
la tectonique des nuages
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l’histoire
Depuis de longues semaines, il déluge sur Los Angeles.
D’aucuns redoutent le Big One (l’ouverture de la faille
tellurique qui court sous la ville), d’autres évoquent la
fin du monde... Une nuit, de retour de l’aéroport où il
travaille comme bagagiste, Anìbal prend en pitié une
jeune fille trempée jusqu’à l’os et enceinte jusqu’au
cou, qui fait du stop à un coin de rue désert. Elle dit
rechercher le père de son enfant, un certain Rodrigo
Cruz, dont elle ne connaît ni l’âge ni l’adresse, et elle
bafouille dès qu’on lui demande depuis combien de
temps elle erre ainsi à travers le pays, depuis combien
de temps elle est enceinte… Deux mois, deux ans ?
Elle ne saisit pas bien la nuance…
Un peu inquiet, un peu troublé aussi, Anìbal lui offre
le gîte pour la nuit. Mais à peine Celestina a-t-elle
posé le pied dans sa petite maison, que toutes les
pendules, du micro-onde au réveil-matin, suspendent
leur décompte ou leur tic-tac !… Tout en se réchauf-
fant, Celestina tente de reconstituer le puzzle de sa
vie : il est question de parents vivant au bord d’un
lac, d’une chambre où elle a été enfermée toute
son enfance, d’un employé de son père (le fameux
Rodrigo Cruz) qui aurait réussi à se glisser chez elle
une nuit (ou plusieurs mois ? elle ne sait pas), puis
des cadavres de ses parents retrouvés desséchés dans
leur lit, de sa fuite en auto-stop à travers tout le pays,
le ventre déjà gros…
On cogne à la porte ! C’est Nelson, le frère cadet
d’Anìbal, militaire de son état, en route pour la Vallée
de la Mort d’où il s’envolera pour de nouveau champs
de bataille ! Il passe ici juste le temps de tirer les
oreilles à son aîné ! Mais voilà que Nelson succombe
lui aussi au charme de Celestina : il lui jure de revenir
dès ses engagements militaires terminés, il est même
prêt à adopter l’enfant et à épouser la mère par la
même occasion !… Mais le devoir l’appelle, Nelson
charge son frérot de veiller sur Celestina jusqu’à son
retour et disparaît dans la nuit, sous les trombes
d’eau…
Restés seuls, Anìbal et Celestina se racontent et
se rapprochent… De vieux souvenirs d’enfance re-
montent étrangement à la mémoire d’Anìbal : ses
premiers émois érotiques mais aussi des mots en
espagnol, sa langue maternelle, refoulée depuis si
longtemps… Anìbal de la Luna et Celestina del Sol
vont faire l’amour quand… on frappe à nouveau à
la porte !
C’est encore Nelson : a-t-il oublié quelque chose ?
Mais le voilà qui se met à insulter son frère médusé :
pourquoi Anìbal n’a-t-il pas répondu à ses lettres,
pourquoi ne lui a-t-il pas donné des nouvelles de sa
fiancée durant ces deux années terribles passées à
se battre en Bosnie ? Celestina s’est approchée, se
tenant le ventre, à son habitude. Quand il la voit,
Nelson s’effondre : c’était donc ça, M. et Mme vivent
ensemble et procréent tranquillement, tandis que lui
a failli mourir mille fois sous les balles des snipers…
Ecœuré, il frappe son traître de frère et s’enfuit. Anì-
bal le poursuit dans la nuit diluvienne.
Celestina rassemble ses affaires : en déréglant sans
le vouloir le temps humain autour d’elle, elle ne pro-
voque décidément que des catastrophes ! Elle dispa-
raît à son tour dans la noirceur de la fin du monde…
Quarante ans plus tard (en guise d’épilogue) :
Le Big One a bien eu lieu mais, depuis, Los Angeles a
été complètement reconstruite, et c’est désormais la
capitale d’un nouveau monde idéal, sans plus aucune
pauvreté ni violence ! Celestina, avec un bébé en
poussette, vient de retrouver la petite maison d’Anì-
bal qui a survécu à la catastrophe. Elle tombe sur un
vieux monsieur alité, qui la prend pour une nouvelle
infirmière. Vraiment, Anibal ne la reconnaît pas ?
Celestina, ça ne lui dit rien ? — Non… Ah si, oh ! il y a
quarante ans, une drôle de fille rencontrée une drôle
de nuit, un vrai mystère, oui, dont il était alors tombé
fou amoureux…
Donc, vous n’êtes pas la nouvelle infirmière ?
Mais Celestina est déjà repartie avec son bébé, faire
du stop au coin de la rue…
La Tectonique des nuages