportements et des décisions. Economie sociale et solidaire désormais dotée d'un ministère, philanthropie et mécénat, développement des fondations, responsabilité sociale et environnementale des entreprises : l'économie comme champ d'activité paraît plus que jamais sous l'influence de motivations altruistes. Pourtant l'économie en tant que science s'est construite sous le paradigme de l'homo oeconomicus, qui poursuit son intérêt personnel en faisant abstraction d'autrui. L'individualisme méthodologique est un marqueur de l'économie au sein des sciences sociales. La place de l'altruisme dans l'économie comme science (economics) paraît alors atrophiée en comparaison de sa place dans l'économie comme champ d'activité (economy). Cette atrophie apparente de la place laissée à l'altruisme est-elle une nécessité scientifique en économie ou contingente aux circonstances historiques, sociales et politiques de son institutionnalisation ? Une autre science économique restituant le rôle d'affects altruistes est-elle possible ? I) De la distanciation à la dénégation : l'économie fait abstraction de l'altruisme. I-A) La science économique met à distance l'altruisme et la morale. Comme toute science, la science économique s'est constituée par une méthode spécifique. La réflexion sur l'économie est aussi ancienne que la philosophie, mais est considérée généralement par les économistes comme préscientifique tant qu'elle est inscrite dans des considérations éthiques ou religieuses. L'économique, ou lois s'appliquant à la gestion de la maison, était pensée par Aristote comme distincte de la chrématistique, art d'accumuler les richesses, car la morale du citoyen ne pouvait être confondue avec la pratique du marchand. Au Moyen-Age, la réflexion scolastique sur l'économie prohibait l'usure, s'empêchant de penser des pratiques portant en germe le développement économique. Au siècle des Lumières encore, la censure s'applique à la promotion ironique des vertus économiques des vices (Fable des abeilles, B. Mandeville) A ce titre, A. Smith pose bien l'acte fondateur de l'économie en concevant les relations économiques comme coordonnées par la « main invisible » (Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776). Je ne dois pas mon pain quotidien à la bienveillance du boulanger, mais à la conscience partagée que l'échange sert notre intérêt bien compris. Cette disposition naturelle expliquerait le développement spontané des échanges, depuis les sociétés de chasseurs-cueilleurs jusqu'aux économies de marché modernes. Cet individualisme constitutif de la pensée économique d'A. Smith tranche avec la faculté de sympathie au centre de sa pensée philosophique (Théorie des sentiments moraux, 1759). L'absence de référence à l'ouvrage philosophique dans l'ouvrage économique confirme d'ailleurs que les deux réflexions sont bien indépendantes pour A. Smith. L'économie est amorale plutôt qu'immorale. L'individualisme n'est pas un parti-pris philosophique, mais un principe méthodologique émergeant d'une approche inductive : les échanges observés s'expliqueraient mieux au prisme de l'intérêt personnel. Ce principe méthodologique devient progressivement un postulat définitoire de la science économique, sous l'influence de la philosophie utilitariste (J. Bentham, Théorie des peines et des récompenses, 1811). Enoncé explicitement par J. S. Mill (Principes d’économie politique, 1848), ce postulat s'incarne dans l'homo oeconomicus qui est l'unité de décision reconnue par les économistes depuis V. Pareto (Manuel d’économie politique, 1907). Il permet de formaliser les choix individuels comme la maximisation de fonctions-objectifs indépendantes : la fonction d'utilité pour le consommateur, le profit pour le producteur. Ce postulat de l'intérêt personnel singularise l'économie parmi les sciences sociales. Ainsi, depuis le modèle marshallien de l'arbitrage consommation-loisir, l'économie du travail repose sur l'hypothèse que le travail en lui-même est source de désutilité, et qu'il n'est désirable que pour sa rémunération, s'opposant ainsi à la sociologie du travail comme instance d'intégration. NB : pour ce sujet il est superflu de développer le cadre d'analyse