Dans cette hypothèse, on ne saurait affirmer rien de stable ou de valable, aussi bien pour les
autres que pour soi-même. Autant alors se taire et substituer le silence ou le geste au discours,
à l’instar des " disciples [radicaux] d’Héraclite, tel Cratyle " :
" ce dernier en venait finalement à penser qu’il ne faut rien dire et il se contentait de remuer le doigt ;
il reprochait à Héraclite d’avoir dit qu’on ne descend pas deux fois dans le même fleuve, car il estimait lui,
qu’on ne peut même pas le faire une fois !" (Aristote)
Or le simple fait que les relativistes cherchent à convaincre les autres du bien fondé de leur
doctrine et à transformer leur vérité en La Vérité (Protagoras), démontre que celle-ci doit
avoir un sens unique / universel, sinon leur propre thèse s’annulerait elle-même. Plus
généralement, qu’en dépit de leurs divergences, les individus n’essayent pas moins de faire
valoir leurs vérités (jugements ou opinions) auprès des autres, prouve qu’ils se réfèrent tous à
la même idée / valeur du bien, du beau ou du vrai, à défaut de les appliquer de la même façon.
Même le silence ou le geste, ne sauraient constituer la moindre alternative, dans la mesure où,
dans un contexte humain, tous deux sont nécessairement investis d'une signification.
La pluralité des représentations ne saurait donc être exclusive de l’unité des significations
auxquelles celles-là renvoient nécessairement.
" Et aussi, qu’il existe un beau qui est cela précisément, et semblablement pour toutes les choses que nous posions naguère
dans leur multiplicité ; en les posant maintenant, au rebours, selon ce qu’il y a d’un dans la nature de chacune, alors,
comme si cette nature existait dans son unicité, nous appliquons à chacune la dénomination : « ce que cela est »."
Sans une telle présupposition, c’est le désaccord entre les différentes représentations qui
deviendrait inintelligible, faute de se rapporter aux mêmes choses mais à des entités
entièrement hétérogènes. Toute discussion ou dispute serait alors vaine, puisqu’on parlerait de
choses sans rapport entre elles.
C’est la contradiction interne au discours relativiste lui-même entre ce qu’il énonce
(le multiple) et son énonciation (l’unité) qui conduit à son propre dépassement et oblige à
fonder la science / la vérité sur une base plus stable que la représentation ou la sensation.
" La doctrine des Idées, fut, chez ses fondateurs, la conséquence des arguments d’HÉRACLITE sur la vérité des choses,
arguments qui les persuadèrent, et suivant lesquels toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel, de sorte que s’il y
a science et connaissance de quelque chose, il doit exister certaines autres réalités en dehors des natures sensibles, des réalités
stables, car il n’y a pas de science de ce qui est en perpétuel écoulement." (Aristote12)
Et si les différences paraissent directement données et perceptibles, l’unité, étant tout d’abord
implicite ou sous-entendue, demande à être conçue et ne saurait être sentie.
" En outre des premières nous déclarons qu’on les voit, mais qu’on n’en a pas l’intelligence ;
tandis qu’au contraire les natures unes, on en a l’intelligence, mais on ne les voit pas."
Comment verrait-on du reste ce qui n’existe pas, ne se manifeste pas d’emblée, mais n’est que
postulé par ce que l’on dit, soit le sens même de ce que l’on profère ? Contrairement aux
apparences ou représentations multiples des choses qui semblent saisissables sans détour, les
essences, idées ou natures unes ne s’offrent à nous que par la médiation d’une interprétation.
On transcendera donc la disparité ou diversité sensible vers la cohérence ou unité d’une
signification-pensée.
" Il faut en effet, chez l’homme que l’acte d’intelligence ait lieu selon ce qui s’appelle Idée, en allant d’une
pluralité de sensations à une unité où les rassemble la réflexion."
En réalité la perception du multiple passe par la compréhension, toute perception impliquant
une conception de ce que l’on perçoit, sous peine de n’être perception de rien.
Si particulière soit-elle, une image requiert une idée universelle de ce dont elle est censée être l’image :
une chose ne peut être perçue comme belle que pour autant qu’elle participe du Beau en soi.
" Si en dehors du Beau qui n’est rien que beau, il y a cependant quelque chose d’autre qui soit beau, il n’existe
pas non plus d’autre raison pour que ce quelque chose soit beau, sinon parce qu’il participe du Beau dont
il s’agit. Et bien entendu, j’en dis autant pour tout."
12 Méta. 5 1010 a 10-15 et M 4 1078 b 12-17; cf. égal. Kierkegaard, Crainte et Tremblement Épilogue p. 208