des modèles microéconomiques du producteur et du consommateur. Il est plus intéressant de cibler les implications les plus problématiques du postulat de l'opportunisme. I-B) La science économique met en doute l'altruisme d'Etat. Pour A. Smith, l'agent économique est mû par son intérêt personnel, mais délègue le soin du bien collectif au souverain ou à la République, dans la continuité de la théorisation de l'Etat par les philosophies du contrat social. Mais la logique interne du développement de la science économique a progressivement étendu le doute sur l'altruisme à l'Etat lui-même. D'abord, l'approche marxiste a décelé derrière l'universalisme apparent du droit et de la raison d'Etat les intérêts de classe de la bourgeoisie (Le capital, 1867). L'Etat servirait bien des intérêts collectifs, mais qui ne correspondent pas à l'intérêt de la collectivité. Sa bienveillance supposée masquerait sa réalité objective d'instrument de l'exploitation capitaliste. Plus tard, la nouvelle économie publique déconstruit l'entité Etat pour dégager les intérêts privés des dirigeants politiques et des agents de l'Etat. Selon l'école du « Public Choice », les dirigeants politiques ne maximiseraient pas le bien-être collectif, mais chercheraient avant tout à conforter leur pouvoir. En démocratie, la pression électorale les pousseraient ainsi en raison de la myopie des électeurs au court-termisme et à la dépense publique clientéliste (J. Buchanan & G. Tullock, The Calculus of Consent, Logical Foundations of Constitutional Democracy, 1962). L'élection démocratique échouerait généralement à ajuster les objectifs de l'action publique aux préférences collectives. Le lobbying peut notamment conduire à la capture du régulateur et à la manipulation de l'agenda politique. Par ailleurs, la mise en œuvre des politiques publiques peut être biaisée par les intérêts privés des bureaucrates, à savoir la maximisation de la taille de leur service et de leur budget discrétionnaire. Un modèle fondé sur cette hypothèse et sur les asymétries d'information entre décideurs politiques et bureaucrates peut rendre compte d'une tendance à l'hypertrophie des programmes publics. (W. Niskanen, « Deficits, Government Spending and Inflation : What is the Evidence ? », Journal of Monetary Economics, 1978) Ce scepticisme de la science économique contemporaine sur la bienveillance de l'Etat a soutenu le développement de dispositifs d'encadrement, de mise sous tutelle de l'intervention publique comme la L.O.L.F. (2001) I-C) La science économique met en exergue l'opportunisme des agents économiques. L'opportunisme des agents économiques a conduit la science économique à rompre avec des représentations communes des échanges. La gratuité peut ainsi être trompeuse. Sous l'apparence de la prix générosité du don, la gratuité peut résulter d'une stratégie de maximisation du profit. Le dilemme de Disneyland se résout ainsi en rendant gratuit la consommation unitaire des attractions, ce qui permet à l'entreprise de maximiser les profits tirés de son activité, en augmentant le droit d'accès au parc d'attractions à hauteur du surplus dégagé par les consommateurs (W. Oi, "A Disneyland Dilemma : Two-Part Tariffs for a Mickey Mouse Monopoly", Quaterly Journal of P+ Economics, 1971). Supposons que le coût marginal de production des attractions soit nul. Pour un prix P+, le Demande monopoleur pourra vendre une quantité Q- d'attractions. Il dégage alors une recette équivalente à l'aire du rectangle colorié sur la vente des attractions, et peut tarifer l'accès au parc à hauteur du surplus du consommateur, correspondant au QQ+ quantité triangle hachuré. Si les attractions sont gratuites, le consommateur consommera Q+ le monopoleur pourra augmenter le tarif d'accès au parc, le profit global est alors augmenté de l'aire en pointillés. Prisonnier 2 Coopération Opportunisme (se tait) (dénonce) Prisonn ier 1 La coopération est minée par l'opportunisme des agents économiques. Même lorsque la coopération est mutuellement avantageuse, elle peut être empêchée par la pression de l'intérêt individuel. Le dilemme du prisonnier Coopération (-1 ; -1) (-3 ; 0) montre ainsi qu'en l'absence d'une communication pouvant (se tait) acter un engagement formel à la coopération, l'équilibre de Opportunisme (0 ; -3) (-2 ; -2) Nash, c'est-à-dire l'issue du jeu résultant de l'adoption de (dénonce) stratégies individuelles rationnelles, est sous-optimal au sens de Pareto. L'opportunisme aboutit à l'équilibre de Nash (-2 ; -2), qui est la seule issue de ce jeu sous-optimale au sens de Pareto. Les institutions qui encadrent la vie économique peuvent alors s'expliquer comme des palliatifs à cet opportunisme viscéral. Ainsi, les contrats sont des palliatifs à l'aléa moral. Dans le contrat de crédit, le collatéral prémunit le prêteur de l'aléa moral du l'emprunteur (J. Stiglitz & A. Weiss, "Credit rationning in Markets with Imperfect Information", American Economic Review, 1981). Dans le contrat de travail, la surveillance mais aussi de façon plus surprenante les primes et la rémunération prémunissent l'employeur de l'aléa moral du travailleur (C. Shapiro & J. Stiglitz, "Equilibrium Unemployment as a Worker Discipline Device", American Economic Review, 1984). Le contrat de soustraitance endigue de façon analogue l'opportunisme des entreprises partenaires, mais lorsque la rationalité est limitée, l'environnement incertain, et que la sous-traitance porte sur des transactions fréquentes engageant des actifs à forte spécificité, les clauses du contrat ne peuvent plus résorber les asymétries d'information et l'internalisation s'impose (O. Williamson, Les institutions de l'économie, 1994). La monnaie est elle-même pensée comme une reconnaissance de dette anonyme garantie par l'Etat palliant l'incapacité des échangistes à prendre des engagements de façon crédible (K. Menger, "On the origin of money", Economic Journal, 1892) A un niveau plus général, c'est l'extension des marchés et des droits de propriété qui prennent sens par ce prisme de l'opportunisme. G. Hardin considère ainsi que l'incapacité de l'économie médiévale à exploiter efficacement les ressources tenait à la « tragédie des communs » (Science, 1968). La surexploitation des pâturages tenait à un phénomène de passager clandestin. Les enclosures qui ont permis alors d'amorcer le développement économique plaident pour la privatisation des ressources, au nom d'un principe de réalisme face à l'opportunisme irréductible des agents économiques. Mais l'opportunisme est-il vraiment l'horizon indépassable de l'économie ? L'altruisme permet souvent de mieux rendre compte des comportements observés. II) De la dénégation à l'incorporation : la résilience de l'altruisme en économie. II-A) L'altruisme institutionnel d'Etat La nouvelle économie publique anglo-saxonne a instillé la méfiance envers la bienveillance de l'Etat, mais pas la défiance. Elle prouve que l'action publique ne coïncide pas systématiquement avec le bien-être collectif, mais cela ne signifie pas qu'elle s'en écarte fatalement. La nouvelle économie publique a pu d'ailleurs être dénoncée comme une entreprise idéologique néolibérale qui n'aurait pas révélé, mais plutôt fait advenir le triomphe de la cupidité par la déréglementation financière et le reflux des politiques sociales (J. Stiglitz, 2010). La nouvelle économie publique stimule même plutôt aujourd'hui des mesures visant à faire converger l'action publique et le bien-être collectif, comme l'abolition du cumul des mandats (L. Bach, , Faut-il abolir le cumul des mandats ?, 2012) C'est bien d'ailleurs en économie publique que se sont construits des outils théoriques de formalisation de l'altruisme. Conçue originellement pour modéliser les préférences de l'individu, la fonction d'utilité peut également représenter les objectifs d'un Etat bienveillant. J. Harsanyi en a dégagé une forme générale, sous hypothèse de rationalité des n préférences des individus non seulement en termes de goûts, mais également en termes éthiques, Uc = αi Ui c'est-à-dire que les individus sont capables de classer du point de vue de la morale l'ensemble des i =1 situations potentielles, des allocations potentielles des ressources entre les concitoyens : pour une société composée de n individus associés chacun à une fonction d'utilité Ui et à un coefficient de pondération αi. ("Cardinal Welfare, Individualists Ethics and Interpersonal Comparisons of Utility", Journal of Political Economy, 1955) Renouant avec la tradition du contrat social, J. Rawls montre que sous un voile d'ignorance qui leur permettrait de faire abstraction de leur position dans la société, les signataires du contrat social s'entendraient sur l'objectif de maximisation d'une fonction d'utilité de type maximin, ce principe de différence consistant à distribuer davantage aux plus défavorisés étant lui-même soumis au principe de liberté et au principe Max Min(U 1 , U2 ,..., Un ) d'égalité des chances. (La théorie de la justice, 1971) : La théorie de la justice sociale de J. Rawls est aujourd'hui une référence partagée par une majorité de travaux économiques, qui notamment motive la recommandation par T. Piketty d'un impôt mondial progressif sur le patrimoine (Le capital au XXIème siècle, 2013). Cette théorie n'a pas seulement une portée normative, mais aussi explicative en économie. Il est difficile d'expliquer la redistribution des revenus au XXème siècle et l'atténuation considérable des inégalités sans prêter une intention bienveillante aux politiques publiques, quelqu'en soient les causes politiques. L'altruisme met d'ailleurs en relief d'un point de vue spéculatif la spécificité de l'Etat comme institution. L'économie a en effet théorisé l'Etat selon deux approches alternatives. Selon l'approche individualiste, l'Etat est un mécanisme d'agrégation des préférences individuelles, il met en œuvre des choix synthétisant les aspirations des citoyens. Mais A. Sen a montré l'aporie de cette approche par « l'impossibilité du libéral parétien » (Journal of Political Economy, 1972). Si les citoyens ont à la fois des préférences éthiques et des préférences en termes de goût, elles peuvent entrer en contradiction et rendre la détermination du choix collectif impossible. Dans le cas de la lecture de l'Amant de Lady Chatterley examiné par A. Sen, les préférences éthiques du puritain et du libertin convergent pour que ce soit le puritain qui lise le livre, ce qui serait donc optimal au sens de Pareto. Et en même temps les préférences en termes de goût font que le puritain n'a aucune envie de lire ce livre, contrairement au libertin ! L'approche organique qui constitue l'Etat comme un acteur à part entière, doté de choix et d'objectifs qui lui sont propres, semble alors plus viable. II-B) L'altruisme familial L'altruisme d'Etat se présente cependant comme une forme faible d'altruisme, et révélant même par sa nécessité le défaut d'altruisme des individus. Mais l'altruisme a des effets majeurs sur les comportements individuels, qui ont conduit à amender le modèle de l'homo oeconomicus. Formellement, l'altruisme peut s'incorporer à la fonction d'utilité individuelle comme une variable supplémentaire, ainsi que l'a proposé G. Becker : Uj (Cj , Ui (Ci)). L'utilité de l'individu j dépend alors de sa propre consommation Cj et de l'utilité qu'un individu i retire de sa propre consommation C i. L'amitié, l'attachement, l'amour de j envers i est ainsi mis en équation. (Traité sur la famille, 1981) Ainsi, l'épargne avait d'abord été modélisée comme un choix de répartition intertemporelle des ressources par l'individu sur deux périodes (I. Fisher, La théorie de l’intérêt, 1930), ou sur son cycle de vie (F. Modigliani & R. Brumberg, « Utility analysis and the consumption function: interpretation of cross-section data », 1954). Conformément au postulat de l'intérêt personnel, l'individu est censé avoir consommé l'ensemble de ses ressources à la fin de son existence. Comment alors rendre compte des transmissions familiales ? L'incertitude sur la date du décès ou encore la logique d'échange intéressé de services contre héritage entre parents et enfants ne suffit pas à expliquer l'ampleur de l'héritage et des donations. T. Piketty a ainsi calculé qu'actuellement plus de 70% du patrimoine est hérité, alors que la théorie du cycle de vie impliquerait que le patrimoine soit intégralement constitué par l'épargne de l'individu. Les relations économiques à l'intérieur de la famille ne peuvent donc s'expliquer que par l'altruisme. La théorie du revenu permanent prête ainsi à l'épargnant un horizon infini qui formalise l'objectif de transmission du patrimoine à ses descendants. (M. Friedman, A theory of the consumption function, 1957) . Selon G. Becker la formation d'un patrimoine transmissible prémunirait le couple parental altruiste du risque qu'un enfant par manque de chance ou de talent ne soit pas en mesure de subvenir à ses propres besoins. Par ailleurs, il montre que l'altruisme familial peut résister à l'individualisme de l'un de ses membres. Le « rotten kid », « l'enfant gâté » mû par son seul intérêt personnel contribuerait néanmoins à l'accumulation des ressources familiales parce qu'il a conscience de bénéficier de leur partage. L'inculcation de normes et de valeurs appropriées pendant l'enfance s'interprète dans ce cadre comme une incitation à participer à la solidarité familiale. En revanche la solidarité familiale serait fragilisée par la concurrence exercée par la Sécurité Sociale. La nouvelle microéconomie du consommateur a de même substitué le ménage à l'individu comme unité de décision pertinente en matière d'offre de travail. Le travail domestique assumé de façon altruiste et de manière prépondérante par les femmes a longtemps été ignoré par l'économie. La nouvelle microéconomie du consommateur l'incorpore en posant que le ménage autoproduit des commodités en combinant le travail domestique et des marchandises. Les décisions d'offre de travail salarié, d'offre de travail domestique et de consommation marchande se prennent en commun au niveau du ménage. L'altruisme familial a des enjeux politiques. Il permet de comprendre que l'offre de travail salarié est genrée. L'offre de travail des femmes mariées peut ainsi se renverser : une élévation du revenu d'activité professionnelle à l'échelle du ménage peut exercer un effet-revenu qui domine l'effet-substitution et inciter la conjointe à se retirer du marché du travail. L'élasticité-prix de l'offre de travail est particulièrement élevée pour les femmes étant donnée la substituabilité du travail domestique au travail professionnel, et instruit l'évaluation de politiques sociales rémunérant l'interruption de l'activité au moment de la naissance d'un enfant comme l'allocation parentale d'éducation (T. Piketty, ), “L’impact de l’allocation parentale d’éducation sur l’activité féminine et la fécondité, 1982-2002 », Cahiers de l’I.N.E.D., 2005). Prendre en compte les transactions altruistes au sein de la famille nourrit également une critique féministe de la mesure officielle des richesses par le P.I.B. En valorisant le temps de travail domestique à hauteur de l'équivalent marchand ou de son coût d'opportunité, et selon qu'on envisage une rémunération nette ou brute, on obtient une fourchette d'estimation entre 15% et 70% du P.I.B. (A. Chadeau et A. Fouquet, “Peut-on mesurer le travail domestique ?”. Economie et statistique n°136, 1981) II-C) L'altruisme au travail et dans l'entreprise. L'économie du travail s'est départie de sa conception originelle du travailleur comme homo oeconomicus. La sociologie du don peut ainsi s'appliquer à la relation de travail. Le salaire n'est plus alors simplement la rémunération du travail, mais bien un contre-don par l'employeur répondant au don du travail par le salarié. Ce modèle prend acte de l'irréductibilité du travail à une relation marchande. Le travail n'est pas seulement une prestation, mais bien un engagement du travailleur. On comprend alors que des normes d'équité conditionnent la relation de travail et la fixation des salaires, et que les salaires soient plus rigides et éventuellement plus élevés que ne le prédirait le modèle de l'équilibre concurrentiel du marché du travail. (G. Akerlof, "Labor Contracts as Partial Gift Exchange", Quarterly Journal of Economics, 1982) Les salaires sont d'ailleurs déterminés en large partie non par une relation individuelle entre salarié et employeur, mais par des négociations collectives. Le syndicat a été ainsi introduit en économie du travail comme un acteur doté d'objectifs propres pouvant poursuivre de façon altruiste le bien-être des salariés. (J. Dunlop, Wage Determination and Trade Unions, 1944). On observe d'ailleurs que les acquis des mouvements sociaux, grèves et négociations ne se sont appliqués pas seulement à leurs protagonistes, mais bien à l'ensemble des salariés. C'est particulièrement net en France par la procédure d'extension automatique des conventions collectives, comparativement à d'autres pays où même les allocations chômage peuvent être conditionnés à l'adhésion syndicale. L'économie de l'entreprise s'est de même affinée en détaillant les relations entre parties prenantes. L'entreprise n'est plus vue comme une « boîte noire » réductible à une fonction de maximisation de profit, mais comme un « nœud de contrats » combinant motivations altruistes et opportunistes. Les dispositifs d'incitation financière peuvent ainsi être contre-productifs : en accentuant les motivations extrinsèques du travail, ils peuvent en affaiblir les motivations intrinsèques. Les dysfonctionnements de la finance après la déréglementation viendraient ainsi en partie de l'affaiblissement de l'éthique des professionnels de la finance consécutif à l'explosion des bonus et stock-options. L'encadrement de l'activité économique privée gagne alors à prendre en compte cette imbrication des motivations altruistes et opportunistes. Organiser la labellisation de productions écologiquement et socialement responsables permet la convergence des aspirations de certains consommateurs qui sont prêts à payer plus cher pour des consommations plus vertueuses et de certaines entreprises qui peuvent ainsi être à la fois altruistes et viables en se différenciant de leurs concurrentes dans une logique de concurrence monopolistique. Le label résorbe les asymétries d'information qui pourraient empêcher la segmentation d'un marché entre entreprises altruistes et entreprises strictement maximisatrices de leur profit, par un phénomène d'antisélection (cf. G. Akerlof, « The market for Lemons : Quality Uncertainty and the Market Mechanism », Quaterly Journal of Economics, 1970). Certaines branches comme la culture en général et la presse en particulier sont particulièrement concernées par le financement philanthropique. Les pouvoirs publics peuvent accompagner cette dynamique et en prévenir des effets pervers par des aménagement juridiques, tel le statut de société de média proposé par J. Cagé qui déconnecterait partiellement droits de vote et propriété du capital (Sauver les médias, 2015). III) De l'incorporation à la refondation : l'altruisme au cœur d'une autre science économique ? III-A) Désencastrement et réencastrement. La science économique a relégué l'altruisme au second plan en lien avec l'émergence de l'économie de marché et du capitalisme qui mobilisent l'opportunisme des individus. L'emprise de l'opportunisme est une conséquence du désencastrement de l'économie (K. Polanyi, La grande transformation, 1944). La circulation monétaire, le travail, l'usage de la terre ont progressivement été affranchis des normes qui les enserrait strictement auparavant. Ainsi, l'abolition des lois sur les pauvres a relâché l'impératif altruiste de secours et les liens attachant les villageois à leur paroisse, ouvrant la possibilité à la mobilité du travail et à un marché régi par la rencontre d'intérêts strictement individuels. La science économique a d'ailleurs pu contribuer à ce reflux de l'altruisme : l'économie expérimentale a ainsi établi un déficit d'altruisme des étudiant-e-s en économie ! Cependant K. Polanyi insiste sur la réversibilité et l'incomplétude du désencastrement. Au XXème siècle les sociétés déstabilisées par la marchandisation connaissent un réencastrement se manifestant notamment par la redistribution des revenus. Par ailleurs, les relations marchandes restent sous l'influence de normes sociales, et notamment de normes d'équité. L'économie expérimentale soutient cette thèse de l'encastrement. Ainsi, le jeu de l'ultimatum éprouve l'opportunisme et l'altruisme des cobayes, en les plaçant dans une interaction où l'un détermine le partage d'une somme et l'autre dispose du pouvoir d'accepter ou de refuser ce partage, annulant tout gain pour le binôme. Des cobayes homo oeconomicus devraient s'accorder sur un partage extrêmement inégalitaire : le destinataire de l'offre de partage est censé accepter toute rémunération positive en faisant abstraction de l'équité du partage, l'émetteur de l'offre de partage est censé proposer en connaissance de cause le partage le plus favorable possible à son intérêt personnel, ne laissant à la limite qu'un centime à son partenaire. Or, les cobayes offrent en moyenne 40% de la somme à partager à leur partenaire. Lorsque ce dernier ne dispose même plus de la menace de refuser le partage, le jeu de l'ultimatum devient le jeu du dictateur, et les cobayes continuent à offrir en moyenne 20% de la somme. Les motivations altruistes sont donc vivaces. De même, l'économie expérimentale relativise le dilemme du prisonnier, et étaye la capacité des individus à coopérer de façon mutuellement avantageuse. L'économie des conventions ambitionne de refonder l'économie en dehors du paradigme de l'homo oeconomicus. Elle converge notamment avec le Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales qui appelle à explorer la diversité des échanges et de leurs motivations à partir des analyses de M. Mauss. Les conventions lèvent l'incapacité à se coordonner par des engagements coopératifs mise en exergue par le dilemme du prisonnier. La relation de travail est ainsi rendue possible non par des incitations jouant sur l'opportunisme des individus, mais par une culture de métier, une culture d'entreprise, par la « poignée de main invisible » (A. Okun) plutôt que par la « main invisible ». III-B) L'altruisme et la transition écologique. L'économie de la transition écologique exige une conversion de l'économie à l'altruisme. E. Ostrom considère en effet que le paradigme opportuniste empêche l'économie orthodoxe de saisir la gouvernance des communs (1990). Cette approche par l'opportunisme surdétermine la tragédie des communs et schématise de façon binaire ses solutions : soit la règle coercitive émanant d'un Etat centralisé, soit la gestion privée, marchande et décentralisée. Or, l'ethnologie, l'histoire et la sociologie fournissent une palette de dispositifs de gouvernance des communs relativisant l'opportunisme des individus. Les collectivités sont capables d'édicter des normes d'usage des communs conciliant l'intérêt individuel et la solidarité collective. L'analyse d'expériences réussies de gestion des communs comme les huertas espagnoles ou les marigots en Afrique subsaharienne étaye l'efficacité de dispositifs jouant sur la propension à coopérer et à l'altruisme. Des normes de comportements sont souvent suivies sans qu'un contrôle soit nécessaire ou que leur infraction soit sévèrement réprimée ; l'adhésion des individus est encouragée par leur participation aux prises de décision et le « cheap talk », c'est-à-dire la communication informelle. Au contraire des normes coercitives censées brider l'opportunisme supposé spontané des agents peuvent en réalité démobiliser leur engagement. La privatisation des ressources au moment de la colonisation a de même généralement conduit à leur surexploitation plutôt qu'à un usage raisonné. De fait, la transition écologique donne déjà lieu à un retour des communs (B. Coriat (dir.), 2015) avec les licences libres, le financement participatif, ou encore le partage des connaissances à rebours de la privatisation par le brevet avec le projet Innocentive. Dans un rapport officiel remis au gouvernement britannique, T. Jackson avance que la transition écologique passe par un reflux de la logique privée et marchande dans l'investissement, afin d'orienter les financements vers les investissements de la transition écologique, à échéance longue, fortes externalités positives et dont le rendement privé est beaucoup plus incertain que le rendement sociale, pour une Prospérité sans croissance (2009). La comptabilité nationale elle-même est en cours de reconstruction, avec des indicateurs alternatifs au P.I.B., qui donne une représentation des richesses trop focalisée sur les activités marchandes. Il s'agit de mieux appréhender les productions non-marchandes, ou encore d'élargir la mesure du bien-être à ses dimensions non-matérielles. Le rapport Sen-Fitoussi-Stiglitz (2009) ou encore le projet en ligne d'indicateur du bien-être lancé par l'O.C.D.E. Vont dans cette direction.